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Origine : www.cairn.info/perversions--9782749206639-page-189.htm
Vincent de Gaulejac « L'idéologie managériale
comme perversion sociale », in Perversions, érès,
2006, p. 189-206.
Vincent de Gaulejac, professeur de sociologie à l’université
Paris-VII, directeur du laboratoire de changement social, membre
fondateur de l’Institut international de sociologie clinique.
Les différents points présentés dans cet article
sont développés dans deux ouvrages : Le coût
de l’excellence, avec N. Aubert, Le Seuil, 1991 et La société
malade de la gestion, Le Seuil, 2005.
Le point de vue que je vais développer n’est pas celui
d’un psychanalyste ou d’un praticien confronté
à des comportements pervers, mais celui d’un chercheur
qui se réclame de la sociologie clinique. Il s’agit
de décrire un phénomène social qui tend à
se répandre avec ce que l’on nomme la « globalisation
», que je propose d’identifier sous le terme d’idéologie
gestionnaire. S’il peut paraître inopportun de désigner
cette idéologie comme « perverse », nous allons
montrer qu’elle engendre des effets paradoxaux chez ceux qui
la mettent en œuvre comme chez ceux qui la subissent.
L’idéologie managériale
La gestion est largement conçue, par les praticiens et la
grande majorité de ceux qui l’enseignent, comme un
ensemble de techniques destinées à rechercher l’organisation
de la meilleure utilisation des ressources financières, matérielles
et humaines, pour assurer la pérennité de l’entreprise.
Désigner ici le caractère idéologique de la
gestion, c’est montrer que derrière les outils, les
procédures, les dispositifs d’information et de communication,
sont à l’œuvre une certaine vision du monde et
un système de croyances. Comme le souligne Janine Chasseguet-Smirgel,
l’idéologie est « un système de pensée,
apparemment rationnel, qui prône en fait l’accomplissement
de l’Illusion [1] ». Illusion de la toute-puissance,
de la maîtrise absolue, de la neutralité des techniques
et de la modélisation des conduites humaines.
Le souci d’objectivité mis en avant par les gestionnaires
conduit à occulter, dans les organisations, les dimensions
subjectives, psychiques et symboliques. L’individu ne peut
se réduire à un objet, une ressource ou une variable
à maîtriser, comme les études sur le comportement
humain dans les organisations l’ont trop longtemps considéré.
Le succès des méthodes comportementalistes dans les
entreprises, est largement dû aux effets de pouvoir qu’elles
génèrent. En imposant l’idée d’une
rationalité dans les décisions prises, elle occulte
un des fondements de toute réalité sociale : l’affrontement
d’intérêts plus ou moins contradictoires et de
points de vue divergents. L’apparente neutralité du
discours de l’expert camoufle la réalité de
ses liens avec ceux au service desquels il produit ses connaissances.
L’objectivité et la neutralité des discours
qui veulent faire autorité, sous le masque de la rigueur
méthodologique, ne font que recouvrir d’un vernis scientifique
certains points de vue. Les autres sont alors discrédités
puisqu’ils n’ont aucune légitimité particulière.
On sait qu’il est dans la nature du pouvoir de présenter
sa vision du monde comme universelle.
La réflexion au service de l’efficacité
Dans l’univers managérial chaque acteur cherche à
« maximiser ses utilités », c’est-à-dire
à optimiser le rapport entre les résultats personnels
de son action et les ressources qu’il y consacre. La préoccupation
d’utilité est aisément concevable dans un univers
où les soucis d’efficience et de rentabilité
sont constants. Il faut être toujours plus efficace et productif
pour survivre. La compétition est considérée
comme une donnée « naturelle » à laquelle
il faut bien s’adapter. Dans ce contexte, la recherche et
la connaissance ne sont considérées comme pertinentes
que dans la mesure où elles débouchent sur des solutions
opérationnelles. La gestion s’est engagée à
partir du taylorisme dans un processus d’autolégitimation
mettant en avant « le pragmatisme comme but, l’empirisme
comme méthode et la rhétorique comme moyen. La recherche
de la vérité scientifique s’efface devant les
proclamations d’efficacité, la démonstration
devant la force de conviction ».
L’optimisation règne en maître. « Soyez
positifs ! » est une injonction permanente. Il convient de
pratiquer l’« approche solution », c’est-à-dire
de n’évoquer un problème qu’à partir
du moment où l’on peut le résoudre. On entend
souvent des responsables déclarer à leurs subordonnés
: « Ici, il n’y a pas de problèmes, il n’y
a que des solutions ! » La pensée est considérée
comme inutile si elle ne permet pas de contribuer à l’efficience
du système. Chaque individu est reconnu en fonction de ses
capacités à en améliorer le fonctionnement.
La pertinence de la connaissance est mesurée à l’aune
de son utilité pour l’organisation. Il est difficile,
dans ce contexte, de développer une pensée critique,
sauf si la critique est « constructive ». On peut exercer
sa liberté de pensée et de parole à condition
que cette liberté serve à améliorer les performances.
Celui qui soulève un problème sans en apporter la
solution est perçu comme un gêneur, un être négatif,
ou même un contestataire qu’il vaut mieux éliminer.
