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Origine : www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-de-psychosociologie-2010-2-page-51.htm
Vincent de Gaulejac « RPS : Quels diagnostics ? Enjeux scientifiques
et politiques », Nouvelle revue de psychosociologie 2/2010
(n° 10), p. 51-70.
Vincent de Gaulejac , professeur à l’université
Paris-Diderot, directeur du Laboratoire de changement social, Membre
fondateur de l’Institut international de sociologie clinique
www.vincentdegaulejac.com
Les suicides à Renault Guyancourt et France Télécom
ont déclenché une prise de conscience sur le mal-être
au travail, dans le monde politique. Un débat s’est
alors engagé sur « les risques psychosociaux ».
Différents experts ont été mobilisés
dans un débat médiatique important. Des commissions
ont été sollicitées, des rapports ont été
rédigés. À travers ces contributions, il est
possible de repérer différentes problématiques,
des oppositions et des complémentarités, un chevauchement
des constats, mais aussi des divergences qui débouchent sur
des propositions très diversifiées. Pour le sociologue
clinicien, penser le traitement d’une situation de malaise
social n’est pas dissociable du diagnostic qu’il en
fait. C’est pourquoi il importe de déceler, à
partir de différentes approches, la façon dont la
question est abordée, comment elle est analysée, et
comment la problématique choisie détermine les remèdes
proposés.
Pour mener notre analyse, nous avons choisi de retenir trois «
entrées » : le rapport remis en 2008 au ministre du
Travail sur « la détermination, la mesure et le suivi
des risques psychosociaux au travail », rédigé
par Patrick Légeron et Philippe Nasse ; le rapport de la
Commission de réflexion sur la souffrance au travail mis
en place à l’Assemblée nationale fin 2009 par
Jean-François Copé ; le rapport « Bien-être
et efficacité au travail – dix propositions pour améliorer
la santé psychologique au travail », remis au Premier
ministre en février 2010 par Henri Lachmann, Christian Larose
et Muriel Pénicaud. Ce choix est sans nul doute partiel,
mais il croise des expertises issues de milieux différents,
il permet de poser un regard sur un certain « état
de l’art ». Il permet également de montrer comment
les politiques abordent aujourd’hui la question.
Nous avons été personnellement impliqué dans
les travaux de deux de ces commissions : comme expert auditionné
dans la commission parlementaire en décembre 2009, puis comme
consultant pour tirer des conclusions critiques par le comité
d’experts chargé de mettre en œuvre les recommandations
du rapport Nasse-Légeron. Nous avons choisi, dans cet article,
de rester à un niveau descriptif. Nous avons analysé
par ailleurs l’évolution des modes d’organisation
du travail et leurs conséquences sur les travailleurs dans
une perspective de sociologie clinique. Les travaux du laboratoire
de changement social, menés depuis trente ans, sont des références
connues dans ce domaine (cf. bibliographie). En conclusion, nous
indiquerons quelques pistes de réflexions. La question des
risques psychosociaux doit être abordée comme un phénomène
social total qui met en perspective le registre du mal-être
individuel, le registre du travail, de ses modalités d’organisation
et de management, le registre de l’imaginaire organisationnel
et de l’idéologie gestionnaire qui domine le monde
de l’entreprise, et le registre du système socio-économique,
en particulier le développement du capitalisme financier.
Rapport sur la détermination, la mesure et le suivi
des risques psychosociaux au travail [1.]
En 2008, Xavier Bertrand, alors ministre du Travail, confie à
Philippe Nasse, magistrat et statisticien, et Patrick Légeron,
médecin psychiatre et consultant, le soin de rédiger
un rapport sur les risques psychosociaux. Le rapport commence par
le résumé suivant :
« Les risques psychosociaux posent un ensemble de problèmes
divers, complexes et importants du fait du poids de leurs conséquences.
Parce qu’ils se développent à la frontière
entre la sphère privée (le psychisme individuel) et
la sphère sociale (les collectifs d’individus au travail),
ils sont au cœur de beaucoup de conflits. Les oppositions d’intérêts
qui les traversent entraînent une multiplication des points
de vue et des approches et, finalement, une certaine confusion dans
les concepts, leurs modes d’analyse et le repérage
de leurs causes ou de leurs effets.
C’est pourquoi nous avons d’abord cherché à
fixer clairement les concepts utilisés, puis à tracer
une voie d’observation des faits couverts par ces concepts
qui soient aussi dégagés que possible des contingences
conflictuelles qui les entourent. Le rapport fixe l’objet
principal de l’étude : le couple formé par la
santé psychique de l’individu et ses conditions sociales
de travail ; il détaille ensuite les méthodes d’observation
de ce couple scientifiquement neutres et fiables.
À cette fin, nous avons tenu le plus grand compte des méthodes
utilisées par d’autres pays connaissant des problèmes
de risques psychosociaux analogues aux nôtres, mais plus avancés
que nous ne le sommes dans leur détection, leur mesure et
leur traitement. La méthode repose toujours sur la mise en
œuvre d’enquêtes psychosociales, dont la fiabilité
statistique est éprouvée, et sur des questionnaires
validés et rodés par de multiples expériences.
Il n’existe, de par le monde, qu’un nombre limité
de ces questionnaires : nous recommandons que le choix final en
soit fait au terme d’une procédure d’«
expertise collective » validée par le respect des normes
correspondant à l’état de l’art en l’espèce,
et tenant compte de la démarche européenne dans ce
domaine : nous obtiendrons ainsi l’indicateur global qui,
aujourd’hui, fait défaut.
En définitive, nous pensons que privilégier l’observation
des faits relatifs à des concepts précis et selon
des méthodes scientifiquement éprouvées est
la meilleure façon d’établir, dans notre pays,
un consensus minimum sur la reconnaissance des risques psychosociaux
ramenés à des faits et sur leur mesure objective,
permettant à la puissance publique, aux entreprises et aux
partenaires sociaux d’envisager, ensuite, d’agir ensemble.
