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Origine : http://www.changement-egalite.be/spip.php?article1645
« Oh mes amis ! ainsi parle celui qui cherche la connaissance
: honte, honte, honte, telle est l’histoire de l’homme
! Et c’est pourquoi l’homme noble s’impose de
ne pas humilier les autres hommes : il s’impose la pudeur
devant tous ceux qui souffrent. » (F. NIETZSCHE, Ainsi parlait
Zarathoustra, 1885)
« J’ai honte, mais j’ai faim. » Cette phrase,
inscrite sur une pancarte en carton, par un mendiant dans le métro,
exprime parfaitement le souci de préserver sa dignité.
Comment faire pour préserver l’image de soi lorsqu’on
est acculé à la mendicité ? Mendier, c’est
se montrer aux autres dans le « dénuement »,
terme qui indique un lien entre mise à nu et misère.
Dans les deux cas, on s’expose et on se livre au regard de
l’autre sans protection. « La pauvreté n’est
pas un vice, mais elle est honteuse, car elle fait transparaître,
comme les guenilles du mendiant, la nudité d’une existence
incapable de se cacher. » [1]
Identités blessées
Éric raconte comment, lorsqu’il s’est retrouvé
à la rue, il lui a fallu trouver des moyens de survie : «
J’ai essayé de demander aux gens, de faire la manche.
Je ne pouvais pas supporter le regard des gens... J’ai cru
que ma tête allait exploser... Le regard, comme si j’étais
une merde, un inutile à la société, j’ai
pas supporté. » Et il poursuit : « Être
SDF, c’est comme si vous étiez un voyou. Vous êtes
rien du tout, la lie de la société, comme un rat !
» [2] C’est dans le regard que l’on peut avant
tout mesurer l’estime dans laquelle on vous tient. Si la honte
nait d’une image dépréciative renvoyée
au sujet, la position du mendiant est l’archétype de
la situation d’humiliation. On ne peut plus cacher sa déchéance
puisque c’est l’exposition de celle-ci qui va susciter
la compassion et la générosité. Mais comment,
dans ces conditions, se protéger du regard qui fait mal ?
« Dans notre tête, ça travaille de se sentir
rejeté. Quand on est SDF, on est déjà à
part, mais si en plus on a le regard... », raconte Lysa qui
vit dans la rue depuis deux ans.
Face à un regard invalidant, les repères habituels
qui permettent de se situer par rapport aux autres et à soi
même sont fragilisés : c’est l’identité
profonde qui est touchée. Comment, en effet, se reconnaître
dans un regard qui « déconsidère » ? Le
sujet est déchiré par des tensions contradictoires
entre la tentative pour sauvegarder son unité et l’impossibilité
d’y parvenir sans rejeter une part de lui même. Il est
confronté à une dénégation de ce qui
constitue tout ou partie de son être profond. Ce déchirement
produit une conflagration psychique. La cohérence qui fonde
les jugements de valeur est prise en défaut. Le bien et le
mal, le juste et l’injuste, l’intériorité
et l’extériorité se confondent. La confiance
en soi se perd. L’amour propre devient désamour.
Ces différents bouleversements conduisent à s’interroger
sur la nature de la souffrance dans le sentiment de honte et sur
la façon de restaurer l’identité blessée.
La considération négative
Une femme à tendance dépressive racontait en sanglotant,
dans l’un de nos groupes, que sa grand-mère, paysanne
très pauvre, lui avait dit un jour qu’elle cherchait
à la prendre en photo : « C’est inutile, c’est
du gaspillage. » Et la petite fille d’être submergée
de honte, de colère et d’impuissance devant de refus
de sa grand-mère : « Elle n’avait pas d’existence
sociale, elle n’était rien ! »
La déconsidération confronte l’individu à
une image négative qui le met dans une contradiction entre
ce qu’il lui faut être pour se faire reconnaitre socialement
et l’identité qui lui est assignée. Le chômeur
sans emploi, le vagabond sans domicile, l’inactif sans «
utilité », l’exilé sans patrie, le prisonnier
auquel on dénie son nom en l’affublant d’un matricule,
le clandestin sans papier, l’immigré sans droit...
sont tous définis par un manque.
