1 \ Introduction
L’idéologie d’entreprise est ici le sujet de
critique et d’analyse proposé dans ces deux essais.
Ils présentent ce facteur social en expliquant les conséquences
et les causes de la mise en place de cette idéologie managériale
dans le monde du travail de nos jours, tout en essayant de trouver
des solutions afin de changer cette conception de la société,
du travail et de l’homme.
Ces deux ouvrages présentent une analyse de type sociologique
et “ politique ” de ce phénomène, mais
également historique en ce qui concerne Le mythe de l’entreprise.
Jean Pierre Le Goff était philosophe de formation avant
de devenir sociologue au Conservatoire National des Arts et Métiers.
Vincent de Gaulejac est professeur de sociologie à l’Université
Paris VII, il préside également le Comité de
recherche sociologique clinique à l’association internationale
de sociologie.
Dans cette synthèse, je vais présenter les idées
communes en présentant les thèmes développés
conjointement par ces auteurs et leurs manières de les aborder
dans les parties 2, 3, 4, 5 .Puis, je mettrais en évidence
le point de vue original qu’ils défendent dans leurs
ouvrages respectifs dans les parties 6 et 7 avant de conclure brièvement
en partie 8.
2 \ Idéologie gestionnaire et pouvoir managérial
Le monde de l’entreprise a développé des outils
et des concepts en vue d’emporter l’adhésion
des collaborateurs. Fort de son expérience, il propose à
présent, de manière plus ou moins explicite, d’appliquer
ces approches à la société en général,
dans le but d’ôter toute entrave à son fonctionnement.
L'entreprise moderne et son système produisent de l'adhésion,
offrent un objet d'idéalisation et une incitation permanente
à se dépasser, à devenir un “ winner
”. Les autres, ceux qui ne s’adaptent pas, ne rentrent
pas dans les critères de ce système sont délaissés,
nous approfondirons cela en partie 4. Les employés eux-mêmes
sont invités à participer à la création
de leur propre charte comme chez EDF par exemple.
Le pouvoir managérial demande aux employés de s’investir
totalement, même en dehors du lieu de travail : les ordinateurs
et téléphones portables participent à garder
l’employé connecté avec l’entreprise.
Il n’y a plus de barrières entre vie privée
et vie professionnelle. L’idée principale de Le Goff
est de montrer que la nouvelle idéologie managériale
n’apporte pas de réelles avancées au niveau
des libertés pour le salarié au sein de l’entreprise
et invite à élaborer une réflexion sur la manière
de mettre l’humain au centre de l’entreprise et de la
société, comme nous le verrons plus en détail
en partie 5 et 7.
Il cherche à comprendre cette idéologie notamment
à la lecture des chartes et autres “ politiques ”
d’entreprise tout en nous présentant les outils “
miracles ” du management. Les stages de motivation ou autre
séminaire pour arrêter le tabac par exemple sont en
vogue chez Apple ou IBM. Les chartes d’entreprise et règlements
intérieurs cherchent une implication totale des salariés
dans leur travail.
Gaulejac s’intéresse à la logique guerrière
du managering qui cherche à développer les vertus
militaires pour “ la guerre économique ”, le
champ lexical de la guerre est utilisé et galvanise l’idée
de travail qui ainsi est considéré comme un but dans
cette guerre menée par les entreprises pour les besoins de
l’économie et de l’humain. La logique de cette
conception du travail est que toutes les réponses aux problèmes
de sociétés sont d’ordres économiques.
Pour cela il faut une gestion rigoureuse et une utilisation efficiente
de toutes les ressources, y compris humaines. Cela suppose donc
une implication à part entière du salarié dans
le contrat d’entreprise.
Un autre aspect développé conjointement dans ces
ouvrages est l’idée d’une extension de la gestion
du “ managering ” absolu dans d’autres sphères
de la société, c’est notamment l’idée
que développe Gaulejac : cette idéologie se transmet
aux sphères politiques. Pour Le Goff, celle-ci touche également
le service public notamment les hôpitaux qui sont de plus
en plus soumis à cette manière de gérer le
temps et l’humain.
Les auteurs constatent également un fossé entre salariés,
patrons et actionnaires. Leurs quêtes ne sont pas identiques,
mais l’idéologie les rassemble de manière absurde
et incohérente. La production est scindée, séparée
de la finance : plus on annonce de licenciements, plus on fait monter
le cours des actions.