Nous pensons qu’il faut observer avant d’expliquer,
car à rechercher d’abord les causes des risques psychosociaux
sans avoir convenu de leur observation, on entre de front dans les
débats sur les responsabilités de ces causes, ce qui
empêche tout dialogue constructif. »
Au total, le rapport aboutit aux neuf propositions d’action
:
* Construire un indicateur global tiré d’une enquête
psychosociale évaluant simultanément les conditions
sociales de travail et l’état psychologique du sujet
;
* Utiliser comme indicateurs spécifiques les enquêtes
nationales existantes et développer des indicateurs spécifiques
supplémentaires à partir des mouvements de main-d’œuvre,
des arrêts maladie de courte durée et en exploitant
les rapports de la médecine du travail et des inspecteurs
du travail ;
* Lancer des expériences pilotes dans la fonction publique
;
* Analyser le rôle des incitations dans le fonctionnement
de la branche Accidents du travail et maladies professionnelles
de la cnam-ts ;
* Recenser les suicides de salariés au travail et procéder
à une analyse psychosociale (« autopsie psychologique
») ;
* Lancer une campagne publique d’information sur le stress
au travail ;
* Former les acteurs au sein de l’entreprise et renforcer
leur rôle ;
* Créer un portail Internet pour l’information des
entreprises et des salariés ;
* Charger le futur Conseil d’orientation des conditions de
travail de suivre la mise en œuvre de ces actions.
Commentaires
La première phrase du rapport illustre l’ambiguïté
de la mission confiée aux deux auteurs et leur difficulté
à trouver un positionnement clair entre les enjeux scientifiques
et les enjeux politiques. L’un est statisticien, l’autre
psychiatre. Comment aborder une question qui « pose un ensemble
de problèmes divers, complexes et importants […] au
cœur de beaucoup de conflits et d’oppositions d’intérêts
» ? D’emblée est posé le caractère
conflictuel des enjeux autour des risques psychosociaux et de la
discussion sur les causes du mal-être. Pour autant, les auteurs
ne proposent pas une alternative pour sortir de la confusion. Plutôt
que d’analyser les oppositions d’intérêts
et les différences de point de vue, ils proposent d’abandonner
la discussion sur les causes pour dégager un consensus sur
l’observation du phénomène et la construction
d’un indicateur de mesure. Cette neutralisation du débat
de fond, sous couvert d’objectivation du phénomène,
est une pratique courante dans les milieux dirigeants et dans certains
milieux scientifiques. Surtout, ne pas prendre parti. On déplace
alors le focus sur des questions de méthodes pour ne pas
avoir à se prononcer sur le fond.
Au départ l’objet du rapport est défini très
précisément. Il s’agit d’analyser «
le couple formé par la santé psychique de l’individu
et ses conditions sociales de travail » (p. 4). La problématique
initiale pose l’origine des risques psychosociaux «
là ou les comportements psychiques individuels les plus intimes
entrent en symbiose avec les comportements sociaux les plus complexes
: ceux des hommes au travail » (p. 5). En conséquence,
il convient de mobiliser des théories, des connaissances
et des chercheurs issus d’horizons différents, au premier
chef la médecine, la sociologie, l’ergonomie, voire
l’anthropologie. Ces apports de connaissance savante doivent
être complétés par les expériences accumulées
sur le terrain avec les partenaires sociaux et les praticiens. On
ne peut qu’approuver l’idée de conjuguer des
savoirs théoriques et des savoirs expérientiels pour
aborder une question aussi complexe qui touche un problème
dont l’existence est « quasi unanimement partagée
» (p. 5). Les auteurs proposent de dépasser l’opposition
artificielle entre les approches qui mettent l’accent sur
les aspects individuels et médicaux et celles qui mettent
l’accent sur les aspects collectifs en se centrant sur les
conditions de travail.
Malheureusement, le rapport ne va pas au-delà de cette déclaration
d’intention. L’argument utilisé laisse perplexe
: « Il n’y a aucun consensus sur l’identification
des causes des risques psychosociaux, sur la mesure de leur occurrence
et, a fortiori, sur le sens des actions qui pourraient être
entreprises pour les prévenir, guérir ou réparer
» (p. 5). Nous n’en saurons pas plus sur les différences
de point de vue, la nature des divergences, les enjeux théoriques,
idéologiques et politiques qui sont à l’œuvre.
Nous n’en saurons pas beaucoup plus sur les liens existant
entre la santé psychique et les conditions de travail. On
assiste alors à une série de « déplacements
» dans la suite du rapport. Faute de traiter l’objet
initial, les auteurs vont s’engager dans un débat méthodologique
sur la construction d’un indicateur global pour mesurer le
stress. Le propos n’est plus d’analyser les causes,
mais de « faciliter l’amorce d’un consensus sur
la constitution d’une information statistique scientifiquement
organisée et expérimentalement éprouvée
de sorte qu’elle soit aussi peu que possible contestable et,
par sa neutralité, puisse servir d’appui à la
reconnaissance, par tous les acteurs intéressés, de
la nature, de l’étendue et de l’intensité
des risques évoqués » (p. 5). L’idée
est de cibler le stress par la construction d’un « indicateur
majeur de l’observation du risque psychosocial. Cet indicateur
résulterait de l’observation simultanée de l’état
de la santé mentale et de l’exposition aux risques
[…]. Ces enquêtes devraient n’intégrer
que le minimum indispensable de théories explicatives, basées
sur les modèles les plus usuels, les plus courants, les plus
souvent mis en œuvre notamment au plan international pour permettre
de situer la France par benchmarking. L’objectif serait d’obtenir
une mesure aussi incontestable que possible de l’existence
et de l’intensité des troubles individuellement ressentis
dans l’environnement du travail » (p. 18).
La position défendue par les deux auteurs laisse perplexe
: l’existence du stress dépendrait de la capacité
des scientifiques à le mesurer ; l’objectivité
ne peut être atteinte qu’à condition de mettre
de côté les théories explicatives ; la neutralité
consisterait à se référer au modèle
anglo-saxon ; il suffirait de pouvoir comparer l’évolution
des indicateurs pour que les acteurs aient enfin conscience de l’existence
du problème et de la nécessité d’agir.
La statistique n’est plus un outil pour aider à comprendre,
elle devient la clé explicative, le sésame de l’objectivité,
la cheville ouvrière du consensus d’approche. Les divergences
sur l’analyse des causes et des actions à mener sont
ainsi annulées par un déplacement sur des questions
de méthodes. L’objectif poursuivi par les deux auteurs
n’est plus d’identifier le problème mais d’aboutir
à un consensus. Ils font le constat que le problème
suscite des positions antagonistes, sur le diagnostic comme sur
les réponses à apporter, dans les registres scientifique,
politique et pratique. En conséquence, ils renoncent à
le traiter, et proposent d’en traiter un autre, là
où un consensus serait possible. À aucun moment n’est
évoqué le fait que les divergences sur le diagnostic
s’exprimeront tout autant sur les hypothèses sous-jacentes
à la construction de l’indicateur et surtout sur l’interprétation
de ses variations.
