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Origine :
http://www.vincentdegaulejac.com/penser.pdf
Il y a mille façons de raconter son histoire : la subjectivité
est labile, sensible au contexte, aux conditions de production,
aux "états d'âme", à l'intériorité
et aux projets qui sous-tendent le récit. On retrouve ici
le tryptique entre les registres - social, - psychique et subjectif.
On connaît tous les pièges de l'illusion biographique
(pourquoi faudrait-il que la vie ait un sens ?), de l'illusion finaliste
(la vie s'organiserait autour d'un projet, s'inscrirait dans une
finalité), de l'illusion déterministe (l'homme est
une larve mammifère programmée socialement), de l'illusion
rétrospective (on reconstruit le passé en fonction
des exigences du présent), de l'illusion narcissique (tout
récit serait avant tout une question d'image).
Que d'illusions ! que de pièges à éviter !
Peut-on, dans un récit de vie dissocier l'objectif du subjectif
?
L'exposé des faits de leur interprétation ? Peut-on
prendre sa vie comme un objet sans être immanquablement impliqué
comme sujet ?
Que de questions ? Que de préalables pour tenter de cerner
cet exercice fascinant : mettre en rapport sa propre existence et
ses options épistémologiques, théoriques et
méthodologiques. Et ceci devant un groupe de chercheurs "avertis"
sur les arcanes de l'âme humaine et les déterminismes
sociaux. D'autant que je suis moi-même considéré
comme un spécialiste de ce genre de questions. Serge Doubrovsky,
dans "Le livre brisé", écrit :
"quand on se raconte, ce sont toujours des racontars"...
et il ajoute "raconter sa vie, c'est toujours le monde à
l'envers". La vie se produit dans un sens (la chronologie)
et nous la racontons en sens inverse. Jusqu'à ce que le récit
se substitue à la vie elle-même : "si on raconte
sa vie pour de vrai, ça vous refait une existence" dit-il
à la fin de son livre, après la mort de sa compagne…
Ma mère vient de mourir. J'ai hésité avant
de m'engager dans ce travail. Je suis encore bouleversé par
sa disparition, habité par cette existence qui vient de s'achever.
Comment parler de ma vie sans parler d'elle ? Mais comment parler
d'elle sans parler de ma tristesse, de la douleur de son absence,
de ce vide qui tout d'un coup surgit tout au fond de soi ? Mais
de tout cela, je n'ai aucune envie d'en parler ici. Parce que j'ai
envie de le garder pour moi, d'en parler avec mes "intimes",
avec ceux qui l'ont connue. J'aurais l'impression de m'étaler
avec complaisance et cela serait tout à fait déplacé.
Je ne parlerais donc pas de ma vie affective et intime, pour me
consacrer uniquement aux aspects intellectuels et professionnels.
Comment donc se raconter ? Dans ce séminaire "Histoires
de vie et choix théoriques", il s'agit de saisir la
dialectique permanente entre l'action et la réflexion d'un
sujet face aux déterminismes qui influencent sa destinée.
Déterminations sociales, familiales et psychiques, mais
également face aux événements biographiques
qui conditionnent l'existence jusqu'à la boulverser. Ces
événements offrent des opportunités, produisent
des ruptures ou imposent des limites. J'ai choisi de "me"
raconter de façon chronologique et impressionniste, par touches
successives, en établissant parfois des liens, tout en cherchant
à comprendre, à chaque étapes de ma trajectoire
intellectuelle, qu'elles ont été les influences les
plus marquantes qui m’ont permis de m’autoriser à
penser.
L'ENFANCE, L'HÉRITAGE, LE CONTEXTE FAMILIAL.
Croissy sur Seine, le 10 avril 1946, dans la maison de mes parents,
arrive un petit d'homme qui sera prénommé Vincent.
Je suis le sixième garçon. Mon père est "fondé
de pouvoir" dans une compagnie d'assurances. Ma mère
est femme au foyer.
Famille paternelle : mon grand-père était Secrétaire
Général de la Caisse d’Epargne d'Agen. J'ai
mis du temps à comprendre qu'il s'agissait d'une fonction
de notable autant que d'un métier demandant une compétence
particulière. Son père (mon arrière-grand-père),
Albéric avait acheté une propriété à
côté d'Agen, "le Mestro" (la maison du maître).
On raconte que pendant ses études de médecine il aurait
été l'assistant de Pasteur.
Les deux frères de mon père épouseront des
aristocrates se soumettant ainsi à la pression de mon grand-père
René. Ils passeront du statut de propriétaires terriens
à celui d'agriculteurs pauvres s'inscrivant ainsi dans le
déclin de l'agriculture de 1920 à 1970. Je garde l'image
d'hommes aux mains calleuses, conduisant leurs tracteurs, un béret
sur la tête : rien ne les distinguait des autres paysans.
Dans ma mémoire, je conserve quelques souvenirs de l'odeur
des moissons, de la fosse à purin, de l'accompagnement des
bêtes, du lait bu directement au pis de la vache… Mais,
du côté de mon père, nous étions des
vacanciers, ce qui était un luxe pour les paysans, des gens
de la ville, des parisiens, ceux qui parlaient pointu…
Mon père quitte ce milieu vers quinze ans pour aller à
Bordeaux puis à Paris.
Il me racontera bien plus tard qu'il a perdu son accent en deux
mois parce qu'on s'était moqué de lui. Il s'inscrit
dans un collège à Massillon, dans le quatrième
arrondissement. Nous sommes dans les années vingt, au début
du scoutisme qui sera la grande aventure de sa vie. C'est grâce
au scoutisme que "le petit provincial" va réussir
son insertion sociale à Paris. Il devient chef de troupe,
puis chef de groupe. C'est par le scoutisme qu'il va trouver un
emploi, trouver sa femme, mais aussi faire carrière. De 1925
à 1939, le scoutisme sera un élément moteur
de l'histoire familiale et du couple de mes parents.
Pour mon père, il s’agit d’un mouvement révolutionnaire
tant par les valeurs qu'il véhicule que par la pédagogie
et l'espérance de construire un monde nouveau. Les études
ont pour lui une importance marginale. Il fait une vague capacité
en droit. Il entre par relation à "la Zurich",
une compagnie d'assurance, et devient rapidement le collaborateur
du directeur général qui le prend sous son aile. Il
rencontre ma mère qui est cheftaine et il tremble à
l'idée que son père s'oppose au mariage avec une "roturière",
comme mon grand-père l'avait fait avec son frère aîné.