Le conformisme est le pendant du primat de l’utilitarisme.
Plus profondément, tout ce qui n’est pas utile est
considéré comme n’ayant pas de sens. Le seul
critère reconnu comme donnant du sens est le critère
d’utilité. La question n’est plus alors de produire
de la connaissance en fonction de critères de vérité,
mais selon des critères d’efficience et de rentabilité
à partir des objectifs fixés par le système.
C’est un autre aspect de la rationalité instrumentale
qui tend à considérer comme irrationnel tout ce qui
ne rentre pas dans sa logique. Ce que Herbert Marcuse, dans L’homme
unidimensionnel (1972), appelait l’univers du discours clos
« qui se ferme à tout autre discours qui n’emploie
pas ses termes ».
En définitive, dans le secteur marchand, seul ce qui rapporte
a du sens. L’imaginaire social est dominé par la logique
capitaliste qui canalise les fantasmes, les désirs, les aspirations,
mais aussi la « pulsion épistémologique »,
c’est-à-dire la curiosité qui pousse à
produire de la connaissance. La gestion devient, en quelque sorte,
la science du capitalisme, dont la caractéristique essentielle,
mise en évidence par Cornelius Castoriadis, est la poussée
vers une maîtrise qui se présente comme fondamentalement
rationnelle. Cette maîtrise n’a pas pour seule visée
le champ de l’économie, mais la société
tout entière. « Ce n’est pas seulement dans la
production qu’elle doit se réaliser, mais aussi bien
dans la consommation, et non seulement dans l’économie,
mais dans l’éducation, le droit, la vie politique,
etc. Ce serait une erreur – l’erreur marxiste –
de voir ces extensions comme secondes relativement à la maîtrise
de la production et de l’économie qui serait l’essentiel.
C’est la même signification imaginaire sociale qui s’empare
des sphères sociales les unes après les autres [2].
»
La justification de cet état de choses est de rationaliser
la production au moindre coût pour favoriser la croissance
et satisfaire les « besoins » des consommateurs. On
peut être admiratif de l’efficience de cette vision
du monde. On peut aussi s’inquiéter des coûts
qui ne sont pas pris en compte, qu’il s’agisse des atteintes
à l’environnement, du pillage de certaines matières
premières, de la pression du travail, de ses conséquences
psychologiques comme le stress ou le harcèlement moral, ou
encore de l’exclusion de tous ceux qui ne peuvent accéder
à ce monde ou en ont été rejetés. Le
paradigme utilitariste transforme la société en machine
à produire et l’homme en agent au service de la production.
L’économie devient la finalité exclusive de
la société, participant au discrédit du service
public, à l’impuissance du politique et à la
transformation de l’humain en « ressource ».
Affirmer que l’humain est un facteur de l’entreprise
conduit à opérer une inversion des rapports entre
l’économique et le social. C’est bien l’entreprise,
comme construction sociale, qui est une production humaine et non
l’inverse. Il y a là une confusion des causalités,
expression supplémentaire de la primauté accordée
à la rationalité des moyens sur les finalités.
Considérer l’humain comme un facteur parmi d’autres,
c’est entériner un processus de réification
de l’homme. Le développement des entreprises n’a
de sens que s’il contribue à l’amélioration
de la société, donc du bien-être individuel
et collectif et, en définitive, s’il est au service
de la vie humaine. Gérer l’humain comme une ressource,
au même titre que les matières premières, le
capital, les outils de production ou encore les technologies, c’est
poser le développement de l’entreprise comme une finalité
en soi, indépendante du développement de la société,
et considérer que l’instrumentalisation des hommes
est une donnée naturelle du système de production.
En fin de compte la conception managériale conduit à
interpeller chaque individu pour qu’il devienne un agent actif
du monde productif. La valeur de chacun est mesurée en fonction
de critères financiers. Les improductifs sont rejetés
comme « inutiles au monde » (R. Castel, 1996). On assiste
au triomphe de l’idéologie de la réalisation
de soi-même. Chacun est invité à devenir l’entrepreneur
de sa propre existence. La finalité de l’activité
humaine n’est plus de « faire société
», c’est-à-dire de produire du lien social, mais
d’exploiter des ressources, qu’elles soient matérielles
ou humaines.
Pouvoir managérial et mobilisation psychique
« C’est pour une bonne part comme force productive
que la psyché est investie de rapports de pouvoir et de domination.
La psyché ne devient force utile que si elle est à
la fois énergie productive et énergie assujettie.
» On peut reprendre presque mot pour mot l’analyse de
Michel Foucault [3][3] « C’est pour une bonne part,
comme force de...
suite en substituant la psyché au corps comme objet du pouvoir
dans les entreprises hypermodernes. Certes, en changeant d’objet,
les modalités du contrôle vont considérablement
se transformer. Mais la finalité reste identique. Il ne s’agit
plus de rendre les corps « utiles et dociles », mais
de canaliser le maximum d’énergie libidinale pour la
transformer en force productive.
Les techniques de management perdent leur caractère disciplinaire.
La surveillance n’est plus physique, mais communicationnelle.
