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Souffrances objectives, souffrances subjectives
Vincent de Gaulejac

Origine : www.cairn.info/destins-politiques-de-la-souffrance--9782749211367-page-47.htm

Vincent de Gaulejac « Souffrances objectives, souffrances subjectives », in Destins politiques de la souffrance, érès, 2009, p. 47-59. Interroger la catégorie de souffrance

Vincent de Gaulejac Professeur de sociologie à l’université Paris Denis-Diderot, directeur du Laboratoire de changement social et membre fondateur de l’Institut international de sociologie clinique, membre des comités de recherche de sociologie clinique de l’Association internationale de sociologie (CR46) et de l’Association internationale des sociologues de langue française (CR19), auteur d’une quinzaine d’ouvrages dont La névrose de classe, Les sources de la honte, L’histoire en héritage et La société malade de la gestion.

Paul Ricœur, dans son ouvrage Soi-même comme un autre (1990), définit la souffrance non pas uniquement par la douleur physique ou mentale, mais par la diminution, voire la destruction de la capacité d’agir, du pouvoir faire, ressentie comme atteinte à l’intégrité de soi. La souffrance est une impuissance à dire, à faire, à raconter, à s’estimer[1]. Mais, dans cette impuissance, il ne distingue pas ce qui relève de l’empêchement « objectif » et ce qui relève de l’empêchement subjectif. Le premier concerne les interdits, les contraintes, la répression sociale, l’absence de moyens d’action, l’ensemble des conditions concrètes qui déterminent les possibilités et les impossibilités d’agir. Le second concerne les inhibitions, les conflits internes, qu’ils soient psychologiques ou psychopathologiques, les capacités et les incapacités internes du sujet. Pour autant, l’identification entre ce qui est de l’ordre de l’empêchement objectif et ce qui relève de l’empêchement subjectif est souvent délicate.

La sociologie clinique s’est donné pour tâche de « détricoter » de manière analytique les différents registres entre l’objectif et le subjectif, le social et le psychique, l’intériorité et l’extériorité, sachant que ces différents termes renvoient à des distinctions de nature différente. Le social peut être intériorisé, la souffrance sociale a des dimensions objectives et subjectives. L’opposition entre souffrance psychique et souffrance sociale n’est pas si claire. S’agit-il de répertorier des symptômes, de distinguer la nature de la souffrance, son essence, ou d’en cerner l’origine ? Pour clarifier ce point il semble pertinent, par exemple, de distinguer les souffrances d’origine intrapsychique et les souffrances d’origine sociale. Mais si les causes peuvent être identifiées, l’éprouvé de la souffrance conduit à interroger les influences réciproques entre ces différents registres (Gaulejac, 1987). L’exposé d’un cas clinique nous permettra d’illustrer ces intrications complexes et d’étayer une réflexion plus théorique sur les aspects objectifs et subjectifs de la souffrance dite « sociale ».

Violaine n’a pas connu son père. Née en 1942, elle est élevée par sa mère, bonne à tout faire, qui vit dans une grande pauvreté et essaie tant bien que mal d’élever ses cinq enfants de trois pères différents. Son enfance est profondément marquée par la souffrance liée aux conséquences sociales de la pauvreté. Son récit en donne plusieurs exemples.

Sa mère lui demande d’aller à l’épicerie, juste avant la fermeture, demander de quoi manger le soir. Elle s’expose alors aux quolibets et insultes de l’épicière, à laquelle elle ne peut répondre :

« Ce n’est pas pour acheter des choses superflues ; c’est vraiment pour survivre. C’est vraiment le pain, si on n’a pas ça, on n’a rien. On est vraiment obligé de se soumettre. On est vraiment dans une position de soumission complète, puisque c’est une question de survie. »

Notons que Violaine, qui dans ce récit évoque ses souvenirs d’enfance, parle au présent comme si la douleur était toujours présente. La souffrance est ici associée à l’impuissance. Elle ne peut exprimer sa colère, son agressivité face à la violence dont elle est l’objet. Ni vis-à-vis de sa mère qui l’oblige à aller quémander, ni vis-à-vis de l’épicière qui l’humilie en public.

