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Origine: http://www.letemps.ch/Page/Uuid/4961f094-534e-11e1-89d8-a599560afbea/Ce_nest_plus_le_corps_des_employ%C3%A9s_mais_leur_esprit_qui_doit_%C3%AAtre_docile_et_productif
Pour Vincent de Gaulejac, «les déceptions au travail
sont à la hauteur de l’exaltation que l’on éprouve
dans les premiers temps d’une passion». (Mark_Henley)
Le rapport au travail relève désormais de la passion
amoureuse, dénonce le sociologue Vincent de Gaulejac
Il est l’un des plus célèbres pourfendeurs
du management moderne. Sociologue français, Vincent de Gaulejac
étudie depuis plus de 30 ans les modes de gestion dans les
entreprises. Professeur à l’Université Paris
7, il ne cesse de dénoncer ces pratiques qui aliènent
les employés, depuis son enquête chez IBM relatée
dans L’Emprise de l’organisation (1979). Il était
invité mercredi soir à Genève, par la Haute
Ecole de travail social, pour parler du «travail, les raisons
de la colère», le titre de son dernier ouvrage.
Le Temps: Quelles sont les tares de la gestion actuelle ?
Vincent de Gaulejac: Le management par l’excellence, qui
s’est développé dans les entreprises anglo-saxonnes,
promu par des livres tels que In Search of Excellence (1982) , est
paradoxal. Cette culture de la haute performance est plus dynamique
que le précédent modèle taylorien, hiérarchique,
mais, en même temps, elle provoque du mal-être. Les
cadres le savent bien: il y a un lien étroit entre le stress,
le burn-out et les pratiques managériales.
Prenez par exemple les évaluations individuelles, telles
que pratiquées chez American Express. On vous donne une note
de A à E, mais pour rester dans l’entreprise, on attend
de vous que vous fassiez B, c’est-à-dire «au-dessus
des attentes». Vous devez atteindre 110%, plutôt que
100%. L’année suivante, on en attend davantage, 120%
et non plus 110%; et ainsi de suite. C’est une course en avant.
– Estimez-vous que tous les entretiens d’évaluation
tombent dans cette dérive ?
- Ce que je constate, c’est que les employés sont
de plus en plus nombreux à dire qu’ils ont le nez dans
le guidon, qu’ils pédalent de plus en plus vite.
L’avancement au mérite est perçu comme juste
par les gens. Mais derrière cette apparente justice, il y
a un leurre. La reconnaissance met tout le monde en compétition.
Si vous en recevez, votre côté narcissique est satisfait;
mais un gagnant produit forcément des perdants. Ce n’est
plus la lutte des classes, mais la lutte des places !
Les patrons promeuvent l’individualisme, avec l’avancement
au mérite, puis s’étonnent ensuite qu’il
y ait des problèmes de coopération et mettent sur
pied des séminaires de team building pour reconstruire cette
coopération.
– Vous accusez les entreprises d’utiliser les employés
comme un instrument. Mais n’était-ce pas déjà
le cas dans les années 70, quand des chronométreurs
surveillaient la cadence des salariés ?
– La différence, c’est qu’à cette
époque du capitalisme industriel, du travail à la
chaîne, on mesurait la performance physique. Je n’ai
aucune nostalgie pour cette époque. Le corps devait être
utile, docile et productif. Maintenant, il s’agit de l’énergie
psychique: on veut rendre l’esprit utile, docile et productif.
A l’époque, le travail dans les mines était
horriblement dur, mais ce que les ouvriers avaient dans la tête
n’avait aucune importance. Aujourd’hui, les entreprises
demandent que l’employé ¬adhère à
un projet, qu’il s’implique émotionnellement.
Les gens ont le sentiment alors d’être pompés,
d’être mal psychologiquement.
– Les pratiques managériales que vous dénoncez
sont celles promues par les grandes entreprises anglo-saxonnes.
Pourtant, des sociétés comme Google sont perçues
comme un idéal, un employeur de rêve par les employés…
– Google est encore une société jeune et dynamique,
portée par un projet novateur. Tant qu’une entreprise
est en expansion, les employés en bénéficient.
C’était IBM en France dans les années 70. «Jeune
et sympa.» Mais depuis, la part des employés qui s’estiment
très stressés est passée de 40 à 80%
entre 2004 et 2009, selon le médecin du travail de la société
(qui s’est fait virer pour avoir alerté la direction).
Il y avait à l’époque chez IBM une culture de
considération, de reconnaissance, avec beaucoup d’avantages
annexes. Mais la compétition s’est durcie et les actionnaires
ont mis la pression.
Le problème des emplois dans ces entreprises, comme Google
ou IBM, c’est qu’il s’agit d’un contrat
narcissique. L’entreprise ne propose pas seulement un travail,
mais un idéal de réussite, pour se réaliser,
s’épanouir. On vous propose un rapport au travail sur
les mêmes registres qu’un rapport amoureux, qui exige
une mobilisation et un engagement psychique intense. Résultat,
les déceptions sont à la hauteur de l’exaltation
que l’on éprouve dans les premiers temps d’une
passion. J’ai eu une doctorante qui s’était tellement
investie chez McDonald’s qu’elle est tombée en
dépression quand on lui a refusé une promotion. Depuis,
elle a écrit un livre, Du ketchup dans les veines, pour raconter
cette dépendance affective.
– Est-ce que des mesures concrètes, comme d’octroyer
davantage de congés – 6 semaines de vacances plutôt
que 4 – peuvent améliorer la santé des travailleurs
?
– Le temps de travail et le stress ne sont pas corrélés.
Réduire les heures ne réduit pas les tensions. Sauf
pour les métiers pénibles, comme celui de caissière
de supermarché. Pour ce genre de travail, je suis partisan
des six semaines. Par contre, pour les métiers où
l’on s’investit beaucoup, comme celui de chercheur,
de cadre, d’artiste, cela ne changera rien.
– Certaines entreprises font des efforts pour améliorer
les conditions de travail, en décrochant des labels qui promeuvent
la santé des collaborateurs…
– Mais elles restent toujours dans les mêmes paradigmes.
Elles font des indicateurs de bien-être, comme elles font
des indicateurs de qualité. Elles mesurent le bien-être,
le stress…, c’est encore de la quantophrénie
! Ce n’est pas en mesurant que l’on va résoudre
un problème, déjà connu. En mesurant, on construit
des modèles de qualité, des référentiels
de prévention qui ne font que rajouter des nouveaux tableaux
de bord, des classements, des indicateurs…, qui n’améliorent
en rien les conditions de travail! Les employés ont le sentiment
qu’on se moque d’eux. Ils entendent de grands discours
sur le bien-être alors qu’ils sont contraints de «tricher»
pour atteindre de «bons résultats». Comme les
policiers qui cumulent les contraventions plutôt que des enquêtes
de fond, pour faire du chiffre.
– Et comment changer ?
– Il faut sortir de ce paradigme! Réformer la formation
des gestionnaires et des élites. En tant qu’employés,
il faut développer des collectifs de citoyens. Rejoindre
«l’appel des appels» (www.appeldesappels.org),
qui rassemble toutes les personnes qui souffrent de ces pratiques
managériales, qui en ont marre de cette nouvelle forme de
gouvernance.
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