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FICHE DE LECTURE DU LIVRE
« La Société malade de gestion » Auteur : Vincent De Gauléjac

Origine : www.erudit.org/revue/crs/2005/v/n41-42/1002471ar.pd

Il semblerait que dans notre monde économique où l’idéologie gestionnaire domine, on en soit venu à transformer l’Humain en une ressource exploitable au même titre que les ressources financières. La gestion tend à appliquer à l’homme des outils conçus pour gérer les choses… C’est ce que démontre et déplore Vincent de Gaulejac dans son dernier livre : « La société, malade de la gestion ».

Différents constats et arguments fondent sa vision :

- L’opacité et le pouvoir grandissant des entreprises :

La mondialisation a entraîné la déterritorialisation du capital des entreprises. L’identification du pouvoir est moins évidente, il est éclaté et opaque. La possession du capital ne repose plus sur quelques familles aisément repérables. Les actions appartiennent à des holdings, des établissements financiers, des intermédiaires, des gestionnaires de fond de pension ou encore une multiplicité de petits propriétaires qui investissent en Bourse sans même connaître les entreprises dont ils possèdent les titres. Entre le propriétaire qui s’identifie à l’avenir de l’entreprise dont il est le fondateur ou l’héritier et actionnaires anonymes qui s’intéressent avant tout à la rémunération de leur capital, la posture est totalement différente.

L’influence de ces entreprises dans la mondialisation s’exerce directement par le biais de leur puissance économique, mais également de manière plus occulte, par le biais d’un lobbying actif sur les politiques des gouvernements et des institutions internationales.

Les hommes politiques n’ont pratiquement aucun pouvoir sur les stratégies mises en oeuvre par les firmes dont la puissance permet d’échapper aux lois nationales.

La mondialisation engendre une coupure entre le pouvoir politique et le pouvoir économique. L’un reste localisé, territorialisé, nationalisé. L’autre est déterritorialisé, opaque, internationalisé. Une centaine de multinationales contrôlent directement ou indirectement plus de 50% de la production économique mondiale. Nous assistons donc au développement d’une gestion mondiale sans gouvernement mondial. C’est ainsi que l’économie dicte sa loi au champ politique qui est cantonné dans un rôle de gestion des effets sociaux de ce même développement économique

- L’ensemble des fonctions de l’entreprise, subordonnée à la logique financière Le culte de la performance met l’ensemble des salariés dans une exigence de « toujours plus ». Le travail ne consiste plus à réaliser une tâche prédéfinie en temps et en heures, mais à réaliser des performances. Il faut être plus rapide, plus précis, plus actif, plus concret.

On voit se répandre la maladie de la mesure qui consiste à croire que la réalité peut être comprise et maîtrisée à condition de pouvoir la mesurer.

On cite des indicateurs statistiques et financiers, en laissant de côté la discussion sur le sens de ces indicateurs, sur ce qu’ils mesurent et sur ce qu’ils oublient de mesurer.

Ainsi la démarche réduit l’Homme à un « facteur » parmi tant d’autres. Son apport est mesuré en fonction de ce qu’il rapporte à l’entreprise et non l’inverse.

Confrontés à des logiques contradictoires, les salariés sont obligés de faire des compromis, d’inventer des solutions, de détourner les procédures pour réaliser leurs objectifs. Le respect scrupuleux des règles les conduit à l’impuissance. C’est ainsi que le « Moi officiel » manifeste son enthousiasme et son adhésion, alors que le « Moi privé » murmure ses réticences et ses critiques.

Le comportement de l’individu devient stratégique : il renonce « apparemment » à produire du sens sur son activité en acceptant le sens prescrit par les procédures.

Si la liberté s’accroît sur les tâches à accomplir, elle trouve une contrepartie dans une exigence drastique sur les résultats. Il s’agit moins de réglementer l’emploi du temps que d’obtenir une disponibilité permanente pour que le maximum de temps soit consacré à la réalisation des objectifs, et au-delà à un engagement total dans la réussite de l’entreprise. L’entreprise revendique être le lieu de l’accomplissement de soi-même, mais par là même, elle s’attache à canaliser le maximum d’énergie libidinale pour la transformer en force productive. La surveillance n’est plus physique mais communicationnelle.

