Origine http://www.viva.presse.fr/spip.php?page=dossier_art&id_article=16332
Il y a tous ceux qui n’en ont pas… les 3 millions de
chômeurs. Il y a les abonnés aux petits boulots, les
3 millions de salariés précaires, les intérimaires,
les saisonniers, ceux en Cdd et ceux, qui, malgré un Cdi
et un temps plein, ont à peine de quoi survivre : 29 % des
Sdf ont un emploi.
Et puis il y a les autres, ceux qui ont de vrais boulots, les “?intégrés?”,
ceux à qui on ne cesse de répéter qu’ils
sont des “privilégiés?”, que l’on
entretient dans la terreur de rejoindre les cohortes d’exclus
et qui souffrent dans un monde du travail devenu impitoyable…
Des livres comme celui de Marie Pezé, Ils ne mouraient pas
tous mais tous étaient frappés – journal de
son vécu au sein de sa consultation “souffrance et
travail” –, des documentaires comme “la Mise à
mort du travail”, de Jean-Robert Viallet, et des films de
fiction comme “Ressources humaines”, de Laurent Cantet,
ou “”, de Jean-Marc Moutout, dénoncent l’inhumanité
du monde de l’entreprise, qui entraîne de plus en plus
de salariés dans des dépressions, des burn-out ou
pire encore… les poussent à commettre l’irréparable.
« Finissons-en avec la lutte des places »
Vincent de Gaulejac, sociologue au Laboratoire du changement
social.
“Le travail est devenu un lieu de souffrance intense. Si
nous en sommes là aujourd’hui, c’est à
cause de la révolution managériale des années
1970, née dans les multinationales comme Ibm. Cette révolution
visait à atteindre la performance économique en limitant
les conflits sociaux et en réconciliant l’homme et
l’entreprise, le capital et le travail. Elle invitait les
salariés à s’investir pour « ?le bien
de la société? », à en devenir concrètement
actionnaires, selon l’idée que « ?ce qui est
bon pour l’entreprise est bon pour le salarié? ».
C’est le fameux « gagnant gagnant », qui aurait
pu être une bonne idée si la logique financière
mondiale et la dérégulation n’avaient pas entraîné
une dissociation entre capital financier et production.
Les actionnaires réclament aux entreprises une rentabilité
à deux chiffres, des 10 à 15?%, alors même qu’en
faisant pression au maximum sur le travail, en améliorant
la productivité, la croissance d’une entreprise peut
difficilement dépasser les 3?% par an.
Travaillant plus, les salariés – cadres dirigeants
compris – sont devenus des variables d’ajustement victimes
de licenciements au seul motif de satisfaire les actionnaires. Dans
le même temps, pour accroître la performance des salariés,
les directions des ressources humaines – le terme est édifiant
– ont utilisé les nouvelles technologies pour les évaluer.
Hélène Weber, dans son livre Du ketchup dans les
veines, raconte son expérience d’« équipière»
chez McDonald’s et la perversité d’un fonctionnement
managérial « ?optimum? ». La productivité
d’une caissière est mesurée en temps réel.
Des logiciels de contrôle permettent de savoir combien de
hamburgers et de paquets de frites elle a vendu, à quelle
vitesse, et si elle a fait mieux que la veille ou que sa voisine.
Cette obsession de l’évaluation a gagné les
services publics, les universités, les villes, les ministères.
A La Poste les facteurs doivent vendre un maximum d’enveloppes
prétimbrées, les policiers placer un maximum d’amendes,
et l’hôpital a mis en place la tarification à
l’activité.
Même les chercheurs sont évalués en fonction
du nombre d’articles qu’ils font paraître. J’appelle
« ?quantophrénie? » cette maladie de la productivité.
Tout doit être évalué, et cela dès le
plus jeune âge chez les enfants à l’école.
Toute la société est contaminée par ce système
idéologique que l’on présente comme un moteur
d’excellence alors que cette évaluation individualisée
est extrêmement destructrice psychologiquement. Elle renvoie
le salarié à lui-même, à sa réussite
ou à ses échecs. S’il n’est pas assez
performant, c’est de sa faute. Il n’est pas assez souple,
flexible, mobile, adaptable.
Les salariés n’ont plus besoin d’être
exploités, ils s’autoexploitent dans une exigence du
toujours plus. Aujourd’hui on est libre? ; libre de travailler
24?heures sur 24, et cela d’autant plus que les smartphones
sont de vrais bureaux virtuels. Si on ne le fait pas, c’est
qu’on ne se défonce pas. Si on n’est pas performant,
c’est qu’on est mauvais. Et le présent ne suffit
pas. L’entreprise moderne a aussi inventé le fonctionnement
par projets. Il faut toujours avoir un projet d’avance. Pendant
ce temps-là vous n’avez pas le temps ni les moyens
de mener à bien ceux qui sont en cours. C’est une fuite
en avant dans une spirale d’échecs.
Les risques psychosociaux – stress, burn-out, dépression
– n’ont jamais été aussi importants. Face
à cela, nous sommes dans une société du déni.
Dès qu’il y a un suicide au travail, on dit que le
salarié avait des problèmes personnels. Jamais l’organisation
du travail n’est interrogée. Cela pourrait changer
si une révolution managériale se mettait en marche.
Impulsée par les politiques, elle devrait débuter
dans les services publics puis s’étendre au secteur
privé.
Une révolution qui repenserait collectivement une autre
façon de travailler, d’être et de vivre ensemble,
pour en finir définitivement avec « la lutte des places
»”.
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