Si par certains aspects la surveillance reste ininterrompue, grâce
aux badges magnétiques, aux portables, aux ordinateurs, aux
bips-bips, elle n’est plus directe. Elle porte davantage sur
les résultats du travail que sur ses modalités. Si
la liberté s’accroît sur les tâches à
accomplir, elle trouve une contrepartie dans une exigence drastique
sur les résultats. Il s’agit moins de réglementer
l’emploi du temps et de quadriller l’espace que d’obtenir
une disponibilité permanente pour que le maximum de temps
soit consacré à la réalisation des objectifs
fixés et, au-delà, à un engagement total dans
la réussite de l’entreprise. Il s’agit donc toujours
de constituer un temps intégralement rentable. On l’obtient
non par un contrôle tatillon de l’activité pour
adapter le corps à l’exercice du travail, mais par
des dispositifs qui consistent à mobiliser l’individu
sur des objectifs et des projets qui canalisent l’ensemble
de ses potentialités. Et comme les horaires de travail ne
suffisent plus pour répondre à ces exigences, la frontière
entre le temps de travail et le temps hors travail va devenir de
plus en plus poreuse.
Une publicité de Philips en 1996 décline parfaitement
ce phénomène : « Être joignable n’importe
où, à n’importe quel moment, c’est la
liberté d’être branché ! »
Les nouvelles technologies de communication permettent une utilisation
démultipliée du temps puisque tout temps « mort
» peut être immédiatement rempli par une autre
activité. Les pertes de temps liées aux trajets, aux
attentes, aux contretemps, sont occupées à régler
des problèmes en instance, à passer des coups de téléphone,
à prendre des rendez-vous, à compléter des
notes sur son ordinateur. La voiture équipée d’un
téléphone portable et d’un ordinateur est le
prolongement du bureau. Au point que certaines entreprises, suivant
l’exemple d’Andersen Consultant, ont mis au point des
bureaux virtuels. Chaque employé est équipé
d’un ordinateur portable et d’un téléphone
mobile. Il peut installer son bureau dans n’importe quel endroit,
il suffit d’une prise électrique.
Si le temps de travail devient illimité, l’espace
doit l’être également. Il convient de pouvoir
travailler à tout moment et en tout lieu. Le manager hypermoderne
est obligatoirement « branché ». Il peut travailler
en permanence avec l’ensemble de ses « interfaces »
dans le monde entier. C’est dire qu’il n’a plus
besoin de bureau fixe, mais d’un bureau qu’il transporte
avec lui. « Ce qu’il faut, c’est utiliser le mobile
avec le temps comme on utilise en informatique un multiprocess :
on double ou l’on triple et l’on fait travailler parallèlement
les choses. Là on gagne du temps. D’habitude, on estime
une action, on l’entreprend sur le fait et après, on
a le résultat et l’on décide de l’action
suivante. C’est le schéma traditionnel. Tandis que
là, pendant qu’une action est en cours, vous en lancez
une autre au téléphone en parallèle. Vous multipliez
par trois ou quatre l’espace-temps que vous avez devant vous
[4] . »
Au temps de la planification, de l’exactitude, de la programmation
linéaire de l’emploi du temps, se substitue la polychronie,
l’urgence et l’aléatoire dans la gestion du temps.
Instrument de liberté, les technologies de communication
permettent de se relier de multiples façons, au-delà
des frontières entre le professionnel et le privé,
le travail et l’affectif, le familial et le social.
Il ne s’agit plus d’une disponibilité contrainte
pendant les heures de travail, mais d’une disponibilité
permanente et libre. « Si vous êtes disponible tout
le temps, vous n’êtes plus qu’un citron qu’on
presse comme on veut… », remarque un cadre de multinationale.
La réduction des coûts conduit à une colonisation
progressive de l’espace-temps intime par des préoccupations
professionnelles. Colonisation légitimée par l’urgence,
l’exigence de réactivité immédiate. L’agent
est moins dépossédé de son temps personnel,
que possédé par le temps de son travail. Il ne s’agit
pas d’une exigence autoritaire, mais d’une conséquence
logique de son désir de bien faire et de réussir.
De la soumission à un ordre à l’engagement
dans un projet
Pour nous, managers, notre credo doit être : « Je comprends
le projet d’entreprise et j’y crois. Je me sens personnellement
engagé à contribuer personnellement à sa réalisation
à travers mon adhésion à nos convictions, nos
valeurs et nos idéaux de management. » Sources : The
Philips Way [5] .
L’efficacité du système disciplinaire voulait
que l’ordre soit exécuté sans discussion, sans
explication et sans délai. Il sollicitait de la part des
agents une soumission totale au règlement et une docilité
obéissante face à la hiérarchie. Il mettait
en œuvre une surveillance directe et un système de sanctions
normalisé. Le système managérial est en rupture
par rapport à ce modèle. D’un gouvernement par
les ordres, on passe à un management par la réalisation
de projets. On passe d’une surveillance hiérarchique
à la mise en œuvre d’une autonomie contrôlée.