Mais la quête de consensus débouche, en définitive,
sur l’imposition d’un modèle. La discussion sur
les paradigmes au fondement de la méthode proposée
est évacuée. Les approches expérimentales et
cognitivistes sont présentées comme les seules ayant
une validité scientifique et les seules bénéficiant
d’une reconnaissance internationale. Le questionnaire est
présenté comme l’outil privilégié
d’une expertise collective d’élaboration. Les
intentions de départ sur la pluridisciplinarité intégrant
la sociologie et l’anthropologie sont abandonnées parce
qu’elles ne font pas consensus. Comme on ne peut tomber d’accord
sur l’explication, on se concentre sur l’observation.
La question des risques psychosociaux se réduit alors à
un débat sur les méthodes d’observation et la
traduction du problème en indicateurs mesurables.
La démarche aboutit à un déni du problème
et à un déni de la démocratie. Au lieu de traiter
l’absence de consensus dans un débat démocratique,
de proposer des espaces collectifs de mise en perspective des points
de vue, d’engager une discussion publique sur les positions
des uns et des autres, les deux auteurs préconisent un débat
technocratique, confié à des experts, en l’absence
des acteurs les plus concernés, pour mettre en place un indicateur
de mesure. Et ils présentent cette démarche comme
le préalable nécessaire à toute autre démarche.
Cette volonté affirmée de recherche d’objectivité
conduit à légitimer une conception comportementaliste
et positiviste. Les prémisses de départ sur la complexité,
sur les liens entre les conflits psychiques et les conditions de
travail, sur l’implication des partenaires sociaux, sur l’expérience
vécue des salariés, sont abandonnées. Sous
prétexte de neutralité, la subjectivité est
neutralisée. Sous prétexte d’objectivité,
les enjeux de pouvoir sont occultés. Sous prétexte
de pragmatisme, le débat sur les causes est escamoté.
Le problème est confié à des experts qui vont
discuter sur la construction d’indicateurs, développer
des enquêtes, lancer des expériences pilotes et des
campagnes d’information, recenser les suicides, créer
un portail Internet pour l’information des entreprises et
des salariés… Comme si toutes ces mesures allaient
permettre d’aboutir « à un consensus sur la nécessité
d’agir » (p. 42). Alors que les indicateurs déjà
disponibles montrent un accroissement constant de tous les symptômes
du mal-être au travail, il faudrait faire la démonstration
objective de la nécessité d’agir. Alors que
tous les acteurs concernés ne cessent de tirer la sonnette
d’alarme, il faudrait réfléchir, entre experts,
sur une alarme qui fasse consensus.
Suite à ce rapport, un collège d’expertise
sur le suivi des risques psychosociaux au travail a été
constitué autour de Michel Gollac, administrateur à
l’insee, composé d’une vingtaine d’experts.
La problématique retenue par ce collège est intéressante.
Elle débute par la mise en évidence d’une contradiction
sur l’objet même de sa mission : « Que sont les
risques psychosociaux ? Le terme de “risques psychosociaux”
au travail ne correspond pas à un concept scientifique précis.
Toutefois, l’épidémiologie, notamment, utilise
couramment la notion de facteurs de risques psychosociaux. »
Une note en bas de page précise : « La Commission universitaire
pour la santé et la sécurité au travail les
définit comme les risques qui découlent de l’interaction
entre les individus et de l’interaction de l’individu
avec son travail. » On perçoit ici l’embarras
des membres de ce collège : comment mesurer un phénomène
aussi vague et mal défini ? L’aveu qui suit est tout
aussi remarquable : « Bien qu’indéfinissable,
les épidémiologistes notamment utilisent cette notion.
» Comment mesurer un phénomène qu’on ne
sait pas définir ? Qu’importe que l’on ne sache
pas ce que l’on mesure du moment que l’on mesure !
L’examen des deux rapports précédents met en
évidence l’importance d’une discussion sur les
paradigmes qui fondent les positions des experts et la nécessité
d’un débat scientifique pluridisciplinaire sur les
différentes façons d’aborder la question des
« risques psychosociaux ». Les deux rapports que nous
allons examiner ont une tonalité assez différente.
Initiés par l’Assemblée nationale pour l’un
et le Premier ministre pour le second, ils ouvrent un débat
plus politique.
Commission de réflexion sur la souffrance au travail
[2].
Au cours de l’été 2009, les médias commentent
abondamment les suicides à répétition, en particulier
à France Télécom. Jean-François Copé,
responsable du groupe ump à l’Assemblée nationale,
constitue une commission composée de députés
et d’experts de toutes sensibilités. La commission
se donne pour objet d’identifier les causes de la souffrance
au travail à partir de quatre constats : les nouvelles organisations
du travail abolissent les règles existantes ; les nouvelles
technologies bouleversent les conditions de travail ; le management
apparaît souvent à la fois inadapté et démuni
; le système de santé est partiellement inadapté
à ces nouveaux défis.
L’introduction du rapport donne une tonalité volontaire
et politique à la réflexion fondée sur le refus
de la fatalité et la nécessité d’agir
:
« Nous refusons en préalable toutes les simplifications
abusives, à commencer par l’amalgame entre souffrance
et travail.
Le travail, ce n’est pas la souffrance. Un pays qui met ces
deux notions sur un pied d’égalité n’a
pas d’avenir. L’absence de travail est même souvent
l’une des grandes causes de souffrance dans nos sociétés.
En effet, parce qu’il mobilise le corps, l’intelligence
et la subjectivité, il reste, qu’il soit salarié
ou pas, la source incontournable de l’émancipation
et de l’accomplissement de soi. Dans le même temps,
il agit comme le principal médiateur social : le travail
est un moyen privilégié d’entrer en relation
avec autrui.
Dans le même esprit, nous refusons d’opposer chefs
d’entreprises et salariés, en caricaturant leurs relations
en rapports bourreaux/victimes. Ce serait commettre une erreur fondamentale
d’appréciation car tous sont susceptibles d’être
affectés par la souffrance au travail. Ce serait aussi condamner
la première piste de solution qui consiste à favoriser
une prise de conscience partagée d’une réalité
souvent niée et à rétablir la confiance entre
tous les acteurs concernés.
