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La société malade de la gestion, Vincent de Gaulejac
directeur du Laboratoire de changement social et professeur de sociologie à l'université Paris-VII.
Note de lecture
Stéphane IAE de ROUEN 02-05-2007
Rédacteur en chef du site www.intelligence-RH.com

Vincent de Gaulejac est le fondateur et le Directeur du Laboratoire de Changement social (Paris VII). Président du Comité de recherche en sociologie clinique de l'Association Internationale de Sociologie, il dirige actuellement la collection Sociologie clinique chez Eres et la revue Changement social. Ses nombreuses recherches portent sur le pouvoir dans les organisations, les processus de changement, et sur le sujet face aux déterminations sociales et psychiques. Parmi ses nombreuses publications figurent 14 livres dont :

L'Emprise de l'organisation ;

La névrose de classe ;

Le Coût de l'excellence ;

La Lutte des places ;

L'Histoire en héritage, roman familial et trajectoire sociale.

C’est à son plus récent ouvrage, s'intitulant “ La société malade de la gestion ” (Seuil, Paris, 2005), auquel nous nous intéressons particulièrement.

Selon l’auteur, la gestion est au cœur de notre système économique, social et politique. Les considérations comptables et financières l’emportent sur les considérations humaines et sociales.

C’est pourquoi il importe de se demander en quoi l’idéologie gestionnaire se répercute sur la société dans son ensemble ?

Ainsi, il convient, dans une première partie de montrer que l’idéologie gestionnaire est au cœur de la société (société en tant qu’entreprise et groupement d’individus), puis dans un second temps de prouver la corrélation entre idéologie gestionnaire et responsabilité sociale de l’entreprise.

I/ L’idéologie gestionnaire au cœur de la société

Entendons ici le terme société à la fois comme “ entreprise ” mais aussi comme un ensemble d’individus qui partagent un même milieu et entre lesquels existent des rapports durables et organisés.

A/ L’idéologie gestionnaire : un modèle au service du pouvoir managérial dans l’entreprise…

Il semble important de se demander ce qu’est l’idéologie gestionnaire et quelles conséquences elle engendre au travail ?

Qu’est ce que l’idéologie gestionnaire ?

Selon l’auteur, “la gestion est présentée dans les manuels comme un ensemble de techniques neutres destinées à rationaliser et à optimiser le fonctionnement des organisations”.

Or, ces méthodes ont une orientation idéologique claire.

A l’idéologie gestionnaire correspond le pouvoir managérial : celui-ci a peu à peu remplacé le pouvoir disciplinaire dans l’entreprise. Ce nouveau pouvoir ne vise plus seulement à mobiliser les corps mais aussi les esprits. On transforme l’énergie en force de travail. Il faut faire en sorte que le salarié adhère aux valeurs de l’entreprise. Aujourd’hui on exige de lui une grande mobilisation personnelle et parfois même bien au-delà. De Gaulejac parle “ d’investissement illimité de soi ”. On offre d’ailleurs aux salariés, GPS, ordinateurs et téléphones portables. C’est une forme de bureau mobile qui permet à l’individu de s’investir dans l’entreprise bien au-delà de son temps de travail légal. On prône l’autonomie et la responsabilisation des salariés. On attend du salarié une identification totale à l’entreprise dont le nom doit inspirer fierté et confiance.

Pour l’inciter à suivre cette voie, on associe la gestion au désir d’entreprendre et de progresser, on le pousse à l’excellence, lui promet de belles récompenses. D’ailleurs, depuis les années 1990, la notion de “ qualité ” s’est diffusée dans les entreprises. Elle a pour but de dépasser les objectifs de performance, rentabilité et profitabilité.

Le désir est constamment suscité comme celui de réussir, lui-même induisant un besoin de reconnaissance et de récompense. Naît alors la notion du challenge et donc de mérite individuel. En somme, cette idéologie offre une seule alternative : la rentabilité ou l’exclusion.

A l’heure actuelle, chaque problème économique est traité comme un devoir de mathématiques. Le travailleur devient alors l’élément d’un système. L’idéologie gestionnaire impose une modélisation du réel via des tableaux de bords, des ratios... On considère que la réflexion est inutile si elle ne permet pas de contribuer à l’atteinte de l’objectif de performance. L’Homme devient alors une machine à produire. L’économie devient la finalité exclusive de l’entreprise. Nous sommes dans un monde obsédé par la rentabilité financière au détriment de certains autres aspects…

2. Les conséquences paradoxales de ce modèle au travail

A l’heure actuelle, les actionnaires se révèlent être une partie prenante privilégiée. En effet, les objectifs de l’entreprise portant particulièrement sur un aspect financier, il parait logique de privilégier ceux qui apportent les fonds. Ainsi, lorsque le besoin de s’adapter au marché apparaît, la variable d’ajustement à flexibiliser n’est autre que l’effectif. Il semble d’ailleurs que lorsque l’entreprise cotée en bourse licencie, la valeur des actions augmente ! La rentabilité financière se fait donc parfois au détriment du développement de l’entreprise et surtout avant les intérêts du personnel.