Alors qu’elle aurait besoin d’être stimulée, rassurée, revalorisée, elle est a priori considérée comme incapable, réprimandée pour sa mauvaise volonté à travailler, pour son inattention en classe. On trouve ici le mécanisme de prédiction créatrice qui conduit les enfants qui ont des problèmes à se conformer aux attentes négatives qu’ils suscitent chez les enseignants. Et Violaine de conclure :

« L’école ce n’est pas pour nous, on est trop préoccupé, il y a trop d’événements tous les jours, trop lourds. Tu sens un danger, une accumulation de calamités. Tu n’es pas disponible pour l’école, pour apprendre, pour faire tes devoirs. »

L’école, qui pourrait être un lieu de protection et de réassurance par rapport à la dureté des conditions de vie, devient un lieu de rejet et d’humiliation. Violaine y découvre la souffrance liée à l’injustice sociale, les inégalités de traitement selon l’origine, la logique de la différenciation sociale qui conduit certains enseignants, et le système scolaire dans l’ensemble, à favoriser les enfants des classes aisées au détriment des autres. Elle est mise au dernier rang, comme les autres enfants de pauvres, alors que ceux des commerçants et des notables sont traités avec beaucoup d’égards. Bien qu’ayant de bons résultats au démarrage, Violaine rejoint rapidement la place qui lui est assignée : celle des cancres du dernier rang. D’autant que la dureté de ses conditions d’existence ne lui donne pas de disponibilité pour « ce luxe qu’est l’école ». Lors d’une fête de fin d’année, Violaine doit jouer un rôle dans une pièce de théâtre montée par sa classe. Au dernier moment, on lui préfère la fille du boucher qui était malade pendant les répétitions. Révoltée par cette injustice flagrante, elle cherche un soutien du côté de sa mère et de sa grand-mère qui lui demandent de se résigner et de se taire :

« Je me suis sentie une enfant qui n’a pas d’autorisation à être… À ce moment-là je sentais vraiment l’injustice. »

Elle ressent d’autant plus fortement la souffrance qu’elle n’est pas protégée, pour l’affronter, par sa famille. La révolte qu’elle ressent face à l’injustice et aux inégalités n’est pas partagée par sa grand-mère et sa mère qui préconisent le silence et la résignation. Elle se retrouve seule, démunie, impuissante face aux violences humiliantes et à la souffrance qu’elles engendrent.

Violaine décrit son adolescence lorsque la misère, le poids des contingences, les difficultés de l’existence atteignent un degré tel qu’ils commencent à détruire de l’intérieur d’elle-même toute capacité à se mobiliser pour s’en sortir – « il y a trop de choses lourdes dans ma famille ». Il y a un enchaînement entre la souffrance sociale, liée aux conditions de vie, et la souffrance affective. La dureté des conditions d’existence tend à engendrer des problèmes relationnels ou du moins à les exacerber : il est difficile de s’aimer lorsqu’on rentre le soir épuisé, submergé par les problèmes matériels, constamment préoccupé par ce qu’on va manger, lorsqu’on vit dans une promiscuité permanente, lorsqu’on est menacé par des traites impayées, le manque d’argent et que l’on voit en permanence le mépris ou la commisération dans le regard d’autrui.

La souffrance psychique rejoint la souffrance sociale lorsque le sujet est conduit à intérioriser les raisons de son malheur. Violaine, au bord de la dépression, se vit comme responsable de ce qui lui arrive :

« Quand tu es pauvre, quelque part, tu t’en sens responsable. Et quand tu as raté ou quand tu as un échec, la première chose qui vient, encore aujourd’hui, c’est de me dire : Mais bon sang, qu’est-ce que j’ai fait ? Enfin, j’ai fait quelque chose pour cela. Cette honte, cette culpabilité, elle est encore dans ma peau, elle est toujours présente. La moindre défaillance de ma part, ce n’est pas vers l’extérieur que je vais chercher, c’est toujours en moi que je vais chercher la faute et la défaillance. Très souvent, je me mets dans la position de cette petite fille qui a honte, de cette petite fille qui n’a pas le droit, de cette petite fille qui n’a pas de place. »

Ces processus d’intériorisation sont complexes. Retenons pour l’instant un de ses aspects, la dureté des conditions d’existence, qui a des répercussions psychiques intenses mettant le sujet en danger et le rendant vulnérable sur le plan affectif, et sur le plan de ses relations sociales. C’est le sentiment d’identité qui est altéré amenant le sujet à se considérer comme responsable de son sort jusqu’à trouver justifiées les violences qui lui sont faites. Il vit cette souffrance comme une fatalité à laquelle il convient de se résigner.

