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Origine : http://www.politis.fr/Floues-jusqu-au-desespoir,8024.html
Vincent de Gaulejac a publié, entre autres, la Société
malade de la gestion, éditions du Seuil, 2005, et le Coût
de l’excellence, éditions du Seuil, 1991, réédité
en 2007 (avec Nicole Aubert).
Politis : Claude Guéant, secrétaire général
de l’Élysée, comme le directeur des ressources
humaines de France Télécom, a estimé récemment
qu’on ne peut réduire les 23 suicides de salariés
« à un problème d’organisation »
du travail. Quelle est votre réaction ?
Vincent de Gaulejac | C’est typique de la réaction
des DRH, mais aussi, au-delà, des directions d’entreprises
confrontées à ce type de problème, et de la
classe dirigeante. Même dans les partis politiques on retrouve
cette occultation des liens qui peuvent exister entre la montée
de la souffrance et de la violence au travail et ce que les élites
appellent la modernisation, la réforme, les nécessités
de s’adapter à la globalisation. Le discours de la
direction de France Télécom est le même chez
les dirigeants de Renault, après ce qui s’est passé
à Guyancourt, chez les responsables de la police, face à
ce qui se passe dans les commissariats, et chez les responsables
administratifs de la santé, par rapport à la situation
de l’hôpital. On pourrait citer aussi le Pôle
emploi, les prisons, l’université et d’autres
entreprises publiques comme la RATP, la SNCF, La Poste.
Nous voyons un clivage entre ceux qui sont sur le terrain, comme
les médecins, les psychologues, les assistants sociaux, les
travailleurs qui vivent cette tension, et les responsables qui sont
loin du terrain et développent des prescriptions sans se
préoccuper de leurs conséquences. Jusqu’à
quelles extrémités faudra-t-il arriver pour faire
cesser cette surdité hallucinante et cette volonté
des élites de ne pas voir ce problème ?
Le cas de France Télécom est-il un phénomène
nouveau ?
Non. J’ai écrit le Coût de l’excellence
pour dénoncer les nouvelles formes de management dans les
multinationales au début des années 1990. Il y a dans
ce livre le témoignage d’un employé d’IBM
qui s’est suicidé et a laissé une explication
pour montrer les liens qui peuvent exister entre le travail et son
suicide. C’était un cas isolé. Ce qui est frappant
aujourd’hui, c’est l’accélération
du phénomène et le fait de mettre en scène
son suicide. Faute de pouvoir parler, de pouvoir mettre en mots
la souffrance, les employés l’expriment par le passage
à l’acte. Comme il y a une surdité et un aveuglement
par rapport à la violence au travail, c’est comme s’il
fallait mettre en scène quelque chose de spectaculaire pour
qu’enfin on soit entendu, pour qu’enfin on prenne en
compte le problème. D’une certaine façon, ces
salariés disent quelque chose qui dépasse leur propre
destin personnel.
Il est surprenant de n’avoir que peu d’études
sur ce phénomène…
Il en existe, mais elles ne sont pas diffusées. Le Centre
de prévention du suicide est très sensible à
cette question parce qu’il se rend compte que la tentative
de suicide et le lien avec le travail sont de plus en plus évoqués
par les personnes qui viennent les voir. Quantitativement, on n’arrive
pas à chiffrer ces cas parce que le suicide est toujours
lié à des affaires personnelles et qu’il est
aussi multifactoriel. Mais mettre en avant les problèmes
personnels, c’est vouloir nier l’ensemble des facteurs
qui entraînent le suicide, notamment le fait que les difficultés
au travail interviennent comme un facteur accélérateur.
En outre, les personnes habituées à prendre en charge
le suicide, c’est-à-dire les médecins et les
psychologues, n’ont pas la formation et les outils théoriques
qui permettent de faire le lien entre les difficultés liées
aux transformations de l’organisation du travail et les problèmes
personnels. Souvenez-vous aussi de ce médecin du travail
d’IBM qui, l’année dernière, a écrit
à sa direction et souligné la montée de l’hyperstress
sur un site de l’entreprise. La réaction de la direction
a été de le faire taire jusqu’à demander
sa radiation au Conseil de l’ordre, sous prétexte que
ce médecin sortait de ses attributions.
Mettez-vous en cause un modèle de gestion du personnel
dans des entreprises comme France Télécom ?
Absolument. Les salariés sont mis dans des obligations de
résultats chiffrées sans que soient pris en compte
les moyens nécessaires pour les atteindre. Ils se sentent
totalement instrumentalisées. Ils n’arrivent plus à
donner du sens à ce qu’ils font et aux conflits qu’ils
vivent dans leur rapport au travail. Ces nouvelles formes de gestion
du personnel et de management mettent les salariés dans des
injonctions paradoxales. On exige d’eux une mobilisation psychique
intense. Lorsque les contreparties attendues, comme la reconnaissance,
n’arrivent pas, ils se sentent floués jusqu’au
désespoir.
Les salariés expriment une souffrance et un malaise psychique,
l’angoisse de ne pas être à la hauteur, de ne
pas être performant. Ils intériorisent une image négative
d’eux-mêmes et, surtout, la perte de sens. Car on leur
impose mobilité et flexibilité sans leur expliquer
pourquoi. Transformer l’humain en ressources au service des
objectifs de l’entreprise, c’est faire du « ?moi?
» de chaque individu un capital qu’il faut faire fructifier.
C’est l’instrumentaliser par rapport à une finalité
qui est le développement de l’entreprise.
C’est l’entreprise qui devrait être un facteur
de développement de l’humain, et non pas l’humain
un facteur du développement de l’entreprise. Ce renversement
est caractéristique de « l’idéologie gestionnaire
» à laquelle adhèrent les élites dirigeantes.
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