Une fracture s’opère entre ceux qui appréhendent la réalité à partir d’une culture strictement financière et ceux qui l’appréhendent à partir de leur vie quotidienne.

L’idéologie gestionnaire transforme chaque individu en capital humain.

Chaque individu peut être l’objet d’une évaluation « objective » sur ce qu’il coûte et ce qu’il rapporte à la société.

Même la famille devient une petite entreprise chargée de produire des enfants employables et de les armer pour affronter la guerre économique. Chacun doit apprendre à gérer sa vie et à se gérer soi- même… Le chômage n’est pas considéré comme la conséquence du décalage structurel, il résulte de « défauts d’employabilité » d’une partie de la population et donc de son « inadaptation » aux besoins de l’entreprise. Le problème peut se résoudre en obligeant les sans-emploi à mieux « gérer leurs compétences ».

-Des managers, acteurs d’une domination qu’ils subissent Le manager est en quête de médiation, il lui faut supporter un univers paradoxal sans pour autant sombrer dans la folie. Le moindre des paradoxes étant qu’on lui demande d’être autonome dans un monde hyper contraignant, d’être créatif dans un monde hyper rationnel et d’obtenir de ses collaborateurs qu’ils se soumettent en toute liberté à cet ordre.

En effet, l’entreprise offre une image d’expansion et de pouvoir illimité dans laquelle l’individu projette son propre narcissisme. Le manager devient dépendant de ce désir, il sera alors animé par la peur d’échouer, de perdre l’amour de l’objet aimé (l’organisation), la crainte de ne pas être à la hauteur, l’humiliation de ne pas être reconnu comme un bon élément. Il est mis sous tension entre son Moi et son idéal, pour le plus grand bénéfice de l’entreprise.

Chacun est ainsi incité à cultiver son autonomie, sa liberté, sa créativité, pour mieux exercer un pouvoir qui renforce sa dépendance, sa soumission et son conformisme. Pouvoir difficile à contester parce qu’il opère dans l’intériorité, ce qui conduit à se contester soi-même.

« Nous n’avons pas le choix, on l’accepte ou on part » disent les managers, ils tentent de rationaliser leurs propres positions et ce faisant de légitimer leur conduite. Ils célèbrent les vertus du libéralisme et de la libre entreprise, et de l’autre ils se présentent totalement dépendants et soumis aux exigences d’un système dont ils sont à a fois les producteurs et les produits.

Le pouvoir managérial est fondé sur la mobilisation psychique et l’investissement de soi, ils sont les principaux acteurs d’une domination qu’ils subissent, ils sont pris au piège de leurs propres désirs.

La lutte des places, naturalisée, considérée comme nécessaire et utile : que le meilleur gagne !

La réussite devient une obligation : il faut gagner, sinon on est éliminé.

Le deuxième ressort du pouvoir est l’individualisation et la dissolution des collectifs qui pourraient défendre des orientations différentes de celles données par la direction générale.

La concurrence interne de services, départements, filiales, réorganisation permanente, mobilité importante favorisent la compétition … Les systèmes d’évaluation individualisés renforcent la compétition plutôt que la collaboration.

L’acteur peut mettre en place des stratégies pour sauvegarder ses intérêts, mais il ne peut infléchir le fonctionnement de l’ensemble.

Ce système est présenté comme juste et non arbitraire, c’est le « mérite » de chacun qui est censé déterminer la place occupée. Dans ce contexte, celui qui perd sa place, ou n’obtient pas celle qu’il convoite, ne peut s’en prendre qu’à lui-même.

On assiste ainsi à la désyndicalisation dans les entreprises : chaque employé est plus préoccupé d’améliorer sa situation personnelle ou de sauver sa place plutôt que de développer des solidarités collectives contre un pouvoir insaisissable, celles-ci ne se développent en fait qu’en situation de crise.

Le travail qui perd ses significations premières et ses vertus socialisantes L’entreprise ne peut plus se présenter comme un lieu de la réussite et du succès. Elle est confrontée à des crises, des échecs, des restructurations. D’un côté elle souhaite une adhésion profonde, de l’autre elle peut à tout moment, signifier à ses employés qu’elle n’a plus besoin d’eux. Pour affronter cette flexibilité de l’attachement, il faut être capable simultanément de se mobiliser massivement et de se désinvestir rapidement.

