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Origine : http://id.erudit.org/iderudit/013022ar
Jean Caron, Ph.D Professeur au Département des sciences du
comportement
Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue
Professeur invité au Centre de recherche de l’Hôpital
Douglas
Département de Psychiatrie, Université McGill
Qui n’a pas expérimenté la honte, un jour ou
l’autre ! Un reproche d’une personne en position d’autorité,
le manque d’argent à la caisse d’un restaurant,
un comportement malhabile ou dans un moment inopportun et cela surtout,
sous le regard des « Autres ». Ce sentiment, ce malaise,
ce mal être est sans doute une des expériences les
plus troublantes, envahissantes, et dans certain cas, traumatisantes
que l’on puisse rencontrer.
Alors, imaginer la vie des gens qui en sont imprégnés
suite à une multitude d’événements de
la sorte. Celles, dont les conditions de pauvreté, les situent
pour la première fois au premier rang, mais cette fois directement
face au convoyeur des humiliations. Ces personnes dont l’existence
même est construite sur cette souffrance et qui devient le
moteur de leur trajectoire de vie.
Certaines personnes s’y abandonnent et en font un mode de
vie, sous le regard mal à l’aise des autres. D’autres
la combattent et construisent leur vie à faire en sorte que
personne ne pourra plus les atteindre, les humilier et les fragiliser
davantage. Dans les deux cas, la honte est dévorante, elle
s’incruste au coeur même de l’identité
du sujet, lui dérobe le bonheur et souvent le conduit vers
ce que certains appelleront la psychopathologie.
Mais qu’est-ce que la honte exactement ? Quel visage prend-elle
? D’où vient-elle ? Quels sont ses effets psychologiques
? Comment se départir de cette pieuvre qui encercle et comprime
tous les revers de l’existence de la personne qu’elle
a envahie ? Comment l’éliminer ou du moins atténuer
ses ravages ? Telles sont les questions que Vincent de Gaulejac
entend lorsqu’il écrit ce livre. Les réflexions
qu’il nous propose dans cet essai, remarquablement écrit,
permettront sans doute au lecteur, de réduire un grand nombre
d’incertitudes sur ce questionnement.
Vincent de Gaulejac est professeur à l’université
Paris VII, et directeur du Laboratoire de changement social. Il
s’intéresse depuis plus de vingt ans aux inégalités
sociales et à leurs effets sur les individus, les groupes
et les sociétés. Cet essai est son treizième
depuis 1977, il a notamment publié : La névrose de
classe (1987), Le coût de l’excellence (1991) et la
Lutte des places (1994).
L’auteur divise son essai en six parties. Dans la première,
intitulée « les multiples facettes de la honte »
l’auteur présente quatre histoires de cas à
partir desquels il réfléchit et qu’il analyse
par une approche socioclinique.
Chacune de ces histoires illustre un visage de la honte, qu’elle
soit réactive ou intériorisée. Il conclut ce
chapitre en la décrivant comme un méta-sentiment et
en trace une taxonomie permettant de la reconnaître à
partir des dimensions de l’humain qui sont mises en cause.
Il montre, dans la seconde partie, « les violences humiliantes
» qui président à l’installation de ce
sentiment au coeur de l’appareil psychique et la vulnérabilité
qu’elle produit dans la construction de l’identité.
Il examine particulièrement les violences quotidiennes et
l’exclusion que vivent les personnes défavorisées
sur le plan socioéconomique.
Un cours extrait permet d’illustrer sa pensée «
Ce n’est pas la pauvreté qui provoque la honte, c’est
une combinaison entre plusieurs sentiments dans le rapport avec
autrui : la différence, la condescendance, le sentiment d’injustice,
la colère rentrée que l’on ne peut exprimer
parce qu’il faut être reconnaissant… Toutes ces
violences humiliantes, l’enfant les reçoit comme autant
de coups psychiques » (p. 111).
« Histoires de vie et choix théorique » porte
sur l’analyse de l’influence du sentiment de honte sur
la vie et les écrits de trois grands auteurs de ce siècle,
Sigmund Freud, Jean Paul Sartre et Albert Camus.
Cette section veut illustrer, par l’entremise de personnages
célèbres, le bien-fondé de la réflexion
théorique de l’auteur. Ce n’est certes pas la
partie de l’argumentation la plus convaincante. En effet,
il s’agit d’une analyse à posteriori, sans contact
direct avec les sujets concernés et basée sur des
événements biographiques colligés par d’autres.
Elle a donc un caractère hautement spéculatif, bien
que cohérente avec la théorie de l’auteur. Elle
est toutefois très distrayante et cela à deux points
de vue. Le premier, associé au plaisir de la distraction,
permet au lecteur de prendre connaissance d’événements
biographiques d’écrivains qui ont fortement influencé
la pensée contemporaine des intervenants et des scientifiques
de la santé mentale et cela sous l’éclairage
du concept de honte. Le second, associé à la rupture
du fil conducteur, ouvre, à notre point de vue, une parenthèse
et produit une digression dans le cours de l’argumentation.
