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«Ce n’est plus le corps des employés, mais leur esprit qui doit être docile et productif»
Sandrine Hochstrasser entretien avec Vincent de Gaulejac
Management vendredi10 février 2012

Origine: http://www.letemps.ch/Page/Uuid/4961f094-534e-11e1-89d8-a599560afbea/Ce_nest_plus_le_corps_des_employ%C3%A9s_mais_leur_esprit_qui_doit_%C3%AAtre_docile_et_productif

Pour Vincent de Gaulejac, «les déceptions au travail sont à la hauteur de l’exaltation que l’on éprouve dans les premiers temps d’une passion». (Mark_Henley)

Le rapport au travail relève désormais de la passion amoureuse, dénonce le sociologue Vincent de Gaulejac

Il est l’un des plus célèbres pourfendeurs du management moderne. Sociologue français, Vincent de Gaulejac étudie depuis plus de 30 ans les modes de gestion dans les entreprises. Professeur à l’Université Paris 7, il ne cesse de dénoncer ces pratiques qui aliènent les employés, depuis son enquête chez IBM relatée dans L’Emprise de l’organisation (1979). Il était invité mercredi soir à Genève, par la Haute Ecole de travail social, pour parler du «travail, les raisons de la colère», le titre de son dernier ouvrage.

Le Temps: Quelles sont les tares de la gestion actuelle ?

Vincent de Gaulejac: Le management par l’excellence, qui s’est développé dans les entreprises anglo-saxonnes, promu par des livres tels que In Search of Excellence (1982) , est paradoxal. Cette culture de la haute performance est plus dynamique que le précédent modèle taylorien, hiérarchique, mais, en même temps, elle provoque du mal-être. Les cadres le savent bien: il y a un lien étroit entre le stress, le burn-out et les pratiques managériales.

Prenez par exemple les évaluations individuelles, telles que pratiquées chez American Express. On vous donne une note de A à E, mais pour rester dans l’entreprise, on attend de vous que vous fassiez B, c’est-à-dire «au-dessus des attentes». Vous devez atteindre 110%, plutôt que 100%. L’année suivante, on en attend davantage, 120% et non plus 110%; et ainsi de suite. C’est une course en avant.

– Estimez-vous que tous les entretiens d’évaluation tombent dans cette dérive ?

- Ce que je constate, c’est que les employés sont de plus en plus nombreux à dire qu’ils ont le nez dans le guidon, qu’ils pédalent de plus en plus vite.

L’avancement au mérite est perçu comme juste par les gens. Mais derrière cette apparente justice, il y a un leurre. La reconnaissance met tout le monde en compétition. Si vous en recevez, votre côté narcissique est satisfait; mais un gagnant produit forcément des perdants. Ce n’est plus la lutte des classes, mais la lutte des places !

Les patrons promeuvent l’individualisme, avec l’avancement au mérite, puis s’étonnent ensuite qu’il y ait des problèmes de coopération et mettent sur pied des séminaires de team building pour reconstruire cette coopération.

– Vous accusez les entreprises d’utiliser les employés comme un instrument. Mais n’était-ce pas déjà le cas dans les années 70, quand des chronométreurs surveillaient la cadence des salariés ?

– La différence, c’est qu’à cette époque du capitalisme industriel, du travail à la chaîne, on mesurait la performance physique. Je n’ai aucune nostalgie pour cette époque. Le corps devait être utile, docile et productif. Maintenant, il s’agit de l’énergie psychique: on veut rendre l’esprit utile, docile et productif. A l’époque, le travail dans les mines était horriblement dur, mais ce que les ouvriers avaient dans la tête n’avait aucune importance. Aujourd’hui, les entreprises demandent que l’employé ¬adhère à un projet, qu’il s’implique émotionnellement. Les gens ont le sentiment alors d’être pompés, d’être mal psychologiquement.

– Les pratiques managériales que vous dénoncez sont celles promues par les grandes entreprises anglo-saxonnes. Pourtant, des sociétés comme Google sont perçues comme un idéal, un employeur de rêve par les employés…

– Google est encore une société jeune et dynamique, portée par un projet novateur. Tant qu’une entreprise est en expansion, les employés en bénéficient. C’était IBM en France dans les années 70. «Jeune et sympa.» Mais depuis, la part des employés qui s’estiment très stressés est passée de 40 à 80% entre 2004 et 2009, selon le médecin du travail de la société (qui s’est fait virer pour avoir alerté la direction). Il y avait à l’époque chez IBM une culture de considération, de reconnaissance, avec beaucoup d’avantages annexes. Mais la compétition s’est durcie et les actionnaires ont mis la pression.

Le problème des emplois dans ces entreprises, comme Google ou IBM, c’est qu’il s’agit d’un contrat narcissique. L’entreprise ne propose pas seulement un travail, mais un idéal de réussite, pour se réaliser, s’épanouir. On vous propose un rapport au travail sur les mêmes registres qu’un rapport amoureux, qui exige une mobilisation et un engagement psychique intense. Résultat, les déceptions sont à la hauteur de l’exaltation que l’on éprouve dans les premiers temps d’une passion. J’ai eu une doctorante qui s’était tellement investie chez McDonald’s qu’elle est tombée en dépression quand on lui a refusé une promotion. Depuis, elle a écrit un livre, Du ketchup dans les veines, pour raconter cette dépendance affective.

– Est-ce que des mesures concrètes, comme d’octroyer davantage de congés – 6 semaines de vacances plutôt que 4 – peuvent améliorer la santé des travailleurs ?

– Le temps de travail et le stress ne sont pas corrélés. Réduire les heures ne réduit pas les tensions. Sauf pour les métiers pénibles, comme celui de caissière de supermarché. Pour ce genre de travail, je suis partisan des six semaines. Par contre, pour les métiers où l’on s’investit beaucoup, comme celui de chercheur, de cadre, d’artiste, cela ne changera rien.

– Certaines entreprises font des efforts pour améliorer les conditions de travail, en décrochant des labels qui promeuvent la santé des collaborateurs…

– Mais elles restent toujours dans les mêmes paradigmes. Elles font des indicateurs de bien-être, comme elles font des indicateurs de qualité. Elles mesurent le bien-être, le stress…, c’est encore de la quantophrénie ! Ce n’est pas en mesurant que l’on va résoudre un problème, déjà connu. En mesurant, on construit des modèles de qualité, des référentiels de prévention qui ne font que rajouter des nouveaux tableaux de bord, des classements, des indicateurs…, qui n’améliorent en rien les conditions de travail! Les employés ont le sentiment qu’on se moque d’eux. Ils entendent de grands discours sur le bien-être alors qu’ils sont contraints de «tricher» pour atteindre de «bons résultats». Comme les policiers qui cumulent les contraventions plutôt que des enquêtes de fond, pour faire du chiffre.

– Et comment changer ?

– Il faut sortir de ce paradigme! Réformer la formation des gestionnaires et des élites. En tant qu’employés, il faut développer des collectifs de citoyens. Rejoindre «l’appel des appels» (www.appeldesappels.org), qui rassemble toutes les personnes qui souffrent de ces pratiques managériales, qui en ont marre de cette nouvelle forme de gouvernance.