Famille maternelle : les parents de ma mère étaient
orfèvres. Ma mère avait vingt-quatre ans d'écart
avec sa soeur aînée. Quand elle est née, ses
parents étaient âgés, en semi-retraite. Ils
vivaient six mois par an à la campagne, à Chevert-Chaumont,
à côté de Triel sur Seine. Ils faisaient partie
de la bonne bourgeoisie protestante, sans être pratiquants.
Ma mère souffrira longtemps de la solitude. Elle ne va pas
à l'école, une institutrice s'occupe d'elle. A quinze
ans elle se convertit parce qu'elle trouve que les catholiques sont
plus vivants que les protestants.
Je subirai beaucoup moins l'influence directe de ma famille maternelle.
Je n'ai pas connu mes grand-parents et peu fréquenté
les oncles et tantes de ce côté de ma famille. Le frère
de ma mère reprendra l'orfèvrerie qui périclitera
tranquillement jusqu'à sa mort.
J'ai beaucoup interrogé ma mère sur sa conversion
au catholicisme. Il me semble qu'elle en garda d'une part une foi
très profonde et d'autre part un regard critique et distancié
vis-à-vis de l'église et des institutions en général.
L'important est le lien direct avec Dieu et le comportement intérieur.
Tout le reste n'est qu'apparat et hypocrisie. Pour elle l'important
est également la socialité. Elle se convertit pour
sortir de sa solitude, pour partager avec d'autres, pour échanger.
Elle trouve que les catholiques sont "plus rigolos".
Le plaisir partagé est un élément essentiel
de sa foi et de sa vie en général.
Etre bien ensemble, avoir du monde autour de soi, c'est tout aussi
important que la croyance : religion et socialisation vont de pair.
C'est pourquoi le scoutisme est si important pour elle. Elle est
cheftaine lorsqu'elle rencontre mon père. Grâce à
l'intercession de ma grand-mère paternelle, mon grand-père
accepte le mariage. Pour mon père, il y a un scénario,
qu'il évoquait souvent, selon lequel les familles aristocratiques
sont en décadence lorsqu'il y a homogamie sociale alors que
le fait d'épouser des bourgeoises bien dotées permet
de "redorer le blason".
Mes parents se marient en 1932 et s'installent à Croissy
sur Seine assez rapidement. Nous habitons en banlieue, à
vingt minutes de la Gare Saint- Lazare par le train. Il s'agit aussi
pour une part d'une banlieue résidentielle avec de belles
propriétés, comme dans la commune proche du Vésinet,
mélangée d'une banlieue populaire avec des paysans
et des artisans de vieille souche. A l'école communale, ce
mélange est très visible. En septième (le nom
de l'actuelle CM2), nous serons seulement quatre sur vingt cinq
à nous présenter à l'examen d'entrée
en sixième. Les autres prépareront le Certificat d'Étude,
abandonnant leur scolarité à quatorze ans pour entrer
dans la vie active.
Il me semble que les années d'avant-guerre ont été
des années fastueuses pour mes parents. Mon père a
une carrière assez brillante. Les enfants arrivent tous les
deux ans en moyenne, ils en feront cinq de 1933 à 1942. Je
n'arriverai qu'en 1946. Le fait que nous ne soyons que des garçons
provoque vraisemblablement une déception pour le troisième
et pour le quatrième.
Mais il y a une certaine fierté de constituer une tribu
assez joyeuse composée uniquement de mâles.
Grâce à ses enfants, mon père ne va pas faire
la guerre. Il sera chargé de garder des téléphones
dans la commune voisine du Pecq. La famille échappe en partie
à la dureté des restrictions. Les tickets de rationnement
délivrés en priorité aux familles nombreuses
leur permettent d'avoir du lait et du pain.
Pour le reste, ma mère va en vélo chercher le complément
nécessaire dans les campagnes voisines. Elle gardera toutefois
un souvenir cuisant de l'absence de solidarité de la famille
paternelle lorsqu'elle débarquera à Agen en 1942 avec
ses cinq enfants dont un gravement malade.
Mon enfance se déroule essentiellement à Croissy
sur Seine, hormis des vacances que je passe soit en colonie, dès
l'âge de trois ans jusqu'à douze ans, à Saint
Clément les Baleines dans l'île de Ré, soit
à Agen où mes parents ont une maison habitée
par mon grand-père jusqu'à sa mort en 1960.
Je vais à l'école communale. J'ai quatre ans de différence
avec mon frère précédent. Paradoxalement, mon
enfance est assez solitaire. Tous mes frères sont au collège
de Juilly, chez les oratoriens. Ils ne reviennent que le weekend.
Mon frère aîné s'engage dans l'armée
de l'air à dix-huit ans, j'ai alors cinq ans. Les autres
partiront aussi assez tôt. La maison est parfois très
pleine et d'autres fois très vide. J'ai plus de souvenirs
de solitude. Je suis par ailleurs le seul à faire toute ma
scolarité à l'école publique, d'abord à
l'école communale, puis au lycée Marcel Roby de Saint-Germain-en-Laye.
L'école à cette époque n'est pas mixte. Comme
je n'ai pas de soeur, ma mère sera la seule figure féminine
de mon entourage jusqu'à mes quinze ans.
Je me souviens très bien d'un de mes instituteurs, Monsieur
Lebreton, que j'ai gardé deux ans en dixième et en
neuvième (CE2 et CE1). J'apprendrai plus tard qu'il était
un adepte de la méthode Freynet. On fabriquait un journal,
"les petits maraîchers", dans lequel on imprimait
nos poèmes et l'on faisait des dessins. j'ai appris très
tôt que lorsque l'enseignant fait des choses intéressantes,
les élèves apprenent facilement et qu'il n'y a alors
aucun problème de discipline.
Dans la bonne tradition familiale je suis très tôt
louveteau, puis scout et je passerais par tous les niveaux de la
hiérarchie : chef de patrouille, routier, chef de troupe.
J'apprends à me débrouiller, à camper, à
animer des veillées, à m'occuper de jeunes, à
voyager… je serai chef très tôt. Je quitterai
les scouts sur une double contestation : l'impossibilité
d'avoir des activités mixtes avec des filles; le conservatisme
de la hiérarchie.