Enfin, compte tenu de ce qui précède, et parce que
les mots ont un sens, nous souhaitons élargir de façon
positive notre approche de ces problématiques. L’identification,
la dénonciation, et surtout l’action contre les situations
de souffrance sont essentielles, mais elles doivent s’accompagner
d’une démarche valorisant le “travailler mieux”
ou le “mieux-être au travail”.
Les suicides récents dans les grandes entreprises ont amené
la fin d’un tabou : dans un grand nombre de cas, le travail
lui-même est malade. »
Commentaires
Les auteurs choisissent délibérément d’évoquer
« la souffrance au travail » dans le titre, tout en
indiquant, dans la première phrase, « le travail n’est
pas la souffrance », bien au contraire, le travail est «
la source incontournable de l’émancipation et de l’accomplissement
de soi ». La contradiction entre souffrance et émancipation
n’est pas analysée, mais elle n’est pas éludée.
De même la contradiction entre le constat que « le travail
lui-même est malade » et l’affirmation d’une
démarche volontariste pour « travailler mieux ».
Le politique s’affirme ici dans un pragmatisme ancré
dans l’écoute de la plainte citoyenne, sensible aux
manifestations de la souffrance sociale, mais en même temps
responsable sinon du mal-être lui-même, du moins de
la nécessité d’apporter des solutions concrètes.
On peut donc dénoncer, mais à condition de rester
dans l’approche « positive », valorisant des solutions
pour « travailler mieux ».
Le deuxième paragraphe est encore plus politique : «
Nous refusons d’opposer chefs d’entreprises et salariés.
» Il ne faudrait pas réveiller les vieux discours sur
la lutte des classes et les oppositions stériles entre patrons
et ouvriers. D’autant que les uns comme les autres «
sont susceptibles d’être affectés par la souffrance
au travail ». Face à la souffrance, il n’y a
pas d’inégalités. Le problème ne renvoie
donc pas à des contradictions structurelles entre le capital
et le travail, à des oppositions d’intérêts
entre les actionnaires et les travailleurs, entre les dirigeants
et les salariés mais à la responsabilité de
tous. Les auteurs invitent à sortir d’une vision manichéenne
qui opposerait des victimes à des bourreaux pour élaborer
une vision commune basée sur la confiance réciproque,
le pragmatisme afin de favoriser une prise de conscience partagée.
Ils défendent une conception libérale des rapports
sociaux qui valorise l’engagement individuel, la responsabilité
de chacun quant à l’amélioration de son sort,
la motivation et la bonne volonté pour améliorer ses
conditions d’existence. Les enjeux de pouvoir et de domination
ne sont pas de mise dans la recherche d’un consensus et de
solutions dans lesquelles chaque individu a sa place, à égalité,
quelle que soit sa condition.
Dans cette perspective, le rapport note que, si les indicateurs
de santé au travail sont clairement préoccupants,
les conditions de travail se sont améliorées, que
le temps passé au travail a diminué. Au passage, les
35 heures sont mentionnées comme responsables de cette dégradation
: « Pourtant pensées et expliquées comme une
mesure historique en faveur du salarié et de sa qualité
de vie, [les 35 heures] ont en réalité conduit à
une intensification et à une densification du travail. Alors
même que la productivité horaire des Français
est déjà parmi la plus élevée au monde,
les 35 heures ont mécaniquement entraîné la
disparition des pauses et des temps collectifs d’échanges
qui avaient pour mérite, non seulement de permettre au salarié
de récupérer, mais aussi de renforcer le tissu social,
de construire le vivre ensemble » (p. 11). Belle envolée
qui attribue à la diminution du temps légal la responsabilité
de l’intensification et non à l’absence d’embauches
supplémentaires, au refus de payer des heures supplémentaires,
ou encore à la recherche intensive de productivité.
Les dirigeants d’entreprise, mais aussi les gouvernements
qui ont demandé aux salariés de faire plus en moins
de temps, plutôt que de compenser les conséquences
de la loi, sont ainsi dédouanés. Ce qui est la conséquence
de décisions politiques est présenté comme
un effet mécanique, totalement indépendant des décisions
prises par les dirigeants.
Ces prémisses étant posées le diagnostic débouche
sur un catalogue de bonnes intentions :
« Rétablir le dialogue dans le monde du travail. »
L’analyse ne donne pas d’éléments pour
comprendre pourquoi ce dialogue ne fonctionne pas. On peut d’ailleurs
constater l’absence de représentants des organisations
syndicales dans la commission et leur quasi-absence parmi les personnes
auditionnées. Dans le même temps, les conflits sociaux
font rage, que ce soit du côté des salariés
du privé qui voient leurs usines fermer alors que leur entreprise
engrange des profits, ou du côté du public dans lequel
on réduit les effectifs alors qu’ils sont déjà
insuffisants pour assurer un fonctionnement normal.
« Réhumaniser le monde du travail, faire confiance
à la personne, respecter son identité professionnelle,
valoriser les mémoires vives de l’entreprise. »
On fait appel à la morale et à l’éthique
pour réinsuffler de l’humain, de la considération,
du respect et de la confiance. Dans un univers de plus en plus chaotique,
instable et incertain, cet appel à la bonne volonté
est touchant mais peu convaincant. Encore faudrait-il décrire
les causes profondes de la déshumanisation, de la défiance,
de la perte de mémoire, de la remise en question des identités
de métier.
« Il faut passer de la simple gestion à la valorisation
des ressources humaines. » Le paradigme des théories
du capital humain est à l’œuvre. Chaque individu
est considéré comme un capital qu’il convient
de valoriser, de faire fructifier. Il convient donc, à côté
de la valeur financière, de « mesurer le capital immatériel
» pour mieux valoriser le capital humain, pour mieux valoriser
l’homme comme ressource de l’entreprise.
« Renforcer la démocratie entrepreneuriale et sociale.
» Il ne s’agit pas ici de défendre les lois Auroux
qui donnaient un droit d’expression collective aux salariés
en garantissant la possibilité de se réunir, sur le
lieu et pendant les heures de travail, pour échanger sur
leurs conditions de travail. Il ne s’agit pas de « donner
le pouvoir au “peuple des salariés” comme le
suggère le terme de “démocratie”. Il ne
s’agit pas de donner aux travailleurs des droits nouveaux,
ni de les intégrer dans les instances de décisions.