Aussi, l’idéologie gestionnaire porte l’illusion qui consiste à croire que la réalité peut être comprise et maîtrisée, à condition de pouvoir tout mesurer. On prône l’objectivité à la subjectivité. En effet, l’incertitude fait peur alors que le calcul donne une illusion de maîtrise sur le monde. C’est ce que l’auteur appelle la “ quantophrénie ou la maladie de la mesure ”.

On pourrait faire la même remarque s’agissant des outils de gestion. En effet, il semble impossible de discuter leur pertinence. Les entreprises s’en servent pour légitimer leurs décisions. Ces outils façonnent la réalité selon des normes préétablies qui deviendront indiscutables. Ils rassurent dans la mesure où ils paraissent limiter l’arbitraire et l’incertitude.

Quelle fiabilité donner à tous ces chiffres et outils de gestion ? A quel prix s’est faite l’optimisation des résultats financiers ?

Le sens attribué par chaque salarié à son travail ne se retrouve pas dans les indicateurs d’évaluation censés mesurer la qualité de celui-ci.

On n’a pas le même sens de la qualité selon que l’on est de l’un ou l’autre coté (employeur ou salarié). La qualité s’avère plutôt être un outil de pression pour renforcer la productivité et la rentabilité qu’un outil d’amélioration des conditions de la production.

Aussi, le système de valeurs prôné par l’entreprise favorise l’engagement individuel. Le travail doit avant tout être un lieu de réalisation de soi-même. La recherche du profit est couplée à un idéal qui n’est autre que l’éthique. En obtenant l’adhésion des individus, l’idéologie gestionnaire les enferme dans une soumission librement consentie. Finalement l’idéologie gestionnaire devient la cause des problèmes qu’elle est censée traiter.

Le monde managérial, sous l’influence de l’idéologie gestionnaire, devient de plus en plus contradictoire : par exemple, on demande aux salariés de travailler en équipe mais on les évalue individuellement.

Le monde managérial n’est plus un engagement réciproque qui règle les rapports entre l’individu et l’organisation : si l’entreprise va mal, le salarié n’a qu’à s’en prendre qu’à lui-même, s’il est licencié c’est qu’il n’a pas été bon. C’est un cercle vicieux : ça crée des tensions psychiques au salarié, il sera donc moins performant et sera donc mis sur la touche.

Pour lutter contre l’angoisse, l’individu s’investi totalement dans son travail. Il obtient des résultats et donc de la reconnaissances, ce qui flatte sa personne mais lui procure davantage d’angoisse.

B. … qui se généralise à l’ensemble de la société en tant que groupement d’individus

La logique de l’idéologie gestionnaire ne se cantonne pas à l’univers entrepreneurial. En effet celle-ci tend à coloniser l’ensemble de la société.

Vers l’individualisme.

Les individus tendent à intérioriser le nouveau mode de gestion mis en place dans les entreprises, et inconsciemment le reproduisent. Ce qui se traduit par une montée croissante de l’individualisme.

En effet, nous pouvons observer, dans un premier temps, une compétition de plus en plus féroce entre les individus, à l’image des entreprises entre elles via la guerre économique qu’elles se livrent. Le seul projet qui subsiste dans ce contexte est de gagner, d’être le meilleur dans son domaine.

Cet individualisme s’illustre par l’éclatement des classes sociales et des collectifs qui fixaient les sentiments d’appartenance et les identités sociales. La lutte des classes a été remplacée par la lutte des places. Dans ce contexte, chaque individu est renvoyé à lui-même pour se faire une place, pour exister socialement. Cependant, l’éclatement des classes ne signifie pas pour autant la fin des inégalités. Il vaut mieux disposer au départ d’un capital économique, social et culturel car les héritiers sont toujours les mieux armés.

Suite à ce phénomène, tout comme dans l’entreprise, le lien social entre les individus est rompu.

Les différentes institutions contaminées par l’idéologie gestionnaire.

L’idéologie gestionnaire s’immisce également dans la vie quotidienne des individus via les différentes institutions que celui-ci est amené à fréquenter. En effet, aujourd’hui la société se mobilise au service de l’économie. Le modèle gestionnaire sert de référence à un monde qui se doit toujours plus productif et plus rentable.

Famille.