Jusqu'à mon bac, le statut économique de ma famille
est plutôt bas au regard de leur statut social. Certes mes
parents sont propriétaires de leur maison achetée
en 1952, mais le salaire de mon père suffit juste à
entretenir la famille. Ma mère fait des chapeaux pour améliorer
l'ordinaire. On vit correctement, simplement, mais sans dépense
somptuaire. Étant le dernier, je vais bénéficier
d'une amélioration conséquente des revenus de mes
parents à la mort de mon grand père paternel. La propriété
achetée par mon arrière grand père, qui a subi
la lente érosion de l'agriculture, reprend de la valeur parce
qu'elle est située en zone résidentielle de la banlieue
d'Agen. Les terrains à bâtir prenant de la valeur,
mes parents qui en héritent deviennent relativement riches
ce qui leur assurera une retraite confortable.
Mais cette aisance relative ne nous permet pas pour autant de nous
rehausser au niveau des notables locaux qui ont un "standing"
bien plus élevé que le nôtre quand au confort
des maisons, à la nature des voitures, au type de vacances.
Je comprends alors empiriquement la différence entre le capital
économique et le capital social. je découvre la logique
de la distinction avec mes camarades : quand ils ont un solex, je
n'ai encore qu'un vélo; quand j'arrive à avoir le
solex, ils ont une mobylette; quand j'arrive à la mobylette
d'occasion, ils ont une "Peugeot quatre vitesses"…
J'apprends alors à renoncer à lutter sur ce registre
et à compenser sur le plan culturel. J'ai mon bac à
dix sept ans et je suis le seul parmi mes amis de l'époque
à faire des études supérieures. Mais sur le
moment, je n'en tire aucune gloire. Bon élève "naturellement"
en primaire, je suis dans les premiers en sixième et bien
que passant sans trop de problèmes dans la classe supérieure
chaque année, je décline lentement mais sûrement
jusqu'à mon bac que j'aurai à l'oral de rattrapage
avec l'indulgence du jury.
Il faut dire que les études ne sont pas particulièrement
investies par mes parents. Sur les six garçons, nous ne sommes
que deux à avoir le baccalauréat. Mes parents me laissent
tranquille avec mes résultats scolaires tant qu'ils ne sont
pas franchement mauvais et je fais juste ce qu'il faut pour ne pas
avoir d'histoires. D'autant que, ayant un an d'avance, je bénéficie
d'un certain privilège qui me vaut de fréquenter une
classe "pilote" jusqu'en troisième. Bien que bon
en mathématiques, mais nul en physique-chimie, je m'oriente
vers la philosophie en terminale après un premier bac C.
Dans ce contexte, quelles ont été mes influences
idéologiques fortes ? Le catholicisme et le scoutisme, certainement.
Sur le plan politique mes parents sont plutôt de droite tendance
M.R.P. c'est à dire anti communistes et méfiants vis-à-vie
de De Gaulle. Les romans qui marqueront mon enfance sont essentiellement
marqués par cette influence du catholicisme : Gilbert Cesbron,
Maxence Van Der Mersch, Antoine de Saint Exupéry, les Signes
de Pistes mais aussi Tintin... Mon éducation n'a rien d'autoritaire.
Je suis catholique, mais je fréquente des familles protestantes,
juives ou athées. Il n'y a aucun contrôle sur mes lectures.
Il n'y a pas de discussions politiques à la maison. On va
à l'église tous les dimanches mais la religion n'a
rien de pesant. Je suis scout mais je n'ai pas pour autant l'impression
d'être un militant chrétien engagé. Je suis
porté par un milieu et le message est autant moral que religieux
: "le scout met son honneur à mériter confiance".
Si bien que vers quinze/seize ans, au moment où je découvre
les questions philosophiques, en particulier grâce à
un prêtre un peu dissident, je suis particulièrement
ouvert à la pensée critique et à l'oecuménisme.
Je suis très attiré par la communauté de Taizé,
puis par l'orientalisme d'Arnaud Desjardin par exemple.
Je peux dire aujourd'hui que j'ai, à ce moment là,
une pensée à la fois structurée et souple :
structurée par un milieu familial solide qui ne pose pas
trop de questions, qui est fier de ses valeurs éducatives
et par un milieu scolaire bien ancré dans les valeurs de
l'École Républicaine; souple parce que cette pensée
n'est pas construite par un sujet : je suis imprégné
des valeurs de ceux qui m'entourent comme une éponge. Je
n'ai pas de points de vue "personnels". Je suis un produit
"naturel" de mon milieu et ouvert à ce qui survient.
Je fais des études de Droit après mon baccalauréat
parce que c'est dans la logique des choses. Je pourrais devenir
cadre dans une grande entreprise, dans une banque comme l'ont fait
mes trois frères, ou dans une compagnie d'assurance comme
mon père. J'aurais pu "logiquement" devenir directeur
des ressources humaines comme on dit maintenant. Mais je n'ai pas
encore de projet précis, d'idée sur mon devenir. A
partir de 1964, je voyage l'été en URSS, aux USA,
en Europe… Je commence à découvrir d'autres
horizons. Je suis curieux et disponible.
LE TOURNANT : 1967- 1972
En quelques années, ma vie va se cristalliser sur des bases
nouvelles, des ruptures importantes, des découvertes qui
vont structurer mon devenir.
En juillet 1967, je pars aux États-Unis avec un copain de
mon frère. Je découvre New-York, je traverse les États-Unis
en Greyhound (autobus). Je débarque à Berkeley, à
côté de San Francisco, chez un étudiant américain
en pleine révolution psychédélique : la drogue,
le sexe, la musique, la contestation : "faîtes l'amour
pas la guerre"… Je suis subjugué, ébranlé,
retourné. Ce qui représentait le diable, en particulier
la drogue et le sexe, s'avère singulièrement intéressant.
Mon ami américain m'accompagne dans cette découverte
d'un nouveau monde. C'est la première fois que je me confronte
à un autre univers social, à un autre système
de valeur, à d'autres façons de penser et de vivre.
Je ne comprends pas grand chose, j'ai un peu peur, mais je me laisse
faire. J'assiste à un cours de H. Marcuse auquel je ne comprends
pas grand chose. Je me laisse entraîner dans ce tourbillon
psychédélique. Je me délecte dans la lecture
des Fleurs du Mal de Baudelaire. Je perçois très clairement
la nécessité d'ouvrir sa conscience (cf.
le L.S.D. et le "Livre des Morts Thibétains" commenté
par Timothy Leary…). Mais en même temps je perçois
les limites de cette quête. La pensée ésotérique
va m'attirer sans pour autant me capter (rappelons nous les bests
sellers de l'époque : "le troisième Oeil"
de Lobsang Rampa, les livres de Gurdjief, "Le matin des magiciens"
de Berger et Pauwells, et plus tard "les enseignements d'un
sorcier Yaqui" de Castaneda).