Enfin, les managers et cadres eux-mêmes subissent et exercent
à la fois ce pouvoir,ils en sont les outils, aussi bien que
les acteurs. Le cercle vicieux est ainsi mis en place, l’individu
ne trouve sa place qu’à travers ce que lui demande
l’entreprise et ne peut concevoir d’autres finalités
en dehors de l’entreprise. Ces incohérences trouvent
une justification par les valeurs que mettent en avant les entreprises.
3 \ Morale et éthique
L’entreprise est au centre de l’intérêt
commun et individuel. Cette évolution est le constat commun
que font ces deux auteurs. L’entreprise se fait garante de
valeurs, de morale et d’éthique. Ainsi face aux problèmes
que rencontre la société notamment ceux liés
au chômage et aux crises économiques, le managering
tente de se réapproprier l’idée de progrès
social en liant les idées d’efficacité et d’éthique.
L’entreprise se fait vertueuse et porteuse de valeurs parfois
antinomiques ; elle réconcilie profit et développement
durable, épanouissement de soi et dévotion pour l’entreprise.
L’éthique est instrumentée, elle est un outil
aux mains des managers justifiant le rôle social de l’entreprise.
Les normes sont ainsi intériorisées par les employés,
ou mieux en partie élaborées par eux.
L’entreprise replace ainsi d’autres régulateurs
sociaux qui n’existent plus ou peu, la famille, l’école,
la religion, etc.…Elle justifie son action par la morale.
Cette morale exige une adhésion pleine et entière
de la part du salarié, elle comporte des devoirs essentiellement.
L’éthique vue par l’entreprise consiste le plus
souvent en un mélange de grands principes, de valeurs, de
règles morales et de comportements attendus du collaborateur.
En pratique, après l’énoncé de valeurs
telles que la loyauté et l’honnêteté,
on se retrouve souvent rapidement dans une liste de ce qu’il
faut faire ou ne pas faire, sous la forme de “ préceptes
”.
Cette manière d’envisager l’entreprise induit
également une autre manière d’envisager le travail
qui n’est plus un simple moyen de subsistance, mais d’épanouissement.
On remarque que cette vision est assez déconnectée
de la réalité, car pour la majeure partie des salariés,
le travail reste un moyen de “ gagner sa vie ”.
L’entreprise du troisième type est donc l’entreprise
citoyenne (ou se réclamant ainsi), prenant en compte les
aspirations de ces employés. Pour Le Goff, la culture d’entreprise
n’a rien à voir avec l’idée qu’on
se fait de la culture qui est un héritage des civilisations
passées. Elle ne correspond qu’à une idée
artificiellement créée afin de donner du sens à
son action qui est l’enrichissement et la quête absolue
de performance. Ceci répond aux critères de guerre
économique et de concurrence, pour cela la logique est d’aller
à l’essentiel, à l’utile.
4 \ Logique utilitaire et culte de la performance
Chez ses deux auteurs, “ l’idéologie ”
de l’entreprise sous des aspects pragmatiques et éthiques
ne cherche qu’à imposer une manière de concevoir
le monde et la société. La recherche de l’efficacité
et de la performance est présentée comme un but en
soi tout en niant les problèmes et les souffrances que cela
engendre.
Le manager pour ces deux auteurs est celui qui maîtrisera
toutes les ressources à disposition et qui les soumettra
à la rentabilité financière. Les ressources
y compris humaines sont gérées de manière gestionnaire.
C’est ici une des contradictions majeures que révèlent
notamment Le Goff dans sa critique des incohérences des projets
d’entreprise .Ce qui est censé être une amélioration
des qualités de vie devient un joug de rentabilité
absolue.
Le principal moteur pour l’entreprise selon Gaulejac est
la recherche de la rentabilité sous tous les plans : matériel,
financiers et humains. L’être humain n’est qu’un
outil, ce dernier évoque même une gestion rationnelle
de l’être humain. Il s’intéresse également
à l’aspect psychologique de la gestion sur les salariés
qui consiste à réaliser des performances.
L’utilitarisme conduit à traiter l’homme comme
un moyen et comme une fin en soi.
Ceci est en partie dû à la notion de concurrence,
entre entreprises et au sein même de l’entreprise :
il faut être le meilleur, se dépasser continuellement.
Ce culte de la performance doit être intériorisé
par l’employé
Pour Gaulejac, la société est en plein paradoxe :
elle apporte des réponses économiques notamment par
le biais de la gestion à des problèmes de quête
de sens de l’homme dans la société. En ne vivant
que pour son travail, l’homme salarié essaye de trouver
un sens à sa vie. Selon lui n’existe que ce qui est
quantifiable, mesurable ainsi l’agent est invité à
s’auto évaluer sans cesse et les gestionnaires des
ressources humaines inviter à optimiser le “ temps
entreprise ”.L’Humain est un facteur qui doit s’adapter
à la quête effrénée de performance, son
épanouissement passe par sa soumission à la logique
d’entreprise.
