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Compte rendu
« Les sources de la honte, de Vincent de Gaulejac, édition Desclée de Brouwer, 1996, 315 pages »
Jean Caron
Santé mentale au Québec, vol. 24, n° 2, 1999, p. 253-256.

Origine : http://id.erudit.org/iderudit/013022ar

Jean Caron, Ph.D Professeur au Département des sciences du comportement
Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue
Professeur invité au Centre de recherche de l’Hôpital Douglas
Département de Psychiatrie, Université McGill

Qui n’a pas expérimenté la honte, un jour ou l’autre ! Un reproche d’une personne en position d’autorité, le manque d’argent à la caisse d’un restaurant, un comportement malhabile ou dans un moment inopportun et cela surtout, sous le regard des « Autres ». Ce sentiment, ce malaise, ce mal être est sans doute une des expériences les plus troublantes, envahissantes, et dans certain cas, traumatisantes que l’on puisse rencontrer.

Alors, imaginer la vie des gens qui en sont imprégnés suite à une multitude d’événements de la sorte. Celles, dont les conditions de pauvreté, les situent pour la première fois au premier rang, mais cette fois directement face au convoyeur des humiliations. Ces personnes dont l’existence même est construite sur cette souffrance et qui devient le moteur de leur trajectoire de vie.

Certaines personnes s’y abandonnent et en font un mode de vie, sous le regard mal à l’aise des autres. D’autres la combattent et construisent leur vie à faire en sorte que personne ne pourra plus les atteindre, les humilier et les fragiliser davantage. Dans les deux cas, la honte est dévorante, elle s’incruste au coeur même de l’identité du sujet, lui dérobe le bonheur et souvent le conduit vers ce que certains appelleront la psychopathologie.

Mais qu’est-ce que la honte exactement ? Quel visage prend-elle ? D’où vient-elle ? Quels sont ses effets psychologiques ? Comment se départir de cette pieuvre qui encercle et comprime tous les revers de l’existence de la personne qu’elle a envahie ? Comment l’éliminer ou du moins atténuer ses ravages ? Telles sont les questions que Vincent de Gaulejac entend lorsqu’il écrit ce livre. Les réflexions qu’il nous propose dans cet essai, remarquablement écrit, permettront sans doute au lecteur, de réduire un grand nombre d’incertitudes sur ce questionnement.

Vincent de Gaulejac est professeur à l’université Paris VII, et directeur du Laboratoire de changement social. Il s’intéresse depuis plus de vingt ans aux inégalités sociales et à leurs effets sur les individus, les groupes et les sociétés. Cet essai est son treizième depuis 1977, il a notamment publié : La névrose de classe (1987), Le coût de l’excellence (1991) et la Lutte des places (1994).

L’auteur divise son essai en six parties. Dans la première, intitulée « les multiples facettes de la honte » l’auteur présente quatre histoires de cas à partir desquels il réfléchit et qu’il analyse par une approche socioclinique.

Chacune de ces histoires illustre un visage de la honte, qu’elle soit réactive ou intériorisée. Il conclut ce chapitre en la décrivant comme un méta-sentiment et en trace une taxonomie permettant de la reconnaître à partir des dimensions de l’humain qui sont mises en cause.

Il montre, dans la seconde partie, « les violences humiliantes » qui président à l’installation de ce sentiment au coeur de l’appareil psychique et la vulnérabilité qu’elle produit dans la construction de l’identité.

Il examine particulièrement les violences quotidiennes et l’exclusion que vivent les personnes défavorisées sur le plan socioéconomique.

Un cours extrait permet d’illustrer sa pensée « Ce n’est pas la pauvreté qui provoque la honte, c’est une combinaison entre plusieurs sentiments dans le rapport avec autrui : la différence, la condescendance, le sentiment d’injustice, la colère rentrée que l’on ne peut exprimer parce qu’il faut être reconnaissant… Toutes ces violences humiliantes, l’enfant les reçoit comme autant de coups psychiques » (p. 111).

« Histoires de vie et choix théorique » porte sur l’analyse de l’influence du sentiment de honte sur la vie et les écrits de trois grands auteurs de ce siècle, Sigmund Freud, Jean Paul Sartre et Albert Camus.

Cette section veut illustrer, par l’entremise de personnages célèbres, le bien-fondé de la réflexion théorique de l’auteur. Ce n’est certes pas la partie de l’argumentation la plus convaincante. En effet, il s’agit d’une analyse à posteriori, sans contact direct avec les sujets concernés et basée sur des événements biographiques colligés par d’autres. Elle a donc un caractère hautement spéculatif, bien que cohérente avec la théorie de l’auteur. Elle est toutefois très distrayante et cela à deux points de vue. Le premier, associé au plaisir de la distraction, permet au lecteur de prendre connaissance d’événements biographiques d’écrivains qui ont fortement influencé la pensée contemporaine des intervenants et des scientifiques de la santé mentale et cela sous l’éclairage du concept de honte. Le second, associé à la rupture du fil conducteur, ouvre, à notre point de vue, une parenthèse et produit une digression dans le cours de l’argumentation.