J'ai besoin de sentir et de saisir la production concrète
d'une pensée pour l'apprécier. Je suis prêt
à expérimenter mais pas vraiment à adhérer.
Je m'intéresse plus aux gens et aux relations qu'aux idées
et aux croyances. Je découvre également une autre
face de la politique. Reagan est alors gouverneur de Californie.
Les étudiants refusent d'aller se faire tuer au Vietnam.
La société de consommation est contestée. Je
retrouve dans les mots d'ordre des messages qui me semblent être
profondément évangélique : la paix, l'amour,
l'authenticité, l'égalité, le refus du matérialisme
et de l'argent… Tout cela me convient assez bien. D'autant
que l'hédonisme ambiant et la libération sexuelle
viennent à point nommé pour ébranler ma "cuirasse
caractérielle" (cf. W. Reich) composée en particulier
de culpabilité et d'inhibition. Lors de mon retour à
Paris en Septembre, je vois les choses avec un autre oeil sans pour
autant transformer complètement mon existence.
Je suis alors en quatrième année de droit, et je
reprends tranquillement mes études, mais je suis disponible
pour des remises en question plus intenses.
A l'automne 1967, je pars avec des amis quelques jours dans le
Lubéron. Je découvre un curé qui va avoir une
grande importance dans mon évolution spirituelle. Cela se
passe d'abord autour d'un pastis où je découvre un
homme qui tente de mettre en pratique les idéaux de partage,
d'amour, d'authenticité et de charité de l'Évangile.
Mélange de Don Camillo et de Pépone, de Jésus
Christ et Che Guevarra, de Saint Vincent de Paul et du Capitaine
Haddock …Que dire d'une personnalité ouverte, accueillante,
profondément enracinée dans la terre et dans le social,
dans l'amour des autres, le goût de vivre et la quête
du sens…
Son presbytère est ouvert à toute la misère
du monde, mais surtout à l'amitié, au plaisir et à
la joie de vivre. Il s'y organise une vie communautaire où
chacun apporte ce qu'il peut, mais où tout se partage. En
même temps, Raoul, c'est son nom, travaille avec les paysans
et partage leur vie. Comme curé, il cherche à redonner
à la liturgie tout son sens. Comme militant, il fréquente
des communistes et des anti-militaristes en particulier ceux qui
manifestent contre l'implantation des fusées nucléaires
sur le plateau d'Albion. Enfin, je découvre une incarnation
humaine de ma foi catholique. Dans les années qui suivent,
je passerai de nombreux séjours dans ce village pour partager
avec eux leurs luttes et leurs espoirs, jusqu'à ce que la
hiérarchie catholique n'y mette un terme, ce qui mettra également
un terme à ma foi.
De janvier à avril 1968, je travaille chez un conseiller
juridique pour mettre en conformité les statuts des sociétés
commerciales avec une nouvelle loi votée en 1967. Je m'ennuie
à mourir et démissionne le 29 avril 1968, prenant
conscience que je n'ai aucune envie de pratiquer ce genre de métier,
ni de poursuivre mes études juridiques. Je passe de temps
en temps à Nanterre où Christine, ma future épouse,
poursuit des études de sociologie. Nous assistons à
la confrontation entre le living théâtre et le mouvement
du 22 mars. On sent des frémissements contestataires.
Le 3 mai 1968, quatre étudiants sont arrêtés
par la police au Quartier Latin suite aux fermetures des facultés
de Nanterre et de la Sorbonne. Il se trouve que je connais l'un
d'entre eux, qui s'occupait du centre des étudiants catholiques,
place de la Sorbonne. Je découvre sa photo à "la
une" du Parisien libéré : "cet enragé
allait faire le pèlerinage de Chartres !". Je sais qu'il
est doux comme un mouton et peu suspect d'être un dangereux
gauchiste. Je participe aux premières manifestations sur
le mot d'ordre : "libérez nos camarades".
La nuit du 10 au 11 mai, je suis rue Gay Lussac. Je vais vivre
ces événements un peu sur le mode décrit par
Stendhal à propos de Fabrice Del Dongo à la bataille
de Waterloo. Je construis des barricades, je plaisante avec des
C.R.S., j'écoute sur un transistor les discussions entre
Cohn Bendit, Sauvageot et Geismar avec le recteur Roche et le préfet
Grimault. A deux heures du matin, la police charge, la violence
éclate. Comme la chèvre de Monsieur Seguin, je tiens
jusqu'au lever du jour. Je m'échappe de la souricière
en courant comme un dératé. J'ai eu très peur
! Pour la première fois je prends conscience de la violence
d'État, de la répression, du contrôle des médias
par le pouvoir. Je suis en particulier dégoûté
par la façon dont la télévison rend compte,
le lendemain, des évènements de la nuit. Je dis "merde"
à mon père qui ne comprend rien à ce qui se
passe.
Je m'engage alors pour faire bouger la fac. Je suis à Assas
et, avec d'autres militants, nous chassons les membres du mouvement
Occident et prenons le contrôle des locaux. Les après-midi
des jours qui suivent, je vais à Nanterre assister en quelque
sorte à des cours de formation miltante accélérée
qui sont donnés par les membres du mouvement du 22 mars (Daniel
Cohn Bendit, Olivier Castro, Jean-Pierre Duteuil…). Le soir,
j'anime des concerts-débats happening dans le grand amphithéâtre
de l'université d'Assas. Je me souviens en particulier de
ces discussions infinies, dans la commission qui était chargée
de l'animation culturelle de l'université, pour décider,
en étudiants responsables, d'apposer des grandes feuilles
de papier blanc sur les murs de l'université afin que chacun
puisse s'exprimer sans dégrader les peintures des murs. Je
passe mes soirées à la Sorbonne ou à l'Odéon.
Je ne comprend pas grand chose à ce qui s'y dit mais j'y
participe avec jubilation : je sens qu'il se passe quelque chose.
Je crois que la société peut changer. J'ai l'impression
de participer à un mouvement social. Je découvre la
logorrhée marxisante des groupuscules vis-à-vis desquels
je suis très ambivalent. Leur radicalisme me fait peur, leur
terrorisme verbal m'exaspère, leurs objectifs révolutionnaires
m'attirent. Je me sens solidaire de leur combat contre la répression
mais je ne comprend pas très bien les débats interminables
sur la nécessité de rejoindre la classe ouvrière
et sur les contradictions du capitalisme.