Souffrance, mal-être et contradictions sociales

La question de la souffrance a longtemps été le domaine réservé de la médecine et de la religion. Aux médecins la souffrance du corps, aux prêtres celle de l’âme. Pour C. Dejours (1987, 1992) [3], la souffrance psychique au travail naît lorsque le rapport entre le désir de l’individu et l’organisation du travail est bloqué. La souffrance est la conséquence de l’état de tension entre la bonne santé mentale et la maladie mentale ou, en d’autres termes, entre le bien-être et le mal-être. La souffrance est « le résultat d’un combat des gens, ou du sujet, contre les différentes perturbations qui pourraient les faire basculer dans la décompensation [4] ». La cause essentielle de la souffrance dans l’univers du travail réside dans le décalage entre l’organisation prescrite – par la direction, le bureau des méthodes, les ingénieurs en organisation – et l’organisation réelle. Ces écarts mettent les individus en tension. La souffrance engendrée par ces tensions a deux aspects : soit elle peut se négocier à travers un système de règles et on peut alors parler de souffrance créatrice ; soit elle ne peut pas s’inscrire dans une logique de reconnaissance et d’organisation du travail, et elle se ne contre les sujets. C’est alors une souffrance pathogène dans la mesure où elle peut déstabiliser les individus dans leur économie psychique, voire leur santé.

Le mal-être apparaît lorsque le désir du sujet ne peut plus se réaliser socialement, lorsque l’individu ne peut pas, ou ne peut plus, être ce qu’il voudrait être. C’est le cas lorsqu’il est contraint d’occuper une place sociale qui l’invalide, le disqualifie, l’instrumentalise ou le déconsidère. La notion de bien-être conjugue une dimension subjective (se sentir bien) et une dimension objective (avoir un certain confort matériel, une certaine aisance financière…). La souffrance sociale est un « mal d’être » provoqué par une situation caractérisée à la fois par l’absence de confort matériel et l’absence de reconnaissance : d’un côté des conditions de vie précaires, difficiles, instables, pénibles… ; de l’autre une vulnérabilité identitaire, une dévalorisation narcissique, une image invalidée de soi-même.

Ce mal-être peut également concerner des personnes dont les conditions de vie réelles sont en décalage par rapport aux conditions de vie prescrites par la société, la famille et/ou par les normes et les idéaux qu’elles ont intériorisés. Lorsque la rupture entre « ce que JE vis » et « ce que JE voudrais vivre » est trop profonde, le sujet se trouve comme déchiré de l’intérieur. Il est traversé par une contradiction entre l’objectivité de sa position et ses aspirations profondes. Ce conflit provoque une souffrance qui peut avoir des aspects positifs et négatifs. Si elle pousse l’individu à s’en sortir, à se mobiliser pour améliorer ses conditions de vie et lutter contre l’invalidation dont il est l’objet, on pourra parler de souffrance créatrice. Si à l’inverse elle inhibe les capacités du sujet, on pourra parler de souffrance destructrice. L’une est facteur d’ambition, l’autre de désespérance. L’une pousse à la lutte et à la révolte, l’autre à la résignation et à la passivité.

Dans La misère du monde (1993), P. Bourdieu s’interroge également sur la souffrance sociale dont il donne une définition proche de la nôtre. Cette souffrance concerne des gens qui sont mal dans leur peau parce qu’ils sont mal dans leur position :

« Étant soumis aux tensions et aux double-binds inscrits dans les lieux sociaux habités par des contraintes ou des exigences contradictoires, ils ne peuvent livrer ce qu’ils ont de plus personnel sans dévoiler du même coup la vérité la plus profonde d’une position sociale, qui agit sur eux et en eux, mais aussi sur tous ceux qui la partagent avec eux. […] C’est le cas de ceux qui éprouvent la violence de l’institution à travers des réussites menant à l’échec, des conflits de devoirs ou des divisions de l’image de soi liées par exemple à des contradictions entre la définition idéale et la définition réelle de leur position et de leur fonction[5]. »

La souffrance provoquée par les contradictions, les incohérences, les paradoxes institutionnels produit des « victimes structurelles ».

