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Le sujet manqué
L’individu face aux contradictions de l’hypermodernité
Vincent de Gaulejac

Origine : www.cairn.info/l-individu-hypermoderne--9782749203126-page-129.htm

Vincent de Gaulejac « Le sujet manqué », in L'Individu hypermoderne, érès, 2006, p. 129-143.
L'individu « par défaut » et les contradictions de l'hypermodernité
Vincent de Gaulejac : sociologue, professeur à l’université Paris VII, directeur du Laboratoire de changement social, président du comité de recherche Sociologie clinique de l’Association internationale de sociologie. Ses derniers ouvrages sont Les sources de la honte, Paris, Desclée de Brouwer, 1996 et L’histoire en héritage, Paris, Desclée de Brouwer, 1999.



L’hypermodernité se caractérise par l’exacerbation des tensions dans le rapport entre l’individu et la société. Elle évoque un monde hyperparadoxal qui confronte chaque individu à des contradictions multiples, hétérogènes, objectives et subjectives. La « perte de sens » éprouvée par beaucoup de nos contemporains est l’expression d’un monde vécu comme incohérent, dans lequel « chacun cherche son chat », pour reprendre le titre d’un film emblématique, qui décrit des individus un peu paumés à la recherche de cohérences improbables. La société hypermoderne offre des possibilités pour favoriser l’émergence d’individus, sujets en quête d’autonomie dans des univers contrastés. Les uns dominés par une prescriptophrénie galopante (maladie de la prescription), les autres par l’anomie. Les uns souffrent d’un excès de normes, les autres de leur absence. Après avoir évoqué différentes injonctions paradoxales qui caractérisent l’hypermodernité, nous montrerons, à partir de l’histoire de Richard Durn, les pièges de l’injonction à être soi-même. Si l’individu contemporain n’a d’autre objectif que de réaliser son auto-accomplissement (Gauchet, 1998), qu’en est-il de tous ceux qui n’arrivent pas à « se » réaliser ? Et pourquoi cette exigence débouche-t-elle sur une soif inassouvie de reconnaissance ?

De quelques contradictions de l’hypermodernité

L’individu hypermoderne doit se présenter comme un homme libre, responsable, créatif, capable de faire des projets, et en même temps de se couler dans des modèles (être bon élève, diplômé, bien dans sa peau…), des contraintes (concours, sélection, embauche…), des normes très strictes. On lui prescrit d’être autonome, mais la conquête de l’autonomie passe par l’acceptation de cadres, l’incorporation d’habitus, l’intériorisation de façons de faire et d’être. On le constate dans les institutions, notamment l’école, les entreprises, l’ensemble des organisations qui médiatisent le rapport individu/société. On le voit également dans les familles, dans lesquelles l’enfant doit faire preuve très tôt d’autonomie pour pouvoir répondre à l’exigence du projet parental. L’enfant doit faire ce qu’il veut, c’est-à-dire prouver qu’il est autonome pour se conformer à ce que ses parents souhaitent qu’il soit. L’exigence d’autonomie est fondamentalement paradoxale.

L’individu doit donc se « couler dans des moules de socialisation conformes, tout en affirmant une singularité irréductible » (Kaufmann, 2003). Il doit être commun et hors du commun, semblable et différent, affilié et désaffilié, ordinaire et extraordinaire. Lorsque les définitions sociales de l’identité, liées à la généalogie, à l’appartenance de classe, au statut scolaire ou professionnel, sont de plus en plus différenciées, relatives et instables, chaque individu est conduit à se définir lui-même pour affirmer une existence, pour mettre de l’unité face à la diversité, de la cohérence face aux contradictions. Mais il faut plus encore. Il s’agit de se distinguer, d’affirmer une spécificité, de mettre en acte l’exigence d’autonomie par des caractéristiques remarquables, d’être « hors du commun ». On se définit moins comme un semblable que comme une exception. Comme si être « comme les autres » était irrémédiablement être quelconque. Il faut donc sortir de l’ordinaire, se dépasser, se surpasser. Il faut échapper aux catégories ordinaires pour se projeter dans la conquête d’un soi grandiose. La définition de soi et la quête identitaire passent par la nécessité de réaliser « de petits ou de grands exploits personnels », selon l’expression de J.C. Kaufmann.