C’est ce manque qui devient l’élément
principal de leur identité sociale. Ils ont alors le sentiment
que c’est leur existence même qui est récusée,
qu’il leur faut être différents de leurs semblables,
c’est-à-dire de tous ceux qui partagent la même
condition, mais qui sont socialement invalidés. « L’individu
stigmatisé manque rarement de manifester l’ambivalence
de ses identifications lorsqu’il voit l’un de ceux-ci
exhiber, sous le mode baroque ou pitoyable, les stéréotypes
négatifs attribués à sa catégorie. Car,
en même temps que, partageant des normes sociales, il est
dégouté par ce qu’il voit, il s’y sent
retenu par son identification sociale et psychologique (...) de
telle sorte que la répulsion se transforme en honte, et la
honte en mauvaise conscience de l’éprouver. »
[3] Il y a là un déchirement identitaire qui génère
une souffrance.
Souffrance objective, souffrance subjective
La souffrance sociale peut avoir de multiples causes que l’on
pourrait regrouper dans le tryptique répression, exploitation,
exclusion. Chacune de ces situations est douloureuse objectivement
et difficile à vivre subjectivement.
Victoria dans son récit de vie dit : « Pour mes parents,
la pauvreté, c’était de mourir de faim. Pour
moi, c’est de ne pouvoir satisfaire mes besoins. » Son
père, fils d’ouvriers agricoles, a dû quitter
sa famille à huit ans pour ne pas mourir de faim. Il s’agissait
d’une nécessité de survie. Pour Victoria, le
manque est d’une autre nature, elle n’a jamais été
privée de nourriture, mais elle ne mangeait pas ce qu’elle
souhaitait. La souffrance est associée, pour elle, à
ce jour d’hiver où elle a dû mettre les chaussures
de sa mère qui étaient bien trop grandes, faute de
pouvoir utiliser les galoches qu’elle portait d’habitude,
dans lesquelles elle était pieds nus. « Je crois que
c’est la seule fois dans mon existence où j’ai
eu très honte... On a rigolé de moi... Je crois que
j’ai pleuré. » Entre la nécessité
pour son père de quitter sa famille à huit ans pour
ne pas mourir de faim et la honte de Victoria face aux moqueries
dont elle est l’objet, parce que ses parents ne peuvent lui
payer des chaussures convenables pour aller à l’école,
la souffrance n’est pas de même nature. La honte de
Victoria est une souffrance psychique, mais cette souffrance a un
caractère objectif, elle est la conséquence concrète
de la pauvreté de la famille. En ce sens, il s’agit
bien d’une souffrance sociale.
Annie Ernaux exprime parfaitement ces rapports étroits entre
l’objectivité et la subjectivité : « L’émotion,
c’est subjectif... Mais le souvenir de mon père montant
dans un wagon de première avec un billet de seconde et sa
peur d’être remis à sa place... Mon souvenir
de cette scène est l’expression de l’humiliation
liée à la position sociale de mon père. Mon
souvenir subjectif contient quelque chose d’objectif qui est
cette réalité sociale. » [4] Un souvenir d’enfance,
c’est subjectif. La scène qui évoque une situation
réelle vécue par elle et son père est à
la fois objective et subjective, c’est-à-dire vraisemblablement
reconstruite. La peur de son père d’être «
remis à sa place » est subjective, tout comme la honte
de sa fille de le voir ainsi, la position sociale de son père,
c’est objectif. C’est cet amalgame d’éléments
de réalité et de vécu qui caractérise
la souffrance sociale. Ce sont des effets de situations concrètes
qui engendrent des émotions persistantes dont l’humiliation
et la honte sont les aspects centraux.
La déconsidération conduit à une lutte quotidienne
pour sauvegarder un minimum de dignité. Dans cette lutte,
le sujet s’expose à une confrontation entre le regard
social qui lui est renvoyé et le regard intime, « lumière
de la subjectivité » qui révèle la honte
et l’angoisse de ne pas être comme il faut. Il faut
qu’il y ait un écho dans l’intériorité
pour servir de caisse de résonance à ce regard extérieur.
L’identité est blessée de l’extérieur
par l’humiliation et de l’intérieur par les conséquences
subjectives de cette violence. Face à ces blessures, le sujet
cherche à sauvegarder son unité, à conserver
malgré tout une image recevable de lui-même. C’est
le sens de son combat pour la dignité.
Notes:
[1] E. LÉVINAS, De l’évasion, Fata Morgana,
1982.
[2] Les témoignages repris dans l’article ont été
recueillis par l’auteur et publiés dans V. DE GAULÉJAC,
Les sources de la hontes,-Desclée de Brouwer, 2008.
[3] E. GOFFMAN, Stigmate, les usages sociaux des handicaps, Éd
de Minuit, 1963.
[4] A . ERNAUX, Les armoires vides, NRF, Gallimard, 1974.
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