Origine http://www.ledevoir.com/economie/emploi/320238/le-mal-de-vivre-du-aux-maux-du-travail
«Ils vous disent: ‘‘On a le nez sur le
guidon, on sait qu’on va dans le mur, et on pédale
de plus en plus vite.” Ils le savent, mais ils disent qu’ils
ne peuvent pas s’arrêter.»
«Aujourd'hui, on applique le modèle Wal-Mart où
les seuls gagnants sont les actionnaires»Il y a des blessures
qui nous en apprennent autant, sinon plus, sur le monde dans lequel
on vit que sur les individus qui les portent, dit le «sociologue
clinicien» Vincent de Gaulejac. La détresse grandissante
des travailleurs nous dit comment les modèles de gestion
en vogue, les valeurs néolibérales et la financiarisation
de l'économie sont en voie de transformer le travail en torture.
Bien des cas d'épuisement professionnel, de dépression,
et même de suicide s'avèrent plus que de simples problèmes
individuels. Ils sont les symptômes des maux du monde du travail
et de la société tout entière, dénonce
le «sociologue clinicien» français Vincent de
Gaulejac.
Déjà l'auteur de plus d'une quinzaine d'ouvrages,
le professeur et directeur du Laboratoire du changement social de
l'Université de Paris 7-Diderot a commencé son nouveau
livre lors de la récente série de suicides qui a secoué
des entreprises françaises comme Renault et France Télécom.
«Les derniers messages laissés par ces gens disaient
tous deux choses. D'abord: mon suicide est directement lié
à mes conditions de travail et à leur violence. Ensuite:
puisque mon travail et ma vie n'ont plus de sens, qu'au moins ma
mort serve d'exemple, qu'ils se rendent compte que ce n'est plus
possible de continuer comme cela», a expliqué en entrevue
au Devoir il y a quelques semaines l'auteur de Travail, les raisons
de la colère (Seuil), qui arrivera en librairie la semaine
prochaine.
Le paradoxe, dit-il, est que ce mal-être individuel de plus
en plus répandu dans l'ensemble de la société
arrive à un moment de l'histoire où l'on n'a, proportionnellement,
jamais consacré aussi peu d'années de sa vie au travail
et que celui-ci n'a jamais été aussi peu pénible
physiquement. «Mais subjectivement, le travail est devenu
une préoccupation essentielle de l'existence, au point où
les gens ne pensent plus qu'à cela.»
La révolution managériale
Cette transformation de notre rapport au travail s'est graduellement
opérée en même temps que les compagnies ont
entrepris, sous l'impulsion des gourous de la gestion et de la montée
des valeurs néolibérales, ce qu'on a appelé
la «révolution managériale» et qui était
censée réconcilier l'homme et l'entreprise. C'est
à l'époque où l'on a remplacé les anciens
bureaux de service du personnel par de rutilants départements
des «ressources humaines». «Il était question
de flexibilité du travail, d'approche individualisée,
d'avancement au mérite... Même la gauche n'y a vu que
du feu», rapporte Vincent de Gaulejac, qui suit ce phénomène
depuis une première recherche chez IBM dans les années
70.
Chaque fois, le travailleur est amené à confondre
son propre intérêt avec celui de l'entreprise. Son
labeur et ses succès professionnels sont vus comme autant
de chances de réalisation et de dépassement de soi.
Les ordinateurs, les téléphones intelligents et autres
nouvelles technologies de l'information apparaissent comme de fantastiques
moyens de travailler où et autant qu'on le veut. «Vous
pouvez apporter votre bureau partout. Tu travailles comme tu veux
à condition que tu atteignes les objectifs qu'on t'a fixés.
Quelqu'un m'a résumé cela, un jour, en disant: je
suis exploité de façon agréable.»
Si une augmentation du rendement peut valoir des primes et des
promotions, elle se traduit souvent aussi par une augmentation de
ses cibles et une réduction des effectifs pour les atteindre.
Dès qu'un employé montre des signes de fatigue, à
50 ans ou même à 40 ans, il est rapidement mis sur
une voie de garage pour laisser la place à des jeunes plus
dynamiques, plus performants.