L’objet du contrôle tend à se déplacer
de l’activité physique à l’activité
mentale. Plutôt que d’encadrer les corps, on cherche
à canaliser les pulsions et à mobiliser les esprits
: « Plus qu’une philosophie d’entreprise ou un
idéal à atteindre dans le futur, c’est un modèle
de comportement pour aujourd’hui », peut-on lire dans
la brochure.
La modélisation des comportements est conçue à
partir d’un système de valeurs que chaque manager doit
intérioriser : la valorisation de l’action, l’exemplarité
des attitudes, l’adhésion aux idéaux de management,
le primat des résultats financiers, la mobilisation permanente
pour répondre aux exigences des clients, des actionnaires,
des collaborateurs et des fournisseurs. On attend une identification
totale à l’entreprise dont le nom doit inspirer «
fierté et confiance ». Chacun est incité à
prendre des initiatives, à faire preuve de créativité
et d’autonomie dans le sens des orientations et des convictions
de l’entreprise. Il s’agit d’adhérer librement,
spontanément et avec enthousiasme au projet de l’entreprise.
Les chartes d’entreprises glorifient l’esprit d’équipe,
le challenge et l’exigence de qualité. On recherche
l’excitation du désir et la mobilisation subjective
pour les mettre en synergie avec les besoins de l’entreprise.
Le désir n’est plus considéré comme une
faiblesse coupable qui doit être encadrée par des interdits
solides, mais comme une source de créativité qui doit
être mobilisée au service de la compagnie.
Le pouvoir managérial fonctionne moins comme une «
machinerie » qui soumet des individus à une surveillance
constante que comme un système de sollicitation qui suscite
un comportement réactif, flexible, adaptable, capable de
mettre en acte le projet de l’entreprise. Projet qui peut
évoluer dans le temps, en fonction du contexte, des fluctuations
du marché, des découvertes technologiques, des stratégies
de la concurrence, mais dont la finalité numéro un
reste la profitabilité (« Attribuer aux objectifs financiers
une priorité n°1 »). Chaque service est un centre
de coût et un centre de profit. L’ensemble des activités
est évalué en fonction de leur rentabilité
financière. Mais si les objectifs financiers restent la priorité
numéro un, le projet concerne surtout les ressources humaines
: « Développer un ensemble de convictions qui sous-tendent
nos actions quotidiennes : faire du bon travail, valoriser les collaborateurs,
encourager la réussite et le sens des responsabilités,
développer une communication franche et ouverte, développer
les compétences, reconnaître les mérites de
chacun. »
« Vous devez vous impliquer librement »
La gestion managériale préfère l’adhésion
volontaire à la sanction disciplinaire, la mobilisation à
la contrainte, l’incitation à l’imposition, la
gratification à la punition, la responsabilité à
la surveillance. Sa force s’enracine dans un système
de valeurs qui favorise l’engagement individuel dans lequel
la recherche du profit est couplée à un idéal.
Le travail doit devenir le lieu de la réalisation de soi-même,
de l’épanouissement de chacun, de l’esprit d’équipe,
de l’amélioration de l’existence des clients
comme des collaborateurs, du respect de tous, en particulier «
des communautés dans lesquelles nous évoluons ».
Il s’agit enfin de conduire ces activités avec le sens
de l’éthique. Projet et idéal vont de pair.
Personne ne peut se satisfaire de se consacrer totalement à
son travail pour une finalité uniquement financière.
Depuis Max Weber, on a compris que les hommes travaillent pour leur
salut et pas seulement pour de l’argent.
L’entreprise propose un idéal commun qui doit devenir
l’idéal des employés. Cette captation de l’idéal
du moi de chaque individu ne s’effectue pas mécaniquement.
Il convient d’abord que les valeurs individuelles ne soient
pas trop en rupture avec celles de l’organisation. Sur ce
point, les procédures de sélection sont très
sophistiquées. Elles opèrent un ajustement entre la
« personnalité » des candidats et les attentes
de l’organisation. Des tests, des entretiens, des mises à
l’épreuve, des analyses graphologiques et psychologiques,
permettent de décrire, mesurer, évaluer, classer,
comparer, jauger, ceux qui ont les meilleures caractéristiques
pour s’adapter au modèle de comportement attendu. Les
élèves des écoles d’ingénieur
et des écoles de commerce sont, a priori, les plus aptes
à intérioriser des façons de faire et de penser
conformes aux attentes de l’entreprise. Les cours de formation
internes, les dispositifs d’évaluation et les procédures
de promotion tiennent compte des résultats obtenus, mais
également et peut-être surtout, des « motivations
», c’est-à-dire de l’aptitude et de la
volonté à se mobiliser pour remplir les objectifs
et pour adhérer aux projets de l’entreprise.
On ne recherche donc plus des individus dociles mais des «
battants », des winners qui ont le goût de la performance
et de la réussite, qui sont prêts à se dévouer
corps et âme. Deux autres qualités sont aussi exigées
: le goût de la complexité et la capacité de
vivre dans un monde paradoxal, ce qu’illustrent ces quelques
citations entendues dans les entreprises, parmi des milliers d’autres
:
On nous dit : « Vous devez être tournés vers
l’extérieur », et on nous reproche : «
Vous n’êtes jamais là quand on a besoin de vous.