Fin Mai, je suis à Charlety où je vois Pierre Mendès-France
et Michel Rocard que je trouve sympathiques. En juin, la reprise
en main s'annonce. Je pars en vacances et prépare mes examens
de la session de Septembre. J'aurai 18/20 au cours sur "les
méthodes en sciences sociales". A la rentrée
je m'inscris à Dauphine en doctorat de Sciences des Organisations.
Avec tous ces événements, sans peut-être très
bien le comprendre sur le moment, je crois que j'ai basculé
à gauche.
Comme Vincennes, Dauphine est une des deux université crées
par Edgar Faure afin de réformer le système universitaire.
Il ne s'agit pas encore d'une université de gestion. Trois
disciplines y dominent, les mathématiques, l'économie
et la psychosociologie. Pour la première fois je rencontre
les sciences humaines, grâce en particulier à Max Pagès,
qui est à l'époque un fervent admirateur de Carl Rogers.
Je lis "le développement de la personne" avec passion.
J'expérimente une écoute centrée sur une véritable
envie de comprendre l'autre, je découvre l'empathie, la congruence,
la dynamique des groupes… méthodes qui favorisent l'expression
de la créativité, la levée de l'inhibition,
le respect de l'autre. Je trouve cela véritablement révolutionnaire.
Grâce à Christine, qui est toujours en sociologie
à l'université de Nanterre, je découvre simultanément
la psychanalyse. Je dévore Freud avec autant de passion que
Rogers. Je rentre alors au centre de documentation du Crédit
Lyonnais où je travaille à tiers de temps dans un
milieu d'étudiants. Je suis enseignant pour les employés
qui préparent le brevet professionnel de banque. Je rédige
même un cours de droit. Mais je passe surtout mon temps, avec
Eric Laurent (futur secrétaire de l'École Freudienne)
à constituer une formidable bibliothèque de sciences
humaines et de psychanalyse.
Mes rapports avec la sociologie sont plus compliqués. J'ai
du mal à comprendre le raisonnement sociologique. J'ai toujours
le sentiment que les sociologues ne pensent pas comme les autres,
qu'ils se situent à côté, qu'ils ont une approche
des problèmes un peu tordue. Non seulement ils ne répondent
pas aux questions, mais je n'arrive pas à saisir ce qu'ils
pensent. Ils disent ne pas porter de jugements de valeur et pourtant
on a le sentiment, lorsqu'on parle avec eux, d'être invalidé,
de ne pas penser "correctement".
Autant les psychosociologues m'attirent, autant les sociologues
me rebutent, d'autant qu'ils sont pour la plupart politisés
à l'extrême et méfiants à tout ce qui
touche de près ou de loin à la psychologie.
L'été 1969, je pars en Indes et au Népal avec
un ami. Je suis attiré par le Yoga, le Boudhisme et l'Hindouisme.
Comme bon nombre de hippies, la grande remise en cause existentielle
passe par les chemins de Katmandou. Je passe une semaine dans un
hashram. J'étudie Swami Sivananda. Comme pour la religion
catholique, je découvre, là aussi, le décalage
entre les discours et la pratique. Les gourous que je souhaitais
rencontrer pour accéder à la sagesse, s'avèrent
être dissimulateurs, rustres et intéressés.
La pensée orientale m'attire mais je ne l'idéalise
plus. C'est sans doute pour cette raison que je vais être
disponible aux approches des sciences humaines.
Pour la première fois de ma vie, je me plonge avec délice
dans les études. Le savoir n'est plus quelque chose d'extérieur,
qu'il faut ingurgiter, mais un moyen de mieux exprimer ce que je
ressens, de mieux comprendre le monde qui m'entoure, de m'interroger
sur la façon dont je vois les choses. Pour la première
fois, je saisis que la connaissance est un moyen pour mettre en
cohérence ce que je vis et ce que je pense, ce que je ressens
et ce que je dis.
Je prends conscience que chacun se construit une représentation
du monde et qu'il y a un écart entre ces représentations
et "la vérité". Je prends également
conscience que le savoir est un enjeux de pouvoir qui consiste à
imposer aux autres sa façon de voir. Je reste très
impressionné par les "intellectuels" qui sont capables
de développer des raisonnements très construits sur
les choses humaines ou d'écrire des livres et des articles
sur des questions savantes. Je me ressens plus comme un homme d'action
que comme un homme de pensée.
Avec deux amis étudiants, Jean-Pierre Buffard et Christian
Larcher, je m'engage dans une "thèse", en fait
un mémoire central équivalent au D.E.A. actuel. Il
s'agit d'une intervention psychosociologique dans une agence de
publicité. Son directeur nous demande d'analyser les rapports
conflictuels entre les créatifs et les commerciaux . Je comprends
alors que "le sens de l'acte n'est pas réductible à
la conscience de l'acteur" et que les rapports de pouvoir sont
des rapports structuraux déterminés par des logiques
d'action "organisées" qui font système.
Je découvre également que la pensée est création,
qu'elle dépend largement de l'autorisation que l'on se donne
à développer ses propres hypothèses, donc de
la capacité à déconstruire ses présupposés
et ses a priori. Grâce à Jean-Pierre, qui tape directement
ses textes à la machine à écrire, ce qui est
pour moi un exploit majeur, je m'éclate dans la production
de ce travail qui fait appel au dessin, à la poésie,
à l'audiovisuel et à Charlie Hebdo. Par exemple la
page de garde de notre thèse est une page de "garde
mobile". C'est dire qu'elle représente un garde mobile
et que nous l'attachons comme il se doit avec un trombone au reste
du document. De même, la couverture représente un dessin
du directeur de l'agence qui s'exclame : "qu'on ne me parle
plus de communication !". Dans la thèse, nous citons
Freud, Marx, Foucault, mais aussi Georges Brassens, Goethe, Debord,
Henri Lefèbvre, Marcuse, Wilhem Reich, Carl Rogers, Jean
Baudrillard… Nous sommes provoquants, créatifs et potaches.
C'est la première thèse soutenue à Dauphine
devant un jury composé de Max Pagès, Hubert Brochier,
et Alain Aymard. Nous n'avons jamais assisté à une
soutenance de thèse. Nous sommes heureux et sereins devant
un exercice qui nous semble une survivance d'un passé révolu.
Nous obtenons la mention très honorable malgré une
présentation formelle plus que douteuse. Je ne me suis pas
rendu compte que j'étais devenu docteur à vingt quatre
ans. J'ai l'impression d'être encore dans l'enfance.
Entre le Crédit Lyonnais et l'université Dauphine,
je fréquente une association qui s'occupe de jeunes "inadaptés".