Il s’agit seulement de leur rendre “l’entreprise
intelligible” en diffusant une information sur les décisions
de la direction et “pourquoi pas, avec le bulletin de salaire,
des éléments relatifs à la stratégie
et aux actions de l’entreprise”. La démocratie
entrepreneuriale est en marche ! S’ils étaient mieux
informés, les salariés seraient tous disposés
à partager la stratégie et la vision de l’entreprise
pour leur permettre de mieux cerner leur contribution à la
mise en œuvre du projet collectif » (p. 19).
« Créer des boîtes à outil et protocoles
» : la commission préconise de mettre des guides à
disposition des dirigeants, cadres et salariés, en particulier
dans les pme qui sont « les orphelines de la prévention
». Ces guides répondraient à toutes les questions
: Que faire ? À qui s’adresser ? Quels sont vos droits
? Quels sont les indicateurs pour établir un diagnostic ?
Quelles démarches engager ? Ce guide pourrait être
complété par des protocoles de prévention prévoyant
des procédures d’accompagnement des salariés
et des managers, la création de « hotlines »
d’écoute et de conseil anonymes et gratuites, la procédure
à adopter en cas de décès. Il s’agit
de proposer des modes d’emploi de la souffrance, de définir
des référentiels et des procédures, pour insérer
le mal dans un cadre prescriptif et normatif de prise en charge
des personnes. On déplace ainsi le problème au niveau
des personnes qui souffrent, faute de pouvoir intervenir sur ce
qui les fait souffrir. Le guide permet de mettre en œuvre un
simulacre de prévention qui ne permet pas d’agir sur
les causes de la souffrance, tout au plus sur ses conséquences
individuelles.
« Créer une certification santé et qualité
de vie au travail » sur le modèle des certifications
iso. Elle serait attribuée sur des critères fixes
et donnerait lieu à des classements : Bronze, Argent et Or.
Elle permettrait de bénéficier d’avantages fiscaux
pour l’entreprise. Le challenge, la certification et la mesure
des performances sont présentés comme des solutions
alors que les principes mêmes qui les fondent sont une des
causes du mal-être. Comme si la traduction de la souffrance
en indicateurs, permettant de mesurer les performances des entreprises
sur le front du mal-être, allait améliorer la situation.
Le travail de la commission illustre un phénomène
courant en politique. Au départ, une volonté réelle
de s’attaquer au problème, d’en analyser les
causes, d’élaborer des solutions. En chemin, l’abandon
des éléments qui risquent de questionner les logiques
structurelles, les enjeux de pouvoir, les paradigmes à partir
desquels on pense la société. À l’arrivée,
des mesures qui passent à côté de leur objet,
quand elles ne contribuent pas à accentuer les problèmes.
Bien-être et efficacité au travail – dix
propositions pour améliorer la santé psychologique
au travail (février 2010)
Le Premier ministre ne voulant pas être en reste par rapport
au chef de la majorité parlementaire, décide de confier
au Conseil économique, social et environnemental une mission
sur le bien-être et l’efficacité au travail.
Un rapport est remis en février 2010, présenté
par Henri Lachmann, président du conseil de surveillance
de Schneider Electric, Christian Larose, vice-président du
Conseil économique, social et environnemental, membre de
la cgt, Muriel Pénicaud, directrice des ressources humaines
chez Danone. La commission était principalement constituée
de dirigeants d’entreprise qui affirment, dans l’avant-propos,
leur volonté de sortir de la problématique de la souffrance
au travail pour repenser les rapports entre l’économique
et le social :
« Le 5 novembre 2009, le Premier ministre nous a demandé
de lui proposer des mesures pour améliorer les conditions
de santé psychologique au travail. Le présent rapport
est le fruit de nos travaux, qui se sont déroulés
du 15 novembre 2009 au 15 février 2010. Il ne s’agit
pas d’un rapport d’experts mais de “praticiens”
: notre ambition était de mettre notre connaissance pratique
du monde des salariés et de l’entreprise au service
de ce sujet. Les dix propositions qui suivent, centrées sur
l’entreprise privée, sont le reflet de nos expériences
respectives, des nombreuses auditions que nous avons menées,
mais aussi d’une conviction commune, celle que le sujet de
la santé au travail réconcilie le social et l’économique.
Investir dans la santé au travail est d’abord une obligation
sur le plan humain : de plus, ce n’est pas une charge, c’est
un atout pour la performance. Parce que social, santé, organisation
et management sont indissociables, nous n’avons pas souhaité
entrer dans le sujet sous l’angle du seul traitement de la
souffrance : pour nous, l’amélioration de la santé
psychologique au travail ne doit pas se limiter à la gestion
du stress professionnel. Le vrai enjeu est le bien-être des
salariés et leur valorisation comme principale ressource
de l’entreprise. En France, la fierté du travail bien
fait occupe une place importante. Le métier n’est pas
qu’une source de rémunération : il est partie
prenante de l’épanouissement personnel, de l’intégration
et du lien social. Ce lien essentiel avec le travail place l’entreprise
au cœur des solutions. [Après une définition
du stress, suit l’exposé de dix propositions.]
* L’implication de la direction générale et
de son conseil d’administration est indispensable. L’évaluation
de la performance doit intégrer le facteur humain, et donc
la santé des salariés.
* La santé des salariés est d’abord l’affaire
des managers, elle ne s’externalise pas. Les managers de proximité
sont les premiers acteurs de santé.
* Donner aux salariés les moyens de se réaliser dans
le travail. Restaurer des espaces de discussion et d’autonomie
dans le travail.
* Impliquer les partenaires sociaux dans la construction des conditions
de santé. Le dialogue social, dans l’entreprise et
en dehors, est une priorité.
* La mesure induit les comportements. Mesurer les conditions de
santé et sécurité au travail est une condition
du développement du bien-être en entreprise.
* Préparer et former les managers au rôle de manager.
Affirmer et concrétiser la responsabilité du manager
vis-à-vis des équipes et des hommes.
* Ne pas réduire le collectif de travail à une addition
d’individus. Valoriser la performance collective pour rendre
les organisations de travail plus motivantes et plus efficientes.
* Anticiper et prendre en compte l’impact humain des changements.
Tout projet de réorganisation ou de restructuration doit
mesurer l’impact et la faisabilité humaine du changement.
* La santé au travail ne se limite pas aux frontières
de l’entreprise. L’entreprise a un impact humain sur
son environnement, en particulier sur ses fournisseurs.
* Ne pas laisser le salarié seul face à ses problèmes.