»
On nous dit : « La qualité, c’est de donner
des délais de livraison au client et de s’y tenir »,
et il y a une directive écrite selon laquelle le fait de
s’engager sur un délai de livraison est une faute professionnelle.
On nous dit : « Vous devez travailler en équipes »,
mais l’évaluation des performances est individuelle.
On nous dit : « Qualité totale », mais l’entreprise
est dominée par le souci de la rentabilité financière
et des résultats quantitatifs.
On nous dit : « Avancement au mérite », mais
c’est celui qui arrive à se mettre en avant au détriment
des autres qui est promu.
On nous dit : « Approche-solution », mais on n’a
jamais le temps de prendre du recul.
Le monde de l’entreprise est un univers de plus en plus contradictoire.
Le quotidien du manager est une suite ininterrompue de décisions
à prendre face à des interfaces multiples dont chacune
émet des demandes, des recommandations, des procédures,
des injonctions, des attentes, de telle façon que le fait
de répondre à l’une ne permet pas de répondre
à l’autre alors que toutes sont pourtant nécessaires.
Il convient donc de négocier, de discuter, de tempérer,
de louvoyer entre des logiques fonctionnelles dont chacune doit
être prise en considération pour la bonne marche de
l’ensemble, quand bien même elles s’opposent,
jusqu’à être parfois incompatibles. Le manager
est en quête de médiation. Il lui faut supporter un
univers paradoxal sans pour autant sombrer dans la folie. Le moindre
des paradoxes étant qu’on lui demande d’être
autonome dans un monde hyper-contraignant, d’être créatif
dans un monde hyperrationnel et d’obtenir de ses collaborateurs
qu’ils se soumettent en toute liberté à cet
ordre.
Une autonomie sous contrainte
La violence dans l’entreprise hypermoderne n’est pas
répressive. S’il peut subsister des formes de répression,
c’est surtout une violence psychique liée à
des exigences paradoxales. Dans le modèle hiérarchique,
le contrat est assez clair : il faut être au bureau ou à
l’usine pendant un nombre d’heures fixé à
l’avance, dans un lieu déterminé pour effectuer
une tâche précise, tout cela en contrepartie d’une
rémunération. Il y a donc un engagement réciproque
et formalisé. Dans le modèle managérial, l’essentiel
du contrat se joue ailleurs. Nous avons évoqué sa
dimension narcissique. L’entreprise propose à l’homme
managérial de satisfaire ses fantasmes de toute-puissance
et ses désirs de réussite contre une adhésion
totale et une mobilisation psychique intense. L’idéalisation
et l’identification le mettent dans une dépendance
psychique importante. Si l’entreprise va mal, il ne peut s’en
prendre qu’à lui-même. Si elle le met sur la
touche, c’est qu’il n’a pas été
à la hauteur de ses exigences. Ce n’est plus un engagement
réciproque qui règle les rapports entre l’individu
et l’organisation, mais une injonction paradoxale. Plus il
« réussit », plus sa dépendance augmente.
Là ou l’entreprise progresse, c’est en définitive
la part du sujet qui régresse. Plus il s’identifie
à l’entreprise, plus il perd son autonomie propre.
Il croit jouer « gagnant-gagnant », selon l’expression
consacrée, alors que le fait de gagner le mène à
sa perte. Double perte, puisqu’un jour il sera inéluctablement
mis sur la touche à partir du moment où ses performances
diminueront, mais aussi parce qu’il est mis en tension psychique
permanente.
Eugène Enriquez évoque la perversion à propos
de cette forme de pouvoir dans la mesure où il met en scène
un système manipulateur qui piège les individus dans
leur propre désir [6]. Il est vrai que l’individu se
trouve capté dans des modes de fonctionnement qui présentent
toutes les caractéristiques de la perversion et conduisent
au harcèlement qui est un des symptômes courants dans
ce type d’organisation. Mais il faut insister sur un point.
Il ne s’agit pas ici de psychopathologie au sens où
ce type de pouvoir serait soutenu et produit par des individus présentant
des caractéristiques mentales particulières. Si le
système lui-même apparaît comme pervers, c’est
qu’il capte les processus psychiques pour les mobiliser sur
des fonctionnements organisationnels. Ce faisant, il met les individus
sous tension, en particulier parce qu’il les met en contradiction
avec eux-mêmes.
L’engagement du salarié est sans fin à partir
du moment où il projette son propre idéal sur l’entreprise.