L’individu doit se « réaliser » quelles que soient par ailleurs les conditions objectives qui favorisent ou empêchent de réussir. À partir du moment où la responsabilité de « son destin » est renvoyée à l’individu lui-même, où la vie même s’inscrit dans un projet entrepreneurial d’excellence et de dépassement perpétuel, il devient responsable de sa réussite ou de son échec. Il ne peut donc s’en prendre qu’à lui-même. La dénonciation des inégalités objectives cède le pas à la mise en évidence des carences et des incompétences individuelles. L’individu est « condamné à réussir » (Bonetti et de Gaulejac, 1982). Et cette réussite est sans limite, sans fin, sans repos. Il ne s’agit pas d’atteindre un but, il s’agit d’être le meilleur. Chacun doit progresser sans cesse. La réussite devient un but en soi. Les traductions concrètes du succès – un diplôme, un emploi, un salaire, un niveau de vie – disparaissent derrière une nécessité psychique : satisfaire un idéal de perfection et d’excellence. Il s’agit de se dépasser. Et l’on sait que l’idéal de perfection s’étaye sur un désir de toute-puissance. La condamnation à réussir est bien sûr non pas la conséquence du jugement d’un tribunal, mais une exigence qui s’enracine dans les normes d’une société de compétition. Lorsque cette exigence rejoint les désirs mégalomaniaques inconscients, elle est intériorisée comme un absolu. Plus le sujet se vit comme étant condamné à réussir, plus l’échec est inéluctable puisque la perfection reste à jamais inaccessible. On voit alors pointer l’angoisse de l’échec, la crainte de ne plus être à la hauteur, la peur de ne plus y arriver, le sentiment d’être mauvais, la « fatigue d’être soi » (Ehrenberg, 1998), le sentiment d’être pompé, vidé et sans ressort, toutes ces « pathologies de l’hypermodernité » évoquées par ailleurs dans cet ouvrage.

La société industrielle fixait les individus dans des cadres sociaux (la classe, le sexe, le métier, la profession, l’habitat) et des normes de comportement qui définissaient les contours d’identités stables et reconnues. Il n’en va plus de même aujourd’hui. « À notre époque de modernité “liquide”, non seulement le placement des individus dans la société, mais les places même auxquelles ils pensent avoir accès et dans lesquelles ils peuvent souhaiter s’établir, se confondent perpétuellement et peuvent à peine servir de but à des projets de toute une vie » (Bauman, 2003). Mais comment se socialiser durablement tout en étant flexible, mobile et adaptable ?

Ainsi, la question de l’identité se pose de moins en moins dans la gestion des passages et des écarts entre l’identité héritée, l’identité espérée et l’identité acquise. Elle se construit face à des choix aléatoires, des modèles instables construits sur des places et des statuts menacés de disparaître. Le souci principal n’est plus de monter dans l’échelle sociale, dont chaque échelon était relativement précis, puis de s’installer dans une place étayée par un cadre bien établi, de s’y faire reconnaître et de projeter sur ses enfants le projet de consolider la position acquise ou de poursuivre l’ascension amorcée (de Gaulejac, 1987). Le problème aujourd’hui se présente plutôt dans une quête identitaire permanente, qui s’exprime par des appartenances multiples, successives, concomitantes, sans que l’individu veuille ou puisse se fixer durablement.

Plus les « mondes sociaux » s’ouvrent les uns aux autres, plus la globalisation produit de l’indifférenciation, plus les modèles culturels tendent à s’interpénétrer, plus l’individu éprouve le besoin de se distinguer. Chaque individu-sujet peut établir des relations avec différents mondes sociaux et développer une socialité réticulaire (en réseaux). Mais lorsque les relations sont multiples, chacune d’elle est plus fragile, plus instable, plus éphémère. Si l’individu hypermoderne peut se brancher dans l’instantanéité, il peut aussi se débrancher ou être débranché tout aussi rapidement. Et c’est bien parce qu’il est confronté à l’instabilité permanente et à des injonctions paradoxales multiples qu’il est condamné à se positionner comme sujet. Il lui faut s’affirmer, effectuer des choix, résister aux ballottements de l’histoire, rebondir après une exclusion, se transformer pour s’adapter aux changements. Un sujet incertain face aux questions qu’il lui faut résoudre : comment exister socialement ? Comment se faire une place dans le monde ? Comment la garder ? Comment être « branché » ? Comment ne pas se laisser « débrancher » ? L’histoire de Richard Durn met en évidence la difficulté d’être sujet pour un individu pris en défaut d’existence.

Richard Durn : l’excès dans l’inexistence

Dans la nuit du mardi 26 au mercredi 27 mars 2002, Richard Durn abat huit conseillers municipaux de Nanterre et en blesse dix autres. Arrêté, interrogé au quai des Orfèvres, il se suicide le 28 mars en se jetant dans le vide.