C'est ainsi que je me retrouve, un vendredi de novembre à
dix huit heures, près de Saint Eustache au coeur de Paris,
dans une 404 break un peu pourrie avec Michel C. et Annick P., deux
éducateurs de la première génération,
à la rencontre de l'univers des jeunes de la rue. Les pavillons
Baltard n'ont pas encore été démolis. Les marchés
de la viande et de la charcuterie fonctionnent toujours. Je suis
dans le ventre de Paris et découvre l'existence d'autres
classes sociales. Je constate surtout que ces jeunes, à qui
la société reproche d'être inadaptés,
sont parfaitement adaptés à leurs conditions concrètes
d'existence. C'est plutôt moi qui suis inadapté dans
ce milieu ! Les conduites qui leur sont reprochées sont en
fait des conduites "naturelles" : exclus de l'école,
ils ne l'aiment pas; vivant dans la rue, ils apprennent très
tôt à se battre; démunis, ils se "débrouillent"
pour se procurer ce dont ils ont besoin. Leurs modèles d'identification,
ils vont les chercher du côté des aînés
qui fréquentent Pigalle ou qui flambent du côté
du faubourg Saint Martin…
C'est pour cela que je deviendrai sociologue. je saisis empiriquement
-je n'arriverai à le théoriser que plus tard qu'il
existe des surdéterminations sociales et que les explications
du monde sont des enjeux de pouvoir. En étiquetant les jeunes
comme "inadaptés", on focalise le problème
sur leur comportement, sur leur conduite, ce qui évite de
s'interroger sur les conditions sociales de production de ces comportements,
donc sur la société.
En vivant avec les jeunes de la rue, je découvre un autre
monde. Celui de la violence, de la discrimination, de la répression
policière, de l'injustice et de la pauvreté. Je découvre
également que dans toute organisation, aussi répressive
soit-elle, il y a toujours des gens prêts à se mobiliser
pour arranger les choses, tenter de résoudre les problèmes,
même s'il convient pour cela de déroger aux règles
de l'institution. J'apprends des comportements "stratégiques",
l'importance du rôle des "marginaux sécants".
Je découvre "la culture du pauvre" et l'importance
du "capital social" pour naviguer dans la société.
Je découvre, derrière les bons sentiments et l'idéal
de Saint Vincent de Paul, la dure réalité "sociale",
au sens plein du terme, là où le social est chargé
d'inégalité, d'injustice et de souffrance. Je découvre
enfin qu'on ne peut réellement entrer en relation avec autrui
lorsque l'on reste cantonné dans son rôle social. La
relation avec les jeunes ne peut s'établir que dans l'échange
et la réciprocité, ce qui ne veut pas dire l'égalité
ou la symétrie.
C'est parce que j'ai eu aussi besoin d'eux et parce qu'ils ont
pu m'apprendre des choses que j'ai pu établir avec eux une
relation vivante et parfois les aider. Je comprendrai plus tard
les ambiguïtés de la relation d'aide et ce que signifie,
dans ce type de relation, la position de sujet.
Après deux ans de bénévolat, je suis embauché
comme éducateur de rue.
C'est mon premier vrai job, à plein temps. La prévention
spécialisée est à cette époque en ébullition.
Celle-ci se traduit par une série d'opposition entre : -les
pionniers (bénévoles, prêtres, ou assimilés)
et les professionnels, les premiers éducateurs à sortir
des écoles.
-l'idéologie du bon samaritain, de la charité, de
l'aide et l'idéologie du contrôle social, de la domination,
de la lutte des classes.
-l'action personnalisée, légère, centrée
sur la relation inter-personnelle et l'action institutionnelle,
lourde, centrée sur une prise en charge globale.
-la prévention, l'action en milieu naturel, sans mandat
et le placement avec un mandat judiciaire ou un mandat de la D.A.S.S.
(enfance en danger).
C'est dans ce contexte que je suis sollicité pour participer,
auprès de René Lenoir, alors Directeur de l'Action
Sociale, à une vaste étude RCB (rationalisation des
choix budgétaires) sur la prévention des inadaptations
sociales. Ma double compétence, comme éducateur de
rue et comme docteur en sciences des organisations, me donne une
légitimité pour participer à la grande aventure
administrative de l'époque, initiée par Valéry
Giscard d'Estaing alors ministre des finances. Chaque ministère
devait s'équiper d'une cellule RCB pour développer
cette méthodologie qui venait des États-Unis (PPBS
: planning programming budgeting system) et qui devait révolutionner
l'aide à la décision publique. Les études coûts-avantages
et coût-efficacité allaient enfin donner aux décideurs
politiques les moyens de définir rationnellement leurs choix
et d'en évaluer sérieusement, c'est-à-dire
"scientifiquement", les conséquences. La Direction
de la Prévision du Ministère des Finances devenait
le grand maître d'oeuvre de cette politique qui allait drainer
une bonne partie des crédits de la recherche pendant plusieurs
années.
René Lenoir, brillant Inspecteur des Finances et fin connaisseur
de l'administration, flaira l'aubaine. Il allait utiliser la RCB
pour montrer que les prise en charge en milieux ouverts étaient
moins coûteuses et plus efficaces que les placements en milieux
fermés que ce soit pour les enfants placés (les recueillis
temporaires), les adolescents difficiles, ou les adultes. Pendant
deux ans, je vais donc travailler avec des polytechniciens pour
produire des indicateurs afin de mesurer l'efficacité de
l'action des clubs et équipes de prévention spécialisées*.
Je vis à ce moment là dans un univers quasi schizophrénique.
Le jour dans la technocratie administrative et la nuit dans les
bas fonds de la capitale. D'un côté avec le nec plus
ultra des élites des grandes écoles, de l'autre avec
les loubards qui parlent essentiellement le verlan. J'applique ainsi
sans le savoir la recommandation que faisait Park aux sociologues
: "se salir les chaussures dans la boue du slum et les essuyer
dans les moquettes de Gold coast" (le quartier des millionnaires
de Chicago). Est-ce pour éviter la psychose que entre les
deux je rentre en analyse ? Je ne pense pas. J'étais trop
attiré par la psychanalyse à la fois pour des raisons
personnelles et pour des raisons intellectuelles. De plus, la psychanalyse
était perçue comme une grande aventure existentielle
dans les différents milieux que je fréquentais à
l'époque, que ces soit les psychosociologues, les travailleurs
sociaux, ou mon réseau amical et familial. Je rencontre d'abord
Daniel Wildöcher à qui je demande si la psychanalyse
fait perdre la foi. Je ne me souviens pas de sa réponse.