L’engagement de l’entreprise n’est que partiel
puisqu’elle conditionne le maintien de l’emploi aux
performances de chaque agent, sans tenir compte du fait que celles-ci
dépendent de l’ensemble. C’est à chacun
de faire la preuve de son utilité, de sa productivité
et de sa rentabilité, donc de démontrer qu’il
sait tenir sa place et, au besoin, de s’en faire une. L’entreprise
attend de ses salariés qu’ils montent des projets,
justifient leur emploi, calculent leur contribution, et qu’ils
aillent toujours au-delà des objectifs qu’elle leur
fixe. Elle ne leur demande plus de s’adapter à un cadre
stable, mais d’exister dans un réseau flexible, dans
un univers virtuel. Chaque employé doit prouver ses compétences
et justifier sa fonction. Mais en même temps, il est soumis
à des prescriptions extrêmement contraignantes. C’est
l’univers de l’autonomie contrôlée. La
liberté dans l’organisation du travail se paye d’une
obligation à respecter des normes et d’une surveillance
permanente quant aux résultats, à la réalisation
des objectifs, aux performances réalisées. Chaque
agent participe à un centre de coût et de profit dont
les résultats peuvent être mesurés en temps
réel. La liberté d’aller et de venir recouvre
un contrôle à distance. Chacun est libre de travailler
où il veut, à partir du moment où il est «
branché » en permanence sur le réseau. Lorsqu’on
transporte son bureau avec soi, on devient libre de travailler vingt-quatre
heures sur vingt-quatre heures !
Un sentiment de toute-puissance qui rend impuissant
En passant de l’organisation hiérarchique à
l’organisation réticulaire, on change profondément
les registres sur lesquels s’exerce le pouvoir :
* d’une structure rigide fixant à chacun une place
déterminée dans un ordre stable, à des structures
flexibles, fonctionnant en réseaux et favorisant la mobilité
horizontale et verticale ;
* d’un système de communication formelle, descendant
et centralisé, à un système informel, interactif
et polycentré ;
* d’un gouvernement par les ordres à un gouvernement
par les règles, de l’imposition à l’incitation
: on n’ordonne plus mais on discute, on suscite, on anime,
on négocie ;
* d’un encadrement centré sur la surveillance, le
respect des directives, à un management centré sur
l’atteinte des objectifs, l’adhésion à
des logiques.
Dans l’entreprise hypermoderne, l’objet du contrôle
tend à se déplacer du corps à la psyché,
de l’activité physique à l’activité
mentale : plutôt que d’encadrer les corps on cherche
à canaliser les pulsions et à contrôler les
esprits. L’entreprise attend de ses employés qu’ils
se dévouent « corps et âme ». Sur le plan
psychologique, on passe d’un système fondé sur
la sollicitation du surmoi, le respect de l’autorité,
l’exigence d’obéissance, la culpabilité,
à un système fondé sur la sollicitation de
l’idéal du moi, l’exigence d’excellence,
l’idéal de toute-puissance, la crainte d’échouer,
la recherche de satisfaction narcissique. L’identification
à l’entreprise et son idéalisation suscitent
la mobilisation psychique attendue. Chacun se vit comme son propre
patron. Les agents s’autocontrôlent, s’autoexploitent.
La puissance de l’organisation à laquelle ils s’identifient
leur permet de croire à une toute-puissance individuelle,
celle d’un moi en incessante expansion ne rencontrant pas
de limites. Mais, si les satisfactions sont profondes, les exigences
le sont également. L’individu doit se consacrer entièrement
à son travail, tout sacrifier à sa carrière.
L’exigence de réussite trouve son fondement dans le
désir inconscient de toute-puissance. L’entreprise
offre une image d’expansion et de pouvoir illimité
dans laquelle l’individu projette son propre narcissisme.
Pris dans l’illusion de son désir, il est animé
par la peur d’échouer, de perdre l’amour de l’objet
aimé (ici l’organisation), la crainte de ne pas être
à la hauteur, l’humiliation de ne pas être reconnu
comme un bon élément. Il est mis sous tension entre
son moi et son idéal, pour le plus grand bénéfice
de l’entreprise.
La prescription de l’idéal
L’univers managérial promet un idéal sans borne
: zéro délai, zéro défaut, zéro
papier, qualité totale, etc. Dans ce contexte, il n’est
plus normal d’être limité. Il est demandé
d’accroître en permanence les performances tout en diminuant
les coûts. On crée des exigences de plus en plus élevées,
au-delà de ce que l’on sait pouvoir faire. L’idéal
devient la norme. Les procédures ne sont pas établies
à partir d’une analyse concrète des processus
de production et des activités réelles, mais pour
des clients parfaits, des travailleurs toujours au sommet de leur
forme, jamais malades, dans un contexte sans obstacle. La faiblesse,
l’erreur, le contretemps, l’imperfection, le doute,
tout ce qui caractérise l’humain « normal »,
n’a plus lieu d’être. La gestion prône l’idéal
dans un monde sans contradiction. L’idéal n’est
plus un horizon à atteindre, mais une norme à appliquer.
Faute de pouvoir le réaliser, et devant le déni de
sa vulnérabilité, chaque agent est constamment pris
en défaut d’insuffisance. Puisqu’il ne peut jamais
être à la hauteur des performances attendues, il se
vit comme incapable, incompétent ou insuffisamment motivé.
C’est lui qui devient responsable des défauts du système
[7].
Une gestion instrumentale de la psyché
L’entreprise suscite la construction d’un imaginaire
dont le management doit assurer la consistance et la permanence.
L’imaginaire de l’individu devient l’objet principal
du management, avec pour objectif de canaliser ses aspirations sur
des objectifs économiques. Deux processus majeurs provoquent
la mobilisation psychique :
* l’identification par introjection de l’organisation,
image de toute-puissance et d’excellence, et par projection
sur elle des qualités qu’il voudrait pour son propre
moi ;
* l’idéalisation par intériorisation de l’idéal
de perfection et d’expansion que l’organisation propose.