Dans les jours qui suivent, la vie de Richard Durn sera reconstituée dans les médias. Le 10 avril, Le Monde titre en première page : « Les confessions de Durn qui voulait vivre en tuant », et publie des extraits de son journal intime [1]. On apprend qu’il est né en 1968 d’une mère slovaque et d’un père qu’il n’a jamais connu. Sa mère a divorcé de son mari une semaine avant la naissance de celui-ci. Elle dit qu’il n’est pas le père de Richard et refusera de révéler à son fils la vérité sur son père. Elle travaille comme ouvrière puis comme femme de ménage. Richard, dans un premier temps, a un parcours scolaire plutôt brillant. D’après sa mère, « il n’avait que des A ». En 1990, il passe un deug d’histoire à l’université de Nanterre et mettra trois ans pour obtenir la licence. À cette époque, il fait une première tentative de suicide pour échapper à ses obligations militaires. Il avale des médicaments et reste quarante-huit heures dans le coma. Il sera immédiatement réformé. En 1995, il s’inscrit en maîtrise d’histoire sans passer les examens. L’année suivante, il prépare une maîtrise de sciences politiques qu’il réussit en deux ans. En 1998, il s’inscrit en première année de langues étrangères appliquées (lea) en suivant le cursus par correspondance. Il échoue aux examens trois années de suite et abandonne ses études en juin 2001. Pendant ses études, il est surveillant dans plusieurs établissements scolaires de Nanterre. Entre 1999 et 2002, il écrit un journal.

« Je n’ai pas vécu, je n’ai rien vécu à trente ans » (carnet du 9 février 1999). Coupé du monde, il attend désespérément une lettre, ou un coup de téléphone. « Je n’existe plus pour personne, je suis oublié de tous. » Syndrome dépressif, diraient les psychiatres, confirmé par Richard Durn lui-même : « Marre d’être le dépressif et le type qui fait pitié dans le meilleur des cas ! » D’autant qu’il ne dit pas qu’il « fait » une dépression, comme on tombe malade, mais qu’il est « le » dépressif, comme s’il incarnait l’essence même du phénomène. Ce n’est plus « la fatigue d’être soi », c’est le néant, le vide, la béance : « Je n’ai rien, je ne suis rien au monde. » L’histoire de Richard Durn se résume à cette formule. Il aurait voulu être sujet, il se retrouve anéanti.

Que faut-il donc être pour exister ? Selon la psychanalyse, une des caractéristiques majeures de la dépression est la tension entre le moi et l’idéal du Moi. Le moi n’étant pas à la « hauteur » des exigences de l’idéal, le sujet se ne contre lui-même, il se vit comme bon à rien. Faute de s’élever pour correspondre à l’idéal, il se rabaisse ; faute de valorisation, il se dévalorise ; faute d’exister en correspondance avec les exigences de son idéal, il se déconsidère : « Je suis un vaurien. » L’idéologie de la réalisation de soi-même comme valeur collective alimente les idéaux du moi. Elle renvoie chacun à l’obligation de se faire une place, de s’insérer, de se socialiser. Le coût psychique est alors insupportable lorsqu’il se trouve dans des écarts trop radicaux entre sa position acquise, celle qu’il aurait souhaité obtenir, et les opportunités qui lui sont proposées.

L’individu hypermoderne se doit d’acquérir les qualités nécessaires pour vivre dans le monde d’aujourd’hui : mobilité, réactivité, efficacité, responsabilité, etc. Autant de vocables constamment évoqués dès l’école, relayés par l’entreprise et les institutions, ainsi que par une partie du monde politique. Nous l’avions analysé à propos des bénéficiaires du revenu minimum d’insertion, qui doivent faire la preuve de leur volonté de s’en sortir en élaborant un projet d’insertion, en se montrant dynamiques, en se conformant à l’image attendue d’eux, image de quelqu’un qui souhaite réellement « s’en sortir ». Le pare (pacte de à l’emploi) sous-tend la même idéologie de la réalisation de soi-même.

Richard Durn est l’antimodèle par excellence, le looser de l’hypermodernité. Il ne correspond pas à l’individu tel qu’il est sollicité dans la société d’aujourd’hui : un être autonome, adaptable, capable de réaliser ses aspirations Il n’est ni autonome, ni responsable, ni flexible, ni dynamique. Faute d’être dans la séduction, il va basculer dans la destruction. « Je suis bloqué parce que je n’ai pas de femme. Je me sens bloqué parce que je n’ai pas appris à être indispensable pour un groupe de personnes ; je suis foutu parce que je n’ai plus de repères sociaux et affectifs. » Derrière le vide de l’altérité émerge la négation de soi que représente l’incapacité de répondre à l’exigence de développement, de progression, de réalisation de soi. Richard Durn est le prototype du laissé pour compte, du laissé sur place. Lorsque tout le monde progresse, celui qui stagne est inévitablement coupé des autres par un écart qui ne fait que croître. On comprend ici l’ambiguïté du terme « exclusion » qui induit un mouvement de mise à l’écart. En fait, c’est la stagnation qui exclut. Dans une société en mouvement, lorsque tout le monde avance, celui qui fait du sur-place est perçu comme reculant. Le fait de progresser est devenu une exigence. Tout le monde doit se développer, se former, se mobiliser pour trouver une place et la conserver. Les autres se retrouvent comme suspendus au-dessus du vide social. La place qu’ils occupaient ou qu’ils auraient pu occuper s’est déplacée. Et comme eux-mêmes n’ont pas fait l’effort de la suivre, ils la perdent.