La quatrième partie, « un noeud socio-psychique », explore les processus conscient et inconscient qui permettent à la honte de s’installer au coeur de l’appareil psychique et de l’identité. Il décrit par quels moyens la honte s’intériorise à cinq paliers du développement. Il introduit le concept de honte dans l’univers psychanalytique des trois premiers stades de développement, et expose sur quelle base s’opère l’incorporation de ce sentiment dans l’appareil psychique en lien avec le narcissisme. Il poursuit dans la même veine au stade de l’adolescence, moment privilégié du développement de l’identité, en imprégnant cette fois, les conceptions psychanalytiques d’une forte dose de sociologie qu’il accentuera lors de l’analyse de la période de « la quête d’une place du jeune adulte ». L’auteur termine cette partie en présentant les différences entre les référents de la psychanalyse et ceux de la sociologie clinique et en explorent les articulations possibles. On assiste alors à un très beau débat épistémologique, sous forme de soliloque, portant sur l’influence de la réalité (sociologie) et celle de la réalité psychique (psychanalyse) sur le comportement humain. Ce beau moment du livre, reflète sans doute, l’influence fortement ancrée et quasi sacralisée de la psychanalyse dans l’univers des intellectuels français des sciences sociales, de laquelle ils essaient de se distancier avec un respect infini.

Dans « le dénouement » l’auteur examine des réactions défensives, face à la honte intériorisée, qui sont à la jonction « des mécanismes de défense » et « de réponses stratégiques identitaires ». Il s’agit de l’ambition qu’il décrit comme un contre-poison, le repli sur soi, l’utilisation de l’alcool et l’orgueil sont autant des mécanismes réactifs qui ne permettent pas de s’en dégager. Il décrit par la suite les étapes et les ingrédients nécessaires pour que le sujet recouvre sa dignité, qu’il illustre par le cheminement des cas cliniques présentés en première partie.

Il termine le livre en présentant son approche socio-clinique, démarche qui « vise une exploration des destinées individuelles à partir de l’analyse des rapports entre les processus psychiques et les processus sociaux dans la construction de l’identité. La méthode des récits de vie en groupe permet de libérer une parole publique et de prendre en compte la dimension sociale de l’histoire individuelle » (p. 275). Il met en garde les cliniciens et intervenants contre les effets contagieux de la honte des personnes qu’ils veulent aider, qui les conduisent souvent vers des attitudes de compassion et de pitié qui confrontées à l’échec thérapeutique peuvent se transformer en haine et rejet. Son analyse du contre- transfert est précieuse.

Ce livre brillant est destiné à tous les intervenants en santé mentale, qui pour plusieurs, ont tendance à sous-estimer l’effet dévastateur de la honte, et ce, malgré l’évidence même de leur pratique clinique dans les services publics, où se concentrent en majorité des personnes démunies sur le plan socio-économique.

Les intervenants sociaux y découvriront comment les conditions humiliantes de vie des populations pauvres, dont ils sont témoins sur le terrain de la réalité sociale, peuvent s’incruster dans la psyché.

Les chercheurs, intéressés, par le phénomène de l’exclusion et sa relation avec la santé mentale, pourront, à la lecture de ce livre, raffiner leurs modèles conceptuels et préciser leurs questions et hypothèses recherches.

En prime, ce livre est écrit comme un roman, dont le héros est la honte. La précision et la beauté de l’écriture, la mise en scène de l’acteur principal, son cheminement à travers l’histoire, font en sorte que le lecteur est pris dans la double contrainte d’en poursuivre la lecture ou reporter le plaisir à plus tard.

Je vous laisse, en terminant, en compagnie de l’auteur avec un des extraits du livre qui illustre à la fois l’importance du sujet et ses talents d’écrivain, en espérant qu’il achève de vous convaincre que le temps que vous y consacriez est un investissement intellectuel et esthétique.

Si donc la honte est un sentiment éminemment social, puisqu’elle naît sous le regard d’autrui dans la confrontation du sujet au monde, elle s’enracine dans ce qu’il y a de plus intime, dans le sentiment d’exister comme être unique, différent des autres, ayant une singularité propre. Elle s’inscrit dans la recherche de cohérence entre soi et soi, entre soi et le monde. Elle est du registre de l’être, à la différence de la culpabilité qui est du registre du faire. On peut soulager la culpabilité par la confession, la réparation, la punition ou le repentir, alors que la honte nécessite une transformation de soi-même. C’est l’être profond qui est atteint, comme s’il y avait quelque chose d’irréversible. Toute la vie est concernée : les croyances, les valeurs, mais aussi les relations, la famille, la culture, le rapport à la société. Tous les aspects de l’identité sont bouleversés. (p. 142).