La quatrième partie, « un noeud socio-psychique »,
explore les processus conscient et inconscient qui permettent à
la honte de s’installer au coeur de l’appareil psychique
et de l’identité. Il décrit par quels moyens
la honte s’intériorise à cinq paliers du développement.
Il introduit le concept de honte dans l’univers psychanalytique
des trois premiers stades de développement, et expose sur
quelle base s’opère l’incorporation de ce sentiment
dans l’appareil psychique en lien avec le narcissisme. Il
poursuit dans la même veine au stade de l’adolescence,
moment privilégié du développement de l’identité,
en imprégnant cette fois, les conceptions psychanalytiques
d’une forte dose de sociologie qu’il accentuera lors
de l’analyse de la période de « la quête
d’une place du jeune adulte ». L’auteur termine
cette partie en présentant les différences entre les
référents de la psychanalyse et ceux de la sociologie
clinique et en explorent les articulations possibles. On assiste
alors à un très beau débat épistémologique,
sous forme de soliloque, portant sur l’influence de la réalité
(sociologie) et celle de la réalité psychique (psychanalyse)
sur le comportement humain. Ce beau moment du livre, reflète
sans doute, l’influence fortement ancrée et quasi sacralisée
de la psychanalyse dans l’univers des intellectuels français
des sciences sociales, de laquelle ils essaient de se distancier
avec un respect infini.
Dans « le dénouement » l’auteur examine
des réactions défensives, face à la honte intériorisée,
qui sont à la jonction « des mécanismes de défense
» et « de réponses stratégiques identitaires
». Il s’agit de l’ambition qu’il décrit
comme un contre-poison, le repli sur soi, l’utilisation de
l’alcool et l’orgueil sont autant des mécanismes
réactifs qui ne permettent pas de s’en dégager.
Il décrit par la suite les étapes et les ingrédients
nécessaires pour que le sujet recouvre sa dignité,
qu’il illustre par le cheminement des cas cliniques présentés
en première partie.
Il termine le livre en présentant son approche socio-clinique,
démarche qui « vise une exploration des destinées
individuelles à partir de l’analyse des rapports entre
les processus psychiques et les processus sociaux dans la construction
de l’identité. La méthode des récits
de vie en groupe permet de libérer une parole publique et
de prendre en compte la dimension sociale de l’histoire individuelle
» (p. 275). Il met en garde les cliniciens et intervenants
contre les effets contagieux de la honte des personnes qu’ils
veulent aider, qui les conduisent souvent vers des attitudes de
compassion et de pitié qui confrontées à l’échec
thérapeutique peuvent se transformer en haine et rejet. Son
analyse du contre- transfert est précieuse.
Ce livre brillant est destiné à tous les intervenants
en santé mentale, qui pour plusieurs, ont tendance à
sous-estimer l’effet dévastateur de la honte, et ce,
malgré l’évidence même de leur pratique
clinique dans les services publics, où se concentrent en
majorité des personnes démunies sur le plan socio-économique.
Les intervenants sociaux y découvriront comment les conditions
humiliantes de vie des populations pauvres, dont ils sont témoins
sur le terrain de la réalité sociale, peuvent s’incruster
dans la psyché.
Les chercheurs, intéressés, par le phénomène
de l’exclusion et sa relation avec la santé mentale,
pourront, à la lecture de ce livre, raffiner leurs modèles
conceptuels et préciser leurs questions et hypothèses
recherches.
En prime, ce livre est écrit comme un roman, dont le héros
est la honte. La précision et la beauté de l’écriture,
la mise en scène de l’acteur principal, son cheminement
à travers l’histoire, font en sorte que le lecteur
est pris dans la double contrainte d’en poursuivre la lecture
ou reporter le plaisir à plus tard.
Je vous laisse, en terminant, en compagnie de l’auteur avec
un des extraits du livre qui illustre à la fois l’importance
du sujet et ses talents d’écrivain, en espérant
qu’il achève de vous convaincre que le temps que vous
y consacriez est un investissement intellectuel et esthétique.
Si donc la honte est un sentiment éminemment social, puisqu’elle
naît sous le regard d’autrui dans la confrontation du
sujet au monde, elle s’enracine dans ce qu’il y a de
plus intime, dans le sentiment d’exister comme être
unique, différent des autres, ayant une singularité
propre. Elle s’inscrit dans la recherche de cohérence
entre soi et soi, entre soi et le monde. Elle est du registre de
l’être, à la différence de la culpabilité
qui est du registre du faire. On peut soulager la culpabilité
par la confession, la réparation, la punition ou le repentir,
alors que la honte nécessite une transformation de soi-même.
C’est l’être profond qui est atteint, comme s’il
y avait quelque chose d’irréversible. Toute la vie
est concernée : les croyances, les valeurs, mais aussi les
relations, la famille, la culture, le rapport à la société.
Tous les aspects de l’identité sont bouleversés.
(p. 142).
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