« C’est la violence inerte de l’ordre des choses, celle qui est inscrite dans les mécanismes terriblement implacables du marché de l’emploi, du marché scolaire, du racisme […] (qui) frappe comme une fatalité, tous ceux qui sont rassemblés dans les lieux de la relégation sociale, où les misères de chacun sont redoublées par toutes les misères nées de la cohabitation de tous les misérables (et qui produit) le désespoir de soi [6]. »

Comment être différent de ses semblables ? Telle est la contradiction majeure que doivent gérer tous ceux dont la position objective est différente de leur position espérée, et cette contradiction est d’autant plus conflictuelle que les normes sociales tendent à dévaloriser la première et que l’individu n’a pas les moyens d’occuper la seconde. Celui-ci est donc confronté au choix douloureux entre la résignation, qui conduit au désespoir, ou la révolte qui peut conduire à la délinquance ou l’autodestruction [7]. Par exemple celui d’Ali, jeune beur d’une vingtaine d’années, qui exprime son désespoir de ne pouvoir échapper à ses conditions de vie à partir du moment où il « retomba », en troisième, dans une classe d’enfants issus de la cité où il vit. C’est à partir de là, selon P. Bourdieu, que son destin tourne mal.

Nous abordons là un aspect central de la souffrance sociale : c’est la souffrance produite par les contradictions sociales qui traversent un individu dans une position donnée. Ces double-binds sociaux engendrent un conflit qui est intériorisé à partir du moment où l’individu n’a pas les moyens de « sortir » de cette position. Il est donc confronté à un conflit interne dont la genèse est externe. Ce conflit provoque une souffrance d’ordre psychique qui ne peut être atténuée que par un changement dans la situation sociale.

Souffrance objective, souffrance subjective

La souffrance sociale peut avoir de multiples causes que l’on pourrait regrouper autour des quatre pôles domination, répression, exploitation, exclusion. Les causes objectives sont multiples. Nous ne traiterons ici que de la souffrance liée à la pauvreté et à l’exclusion qui recouvre des situations objectives hétérogènes alors que les répercussions subjectives sont très proches, du moins dans le registre des sentiments : honte, envie, colère, sentiment d’injustice, confrontation au mépris et à l’humiliation, haine de classe, frustration et résignation. Nous avons perçu dans l’histoire de Violaine cet amalgame de sentiments, d’affects, d’émotions qui envahissent le sujet.

Victoria dans son récit de vie raconte : « Pour mes parents, la pauvreté c’était de mourir de faim. Pour moi, c’est de ne pouvoir satisfaire mes besoins. » Son père, fils d’ouvriers agricoles, a dû quitter sa famille à 8 ans pour ne pas mourir de faim. Il s’agissait d’une nécessité de survie. Pour Victoria le manque est d’une autre nature, elle n’a jamais été privée de nourriture, mais elle ne mangeait pas ce qu’elle souhaitait. Pour elle la pauvreté est associée à ce jour d’hiver où, pour aller à l’école, elle a dû mettre les chaussures de sa mère qui étaient bien trop grandes pour elle, faute de pouvoir utiliser les galoches qu’elle portait d’habitude, dans lesquelles elle était pieds nus. « Je crois que c’est la seule fois dans mon existence où j’ai eu très honte… On a rigolé de moi… Je crois que j’ai pleuré. » Entre la nécessité, pour le père de Victoria, de quitter sa famille à 8 ans pour ne pas mourir de faim et la honte de Victoria face aux moqueries dont elle est l’objet parce que ses parents ne peuvent lui payer des chaussures convenables, la souffrance n’est pas de même nature.

On ne peut bien évidemment mesurer l’intensité de la souffrance, mais on peut distinguer différentes formes selon la nature du manque. Si la pauvreté c’est le manque, celui-ci ne peut être considéré comme équivalent selon qu’il concerne les besoins élémentaires, vitaux, primaires, objectifs, ou selon qu’il est de l’ordre du désir, de l’envie, de l’image, de la subjectivité. C’est pour cela qu’il convient de distinguer :

* la souffrance liée à la faim, au froid, à des conditions de vie pénibles physiquement dégradantes ;

* la souffrance liée à la privation, au dénuement, à l’impossibilité de satisfaire des besoins considérés comme élémentaires, vu les normes sociales du milieu environnant ;

* la souffrance liée à la déchéance, à la stigmatisation et aux violences humiliantes que l’individu peut subir du fait de sa situation socio-économique.