Je téléphone à Michel de M'Uzan qui me donne
rendez-vous à six heures quarante cinq du matin ! Inutile
de dire que je n'ai pas donné suite. Je rencontre également
Joyce Mc Dougall et je tombe amoureux d'elle immédiatement.
Je devrais dire plutôt qu'il s'établit un transfert
ultra positif.
* cf. "La prévention des inadaptations sociales",
Documentation Française, janvier 1973.
Malheureusement elle ne peut me prendre avant deux ans. J'aurai
du mal à me remettre. Enfin, je rencontre Barbro Sylvan,
une psychanalyste ni trop séduisante ni trop repoussante,
parfaitement orthodoxe, qui pratique une analyse strictement freudienne,
analyse qui durera cinq ans à raison de trois ou quatre séances
par semaine.
La psychanalyse m'a appris qu'on en avait jamais finit avec la
vérité. une vérité peut toujours en
cacher une autre. L'interprétation des fantasmes, des rêves,
des actes manqués, des lapsus... apprend à se méfier
de la première explication. La rationalisation est à
la foi un mécanisme d'échange et un mécanisme
de défense. Elle participe de l'ordre de la raison, mais
également de celui de l'occultation. La fréquentation
de "l'inconscient" conduit à accepter la coexistence
de plusieurs explications, même si elles sont contradictoires.
La pensée dialectique sera toujours, pour ce qui me concerne,
nourrit par l'expérience du divan et l'exemple de Freud qui
remet en permanence en question ses certitudes pour les mettre à
l'épreuve de l'inconscient. Loin d'être irrationnel,
celui-ci obéit à des logiques qui lui sont propres.
La prétention des hommes à vouloir maîtriser
leur existence par l'intellect est à la foi nécessaire
et illusoire. C'est dire qu'une explication, aussi fondée
soit elle, n'épure pas la vérité. Elle n'est
que relative et partielle.
Elle émerge par coulées successives. Le chercheur
doit donc ne jamais se satisfaire d'un système explicatif,
ou se fermer à d'autres explications que celles qu'il a lui-même
élaborées. Ce qui est pourtant courant dans les milieux
intellectuels, là ou l'autre est d'abord perçu comme
un rival. Il doit par ailleurs être attentif aux effets de
ses investissements pulsionnels et de ses résistances dans
son travail, ses choix, ses intérêts, ses relations,
ses productions...
Entre temps, je me marie et m'installe à Paris, au septième
étage d'un immeuble qui est juste en face de Jussieu, de
l'autre côté de la Seine. De temps à autre je
retourne voir Max Pagès, à Dauphine. Il me propose
de postuler sur un poste d'assistant, ce que je fais sans trop y
croire. A aucun moment je n'avais pensé faire une carrière
universitaire. Trois mois plus tard, je reçois une réponse
positive et me voilà assistant associé dans le département
de psychosociologie de l'U.F.R. des Sciences des Organisations de
l'Université Paris 9 Dauphine.
Ces cinq années (1967-1972) s'avéreront déterminantes
parce qu'elles préfigurent, inaugurent, fondent… mes
questionnements et mes options futures. Je suis frappé, a
posteriori, par la lente émergence du sujet. Sur le moment,
j'ai l'impression de me laisser porter par les événements,
de saisir les opportunités sans vraiment les choisir, d'être
un enfant de mon siècle qui improvise sur un scénario
écrit par d'autres. Mais, en même temps, j'effectue
toute une série de "vrais" choix qui vont s'avérer
importants : mon départ aux États-Unis, ma démission
le 29 avril 1968, ma présence à la manifestation du
10 mai, mon inscription à Dauphine, ma première thèse
faite avec d'autres, mon boulot d'éducateur puis de chargé
d'études à la Direction de l'Action Sociale, mon entrée
en analyse, mon mariage, ma demande d'un poste à l'Université…autant
de démarches qui nécessitent de poser des actes, de
se mobiliser. Ce qui est clair, c'est que je n'ai pas de comportements
stratégiques conscients, ni de projets clairs sur mon avenir.
Je suis mes impulsions du moment et me laisse guider par ma bonne
étoile. D'autant que le contexte socio-économique
est particulièrement favorable. La croissance économique
est facteur de plein-emploi, le mouvement de Mai 68 favorise le
développement des Sciences Humaines et du travail social,
les débats intellectuels valorisent les remises en question,
la recherche et l'analyse critique.
RECHERCHES ET EXPÉRIMENTATIONS (1973,1986)
Parmi ces éléments "fondateurs", je voudrais
noter ma propension à mener de front plusieurs projets, plusieurs
activités et à exercer plusieurs métiers simultanément
: éducateur et chargé d'étude, puis enseignant
mais aussi intervenant, chercheur, superviseur, consultant, etc.
J'ai besoin de cette diversité, mais j'ai aussi besoin de
mettre en synergie ces différentes fonctions. Dans les années
qui suivent ces activités s'organiseront autour de cinq champs
de recherches et d'interventions qui serviront de base pour l'élaboration
de mes doctorats en Sociologie (3ème Cycle) et en Lettres
et Sciences Humaines, ou pour la publication d'articles et de livres
: 1-les jeunes de la rue et les clubs et équipes de prévention
spécialisée 2-l'emprise de l'organisation, 3-le travail
social, 4-les groupes "roman familial et trajectoire sociale"
et la névrose de classe, 5-les activités à
Germinal, l'ingénierie social et l'évaluation dynamique.
Les clubs et équipes de prévention spécialisée
et les jeunes de la rue.
Dans le cadre de mes activités comme éducateur de
rue et de chargé d'étude sur la prévention
des inadaptations sociales, je rencontre Gilbert Mury, un marxiste
léniniste rogérien orthodoxe, qui me propose de collaborer
à une recherche sur les jeunes de la rue à partir
d'interviews non directives de jeunes. Nous prenons contact avec
des éducateurs de la TVAS (TrinitéVintimille- Anvers-Sacré
coeur) qui acceptent de collaborer, non sans exprimer quelques résistances
qui m'aideront à mieux saisir les rapports de pouvoir réels
et fantasmatiques que suscite la recherche : peur d'être dépossédé,
peur qu'on exploite les jeunes, volonté d'établir
une véritable collaboration, difficultés face à
l'écriture, précautions méthodologiques comme
mécanisme de défense contre l'angoisse de la rencontre…
Mon expérience comme éducateur me permettra de saisir
assez tôt combien la peur de l'altérité est
vivace. Derrière les débats sur la distance et la
neutralité du chercheur, se dissimule souvent la mise à
distance de l'autre vécu comme menaçant.
