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Intervention
Vincent de Gaulejac est universitaire, il travaille au laboratoire
de changement social, fondé à Dauphine. Cette faculté
a vécu une transformation symptomatique : de la compréhension
de la gestion elle est passée à son application sur
le mode des écoles de commerce. Ceci reflète le pouvoir
managérial qui transforme la société.
Un des sujets de Vincent de Gaulejac est la névrose de classe,
qu’il étudie à l’aide de la sociologie
clinique qu’il a fondé et qui consiste en l’étude
de la dimension existentielle des rapports sociaux. A dauphine avec
Max Pagès il a développé un programme de recherche
sur le management dans les années 70. Une seule entreprise
bien voulu leur ouvrir ses portes : IBM, considérée
comme un modèle de gestion. De leur étude, ils ont
tiré un livre : L’emprise de l’organisation (1979).
Il a ensuite écrit Le coût de l’excellence (1991)
avec Nicole Aubert, qui se voulait le contre-pied du Prix de l’excellence,
par deux consultants de Mac Kinsey. Ce dernier se voulait être
une doctrine basée sur l’observation du management
dans les 60 entreprises les plus performantes. Vincent de Gaulejac
et N. Aubert ont voulu montrer les conséquences de ce modèle.
Il se trouve que quelque années après, un des auteurs
de Mc Kinsey a écrit un livre sur la théorie du “chaos
management”, disant qu’il valait mieux échouer
six mois avant les concurrents pour avoir une chance de mieux repartir.
Cela montre en quoi cette organisation est faite de paradoxe : plus
l’organisation est rationnelle, moins elle a de sens pour
ceux qui la vivent, plus on prend en considération la personne,
plus il y a de gens psychiquement malades. Et aujourd’hui
on assiste à une épidémie de suicides. Ce modèle
est exporté à travers ce qu’on appelle la «
modernisation du secteur public ». Il touche l’école,
l’état, l’hôpital et est présenté
comme le nec-plus-ultra. Dans son dernier livre, La société
malade de la gestion, Vincent de Gaulejac décrit le passage
d’une société de discipline à une société
de contrôle. Il fait trois hypothèses :
- On est passé à un pouvoir managérial,
- C’est la « lutte des places »,
- La gestion est une idéologie (alors qu’elle
se présente comme un pragmatisme).
Michel Foucault dans Surveiller et punir montre que les prisons
représente un nouveau modèle de pouvoir, qui veut
une normalisation des corps, pour qu’ils soient utiles, dociles
et productifs. C’est cette société qui est remise
en cause par le management. Aujourd’hui on a besoin de sujets
autonomes, il faut faire adhérer à un nouveau modèle.
On transforme l’énergie libidinale en force de travail.
Ce que dit Foucault sur le contrôle des corps peut dans ce
nouveau système être appliqué à la psyché.
Dans La société malade de la gestion, Vincent de Gaulejac
décrit cette mutation : on cible la mobilisation psychique
sur des objets. On dit « réalisez vous à travers
votre carrière », « l’entreprise va remplir
vos besoins ». Vincent de Gaulejac expose une brochure intitulée
« The Philips Way », de l’entreprise Philips et
qui se veut un « modèle de comportement pour aujourd’hui
». Il cite : « Nous sommes tous d’accords pour
dire que notre entreprise a besoin d’actes et non de mots
». Cette phrase contient deux paradoxes : ce ne sont que des
mots, et le « nous » qui incluse le lecteur sans qu’il
ait donné son assentiment. Ce système marche imparfaitement,
il y en a qui pètent les plombs. Avant, il y a avait des
conflits de classe, aujourd’hui la lutte est individualisée,
on se retrouve seul face à une entreprise. C’est la
lutte des places : pour le côté excellence, les parents
sont anxieux pour leurs enfants, il faut les envoyer dans les meilleures
écoles etc. De l’autre côté c’est
l’exclusion des improductifs, des non employables. Au milieu,
on se sent menacé, on tient à sa place. C’est
le paradoxe de la croissance : elle créée et détruit
des emplois et ce ne sont pas les mêmes. On remplace par des
emplois précaires, flexibles. Le modèle qui comportait
la sécurité de l’emploi et l’assurance
d’une ascension pour les enfants éclate. Retour à
Philips. Les ressources humaines (RH), considérées
comme un progrès transforme en fait l’humain en ressource.
On renverse le rapport : la société doit se mettre
au service de l’économie pour faire du social. Le moi
devient un capital à faire fructifier, c’est le culte
de la performance dans tous les domaines. La contradiction pénètre
les individus. La représentation marxiste a éclatée,
ceux qui n’ont pas de place n’ont qu’à
s’en prendre à eux-mêmes. La responsabilité
de l’existence sociale est renvoyée à soi :
c’est la lutte des places plutôt que la lutte des classes.