Dans la réalité, ces différents types de souffrance peuvent se combiner. Mais on voit qu’ils se distinguent selon leur caractère plus ou moins objectif ou subjectif.

La misère, c’est l’impossibilité de satisfaire des besoins élémentaires : se nourrir, se loger, s’habiller, se soigner. La souffrance, c’est d’abord avoir faim, ne pas pouvoir se laver, avoir froid, porter toujours le même vêtement, dormir dans la crasse, souffrir dans son corps. La souffrance de la misère s’inscrit dans le corps : les dents qui noircissent et qui tombent, la peau qui s’abîme du fait de la malnutrition et du froid, les multiples blessures qui suppurent et qu’on ne peut soigner… Elles débouchent rapidement sur des maladies diverses : voix éraillée par l’alcool, mal de gorge, bronchites chroniques, rhumes, ulcères, vieillissement prématuré.

Cette souffrance physique est liée à des conditions de vie qui provoquent un épuisement moral et intellectuel. Consacrer ses journées à trouver de quoi manger, un lieu pour dormir lorsqu’on est sans domicile fixe, à régler les multiples problèmes de la vie quotidienne…, ne laisse pas beaucoup de temps pour autre chose. L’énergie est consacrée à la survie quotidienne… Il ne reste pas de disponibilité pour s’occuper d’autre chose, pas de moyen pour économiser et encore moins pour investir donc pour changer de vie afin de s’en sortir. Comme le dit Violaine : « C’est lourd. »

Ce poids du dénuement et de la privation se retrouve chez tous ceux qui ont « juste de quoi vivre ». C’est le cas de Marie-José qui se nourrit de « casse-croûte » parce qu’elle n’a pas le droit de faire la cuisine dans l’hôtel qui l’héberge, qui ne peut faire réparer ses lunettes, qui recolle elle-même son dentier avec de la glu… Chaque petit détail de la vie quotidienne devient un problème quand on n’a pas les moyens de les résoudre. On se mobilise alors pour supporter et compenser les multiples problèmes et frustrations que le manque engendre. L’insatisfaction de ne pouvoir jamais céder à une envie matérielle, de devoir compter sou après sou, de lutter pour éviter la dégradation physique, la saleté, la maladie et conserver un minimum de dignité, est une souffrance certes subjective, mais dont les fondements objectifs sont bien réels.

C’est Denise qui fait les poubelles pour manger, Valérie qui doit chercher l’eau dans la cour pour laver ses trois enfants, Jean-Claude qui met du carton dans ses chaussures trouées et se jette sous les roues d’une voiture à 9 ans parce que personne ne s’occupe de lui ; c’est Marie-José qui se prostitue pour pouvoir manger, c’est la sœur de Karim qui meurt de froid dans un bidonville de Nanterre ou bien encore la sœur de Raymond qui, bien que bonne élève, quitte l’école pour aider sa mère à élever ses onze frères et sœurs ; c’est Maurice qui vit depuis dix ans dans une solitude totale, c’est Simone qui habite dans un taudis et fait la manche pour nourrir ses deux enfants. C’est Roger qui ne peut pas se payer le ticket de métro pour se présenter à une annonce parce qu’il a juste de quoi se payer un repas et un paquet de cigarettes par jour, c’est Alain qui sèche le cours de gymnastique parce qu’il n’a pas de maillot de bain pour aller à la piscine… Ces témoignages fourmillent de scènes qui expriment la souffrance du manque : mélange de privation, de dénuement, de violence et de frustration, d’humiliation, d’impuissance, de rage, de résignation.