La famille se transforme en petite entreprise chargée de produire des individus autonomes, performants et employables. De l’enfance à la retraite, la gestion de soi devient une nécessité pour s’intégrer. Il est important d’être le plus performant possible en occuper, par exemple, ses temps libres de manière optimale.

Ecole.

L’éducation doit se mettre au service de l’économie pour satisfaire les besoins du marché de l’emploi. Ainsi les enfant doivent suivre dés le plus jeunes âges les cursus scolaires les plus réputés afin de pouvoir se vendre au prix le plus élevé lorsqu’ils s’insérerons dans la vie professionnelle.

Politique.

Les dirigeants économiques dictent aujourd’hui leur loi aux politiques. On voit de plus en plus souvent des hommes politiques préconiser de gérer la société comme une entreprise pour la rendre plus efficace et plus rentable, ceci passe par une baisse des coûts au niveau des différentes administrations,… Dans un tel contexte, le citoyen devient client de l’Etat. Ce modèle gestionnaire tend alors à discréditer les pouvoirs publics.

Nous pouvons également ajouter que les organismes publics de santé subissent également les effets néfastes de l’idéologie gestionnaire via l’accroissement des maladies professionnelles depuis ces dernières années (stress, troubles psychosomatiques, mal de dos, épuisement professionnel…). Cependant au lieu de chercher la cause réelle de ces troubles, chaque cas est traité individuellement puisque les entreprises refusent d’admettre leur responsabilité en externalisant ainsi les conséquences de la violence des relations du travail qu’elle génère.

L’idéologie gestionnaire s’applique à différentes fonctions dans l’entreprise et notamment à la fonction Ressources Humaines (RH).

II. L’influence de l’idéologie gestionnaire sur la fonction RH

A/ L’idéologie gestionnaire modifie les pratiques RH

L’idéologie gestionnaire se répercute sur différentes fonctions des Ressources Humaines :

Recrutement :

Le CV devient un outil de mesure du capital performance de l’individu, ce qui tend à instrumentaliser l’Homme.

Formation :

La performance, la rentabilité pousse à la polyvalence : les besoin en formation sont donc de plus en plus importants afin de répondre à la stratégie globale de l’entreprise. Il y a une nécessité de s’adapter aux exigences du marché (logique adaptabilité).

La rémunération :

Les nouvelles organisations du travail mettent en avant le travail en équipe via les équipes projets, équipes autonomes. Paradoxalement, la rémunération se fait en fonction des objectifs fixés individuellement. Ceci ne favorise pas la cohésion de groupe mais plutôt la compétition entre les membres de l’équipe de travail et la montée de l’individualisme.

“ Lorsque les dispositifs de reconnaissance mis en place dans l’entreprise ne correspondent plus à ceux que les employés utilisent pour eux-mêmes, lorsque l’avancement au mérite exacerbe l’individualisme dans un contexte où la production dépend de la qualité du travail d’équipe, l’expérience du travail perd ses vertus socialisatrices. ” V. De Gaulejac, La société malade de la gestion

Evaluation :

Dans une logique de haute performance, les managers fixent des objectifs de plus en plus difficiles à atteindre pour le salarié. L’écart entre les objectifs fixés lors de l’évaluation individuelle du salarié et ceux réellement atteints se creuse.

De plus, le paradoxe évoqué entre rémunération individuelle et travail en équipe, cité précédemment, se retrouve également au niveau de l’évaluation. En effet, le travail se fait en groupe alors que l’évaluation s’effectue individuellement.

Démarche qualité :

On exige de plus en plus de qualité : mais la procédure que suppose cette démarche qualité oblige le salarié à négliger certains aspects de son travail. La qualité s’avère être un frein à la productivité et à l’épanouissement du salarié dans son travail.

Gestion des carrières :

Le marché du travail, de plus en plus instable, suppose une flexibilité accrue. Il est alors difficile pour le DRH de gérer les carrières et de fidéliser les hauts potentiels de l’entreprise.

GPEC :

La construction d’un monde dédié au culte de l’urgence nécessite un besoin d’anticipation de la situation à venir. D’où la volonté croissante de mettre en place une GPEC (Gestion Prévisionnelle des Emplois et Compétences).

Pour répondre à ce besoin d’anticipation, le bilan de compétences est un outil qui tend à s’imposer. En effet, l’humain a un potentiel qu’il s’agit de développer afin de le mettre en synergie avec les objectifs de rentabilité de l’entreprise.

Licenciement :

Avec l’idéologie gestionnaire, le DRH se trouve souvent contraint de diminuer les effectifs, qui est désormais considérée comme la variable d’ajustement par excellence ( plans sociaux, fermeture de site, ou licenciement individuel) dans le seul but d’accroître sa rentabilité financière et ainsi de satisfaire les actionnaires.