Ce modèle, écrit Vincent de Gaulejac dans son ouvrage,
amène partout la même «compétition intense
entre les travailleurs, qui auraient [pourtant] tout intérêt
à collaborer et à affirmer une solidarité.
Il favorise une individualisation de plus en plus mortifère,
il engendre une soif inassouvie de reconnaissance, il suscite une
lutte des places épuisante et permanente.»
Seul
Le travailleur qui n'arrive pas à soutenir ce rythme ou
qui se fait mettre de côté est laissé seul avec
sa souffrance. «Avant, un travailleur qui avait des problèmes
pouvait en parler à ses collègues, ce qui permettait
de socialiser ces problèmes, de les dépsychologiser,
explique Vincent de Gaulejac en entrevue. Aujourd'hui, il ne peut
plus faire cela parce que, dans une culture de performance, c'est
le meilleur moyen d'être mis en quarantaine. Alors, on souffre
en silence.»
Ce modèle de gestion n'est pas seulement appliqué
dans les entreprises privées, poursuit-il. On l'applique
de plus en plus aussi dans les autres secteurs de la société,
y compris ceux qui se prêtent le moins facilement à
une évaluation comptable de la performance, comme la santé,
l'éducation ou l'aide aux personnes en difficulté.
«Tout ne se mesure pas en unités produites et en profits.
Et si vous vous entêtez quand même à essayer
de le faire, cela mène à une perte de sens pour vos
employés.»
Cette philosophie de gestion, devenue valeur de société,
se retrouve aujourd'hui partout, y compris dans les familles, se
désole l'expert. «On le voit à l'angoisse des
parents qui veulent que leurs enfants soient performants sur tous
les registres: scolaire, sportif, artistique. C'est partout le même
discours: les possibilités sont infinies, mais si tu te plantes,
c'est de ta faute.»
Les gens se rendent de plus en plus compte, pense Vincent de Gaulejac,
qu'ils ne sont pas fous et que cette situation ne peut pas durer
éternellement. «Ils vous disent: on a le nez sur le
guidon, on sait qu'on va dans le mur et on pédale de plus
en plus vite. Ils le savent, mais ils disent qu'ils ne peuvent pas
s'arrêter.»
Gagnant-gagnant-gagnant
La solution, dit le sociologue clinicien, est de commencer par
reconnaître que leur problème n'en est pas toujours
un de nature individuelle, et, au lieu de leur prescrire des médicaments,
on ferait parfois mieux de se pencher sur l'organisation de leur
travail.
Les entreprises devront aussi, tôt ou tard, se rendre compte
de l'impasse dans laquelle les mène à long terme leur
mode de gestion et redécouvrir les vertus de cette idée,
développée avec le taylorisme, que leurs activités
devraient profiter équitablement aux actionnaires, aux employés
et aux clients. «Aujourd'hui, on applique le modèle
Wal-Mart, où les seuls gagnants sont les actionnaires.»
Pour y arriver, il faudrait, entre autres, que les collègues
des sciences de la gestion cessent enfin de se voir comme les conseillers
personnels des présidents de compagnie et reprennent leur
rôle d'observateurs rigoureux de la vie en entreprise.
À terme, Vincent de Gaulejac voudrait que l'on «inverse
la vision du "facteur humain" en considérant que
l'humain n'est pas une ressource pour l'entreprise, mais que c'est
l'entreprise qui devrait être une ressource au service d'une
finalité: le bien-être individuel et collectif».
De Saïgon à Guyancourt
L'auteur commence son livre en racontant l'histoire de ces moines
bouddhistes qui s'étaient immolés durant la guerre
du Vietnam. L'ancien secrétaire à la Défense
américain Robert McNamara avait dit, des années plus
tard, que ces suicides avaient à l'époque tellement
frappé les esprits qu'ils avaient marqué le début
de la défaite des États-Unis.
«Nous sommes actuellement en guerre, lâche en cours
d'entrevue Vincent de Gaulejac. Une guerre économique contre
la mondialisation. Il faudrait, d'une certaine façon, que
des suicides comme ceux qu'il y a eu chez Renault et France Télécom
aient le même effet que ceux de ces moines bouddhistes vietnamiens,
ou de ce vendeur de fruits tunisien dont la mort a déclenché
le "printemps arabe".»
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