Lorsque chacun est amené à se défoncer pour atteindre ses objectifs, le désir de réussite personnelle et la peur d’échouer sont exacerbés. L a peur de perdre les gratifications, de ne plus être à la hauteur des attentes de l’entreprise, tout comme un enfant a peur de perdre l’amour de sa mère.

Les uns se dopent pour rester dans la course, les autres se médicalisent pour soigner leurs blessures, tous vivent dans l’anxiété et la peur.

Aujourd’hui, la libération passe d’abord par le travail, quitte à perdre sa vie à la gagner, comme beaucoup d’élites qui déclarent avoir une vie infernale tout en se présentant comme un modèle pour les autres. La quête du « toujours plus » conduit à renoncer à la joie des moments présents.

Face à une bouffée d’angoisse, faute de pouvoir en identifier les causes et de pouvoir en élaborer un sens par la parole, l’individu se réfugie dans l’hyperactivité. L’arrêt c’est le vide et le vide c’est l’angoisse.

La « résistance au stress » est exigée comme une qualité nécessaire pour réussir. Plutôt que de s’interroger sur ses causes, on apprend « à le gérer ».

On prétend que le stress a un caractère stimulant, qu’il faut apprendre à le transformer en « simulation positive », qu’une dose de « bon stress » favorise la performance.

La frontière temps de travail et temps hors travail devient de plus en plus poreuse. Il ne s’agit plus d’une disponibilité contrainte mais d’une disponibilité permanente et libre, conséquence logique de son désir de bien faire et de réussir. On recherche des « winners » qui ont le goût de la performance et de la réussite et qui sont prêts à se dévouer corps et âme.

« Réussir ensemble » devient un engagement auquel chacun doit souscrire, par conviction et non par simple obéissance. Deux qualités sont aussi exigées : le goût de la complexité et la capacité de vivre dans un monde paradoxal En parlant de la vulnérabilité de l’entreprise dont la survie serait menacée, on « suggère » la nécessité d’effectuer des sacrifices pour la sauver. Les intérêts individuels doivent s’effacer devant une cause supérieure. L’expérience du travail perd ses vertus socialisatrices et les capacités réflexives du sujet sombrent dans un univers paradoxal qu’il ne comprend pas . Enfin, l’idéologie gestionnaire qui tue la politique Les hommes politiques choisissent de gérer plutôt que de gouverner. Egalement, les électeurs leur appliquent des critères d’évaluation qui ont cours dans l’entreprise.

En préconisant une exigence de résultats et d’efficacité, la politique se déplace sur le terrain de la performance et de la rentabilité, dans ce contexte , les valeurs se perdent. La politique n’est plus porteuse d’espérance, elle n’incarne plus un projet de changement, le rêve d’un monde meilleur…Le marketing politique devient un élément majeur pour gagner les élections. Il convient alors de tenir un discours qui « colle » aux préoccupations de l’opinion.

Face à tous ces constats, Vincent De Gaulejac, nous démontre que cette culture de la haute performance se traduit d’un côté par une augmentation remarquable de la productivité, de la rentabilité et de l’efficacité, et de l’autre par une pression intense sur les entreprises et les salariés. Il nous dit que les paradigmes de la gestion ne peuvent être appliqués aux hommes sans bafouer le principe moral qui impose de traiter la personne humaine comme une fin en soi. Le fait même de considérer la personne comme un « facteur » dans l’entreprise contribue à l’instrumentaliser. L’Homme doit à nouveau être considéré comme un sujet et non comme une ressource.

Il nous invite à revenir au coeur du politique, d’utiliser le politique comme levier pour favoriser « l’être ensemble ». Célébrer une société où les individus sont considérés comme des citoyens, des sujets agissant ensemble, dont la préoccupation majeure est de construire un monde commun, qui au- delà du « être ensemble » a aussi la vocation « d’agir ensemble ». Un monde dans lequel le bien-être de tous serait plus précieux que l’avoir de chacun.

Les hommes ne peuvent pas travailler et vivre sans donner du Sens à leur action.