On constate donc que les gains de productivité n’empêchent plus les licenciements : il y a là une logique de création destructrice.

Climat social :

Le DRH doit être le garant d’un climat social favorable aux salariés. Or, par les différents paradoxes vus précédemment, nous avons pu constater que l’idéologie gestionnaire est source de démotivation et d’incompréhension pour les salariés.

L’évolution des marchés est un autre exemple de ce phénomène. En effet, la tertiarisation donne plus de subjectivité (le fruit du travail n’est pas concret) contrairement au secteur primaire, dans lequel l’ouvrier peut apprécier ce qu’il produit (fierté de l’œuvre de l’ouvrier). Ceci peut provoquer des répercutions psychologiques négatives pouvant entraîner de la démotivation.

L’idéologie gestionnaire induisant toujours plus de performance de la part du salarié est moteur d’un harcèlement sans fin.

La flexibilité est source d’insécurité au travail. En effet, le travailleur n’est plus assuré d’effectuer l’ensemble de sa carrière dans la même entreprise. Si le salarié se sent menacé par une perte éventuelle d’emploi, son implication dans l’entreprise sera limitée.

On constate une forme de déshumanisation du travail dans le passage d’une “ gestion humaine des ressources ” à une “ Gestion des Ressources Humaines ”.

B/ Mesures correctives à l’idéologie gestionnaire ?

L’intérêt de mettre en place ces mesures :

L’idéologie gestionnaire a pour objectif d’améliorer sans cesse la rentabilité, productivité et donc la performance de l’entreprise. Cependant, les moyens mis en œuvre pour atteindre ce but entraînent des effets pervers freinant l’objectif de base. En effet, l’idéologie gestionnaire vise à diminuer les coûts pour l’entreprise, mais les conséquences qu’engendre cette idéologie amène des coûts imprévus.

Prenons l’exemple du “ burn-out ” (épuisement professionnel) du psychanalyste Freudenberger (1974) :

Il se manifeste par un ensemble de réactions consécutives à des situations de stress professionnel prolongé. Il désigne un état d’épuisement physique, émotif et mental ; caractérisé par des sentiments d’impuissance, de vide, de concept négatif de soi et des autres. Ces individus sont soumis à des pressions multiples, à des objectifs très précis et très contraignants et s’épuise progressivement au travail. Les formes les plus extrêmes de burn-out peuvent se manifester par des crises cardiaque, des suicides sur le lieu de travail ou par des dépressions sévères avec incapacité de travailler pendant des mois.

Ce stress et cet épuisement induisent différents types de coûts :

Coûts organisationnels directs : Evaluer entre 0.3 et 2.3 % de la masse salariale ;

Coûts d’assurance et de sécurité sociale. Supportés par les employeurs, les collectivités locales et les individus, ils sont évalués entre 0.5 et 3.5 % de la masse salariale ;

Coûts juridiques évalués à 1.2 % de la masse salariale ;

Coûts de réputation, c’est le cas d’entreprise dont le stress au travail est connu, mais ils sont difficilement estimables.

Les axes d’amélioration :

Les conditions de travail influencent fortement la santé et la motivation des salariés, leurs performances professionnelles et leur qualité de vie. Leur amélioration est aujourd’hui un axe essentiel de la politique RH.

L’entreprise doit donc assumer sa responsabilité sociale. On parle donc de responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) qui se définit comme “ un concept dans lequel les entreprises intègrent les préoccupations sociales, environnementales, et économiques dans leurs activités et dans leurs interactions avec leurs parties prenantes sur une base volontaire. ”

La RSE est réponse trouvée pour inciter les organisations à élargir leur vision, jusque là principalement orienté profit, rentabilité. Il s’agit de privilégier le salarié et son bien-être.

Trois axes d’amélioration peuvent être mis en avant :

Les axes d’amélioration

V. De Gaulejac, dans son ouvrage La société malade de la gestion, montre les répercussions de l’idéologie gestionnaire dans l’entreprise qui contamine également l’ensemble de la société. Il met en avant les paradoxes liés à cette idéologie au niveau de la fonction Ressources Humaines.
Face à ces paradoxes la DRH se doit d’assumer sa responsabilité sociale dans l’entreprise. En effet, toutes décisions prises en amont ont des répercussions en aval parfois néfastes à prendre en charge.

Pour De Gaulejac, l’idéal serait “ Un monde dans lequel le bien-être de tous serait plus précieux que l’avoir de chacun ”.

Bibliographie :

La société malade de la gestion, Vincent De Gaulejac, édition du Seuil, 2005.

Gestion des Ressources Humaines, Faycel Bencheman et Géraldine Galindo, éditions Gualino, 2006.

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