L’idéal du moi trouve ainsi dans l’entreprise
multinationale, une formidable caisse de résonance pour élargir
ses limites et satisfaire le « soi grandiose ».
Nous avons proposé le terme de système managinaire
pour décrire l’ensemble de ces processus de transactions
entre l’entreprise et l’individu [8][8] Nicole Aubert
et Vincent de Gaulejac, Le coût de l’excellence,...
suite. Il s’agit d’un autre aspect du contrat de travail,
implicite mais bien réel, qui complète les aspects
formels (juridiques et financiers) par une transaction psychique
équivalente à un contrat narcissique. L’individu
cherche dans l’organisation un moyen de satisfaire ses désirs
de toute-puissance et de canaliser ses angoisses. L’organisation
lui offre un objet d’idéalisation et une excitation/incitation
permanente à se dépasser, à être le plus
fort, à devenir un « gagnant ». Elle lui offre
les moyens de combattre son angoisse en suscitant un mode de fonctionnement
défensif pour lui et utile pour l’organisation. Par
ce biais, la tension se transforme en énergie productive,
c’est-à-dire en force de travail, canalisée
sur les objectifs fixés par l’entreprise.
L’objectif du système managinaire est de mettre en
synergie le fonctionnement organisationnel et le fonctionnement
psychique. L’organisation donne beaucoup d’avantages
et beaucoup de contraintes, l’individu éprouve beaucoup
de satisfaction et beaucoup d’angoisse. Pour lutter contre
l’angoisse, il s’investit totalement dans son travail.
Il obtient des résultats, ce qui lui amène de la reconnaissance
sous forme de promotion, de salaire, mais également des responsabilités
qui viennent renforcer le couple avantage/contrainte et par contrecoup
le plaisir et l’angoisse, et ainsi de suite. L’individu
est pris dans une spirale dont il ne peut plus se détacher.
L’attachement des individus est produit, non par une contrainte
physique, mais par une dépendance psychique qui s’étaie
sur les mêmes processus que le lien amoureux, c’est-à-dire
la projection, l’introjection, l’idéalisation,
le plaisir et l’angoisse.
C’est à ce niveau que résident le succès
et la faille de l’entreprise managériale. Les conflits
se posent de moins en moins au niveau de l’organisation en
termes de luttes revendicatives ou de respect de l’autorité
hiérarchique. Ils se posent au niveau psychologique en termes
d’insécurité, de souffrance psychique, d’épuisement
professionnel, de troubles psychosomatiques, de dépressions
nerveuses. Autant de conflits face auxquels les syndicats ou les
contre-pouvoirs sont démunis.
Une soumission librement consentie
La contestation de ce pouvoir est particulièrement difficile,
comme tout système qui enferme les individus dans des paradoxes.
C’est un pouvoir que l’on exerce et que l’on subit
en permanence sans que le manager puisse clairement distinguer la
différence. On pourrait évoquer à ce propos
une aliénation dans la mesure où l’individu
est gouverné de l’intérieur par des forces étrangères
à lui-même. Mais le terme ne permet pas de rendre compte
du paradoxe selon lequel chaque manager est invité à
cultiver son autonomie, sa liberté, sa créativité
pour mieux exercer un pouvoir qui renforce sa dépendance,
sa soumission et son conformisme. S’il y a aliénation,
il y a également exaltation de la subjectivité. On
pourrait sans doute évoquer ici une « aliénation
à la puissance deux » puisque c’est le sujet
lui-même qui en devient le principal moteur.
C’est un pouvoir difficile à contester, d’une
part, parce qu’il opère dans l’intériorité,
ce qui conduit à se contester soi-même, mais surtout,
parce que la critique ne peut se faire qu’en extériorité.
L’école de Palo Alto a montré qu’on ne
pouvait échapper à une communication paradoxale qu’en
se mettant à un niveau « méta », c’est-à-dire
en communiquant sur le paradoxe lui-même. De même, on
ne peut échapper à un pouvoir paradoxal qu’en
démontant ses différents mécanismes. Mais comment
procéder quand on est soi-même à l’intérieur
du système ? C’est comme si on voulait faire avancer
une voiture tombée en panne tout en restant à l’intérieur
du véhicule.
Celui qui dénonce les contradictions est souvent perçu
comme mettant en cause les dirigeants. Surtout, il se heurte de
front à la demande d’adhésion, à l’attente
d’un investissement psychologique sans faille, au besoin de
croire que l’entreprise offre un espoir de progrès,
une cohérence interne, une finalité acceptable. Plutôt
que d’invoquer les injonctions contradictoires auxquelles
il est soumis, le « bon agent » préférera
évoquer des « disfonctionnements », des problèmes
à résoudre. Il est prêt à se mobiliser
pour faire fonctionner le système malgré tout, si
possible même l’améliorer en intériorisant
les contraintes. Les injonctions contradictoires sont alors normalisées
et internalisées. Ce n’est plus l’entreprise
qui est incohérente, c’est l’individu qui doit
prendre en lui la charge psychique induite par la contradiction
: comment faire toujours plus avec toujours moins ? Comment être
à deux endroits en même temps ?