Accompagner les salariés en difficulté. »
Commentaires
« Bien-être et efficacité », les deux
termes indiquent un état d’esprit différent
des rapports précédents. Il n’est plus question
de violence, de risque psychosocial ou de souffrance au travail,
mais de bien-être, d’efficacité et d’améliorer
la santé psychologique au travail. L’avant-propos indique
clairement qu’il s’agit « d’un rapport de
praticiens » plus que d’un rapport d’experts.
La composition de la commission en témoigne. Ce sont principalement
des hauts dirigeants d’entreprises, et non des moindres –
Bouygues, Carrefour, France Télécom, ibm, psa, Renault,
Vivendi – pour n’en citer que quelques-unes, et des
représentants des organisations syndicales (employés
et employeurs). Pour une fois, les organisations syndicales sont
vraiment impliquées dans la réflexion. Il est question
de l’implication du management et des partenaires sociaux,
de remettre du collectif et de la discussion sur le lieu même
du travail, de se préoccuper des conséquences sur
les salariés des réorganisations permanentes. Les
auteurs considèrent la santé au travail comme un symptôme
de problèmes plus larges et comme une conséquence
de l’amélioration du bien-être des salariés
au sein de l’entreprise. Les discussions sur l’absence
de consensus sur les causes du stress, sont bien loin. Loin des
tergiversations sur les causes, le diagnostic est précis
: les conditions de travail et le fonctionnement de l’entreprise
sont au cœur du problème, c’est donc au conseil
d’administration et à la direction de s’en emparer
pour apporter des vraies réponses. Le stress n’est
qu’un élément d’une question plus générale
qui porte sur la santé au travail des salariés, l’objectif
de l’entreprise étant leur bien-être, pour plus
d’efficacité.
Bien sûr, les objectifs économiques de productivité
n’ont pas été oubliés : « La santé
des salariés est une source incontestable d’efficacité
dans le travail et donc de performance individuelle et collective
» (p. 6). Pour autant, le rapport propose de prendre en compte
les performances sociales dans l’évaluation des managers,
la valorisation du collectif dans l’évaluation des
performances, de restaurer les espaces de discussion collective,
de revoir la formation du management en y intégrant l’écoute,
la négociation, le dialogue, et enfin de « prendre
en compte l’impact social et la faisabilité humaine
des projets de réorganisation et de restructuration ».
« Social, santé, organisation et management sont indissociables
», indique le rapport. Est affirmée, comme proposition
n° 1, la nécessité de l’implication du conseil
d’administration, seule instance capable d’arbitrer
vraiment entre les attentes en termes de profit et les exigences
en termes de travail. Par ailleurs, le management est ciblé
comme un des facteurs essentiels. Son rôle est de veiller
au bien-être du personnel et sa formation doit lui permettre
de remplir cet objectif. Il doit donc recevoir un complément
de formation adéquate sur ce point. Sans le dire explicitement,
il est clair que les auteurs du rapport estiment que ce n’est
pas actuellement le cas, et qu’il est tout à fait nécessaire
de revoir les programmes de formation des managers, en particulier
pour le management de proximité. « La santé
des salariés est d’abord l’affaire des managers,
elle ne peut pas s’externaliser. Au quotidien, le manager
de proximité, qui organise le collectif de travail et prend
les décisions au plus près des salariés, en
est le premier garant. Il est aussi un relais essentiel avec la
hiérarchie de l’entreprise : c’est lui qui fait
remonter les difficultés rencontrées par les salariés
et qui informe ces derniers sur les orientations et projets de l’entreprise.
Son rôle d’écoute est fondamental […].
Or les managers de proximité se trouvent confrontés
à des difficultés nouvelles de positionnement : l’augmentation
du nombre de cadres “experts” au détriment des
fonctions de management, l’éloignement géographique
entre les équipes, le poids croissant des procédures
dans les relations de travail, l’insuffisante association
des managers de proximité aux décisions ou encore
le développement d’organisations matricielles contribuent
à déstabiliser ce maillon essentiel de l’organisation
» (p. 7).
Le diagnostic est particulièrement juste sur la réalité
actuelle et pertinent sur les difficultés rencontrées
par les dirigeants de proximité qui sont sans doute ceux
qui, parmi les salariés, sont le plus en tension. Mais il
souligne une contradiction dont les auteurs ne tirent pas toutes
les conséquences. Les managers de proximité sont les
premiers acteurs de la santé, mais ils n’ont plus les
moyens d’exercer ce rôle essentiel. On peut craindre,
comme nous avons pu l’observer sur le terrain, qu’étant
déjà en première ligne sur le front de l’épuisement
professionnel, du stress et du mal-être au travail, ils ne
soient confrontés à une injonction paradoxale de plus.
On leur demande d’écouter, de négocier, de dialoguer,
d’expliciter les orientations de la direction, de faire remonter
les problèmes du terrain et, en définitive, de se
responsabiliser sur le front de la santé au travail, alors
qu’ils sont déjà totalement surchargés
et impuissants pour prendre les décisions et dégager
des moyens.
Il manque une analyse sur les causes structurelles qui engendrent
la fréquence des réorganisations, l’éloignement
des décisions, l’impuissance des dirigeants de proximité,
mais aussi le sentiment d’insécurité face au
chômage, l’augmentation du niveau d’exigence des
clients et des actionnaires, le développement des nouvelles
technologies qui « cannibalisent » les relations de
travail, les nouvelles formes de taylorisme qui standardisent et
parcellarisent les tâches. Tous ces éléments
sont évoqués par les auteurs, comme des données,
sans qu’une interrogation suive sur les raisons de leur émergence
et les moyens d’agir sur ce qui les produit. Comment agir
pour rapprocher les prises de décision du terrain, limiter
les injonctions paradoxales, les réorganisations permanentes,
les conséquences du double reporting ? Les propositions du
rapport n’apportent aucun élément sur ces différents
points. Il y a un décalage évident entre le diagnostic
qui désigne clairement les causes organisationnelles et managériales
du problème, et les préconisations qui reportent sur
le management intermédiaire, les collectifs de travail et
les organisations syndicales le soin de trouver des solutions.
L’interrogation sur les surdéterminations économiques,
sur la globalisation financière, sur la culture de la haute
performance, sur l’introduction d’outils de gestion
prescriptifs et de systèmes d’information normatifs
n’est pas encore à l’ordre du jour. S’il
faut agir, c’est pour améliorer la performance «
toutes choses égales par ailleurs », sans remettre
en question ce qui fonde le système. Certaines améliorations
sont sûrement les bienvenues, comme restaurer des espaces
de discussion dans le travail, restaurer le dialogue social, se
préoccuper de l’impact et de la faisabilité
de tout projet de réorganisation, évaluer la performance
pas seulement en termes financiers mais aussi sociaux et humains.