La trajectoire scolaire de Richard Durn est exemplaire de ce processus. Il n’a que des A à l’école primaire et au collège. Il est en tête et il est reconnu comme un bon élève. Il occupe donc les meilleures places. À l’université, la réussite est plus difficile. Il arrive à passer sa licence. Ensuite, il semble que les choses se mettent à patiner. Il met plusieurs années pour passer sa maîtrise, et il échoue trois années de suite en lea. Non seulement il échoue, mais il régresse. Après avoir fait du « sur place », il semble revenir en arrière. Mais dans le même temps, sa « génération » continue son chemin : finir ses études, se marier, entrer dans la vie professionnelle, obtenir une indépendance financière. Alors que lui se retrouve fixé dans un travail de pion qu’il déteste, cohabitant avec sa mère, sans perspective, sans projet, sans espoir.

D’autant qu’il ne peut s’en prendre qu’à lui-même. Ses difficultés ne sont pas attribuables à des conditions objectives particulièrement difficiles. Dans les premières années de son existence, il semble au contraire porté vers un avenir de réussite scolaire et professionnelle. Jusqu’au moment où il décroche : « Je suis fatigué de constater que le temps passe et que je n’ai rien […] Je ne peux plus être au bas de l’échelle et voir tous les gens que j’ai côtoyés, progresser dans la vie [mariage, vie en couple, indépendance financière, rupture ombilicale avec la famille, carrière professionnelle et manœuvres pour y progresser]. » Il égrène ici tous les registres autour desquels s’organisent l’autonomie et l’insertion : fonder un couple, subvenir à ses besoins, posséder son propre logement, trouver un emploi, mettre en œuvre des stratégies sociales pour obtenir de la reconnaissance. Il est défaillant sur l’ensemble de ces plans. Et il se vit comme étant dans une impasse.

Pourquoi devrais-je me détruire et souffrir seul comme un con ?

Puisqu’il ne peut devenir ce qu’il voudrait être, puisqu’il n’a pas été reconnu par ceux qui représentent du pouvoir, le désir d’ascension et de réussite va laisser la place au poison de l’envie. Faute d’obtenir ce qu’il désire, l’envieux détruit l’objet même de son désir, en l’occurrence les figures du pouvoir, de la notabilité, de la considération.

L’envie est un sentiment qui ronge de l’intérieur, remplit l’individu de fiel, de ressentiment devant la réussite des autres, et de dégoût de soi-même. Dégoût de non réussir, dégoût d’éprouver un sentiment aussi détestable, dégoût de voir les autres posséder ce que l’on souhaiterait avoir. L’envie ouvre la porte aux pulsions de destruction. Faute de posséder ce que l’autre possède et qu’il ne peut obtenir, l’envieux, submergé de colère et de haine, cherche à détruire l’objet même de son désir. Il est prêt à se détruire lui-même pour entraîner l’autre dans sa chute. Celui qu’il valorisait, qui suscitait son admiration, qui représentait un modèle, il faut l’éliminer, l’entraîner avec soi dans la spirale du malheur. L’envie, c’est la revanche de l’orgueil bafoué. Elle renvoie au sujet sa médiocrité, sa bassesse, son impuissance, sa mauvaiseté. Contrairement à l’ambitieux qui, pour échapper à la honte, mobilise toute son énergie afin de s’accaparer ce qu’il désire, l’envieux, incapable de l’atteindre, mobilise toute son énergie à détruire l’objet de sa convoitise. L’envie combine la colère de ne pas devenir ce que l’on voudrait être, le sentiment de dévalorisation éprouvé face à celui qui l’incarne, et le dégoût de soi, la honte de se reconnaître impuissant et envieux, d’être habité par des sentiments aussi détestables. C’est l’existence même qui devient alors intolérable, parce qu’elle est porteuse d’une invalidation permanente. Le sujet, ne pouvant se réaliser du côté d’Éros, cherche une issue du côté de Thanatos.

