"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Travail : un monde sans pitié
Dossier Social
Débats 2012 : Ce qui doit changer
Anne-Marie Thomazeau 02.01.12

Origine http://www.viva.presse.fr/spip.php?page=dossier_art&id_article=16332

Il y a tous ceux qui n’en ont pas… les 3 millions de chômeurs. Il y a les abonnés aux petits boulots, les 3 millions de salariés précaires, les intérimaires, les saisonniers, ceux en Cdd et ceux, qui, malgré un Cdi et un temps plein, ont à peine de quoi survivre : 29 % des Sdf ont un emploi.

Et puis il y a les autres, ceux qui ont de vrais boulots, les “?intégrés?”, ceux à qui on ne cesse de répéter qu’ils sont des “privilégiés?”, que l’on entretient dans la terreur de rejoindre les cohortes d’exclus et qui souffrent dans un monde du travail devenu impitoyable… Des livres comme celui de Marie Pezé, Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés – journal de son vécu au sein de sa consultation “souffrance et travail” –, des documentaires comme “la Mise à mort du travail”, de Jean-Robert Viallet, et des films de fiction comme “Ressources humaines”, de Laurent Cantet, ou “”, de Jean-Marc Moutout, dénoncent l’inhumanité du monde de l’entreprise, qui entraîne de plus en plus de salariés dans des dépressions, des burn-out ou pire encore… les poussent à commettre l’irréparable.

« Finissons-en avec la lutte des places »

Vincent de Gaulejac, sociologue au Laboratoire du changement social.

“Le travail est devenu un lieu de souffrance intense. Si nous en sommes là aujourd’hui, c’est à cause de la révolution managériale des années 1970, née dans les multinationales comme Ibm. Cette révolution visait à atteindre la performance économique en limitant les conflits sociaux et en réconciliant l’homme et l’entreprise, le capital et le travail. Elle invitait les salariés à s’investir pour « ?le bien de la société? », à en devenir concrètement actionnaires, selon l’idée que « ?ce qui est bon pour l’entreprise est bon pour le salarié? ».

C’est le fameux « gagnant gagnant », qui aurait pu être une bonne idée si la logique financière mondiale et la dérégulation n’avaient pas entraîné une dissociation entre capital financier et production.

Les actionnaires réclament aux entreprises une rentabilité à deux chiffres, des 10 à 15?%, alors même qu’en faisant pression au maximum sur le travail, en améliorant la productivité, la croissance d’une entreprise peut difficilement dépasser les 3?% par an.

Travaillant plus, les salariés – cadres dirigeants compris – sont devenus des variables d’ajustement victimes de licenciements au seul motif de satisfaire les actionnaires. Dans le même temps, pour accroître la performance des salariés, les directions des ressources humaines – le terme est édifiant – ont utilisé les nouvelles technologies pour les évaluer.

Hélène Weber, dans son livre Du ketchup dans les veines, raconte son expérience d’« équipière» chez McDonald’s et la perversité d’un fonctionnement managérial « ?optimum? ». La productivité d’une caissière est mesurée en temps réel. Des logiciels de contrôle permettent de savoir combien de hamburgers et de paquets de frites elle a vendu, à quelle vitesse, et si elle a fait mieux que la veille ou que sa voisine.

Cette obsession de l’évaluation a gagné les services publics, les universités, les villes, les ministères. A La Poste les facteurs doivent vendre un maximum d’enveloppes prétimbrées, les policiers placer un maximum d’amendes, et l’hôpital a mis en place la tarification à l’activité.

Même les chercheurs sont évalués en fonction du nombre d’articles qu’ils font paraître. J’appelle « ?quantophrénie? » cette maladie de la productivité.

Tout doit être évalué, et cela dès le plus jeune âge chez les enfants à l’école. Toute la société est contaminée par ce système idéologique que l’on présente comme un moteur d’excellence alors que cette évaluation individualisée est extrêmement destructrice psychologiquement. Elle renvoie le salarié à lui-même, à sa réussite ou à ses échecs. S’il n’est pas assez performant, c’est de sa faute. Il n’est pas assez souple, flexible, mobile, adaptable.

Les salariés n’ont plus besoin d’être exploités, ils s’autoexploitent dans une exigence du toujours plus. Aujourd’hui on est libre? ; libre de travailler 24?heures sur 24, et cela d’autant plus que les smartphones sont de vrais bureaux virtuels. Si on ne le fait pas, c’est qu’on ne se défonce pas. Si on n’est pas performant, c’est qu’on est mauvais. Et le présent ne suffit pas. L’entreprise moderne a aussi inventé le fonctionnement par projets. Il faut toujours avoir un projet d’avance. Pendant ce temps-là vous n’avez pas le temps ni les moyens de mener à bien ceux qui sont en cours. C’est une fuite en avant dans une spirale d’échecs.

Les risques psychosociaux – stress, burn-out, dépression – n’ont jamais été aussi importants. Face à cela, nous sommes dans une société du déni. Dès qu’il y a un suicide au travail, on dit que le salarié avait des problèmes personnels. Jamais l’organisation du travail n’est interrogée. Cela pourrait changer si une révolution managériale se mettait en marche. Impulsée par les politiques, elle devrait débuter dans les services publics puis s’étendre au secteur privé.

Une révolution qui repenserait collectivement une autre façon de travailler, d’être et de vivre ensemble, pour en finir définitivement avec « la lutte des places »”.