5 \ L’entreprise,lieu d’épanouissement
ou d’investissement de soi ?
Pour ces deux essayistes, le bien-être en entreprise ne répond
qu’à des critères de rentabilité pour
l’entreprise. Un employé détendu, mieux formé
est un employé plus productif et donc plus intéressant
pour l’entreprise. La liberté est réduite aux
loisirs, le sens au travail. Tout cela dans le but de satisfaire
à l’intérêt commun.
Le management moderne prétend avoir comme finalité
humaine essentielle l’épanouissement du personnel.
En fait, il s’agit d’impliquer totalement les salariés
dans le travail, pour en obtenir le rendement maximal. Pour cela,
certaines compagnies proposent des services variés à
ses employés (conciergerie, salles de sport sur site, repas
du soir offert). Tout est fait pour impliquer au maximum l’employé
dans l’entreprise, quitte à confondre vie privée
et professionnelle.
La pression endurée par les salariés est également
évoquée comme une dérive de cette idéologie.
Le Goff précise que "l’entreprise broie les hommes
et se nourrit de leurs blessures".Pour Gaulejac, ceci vient
des paradoxes que demande l’entreprise à ces salariés
notamment chez les cadres intermédiaires, qui sont un tampon
entre les exigences de l’entreprise et la réalité
sur le terrain.
Dans nos sociétés, chaque individu est un maillon
sur lequel s’exercent les pressions de rentabilité
et de performance le plaçant à la fois comme harcelé
et harceleur. Gaulejac parle de “ harcèlement social
” ; les suicides, le stress, les dépressions sont des
conséquences de la gestion utilitariste de l’homme.
Les politiques d’entreprise mettent en avant la volonté
de bien-être de leurs employés, car c’est dans
l’entreprise (et pour elle) que les employés doivent
se sentir épanouis et trouver un sens à leur vie.
Un autre aspect est la course à la concurrence qu’elles
développent est la volonté d’être le meilleur,
la réussite est une fin en soi.
L’incohérence majeure réside dans le fait que
l’humain, un simple facteur entre les mains du manager, doit
trouver son bonheur, son épanouissement au sein de l’entreprise.
Ainsi dans les chartes évoquées par Le Goff on demande
aux salariés de faire preuve de créativité
alors même que leur emploi ne leur permet pas de la développer.
Cependant pour ces deux auteurs le manager est souvent victime également
de sa propre soumission aux politiques d’entreprise.
Une soumission est tacitement mise en place, bien que les chartes
soient souvent présentées comme des modèles
à suivre, presque imposé finalement els deviennent
une servitude volontaire selon Le Goff. C’est aux managers
et aux cadres de veiller à l’application de ces mesures.
6 \ La “ mythologie ” de l’entreprise
et les sources de cette idéologie chez Le Goff
Le Goff cherche à comprendre les sources de l’idéologie
managériale née dans les années quatre-vingt.
Ainsi, une des idées propres à ce dernier est que
le management moderne, base de la culture d’entreprise prenant
part dans toutes les sphères de la société,retrouve
des thèmes avec certaines idéologies nées durant
la révolution industrielle et trouve même des justifications
dans la religion catholique.
La principale question de Le Goff dans la deuxième partie
de son ouvrage est de définir ce qu’est l’idéologie
managériale et sur quoi se fonde cette doctrine. Il propose
une analyse historique de cette idéologie en revenant au
fondement de l’essor industriel et des bouleversements sociaux
que cela a engendrés, ainsi que sur la remise en question
du travail et de la place, du rôle de l’homme par rapport
à celui-ci. ¬
Le modèle premier est le paternalisme du XIXe siècle,
dont certains traits sont repris par les managers modernes. Les
agissements des patrons d’aujourd’hui ayant pour but
d’imposer une saine hygiène de vie à leurs employés,
comme l’arrêt du tabac est directement inspiré
du paternalisme.
Saint-Simon, autre précurseur voit l’avènement
de l’industrie comme le moteur ultime pour parvenir à
l’âge d’or de l’humanité, le règne
de l’abondance et de la fraternité à venir.
“ Science, philosophie, morale et religion se trouvent entièrement
redéfinies et intégrées à l’industrie
”. Le personnalisme fondé par Emmanuel Mounier est
une référence incontournable du management éthique.
Faisant de la valeur travail, un moyen d’affirmation de soi.