Richard Durn illustre dans ses carnets ces différents éléments qui décrivent la morsure de l’envie. Il évoque sa vie de « lâche et de crétin », sa mentalité « d’esclave et de faible » ; il dit qu’il « ne mérite pas de vivre » et qu’il est « immature et déglingué ». « Je ne veux plus être soumis, je ne veux plus manquer d’audace. » Il voudrait atteindre les cimes, il se retrouve « au bas de l’échelle ». Le constat de la vacuité de son existence débouche sur l’idée de destruction et de carnage. « Depuis des mois, les idées de carnage et de mort sont dans ma tête. Je ne veux plus être soumis, je ne veux plus manquer d’audace et me planter. Pourquoi devrais-je me détruire et souffrir seul comme un con ? Même si on me maudira, si on me prendra pour un monstre, je ne me sentirai plus floué et humilié » (carnet du 9 février 1999).

Le poison de l’envie est violent. Lorsque le sujet se sent bafoué, humilié, en dessous de tout, l’orgueil le pousse à entraîner les autres dans sa chute, en particulier ceux qu’il estime responsables. Ceux-là même qu’il a estimés mais qui n’ont pas su, pas pu, peut-être pas voulu le « sortir de là ». Ceux qui n’ont pas su le reconnaître, ceux dont il quémandait l’attention, ceux dont il aurait voulu partager la considération. « Puisque j’étais devenu un mort-vivant par ma seule volonté, j’ai décidé d’en finir en tuant une mini-élite locale qui était le symbole et qui étaient les décideurs dans une ville que j’ai toujours exécrée » (audition du 27 mars à 12 h, quai des Orfèvres). Une ville qu’il hait puisqu’elle n’a pas su l’aimer. Une ville dans laquelle il a passé toute son existence et dans laquelle il aurait aimé réussir. Une ville qui lui a même offert les « supports » nécessaires pour cette réussite. Comme tout orgueilleux qui ne peut devenir un champion du côté de l’excellence, il va chercher la gloire du côté du mal. Un héros du mal pour tenter une fois seulement de transformer son existence en attirant la lumière. Mourir sous les projecteurs pour sortir de l’ombre. « Le conformiste que je suis a besoin de briser des vies, de faire du mal pour, au moins une fois dans ma vie, avoir le sentiment d’exister. Le goût de la destruction parce que je me suis toujours vu et vécu comme un moins que rien, doit cette fois se diriger contre les autres, parce que je n’ai rien et que je ne suis rien » (carnet du 2 janvier 2002). Mourir dans la jouissance morbide, faute de pouvoir jouir de l’existence. « Je ne mérite pas de vivre. Mais je dois crever au moins en me sentant libre et en prenant mon pied. C’est pour cela que je dois tuer des gens. Une fois dans ma vie, j’éprouverais un orgasme. J’éprouverais le sentiment de puissance, d’être quelqu’un [2]. »

Être quelqu’un, c’est se conformer à l’image brillante et séductrice des « gagnants ». Ceux qui peuvent afficher une identité flamboyante, ceux qui réussissent leurs études, leurs carrières, mais aussi leur vie sexuelle et affective. Il convient d’être performant sur tous les registres. La plupart arrivent à compenser ; faute d’être bons partout, ils se satisfont de l’être sur tel ou tel point. Richard Durn se décrit comme le looser absolu. Il aurait souhaité être au-dessus du lot et il se retrouve en dessous. Il ne peut se résigner à être dans la moyenne, encore moins dans la médiocrité. Il va alors se laisser couler, jusqu’au dernier sursaut, pour trouver dans la mort la puissance et la gloire qu’il n’a pu construire dans sa vie. Quand bien même la puissance est destruction et la gloire est maudite. Puisqu’il ne peut être le héros du bien, il deviendra celui du mal.

Son histoire illustre les deux faces de l’individualisme hypermoderne. Le côté positif pour ceux qui accèdent à l’autonomie et trouvent, dans notre société, considération et reconnaissance. Avec pour rester sur le versant flamboyant de l’hypermodernité, le risque de se brûler soi-même dans l’hyperactivité, l’urgence, le stress, l’épuisement professionnel ou le burn out. Le côté négatif pour ceux qui sont en échec, renvoyés à eux-mêmes, rongés par le dépit, l’envie et le vide. À l’intensité de l’existence de l’hyperactif s’oppose la vacuité de celle de l’hypoactif. Sollicité par personne, incapable de saisir les opportunités qui passe, il décroche, brutalement ou lentement, dans une vie sans consistance, sans intensité et, au bout du compte, sans occupation. Destin d’autant plus insupportable qu’il porte seul la responsabilité d’une existence médiocre, inutile et désespérée.