Mais on peut craindre que ces propositions ne changent pas fondamentalement
le problème du mal-être au travail si les facteurs
structurels qui les produisent ne sont pas mentionnés, encore
moins analysés.
* * *
Les trois diagnostics retenus dans cet article donnent une idée
de l’état de la réflexion au croisement de l’expertise
scientifique, dominée par les psychiatres et les statisticiens,
et de la réflexion politique associée à quelques
dirigeants. On retiendra que la prise de conscience de l’importance
du problème est de plus en plus vive. La question des décalages
entre le prescrit et le réel devient une référence
importante. Sont de plus en plus affirmés les liens entre,
d’une part, le stress, la souffrance au travail, l’épuisement
professionnel, le harcèlement et, d’autre part, les
formes d’organisations du travail et certaines pratiques de
management. Malgré ces avancées, les résistances
de la part du patronat et des responsables de ressources humaines
restent fortes. Si les bonnes intentions sont évidentes de
la part de certains dirigeants éclairés, les éléments
structuraux qui surdéterminent les pratiques ne sont pas
vraiment remis en question. L’analyse de ces rapports met
en évidence une contradiction entre une volonté apparente
de trouver des solutions tout en ne touchant pas aux causes structurelles.
D’une part, il existe une prise de conscience de l’importance
du problème, du lien entre la santé mentale des travailleurs
et l’évolution des modes de management, de la nécessité
d’intervenir face à la violence de certaines pratiques
de gouvernance. Mais, pour autant, il n’est pas question de
mettre en cause les dogmes de la compétitivité, la
culture de la haute performance, la nécessité de la
flexibilité, encore moins d’interroger les fondements
de notre système économique. On veut bien changer,
à condition de ne pas remettre en question les cadres structurels
du capitalisme et les dogmes du libéralisme.
Le mal-être au travail doit être étudié
comme un phénomène social global qui touche l’ensemble
des registres du travail : l’activité, l’organisation,
les modes d’exercice du pouvoir, la condition salariale, les
représentations, l’identité professionnelle,
les métiers, les valeurs, les motivations, les modalités
d’investissement psychiques. C’est un révélateur
d’une crise profonde qui traverse aujourd’hui nos sociétés,
son système économique, ses entreprises et ses institutions.
Il convient donc de comprendre les raisons structurelles qui provoquent
la pression sur le travail, pourquoi celle-ci s’est accentuée
au point de pousser des personnes, au départ saines d’esprit,
à se tuer. Le suicide est un symptôme, l’expression
d’un refus de vivre « cette vie-là », une
vie qui bascule parce que le sujet se trouve confronté à
une impasse face à des conditions qu’il n’arrive
plus à supporter. Ce sont ces conditions qu’il convient
d’analyser pour comprendre ce qui les rend insupportables,
tout en les mettant en perspective avec les conditions subjectives
et les processus psychiques qui le fragilisent. Nous ne pouvons
dans le cadre de cet article qu’évoquer, trop rapidement,
quelques pistes de réflexion.
L’organisation du système productif a été
considérablement transformée depuis une trentaine
d’années. C’est une nouvelle forme qui s’est
substituée au modèle industriel et « patronal
». Le pouvoir managérial est d’une nature différente.
Il s’étaye sur un ensemble de processus et de dispositifs
qui forme un ensemble systémique complexe (Morin, 1990).
Nous avons analysé différents aspects de ce système
dans des ouvrages précédents en mettant en évidence
trois caractéristiques majeures :
* Comme système complexe les organisations hypermodernes
relient des éléments hétérogènes
issus de registres habituellement conçus comme séparés
: économique, organisationnel, idéologique, technique
et psychologique. Il convient donc d’analyser chacun de ces
registres et la façon dont ils sont connectés (Pagès
et coll., 1979) ;
* Comme système socio-mental-psychique, l’organisation
se présente comme une combinaison intégrée
de dispositifs organisationnels – procédures, règles,
normes, aménagements spatiaux, pratiques de management…
– de processus mentaux – discours, représentations,
schèmes d’appréciation et de perceptions –
et de processus psychiques – projection, introjection, identification,
idéalisation, incorporation (Aubert, Gaulejac, 1991) ;
* Comme système de médiation, l’organisation
invente des réponses face aux contradictions multiples qui
la traversent. Ces contradictions sont multiples et hétérogènes.
Elles opèrent sur différents registres : la contradiction
capital/travail dans le registre de la production économique
; les contradictions fonctionnelles entre les différentes
logiques de métiers dans le registre de la gestion (commercial,
financier, juridique, production technique, maintenance, marketing,
administration, contentieux…) ; les contradictions psychiques
et intrapsychiques entre désir et inhibition, plaisir et
angoisse, mobilisation psychique et désinvestissement, dans
le registre psychologique.
Les sources du mal-être s’originent dans les modifications
structurelles de ce système et dans l’analyse des différents
registres qui interagissent pour constituer un ensemble complexe.
Dans cette quête des sources du mal-être, on ne peut
dissocier les dimensions économiques, organisationnelles,
idéologiques, technologiques, imaginaires et psychologiques.
L’élément déterminant, dans le registre
économique, a été la disjonction entre la logique
productive et la logique financière, au début des
années 1990. La libre circulation des capitaux a produit
une déterritorialisation de la finance alors que la production
est toujours territorialisée, entraînant une pression
massive de la share holder value (la valeur pour l’actionnaire)
et des délocalisations massives (Godechot, 2000). Le rapport
capital/travail s’est modifié en profondeur (Lordon,
2002, 2009). Les organisations productives ont dû s’adapter
très rapidement à cette recherche permanente de gains
de productivité. Au modèle fordiste, qui mettait en
synergie les intérêts des actionnaires, des salariés
et des clients, se substitue le modèle « Walmart »,
qui conduit à une pression à la baisse des salaires
et des produits pour la recherche d’un profit maximum.
Le capitalisme, dont la croissance était bâtie jusque-là
sur un principe de destruction créatrice (Schumpeter), semble
inverser son mode de développement pour susciter une création
destructrice. Les grandes entreprises capitalistes sont entraînées
dans une frénésie de réorganisations permanentes
et chaotiques. Le management, obnubilé par la culture du
résultat, n’arrive plus à produire les médiations
nécessaires face aux contradictions multiples qui traversent
les organisations. L’urgence, la pression du toujours plus,
la culture de la haute performance, la prescription de normes idéales
(Dujarier, 2006), comme la qualité totale et l’excellence
durable, exacerbent les tensions et les injonctions paradoxales.