On doit devenir des gens excellents, performants, c’est l’adaptabilité.
Philips : on va vous proposer de devenir excellent. Qui peut être
contre ? Qui peut être contre la qualité ? C’est
en quelque sorte la maladie de la mesure : on mesure toutes les
activités. On montre qu’on fait de la qualité
plutôt que de faire de la qualité. A l’ANPE par
exemple, on est passé d’une logique d’aide à
trouver un emploi à une logique de chiffre. Philips : devenir
l’entrepreneur de sa propre vie. Le management intègre
la famille, il faut être performant partout.
« Pour nous managers, notre credo doit être.. »,
on devient des croyants. On est interpellé en tant que sujet
: « je comprend le projet de l’entreprise et j’y
adhère… ». Vous êtes libres de travailler
24h sur 24 ! C’est la mise en place d’un nouveau contrôle.
Le téléphone, internet… s’ils sont des
facteurs de libertés indéniables, vont dans le sens
d’un culte de l’urgence (Le Culte de l’urgence
de Nicole Aubert) Ainsi, l’excellence produit l’exclusion,
l’excellence tue le politique (être excellent, c’est
être hors du commun quand la politique a pour objet de créer
du commun). C’est l’idée de la réforme
de l’état : on doit faire plus avec moins. Il faut
toujours être au delà des attentes. Il y a de plus
une logique d’obsolescence. On détruit ce qu’on
a produit par nécessité de produire autre chose. La
production devient complexe, changeante. Chez Renault par exemple
au centre de Guyancourt, on est passé de la conception de
7 modèles par an, à 22 grâce à Carlos
Ghosn. D’où l’épidémie de suicides
? Dans Le coût de l’excellence, écrit en 1991,
Vincent de Gaulejac décrit le suicide d’un employé
d’IBM : l’entreprise l’avait obligé à
tricher. Il avait écrit une lettre de deux pages pour expliquer
ça. Il y a deux mois, une femme d’IBM se tue à
nouveau. Elle laisse comme seul mot : « trop de pression ».
Quand on arrive plus à produire du sens, on tombe malade.
On se défonce pour se protéger de la pression. Pourquoi
par exemple y a-t-il une augmentation du nombre de suicides dans
les commissariats de police ?
Réponses aux questions.
Vincent de Gaulejac n’a pas la nostalgie de la lutte des
classes. Il y a un éclatement de la classe ouvrière,
qu’on peut observer aux résultats du PC. Il existe
une nostalgie d’un monde où on pouvait identifier le
pouvoir. Aujourd’hui il faut faire une analyse de l’abstraction
et de l’invisibilité du pouvoir. En effet l’hyperbourgeoisie
aussi peut éclater. Il faut aller voir les traders, et leurs
fonctionnements. Vincent de Gaulejac dénonce non la performance
mais sa perversion, la perte de sens, le toujours plus. Par exemple
quand le PDG de Danone décide il y a quelque année
d’être numéro un, cela signifie abandonner les
secteurs où Danone ne l’est pas. Y compris LU, usine
qu’a visité Jospin lors de sa campagne et où
interpellé par une femme qui avait perdu son emploi pour
savoir ce que la gauche avait fait pour elle, il répond qu’il
a baissé les chiffres du chômage. Là où
on parle d’existence sociale, il reste dans le chiffre. De
même, donner l’exemple de Zidane aux jeunes gens des
quartiers nord de Marseille sans emploi c’est d’une
violence symbolique inouïe. Un gagnant produit toujours des
perdants. De même on est toujours pour l’avancement
au mérite. Mais il produit le harcèlement, et il ne
suffit pas ensuite d’arrêter celui qui harcèle
pour faire cesser le harcèlement.
Concernant les remèdes :
le premier point est de savoir si on d’accord sur le diagnostique.
Ensuite, il s’agit de sortir du paradoxe, par la déconstruction
du discours, car on a toujours tendance à intérioriser
les paradoxes qui nous sont imposés.
Il faut passer au collectif. L’entreprise individualise.
Les syndicats ont abandonné la lutte sur les conditions de
travail, et refuse d’en parler pour ne pas faire face à
leur échec.
Il faut changer de paradigme et mener une bataille idéologique
majeure contre l’idéologie gestionnaire qui dit qu’il
faut toujours mesurer l’activité humaine. Il faut donner
aux gens le moyen de comprendre pourquoi ils vont mal.
Refuser le culte de l’urgence. Le pouvoir n’est dans
ce cas pas une personne mais un ensemble de mesures et d’actions
qui prend cohérence à postériori non voulue.
Dans ce système la jouissance est toujours après,
c’est un mouvement auquel on peut opposer le désœuvrement.
Bergson : “seul l’immobilisme permet de penser”.
Il faut alléger la pression.
Il faut mettre l’économie au service de la société
et ne pas attendre la croissance pour faire du social.
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