L’acte criminel de Richard Durn est une tentative désespérée pour mourir dans l’excès après avoir vécu dans le manque. Il a certainement un comportement pathologique qui relève de la psychiatrie. Pourtant, cette pathologie est tout autant sociale que psychique. Cela apparaît très clairement lorsqu’on accepte l’idée que son acte est réfléchi, qu’il est commis en connaissance de cause par un sujet conscient de ce qu’il fait. Tuer systématiquement des élus locaux, de toute tendance, c’est s’en prendre au pouvoir public, aux représentants du peuple, à ceux qui sont garants du contrat social. La paranoïa de Richard Durn est porteuse d’un sens qui déborde les interprétations en termes de pulsion de destruction du mauvais objet ou d’homosexualité refoulée [3]. Son comportement est une réponse à la violence sociale subie par tous ceux qui n’ont pas d’existence sociale, parce qu’ils n’ont pas de place dans la société et ne sont pas reconnus comme être social à part entière. Si, sur le plan juridique et moral, la responsabilité de son acte lui incombe totalement, s’il est totalement condamnable, si rien ne peut le justifier, il est l’expression de la violence de la lutte des places qui caractérise nos sociétés hypermodernes. Il exprime la nécessité, pour chaque individu, de s’affirmer comme sujet pour se faire reconnaître malgré tout, quel qu’en soit le prix.

Richard Durn n’est pas principalement un individu par défaut au sens où l’entend Robert Castel, c’est-à-dire un individu qui n’aurait pas bénéficié des supports objectifs pour accéder à l’autonomie et devenir un individu à part entière. Pourtant, il incarne tous les symptômes de l’incomplétude, du manque, de l’insatisfaction radicale. C’est l’absence d’estime de soi qui le ronge et va le conduire à en finir avec une vie ordinaire, terne et vide. Finir par un « exploit », afin d’être reconnu en « prouvant aux autres et surtout à soi-même, que l’existence a bien l’intensité désirable » (Kaufmann, 2003, p. 147).

Dites-moi que j’existe !, ou le besoin inassouvi de reconnaissance

L’individualisation, qu’elle soit positive ou négative, par excès ou par défaut, débouche sur une quête de reconnaissance identitaire. Plus l’individu est renvoyé au sentiment qu’il est responsable de ce qu’il est, plus il cherche des confirmations, des signes, des messages, des indications sur ce qu’il est. Il a besoin qu’on [4] lui dise ce qu’il vaut, qu’on le réassure sur ses capacités, sur sa consistance, et même sur son identité. L’exigence d’autonomie fait entrer l’individu dans la nécessité d’être quelqu’un. Quand l’idéologie de la réalisation de soi-même condamne le sujet à un travail permanent sur lui-même, quand l’identité assignée au départ ne correspond plus à l’identité qu’il convient d’acquérir, le besoin de reconnaissance est infini.

Hegel distinguait trois formes de reconnaissance. La reconnaissance juridique, qui recouvre les conditions requises pour être respecté en droit et en dignité dans une communauté sociale. La reconnaissance dans l’amour, c’est-à-dire l’affection qui fonde l’estime de soi et permet de se révéler à soi-même sous le regard de l’autre. La reconnaissance sociale, c’est-à-dire l’estime manifestée par des gratifications sociales qui fondent l’existence sociale de chaque individu, son appartenance à un groupe, son identité sociale, son utilité pour une communauté donnée, autant d’éléments qui contribuent à la socialisation et à la cohésion sociale. Ces trois formes de reconnaissance correspondent aux trois registres indispensables à l’émergence de l’individu comme sujet de droit, comme sujet de désir, et comme sujet socio-historique. Un quatrième registre est également nécessaire du côté du sujet réflexif : la capacité de comprendre les situations auxquelles il est confronté de donner du sens. Reconnaissance « cognitive » de l’individu qui développe de la connaissance sur le monde et sur lui-même et, par ces réflexions, ses capacités d’agir sur le monde comme sur lui-même.

Sur ces différents registres, Richard Durn a pu connaître, à un moment ou à un autre, des signes de reconnaissance. La reconnaissance juridique lui est acquise puisqu’il est né en France ; la reconnaissance affective ne semble pas être absente, du moins du côté maternel ; la reconnaissance sociale aurait pu le satisfaire par le biais de ses diplômes, de son travail et de ses activités humanitaires ; quant à la reconnaissance réflexive, il l’évoque à propos de l’écriture. « J’écris parce que j’espère me prouver que je suis toujours en vie, même si objectivement tout prouve le contraire » (carnet du 2 mai 1998). Mais sur les quatre registres, il y a également des failles. Le père est inconnu, Richard a le sentiment de ne pas être aimé, il n’arrive pas à se faire accepter ni dans l’univers du travail ni dans l’univers de l’action sociale. Ses carnets démontrent une complaisance morbide à entretenir sa propre impuissance. Il se sent méprisé dans un aspect essentiel de son être, ravagé par la honte qui lui fait perdre toute estime de soi et toute estime pour ceux qui l’entourent, rongé par le ressentiment envers ceux qui représentent la notoriété et le pouvoir.