C’est l’ensemble du système qui devient alors
paradoxant. La « révolution managériale »
qui devait réconcilier l’homme et l’entreprise
et améliorer la gestion des « ressources humaines »
montre alors son vrai visage : une idéologie au service du
capitalisme pour améliorer la productivité, quelles
qu’en soient les conséquences humaines et sociales.
L’objectif est d’abord et avant tout la mobilisation
psychique au service des objectifs de l’entreprise. Il s’agit
de transformer le maximum d’énergie libidinale en force
de travail (Gaulejac, 2005).
Les nouvelles technologies d’information et de communication
(ntic) donnent à cette « révolution »
un support technique efficace pour renforcer les contrôles,
traduire l’activité en indicateurs mesurables, calculer
la rentabilité de chaque élément du système,
comparer la productivité des uns et des autres, systématiser
des procédures d’évaluation précises
et « objectives ». Un nouveau pouvoir émerge,
combinant le pragmatisme de l’idéologie managériale
et la rigueur implacable des outils informatiques. Il se fonde sur
un nouvel imaginaire social qui remplace l’imaginaire de progrès,
de croissance et d’enrichissement du capitalisme industriel.
Fondé sur le désir de toute-puissance, l’idée
que la compétition généralisée favorise
la réussite des plus méritants, que la « main
invisible » des marchés peut réguler toutes
les crises et tous les désordres, que les problèmes
humains se résolvent d’autant mieux que l’on
peut les transfigurer en problèmes techniques, cet imaginaire
est à la fois moteur et leurrant (Enriquez, 1998, 2005).
Comme moteur, il produit un monde compétitif, une émulation
globalisée qui accélère la croissance économique
et les progrès technologiques. Il suscite une course en avant
illimitée qui pousse les individus et les collectifs à
se dépasser. Comme leurre, il produit une lutte des places
généralisée, une logique d’obsolescence
accélérée (Bron, Gaulejac, 1993), une course
folle qui risque de détruire la planète, un besoin
de reconnaissance inassouvi de tous ceux qui ont adhéré
aux valeurs de la révolution managériale. Le triomphe
de la rationalité instrumentale conduit à une instrumentalisation
de la créativité, une normalisation des comportements,
un sentiment de non-sens (Castoriadis, 1997). Le besoin de croire
en un monde meilleur s’étiole pour laisser place au
désenchantement et à la désespérance.
La mobilisation psychique tourne alors à vide faute de trouver
de nouveaux objets d’investissement qui puissent combler l’angoisse
du vide. Le « contrat narcissique » entre l’entreprise
et les employés qui laissait croire aux seconds que la réussite
de leur existence dépendait de l’expansion de la première,
n’est plus crédible. La croissance de ces entreprises
produit de plus en plus d’abstraction, de déterritorialisation
et d’exploitation. Non seulement les employés n’y
trouvent plus leur compte, mais le développement de ces entreprises
hypermodernes se fait contre la société elle-même.
Elles exploitent les ressources naturelles sans les renouveler,
elles exploitent leurs personnels jusqu’à les rendre
malades, elles détruisent des pans entiers de la société
au profit d’une globalisation économique qui fragilise
le monde politique en le rendant impuissant. L’ensemble de
ces éléments, mis en perspectives, permet de dégager
la structure sous-jacente du mal-être au travail, d’en
expliquer les causes profondes. Afin, comme le dit si bien Roland
Gori « d’extraire la logique sous-jacente aux symptômes
de cette souffrance sociale et de dégager la structure de
ce malaise de société. Au moment où notre civilisation,
formatée par les valeurs du capitalisme financier, manifeste
de la haine et du mépris envers la pensée, le travail
de la culture, le temps nécessaire pour comprendre les développements
durables de toutes sortes, nous voulons remonter le courant de cette
civilisation qui nous entraîne vers les chutes de l’humain
» (Gori, 2009).
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Notes
[1] P. Nasse, P. Légeron, Rapport sur la détermination,
la mesure et le suivi des risques psychosociaux au travail, ministère
du Travail, des Relations sociales et de la Solidarité (mtrs),
Paris, fra, 2008 (les citations qui suivent sont toutes extraites
de ce rapport).
[2] Commission de réflexion sur la souffrance au travail,
présidée par Jean-François Copé et Pierre
Méhaignerie, Assemblée nationale, décembre
2009.
Résumé
Les suicides à Renault Guyancourt et France Télécom
ont déclenché une prise de conscience sur le mal-être
au travail, dans le monde politique. Un débat s’est
alors engagé sur « les risques psychosociaux ».
Différents experts ont été mobilisés
dans un débat médiatique important. Des commissions
se sont mises au travail, des rapports ont été rédigés.
À travers ces contributions, il est possible de repérer
différentes problématiques, des oppositions et des
complémentarités, un chevauchement des constats, mais
aussi des divergences qui débouchent sur des propositions
très diversifiées. Nous avons choisi de retenir trois
« entrées » : le rapport remis en 2008 au ministre
du Travail sur « la détermination, la mesure et le
suivi des risques psychosociaux au travail », rédigé
par Patrick Légeron et Philippe Nasse ; le rapport de la
Commission de réflexion sur la souffrance au travail mis
en place à l’Assemblée nationale fin 2009 par
Jean François-Copé ; le rapport « Bien-être
et efficacité au travail – 10 propositions pour améliorer
la santé psychologique au travail », remis au Premier
ministre en février 2010 par Henri Lachmann, Christian Larose
et Muriel Pénicaud. Ce choix croise des expertises issues
de milieux différents, il permet de poser un regard sur un
certain « état de l’art ». Il permet également
de montrer comment les politiques et les experts qui les servent
abordent aujourd’hui la question. En conclusion, nous indiquerons
quelques pistes de réflexions. La question des risques psychosociaux
doit être abordée comme un phénomène
social total qui met en perspective le registre du mal-être
individuel, le registre du travail de ses modalités d’organisation
et de management, le registre de l’imaginaire organisationnel
et de l’idéologie gestionnaire qui domine le monde
de l’entreprise, et le registre du système socio-économique,
en particulier le développement du capitalisme financier.
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