Ces courants de pensée ont cherché à légitimer
l’existence du capitalisme naissant et de l’entreprise
en recherche constante du profit pour que l’humain en tire
un bénéfice existentiel. Les valeurs comme l’éthique,
l’épanouissement deviennent ainsi des moyens que l’entreprise
met en place pour garantir sa légitimité. Ainsi, il
explique que la religion, notamment catholique, est garante des
valeurs que l’entreprise a cherché à créer
au moment de l’essor industriel et de la production. De nos
jours, cela se traduit par exemple par du “ mécénat
” spirituel par les entreprises ou l’utilisation de
mots tels que “ foi ” ou “ quête de sens
” dans les chartes d’entreprise. C’est une recherche
de légitimité qui a poussé l’industrie
capitaliste à adopter cette quête de sens. L’éthique
est le nouveau discours fondateur de beaucoup d’entreprises.
7 \ Une nouvelle politique et une gestion humaine chez
Gaulejac
Gaulejac affirme qu’il faut travailler à construire
un imaginaire social qui permette de penser différemment
les rapports entre l'économique, le social, le politique.
Les managers pourront se sentir investis de la mission de développer
des régulations nouvelles entre les actionnaires, les clients
et les employés. Il souligne la disparition de véritables
classes sociales qui deviennent des places sociales, les ouvriers
sont devenus employés et la bourgeoisie à tendance
à disparaître pour laisser place à une hyper
bourgeoisie sans frontière et sans représentation
sociétale. Ceci a pour conséquences de favoriser l’individualisme
et donc l’appartenance et la soumission à l’entreprise.
Gaulejac estime qu’il est normal de faire appel à
la gestion pour organiser la vie d’entreprise tant que cette
gestion intègre des idéaux humains et sociaux Pour
lui cette dérive sociétale peut être évité
par une nouvelle manière de faire de la politique. L’accumulation
de richesses ne doit pas être une fin en-soi, mais un moyen
d’améliorer le sort de l’humanité.
Les “ collaborateurs ne savent plus à quel sens se
vouer ”, comme l’affirme Vincent de Gaulejac. La mise
en oeuvre de l’idéologie gestionnaire se traduit, par
des symptômes bien connus (stress, sentiment de harcèlement,
désillusion, fatigue d’être soi), mais aussi
par un sentiment d’inexistence sociale.
Phénomène d’autant plus grave que le travail
reste un élément-clé de structuration de l’Homme,
même si la vie au travail et la vie en dehors sont de moins
en moins séparées.
On pourrait résumer en citant l’auteur pour qui “
il convient d’abord de penser la gestion autrement en la réinscrivant
dans une préoccupation anthropologique : une gestion humaine
des ressources plutôt qu’une gestion des ressources
humaines. ”
Ceci passe également par une autre volonté politique,
qui doit être différente de celle des entreprises.
Sans pour autant apporter de réponses précises, Gaulejac
renvoie les politiciens à réfléchir sur la
manière de concevoir une société où
l’Homme serait au centre et non plus le profit.
8 \ Conclusion
Pour ces auteurs, s’il y a bien dénonciation des méthodes
pernicieuses utilisées en entreprise, il y a également
critique de la volonté de plus en plus explicite d’exportation
du modèle de fonctionnement de l’entreprise à
la société tout entière. Il s’agit de
(faire) croire que l’objectif fondamental de l’entreprise
est de s’intéresser aux hommes et au destin de la planète
et qu’il faut donc utiliser les outils de l’entreprise
afin de “ réguler ” le monde et les hommes.
Cependant, Gaulejac bien que critique envers l’idéologie
managériale affirme que "la gestion n’est pas
un mal en soi. Il est légitime d’organiser le monde,
de rationaliser la production, de se préoccuper de rentabilité.
A condition que ces préoccupations améliorent les
relations humaines et la vie sociale ”. Pour lui cette dérive
sociétale peut être évitée par une nouvelle
manière de faire de la politique. Le Goff à une démarche
similaire en affirmant qu’il faut davantage prendre en compte
la liberté citoyenne au sein de l’entreprise. Sa critique
a ici pour but de rendre “ la liberté au citoyen dans
l’entreprise ” comme dans toute la société.
L’Homme doit retrouver sa place dans cette société,
et ne plus être pensé que comme une ressource pour
cela il s’agit d’abandonner la logique de performance
pour celle des besoins. Car cette logique pousse à l’individualisme,
à l’heure où la globalisation nous pousse à
penser à l’échelle mondiale. Il faut repenser
le modèle de gestion en intégrant les notions de qualité
de vie et développement solidaire.
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