Axel Honneth (1997) poursuit la réflexion de Hegel sur la reconnaissance à partir d’une analyse phénoménologique des blessures morales, qui accordent une place centrale au sentiment d’injustice. Sentiment qui naît lorsqu’une personne se trouve intentionnellement méprisée dans un aspect essentiel de son bien-être : « C’est la conscience de ne pas être reconnu dans sa propre compréhension de soi qui constitue la condition de la blessure morale », écrit Axel Honneth. Il existe un lien constitutif entre la blessure morale et le déni de reconnaissance. « La spécificité des blessures morales consiste à ne pas respecter une personne dans certains aspects de la relation positive à soi-même, tout en la renvoyant […] à la nécessité que cette relation soit confirmée par d’autres sujets. » Dans un contexte où l’accomplissement de soi devient une exigence centrale pour accéder à l’existence sociale, le déni de reconnaissance provoque un ébranlement psychique : « Toute blessure morale constitue donc, parce qu’elle détruit un présupposé essentiel de la faculté individuelle d’agir, un acte de lésion personnelle. » Lésion dont les effets seront plus ou moins profonds selon le type de relation que l’individu entretient avec lui-même – confiance en soi, valeur attribuée à son propre jugement, sentiment de sa propre valeur – et selon la nature des blessures morales qu’il a subies – mauvais traitements qui altèrent l’intégrité physique, processus d’invalidation, situation d’humiliation qui porte atteinte au sentiment de représenter une valeur sociale.

L’analyse d’Axel Honneth conduit à insister sur le rapport entre la vulnérabilité du sujet, les situations sociales vécues et les effets psychiques de ces situations. On peut considérer que Richard Durn est un psychotique, et que son acte révèle une folie furieuse. L’explication psychopathologique est sans doute nécessaire pour comprendre l’excès, mais elle est insuffisante. Elle permet de désigner un coupable en lui renvoyant la charge de la faute. Explication d’autant plus recevable que sa vie témoigne de troubles sérieux – instabilité, dépression, tentatives de suicide, marginalité – qui sont autant de symptômes de ses difficultés d’être. Mais ces symptômes révèlent également les contradictions de notre monde. Richard Durn se vit comme un raté absolu, comme l’exemple typique de l’inaccomplissement de soi, indiquant en négatif une exigence sociale : chaque sujet est confronté à la nécessité de s’accomplir, et cet accomplissement dépend de la reconnaissance des autres. Les sujets humains, pour parvenir à l’intégrité de la relation à eux-mêmes, ont besoin d’être reconnus sur différents plans : comme un individu dont les besoins et les souhaits ont, pour une autre personne, une valeur unique (ce qui est au fondement du sentiment amoureux) ; comme un individu ayant la même capacité de discernement moral que tous les autres (ce qui est au fondement de l’altérité) ; comme un individu dont les capacités ont une valeur constitutive pour une communauté concrète (ce qui est au fondement de la citoyenneté).

Richard Durn incarne le déni de reconnaissance dans ces trois registres. Il est le mal aimé, ses tentatives pour s’impliquer dans la cause humanitaire se soldent par un échec, son utilité sociale est récusée à plusieurs reprises. Comment, dans ces conditions, se faire reconnaître ? L’horreur de son acte prend ici tout son sens. Il va détruire ceux dont il attendait la reconnaissance, ceux qui pouvaient légitiment confirmer la valeur de ses facultés, ceux qui pouvaient lui conférer une utilité sociale. Il y a là une folie qui n’est pas insensée. Le déni de reconnaissance a une double face : celle qui dénie, celle qui est déniée. Aux confins de l’identité négative radicale s’exprime le déni radical des instances qui fondent la reconnaissance jusqu’à leur destruction. À partir du moment où il n’est « plus rien au monde », le sujet en arrive à tuer implacablement ceux qui lui dénient son existence. Et c’est dans la mort qu’il cherche la reconnaissance qui lui faisait cruellement défaut (Bauman, 2003).