Il ne s’agit pas de tomber dans le misérabilisme, mais de montrer les multiples aspects de la souffrance engendrée par la pauvreté. Le manque d’argent a des effets concrets, matériels et contraignants qui surdéterminent le mode de vie et les capacités (ou incapacités) d’action. Mais ce manque objectif a des conséquences subjectives diverses. C’est toute la différence entre la logique des besoins élémentaires qui demandent une satisfaction concrète et celle du désir qui échappe à l’objectivité. Raymond le dit plus simplement : « On raisonne et on se cultive quand on a le ventre plein. » A contrario, en parlant de la misère de son enfance, Karim évoque « la vie féerique entre les gamins où on oubliait la vie misérable pour en faire un conte de fées. Avec une boîte de conserve, on faisait un match fantastique ». La honte de Victoria qui doit porter les chaussures de sa mère pour aller à l’école est une souffrance subjective, mais cette souffrance a un caractère objectif : elle est la conséquence concrète de la pauvreté de la famille. En ce sens, il s’agit bien d’une souffrance sociale.

Annie Ernaux a mieux que personne exprimé ces rapports étroits entre l’objectivité et la subjectivité :

« L’émotion, c’est subjectif […]. Mais le souvenir de mon père montant dans un wagon de première avec un billet de seconde et sa peur d’être remis à sa place […]. Mon souvenir de cette scène est l’expression de l’humiliation liée à la position sociale de mon père : mon souvenir subjectif contient quelque chose d’objectif qui est cette réalité sociale [8]. »

Un souvenir d’enfance, c’est subjectif : la scène qui évoque une situation réelle vécue par elle et son père est à la fois objective et subjective ; la peur de son père d’être « remis à sa place » est subjective, tout comme la honte de sa fille de le voir ainsi ; la position sociale de son père, c’est objectif.

C’est ce croisement, cet amalgame d’éléments de réalité et de vécu qui caractérise la souffrance. Ce sont des effets de situations concrètes qui engendrent des émotions persistantes dont l’humiliation et la honte sont les aspects centraux. Ne pas déchoir, tel est le moteur de beaucoup de destinées humaines. Les récits recueillis sont autant d’histoires de luttes quotidiennes pour garder un minimum de dignité, pour « s’en sortir », c’est-à-dire sortir de la pauvreté et des souffrances qu’elle engendre.

La pauvreté en soi n’est pas facteur d’humiliation et de honte. On sait même qu’il existe des « pauvretés glorieuses » qui sont le résultat d’un choix : « Bienheureux les pauvres car le royaume des cieux leur appartient », dit l’Évangile. Les deux tiers de l’humanité vivent dans la pauvreté sans se sentir pour autant humiliés. Ce qui engendre l’humiliation et la honte, c’est autre chose qui tient : à des conditions d’existence dégradantes sur le plan physique et moral ; à la logique de différenciation sociale qui conduit au rejet et au mépris des plus défavorisés ; à une impression de déchéance pour tous ceux qui ont le sentiment de « descendre dans l’échelle sociale », qui se sentent démunis, rabaissés parce qu’ils sont sur une trajectoire sociale descendante ; à la stigmatisation par les institutions et les normes dominantes de tel ou tel individu ou groupe social en raison de ses caractéristiques propres : handicap, habitus culturels, mœurs sexuelles, conditions de vie, niveau de revenus…

Quelles conclusions ?

Ces réflexions conduisent à évoquer quelques orientations centrales pour aborder, théoriquement et pratiquement, la question de la souffrance.

En premier lieu il convient de travailler sur le plan théorique pour rendre compte des articulations complexes entre les conditions concrètes d’existence et ses répercussions subjectives. À l’encontre de l’approche positiviste qui considère qu’un problème ne peut être traité qu’à partir du moment où il a été objectivé, mesuré, scientifiquement décrit par des méthodes parfaitement neutres, nous pensons que l’objectivité consiste moins à neutraliser la subjectivité qu’à analyser en quoi elle intervient dans la production de la connaissance.

En second lieu il faut dépasser les cloisonnements disciplinaires qui empêchent de comprendre en profondeur la complexité des situations qui engendrent la souffrance. Cela permettrait d’éviter les réponses univoques qui « psychologisent » les problèmes sociaux, qui nient la dimension socio(psychique de la souffrance. Les recherches sur des questions aussi délicates doivent trouver des mots justes et des formulations qui conviennent à la réalité sociale rencontrée et à la façon dont elle est vécue.