Comment gagner du temps quand on en a moins ?
« Nous n’avons pas le choix, on l’accepte ou
l’on part », disent la plupart des managers. En s’enfermant
ainsi dans une alternative radicale, ils tentent de rationaliser
leurs propres positions et, ce faisant, de légitimer leur
conduite. Ce n’est pas le moindre des paradoxes que de constater
que d’un côté ils célèbrent les
vertus du libéralisme et de la libre entreprise, et que de
l’autre ils se présentent comme totalement dépendants
et soumis aux exigences d’un système dont ils sont
à la fois les producteurs et les produits. Pris individuellement
ils semblent n’adhérer que partiellement à ce
pouvoir. Certains en font même une critique virulente. Ce
qui ne les empêche pas de l’exercer sur leurs collaborateurs
et leurs subordonnés. On pourrait parler ici de duplicité
dans la mesure où la plupart des managers sont spécialistes
du double langage. Il semble plus juste d’y voir les conséquences
d’une socialisation à cet « ordre paradoxal ».
On ne peut y survivre qu’en devenant soi-même paradoxal,
moins par duplicité que par nécessité. L’appel
récurent à l’éthique est l’expression
du souhait de remettre de la cohérence et du symbolique dans
un univers incohérent et chaotique.
Conclusion
La gestion comme système symbolique
Comme tout univers social, le monde de l’entreprise combine
trois registres qui sont tout aussi nécessaires les uns que
les autres :
* la réalité concrète et matérielle
de l’organisation comme ensemble de biens, de lieux, d’objets,
d’agents, de procédures et de modes de fonctionnement
;
* les représentations construites sur cette réalité
par tous ceux qui contribuent à la produire ;
* les normes, les règles, les langages, les significations
qui fixent l’ordre symbolique, c’est-à-dire le
système de référence permettant de produire
du sens sur cette collectivité humaine.
La gestion a tendance à coller au registre matériel
sans se rendre compte qu’elle construit un système
de représentation partielle et tronqué. C’est
la raison pour laquelle elle n’apporte pas des réponses
satisfaisantes sur le registre symbolique. La valeur de chaque chose
et de chaque homme est moins fonction de son utilité économique,
que de l’ensemble des contributions qu’il apporte à
cette collectivité. La « valeur » symbolique
attache plus de prix à la reconnaissance qu’à
la productivité, aux qualités humaines qu’aux
ratios financiers, au bien-être collectif qu’aux résultats
économiques.
Les hommes ne peuvent pas travailler et vivre sans donner du sens
à leur action. L’homme rationnel qui cherche à
optimiser ses ressources et défendre ses intérêts
par des comportements stratégiques est un homme amputé
de ses passions, de ses capacités imaginatives, et surtout
amputé du besoin de donner du sens à son existence.
L’ordre symbolique est l’expression de ce besoin. En
premier lieu par le langage qui permet de communiquer, d’élaborer,
de mettre en mots. En second lieu dans la construction permanente
de symboles qui fixent les repères et les références
nécessaires à la vie sociale. Lorsque l’éthique
de résultat se substitue aux autres considérations,
elle produit une forme de symbolisation abstraite et désincarnée
qui ne peut satisfaire le besoin de croire. La quantophrénie
(la maladie de la mesure), le « parler creux », l’insignifiance,
la normalisation de l’idéal, sont autant de processus
qui illustrent la faillite symbolique des discours gestionnaires.
Le paradoxe, outil du pouvoir managérial, fait perdre la
raison, au sens propre et au sens figuré.
Notes
[1] Janine Chasseguet-Smirgel, « Quelques réflexions
d’un psychanalyste sur l’idéologie », Pouvoirs,
n° 11, 1981.
[2] Cornelius Castoriadis, « La “rationalité”
du capitalisme », Revue internationale de psychosociologie,
vol. IV, n° 8, 1997, p. 31-52.
[3] « C’est pour une bonne part, comme force de production
que le corps est investi de rapports de pouvoir et de domination…
Le corps ne devient force utile que s’il est à la fois
corps productif et corps assujetti » (Michel Foucault, Surveiller
et punir, Paris, Gallimard, 1975).
[4] Interview avec un cadre, réalisée par Francis
Jauréguiberry dans le cadre d’une recherche menée
sur le téléphone mobile : « Un désir
d’ubiquité », université de Pau, set-cnrs
(umr 5603), 2002, p. 27.
[5] Les citations qui suivent sont extraites d’une brochure
diffusée par la société Philips.
[6] Eugène Enriquez, Les jeux du pouvoir et du désir
dans l’entreprise, Paris, Desclée de Brouwer, 1998.
[7] Marie-Anne Dujarier, « L’idéal au travail.
Le déni des limites comme norme dans les organisations du
service de masse », thèse de sociologie, laboratoire
de changement social, université Paris-VII-Denis-Diderot,
2004, publiée au puf/Le Monde, 2005.
[8] Nicole Aubert et Vincent de Gaulejac, Le coût de l’excellence,
Paris, Le Seuil, 1991.
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