Exemple extrême, qui n’a d’intérêt que comme exemplarité négative. Figure symbolique qui montre en creux la difficulté d’être sujet aujourd’hui, face aux contradictions de la société hypermoderne dans laquelle chaque individu est renvoyé à lui-même pour avoir une existence sociale. Dans la lutte pour la reconnaissance, la grande majorité des sujets choisissent d’autres voies. Bien d’autres figures de l’individu hypermoderne sont décrites dans cet ouvrage. Du côté des conquérants, des branchés, des flexibles, de ceux qui se consument pour construire une identité flamboyante. Du côté des perdants, des laissés pour compte, des jeunes en quête de place, des adultes délogés de celles qu’ils occupaient. Ou encore de la cohorte des « inutiles au monde » qui cherchent désespérément un moyen de subsistance et une reconnaissance nécessaire pour exister socialement. Du côté de tous les autres, la majorité, qui ne sont ni des individus par excès, ni des individus par défaut, mais qui éprouvent les tensions de l’hypermodernité.

Monde instable et agité dans lequel chaque individu cherche des lieux pour rompre l’isolement et l’errance : « Les hommes et les femmes, explique Zygmund Bauman (ibid.), recherchent des groupes auxquels ils peuvent appartenir, assurément et pour toujours, dans un monde dans lequel tout bouge et change, dans lequel tout le reste est incertain. D’où la tentation communautaire de s’installer dans un groupe qui prenne en charge les angoisses et les incertitudes que la quête d’identité porte en elle. Tentation de la secte, du repli identitaire vers les rives traditionnelles et intégristes des religions, ou encore au refuge dans des « tribus » qui donnent le sentiment d’exister.

Cette vision d’un monde brownien [5], dans lequel chaque individu est une particule élémentaire qui erre à la recherche de groupes auxquels il puisse se raccrocher, permet de comprendre l’un des aspects essentiels des angoisses contemporaines et du sentiment d’insécurité. Nous avions évoqué cette question dans La lutte des places : lutte de l’individu pour exister socialement et pour éviter de basculer dans la désinsertion sociale ; lutte solitaire qui tend à briser les solidarités parce qu’elle met chacun en compétition avec tous les autres ; lutte pour décrocher les meilleures notes, les meilleurs diplômes, effectuer la meilleure carrière du côté de la compétition pour le pouvoir ; lutte pour trouver un emploi, pour être accepté par les institutions, pour avoir un minimum de reconnaissance, pour sortir d’une assignation stigmatisant des résistances à l’exclusion.

Angoisse d’être soi, insécurité, solitude, désespérance… Ainsi décrit, le monde de l’hypermodernité semble impitoyable pour l’individu. Pourtant, ce monde tant décrié est aussi celui dans lequel l’individu peut exprimer sa liberté. La réalisation de soi-même est une chance et un fardeau. L’autonomie est une conquête face au risque permanent d’hétéronomie (Castoriadis, 1975). La mobilité remet en question un monde dans lequel les places de chacun étaient assignées au départ sans espoir de changement. Si le moi de chaque individu est devenu un capital qu’il faut faire fructifier, tous les fruits ne sont pas amers. Reste à chacun à lutter du côté d’Éros plutôt que de Thanatos, pour les forces de vie et de bien-être plutôt que pour celles qui sont porteuses de mort, de chaos et de mal-être. Si l’on peut espérer qu’Éros soit victorieux, la contradiction est toujours là, tapie à l’ombre du sujet face à son désir. « Entre l’amour de soi jusqu’à l’éviction du reste [narcissisme] et la volonté d’abolition de soi dans ses expressions les plus variées, entre l’absolu de l’être et l’être rien, peut-être n’aurons nous plus jamais fini de balancer. Voilà en tout cas la douleur lancinante, journalière, que nul objet sacral ne nous permettra d’oublier : l’inexpiable contradiction du désir inhérente au fait même d’être sujet » (Gauchet, 1985, p. 305).

Notes

[1] « Le journal de Richard Durn ou le récit d’une vie de lâche et de crétin », cité par Pascal Céaux et Piotr Smolar, Le Monde, 10 avril 2002. Les citations qui suivent sont issues du journal écrit par Richard Durn, retrouvé après sa mort.

[2] Impuissance sexuelle et impuissance sociale se rejoignent pour constituer un nœud socio-sexuel (V. de Gaulejac, 1996).

[3] Pour reprendre les théories de Melanie Klein et de Sigmund Freud.

[4] L’impersonnel est ici important : cela peut être n’importe qui, à condition que ce soit une figure qui ait une certaine consistance symbolique.

[5] De Charles-Hébert Brown, chimiste ayant étudié l’étude du comportement des structures moléculaires, prix Nobel de chimie en 1979 avec G. Wittig.