Enfin, il est essentiel de ne pas dissocier les actions sur les conditions objectives et les réponses sur les conséquences subjectives de ces situations. Se battre sur le registre des conditions réelles d’existence évite de placer la souffrance du seul côté de la subjectivité. Pour autant, les répercussions subjectives des conditions concrètes d’existence conduisent à des inhibitions de l’action [9]. Ces inhibitions peuvent détruire les capacités d’agir du sujet dans la mesure où il intériorise la violence sociale et la violence symbolique auxquelles il est soumis. Il peut également refuser cette soumission et réagir. Ainsi, face à la pauvreté, la honte peut provoquer des réactions défensives qui enferment dans l’inhibition, comme l’alcoolisme, le repli sur soi, l’orgueil, le déni, l’isolement, ou des mécanismes de dégagement qui servent d’aiguillons et poussent le sujet à s’en sortir, comme l’ambition, l’engagement militant, le travail de restauration de soi, la création artistique.

Le terme de souffrance sociale est sans doute utile aujourd’hui pour désigner des liens entre les violences sociales (injustice, pauvreté, chômage, exploitation, pression du travail, exclusion…) et leurs effets sur ceux qui les vivent. Mais il est ambigu. Ce n’est pas la société qui souffre mais des individus. La souffrance renvoie au vécu d’individus et de groupes qui expriment un mal-être. Par contre, on peut, et l’on doit, s’intéresser à l’origine sociale de ces souffrances individuelles et collectives, et donc aux violences, visibles et invisibles qui les génèrent.

Note méthodologique sur les groupes d’implication et de recherche

Organisés dans le cadre de l’Institut international de sociologie clinique[*], les groupes d’implication et de recherche proposent un espace d’exploration des liens entre l’histoire personnelle, familiale et sociale.

Le travail est conçu à partir d’une hypothèse selon laquelle l’individu est le produit d’une histoire dont il cherche à devenir le sujet. Elle se décline dans différents thèmes comme la famille, l’amour, l’argent, les idéaux, le travail, le savoir, qui servent de fil rouge aux différents séminaires.

Ceux-ci se déroulent sur trois ou quatre jours avec une douzaine de participants.

L’objectif est de leur permettre de mieux comprendre leur histoire et les processus socio-psychiques qui en influencent la trame. Ils sont invités à travailler à partir de leur situation personnelle avec l’aide des animateurs et la participation du groupe.

Différentes techniques d’expression, verbale et non verbale, supports écrits et graphiques, sont proposées pour produire des données sur leur histoire de vie. Celle-ci sert de support à une analyse collective du roman familial et de la trajectoire de chacun. La réflexion porte également sur les enjeux théoriques et méthodologiques de cette approche et sur les différents champs de pratique professionnelle où elle peut intervenir.

[*] www.sociologieclinique-iisc.com

Notes

[1] Yves Clot, citant Ricœur, résume son propos en ces termes : « C’est un empêchement […] là où la souffrance est un sentiment de vie contrariée, la santé est le sentiment de vie retrouvée » (Revue Éducation permanente n° 146, p. 47).

[2] L’histoire de Violaine, comme celle de Victoria évoquée ultérieurement, a été recueillie dans un groupe d’implication et de recherche sur le thème « roman familial et trajectoire sociale » (Gaulejac, 1996 ; Gaulejac et Legrand, 2008). Une note méthodologique présente cette démarche à la fin de ce chapitre.

[3] C. Dejours, Plaisir et souffrance dans le travail, Paris, aocip, 1987.

[4] C. Dejours, dans Questions et méthodes d’évaluation interdisciplinaire des politiques publiques : la question de la souffrance, caesar, université Paris X, Paris, janvier 1992.

[5] P. Bourdieu, « Introduction à la socio-analyse », Actes de la recherche en sciences sociales consacré à la souffrance, n° 90, décembre 1991, p. 3.

[6] P. Bourdieu, « L’ordre des choses », Actes de la recherche en sciences sociales, op. cit., p. 9.

[7] Cf. V. de Gaulejac, « Se révolter ou se détruire », Revue Autrement, n° 22, 1979.

[8] Propos recueillis lors d’un débat organisé par le lcs et des enseignants du lycée de Creil qui avaient fait travailler leurs élèves sur le livre d’A. Ernaux, La place, Paris, Gallimard, Folio, 1986.

[9] Nous en avons décrit différents aspects dans Les sources de la honte (1996).