Dans cette recherche, je perçois aussi la force des enjeux
idéologiques. Le débat fait rage au sein des équipes
d'éducateurs entre chrétiens de gauche, trotskistes,
maoïstes, anarchistes, écologistes, anti-militaristes,
communistes, etc.… Les analyses marxistes dominent, tout en
butant sur un double constat : les jeunes ne sont pas révolutionnaires,
ils semblent plus intéressés par l'intégration
"bourgeoise", en particulier par l'argent, que par la
lutte des classes; les débats idéologiques des éducateurs,
loin de cacher les intérêts de classe, semblent plutôt
dissimuler des enjeux de pouvoir institutionnels et des stratégies
de carrière.
Je commence alors à percevoir l'intérêt d'une
approche clinique. Plutôt que de faire dire aux objets de
la recherche ce que l'on a envie d'entendre, essayons d'écouter
ce que des "sujets" ont à dire et de comprendre
quelles représentations ils se font du monde. Le travail
du chercheur ne consiste pas à substituer une représentation
"scientifique" à celle des acteurs qui sont eux
dans le "sens commun", mais à mettre en perspective
les représentations de différentes catégories
d'acteurs. Je trouve ici l'objet de ma thèse de sociologie.
Assistant "associé" à l'Université
Paris-Dauphine, je n'ai pas alors de diplôme de Lettres et
Sciences Humaines. Il m'en fallait un pour pouvoir être assistant
à part entière et espérer un jour être
maître-assistant. Il m'a semblé plus "économique"
de présenter directement un doctorat que de préparer
une maîtrise ou une licence (les D.E.A et les D.E.S.S. ne
feront leur apparition qu'en 1975). Ma thèse sera une compilation
de trois approches que j'avais développées à
la Direction de l'Action Sociale, puis comme superviseur d'équipes
de prévention spécialisée, puis la recherche
menée avec Gilbert Mury. A ces trois approches correspondent
trois types de lecture : une lecture "technocratique"
inhérente à la méthode RCB utilisée
dans l'étude sur la prévention des inadaptations sociales;
une lecture "professionnelle" produite avec les éducateurs
de prévention spécialisée; une lecture "existentielle"
des jeunes eux-mêmes à partir d'entretiens non directifs.
A l'époque on ne parlait pas encore d'entretiens autobiographiques
et d'histoires de vie. Je propose ce projet de thèse à
Pierre Fougeyrolas que je rencontre deux fois avant la soutenance
qui aura lieu à la Sorbonne (Paris 5), sous la présidence
de Louis- Vincent Thomas en 1975. Me voilà donc docteur en
sociologie.
Dans la foulée, je rédige un ouvrage avec Gilbert
Mury intitulé "les jeunes de la rue"* . Gilbert
meurt brutalement au moment de la rédaction de cet ouvrage
que j'achève seul. C'était un homme de contraste,
assez connu à l'époque pour ses positions militantes.
Membre du PCMLF (Parti Communiste marxiste léniniste Français)
il était un ami personnel d'Enver Hodja, qui régnait
sur l'Albanie d'une main de fer, et un défenseur acharné
de la cause palestinienne. Son livre sur le "sang ouvrier"
dénonçait les accidents du travail ce qui lui vaudra
plusieurs procès. Il est le seul universitaire, à
ma connaissance, qui ait été rétrogradé
dans l'enseignement secondaire à cause de ses prises de position
politiques. Par ailleurs il était un admirateur de Carl Rogers
et un partisan de la non directivité "absolue".
Son orthodoxie rogérienne était à la mesure
de son attachement au marxisme léniniste. Pour lui il n'y
avait aucune contradiction entre ces deux courants de pensée.
Bien au contraire, il estimait que l'attitude rogérienne
était profondément révolutionnaire. Il m'en
donnera la preuve en évoquant une intervention d'une assistant
sociale, qu'il avait formée, dans un centre social.
Elle s'occupait d'un groupe de personnes âgées isolées.
Elle les réunissait régulièrement à
l'occasion de repas pour les sortir de leur isolement. A la fin
d'un de ces repas, ces anciens, pris dans la dynamique collective,
se levèrent tous ensemble pour chanter l'International. Pour
Gilbert, ceci prouvait qu'une attitude non directive permettait
l'expression de l'identité révolutionnaire qui sommeille
dans le milieu populaire.
* G. Mury, V. de Gaulejac, Les jeunes de la rue, Privat, Toulouse,
1977.
Je découvre aussi les enjeux liés à l'édition
et à la publication. L'éditeur, sans me consulter,
mettra le nom de Gilbert Mury en premier sur la couverture, ce que
je réalise au moment de la sortie du livre. Sur le moment,
je n'y prête guère attention. Je n'apprendrai que plus
tard, qu'il y a là des enjeux de pouvoir importants. Bien
qu'ayant rédigé la plus grande partie de l'ouvrage,
j'apparais comme "l'assistant", le second couteau. J'apprendrai
même que des langues médisantes faisaient courir le
bruit que j'avais profité de sa mort pour m'approprier une
partie de son travail. Je me trouve ainsi confronté au poison
de l'envie. Je n'y prète pas vraiment attention tout au plaisir
de voir mon nom écrit sur un livre et d'être publié.
Me voilà donc écrivain, avec de surcroît un
prix de l'Académie française, moi qui fais tant de
fautes d'orthographe et qui ai si peur de la feuille blanche !
L'emprise de l'organisation
Parallèlement à ce travail, je m'intègre au
laboratoire de changement social que Max Pagès a fondé
à l'Université Paris 9. Il me propose de participer
à une recherche sur le pouvoir dans les organisations à
partir d'une problématique pluridisciplinaire. On ne parlait
pas encore à l'époque de problématisation multiple
ou de complexité. Il s'agissait d'une approche intégrant
les dimensions économiques, politiques, idéologiques
et psychologiques du pouvoir. Nous démarrons la recherche
dans une coopérative de marins-pêcheurs à Lorient
grâce à Michel Bonetti, dont je fais la connaissance.
Nous la poursuivons à I.B.M., après avoir galéré
pendant deux ans pour trouver une entreprise qui accepte de nous
recevoir.
L'entremise d'un directeur des ressources humaines, par ailleurs
féru de psychosociologie, nous sera bien utile. Dans les
années 70, les universitaires faisaient peur aux entreprises,
a fortiori s'agissant d'une recherche sur le pouvoir.
Nous avons alors la chance de découvrir l'univers fascinant
d'I.B.M.. Au départ, nous aurions préféré
une entreprise capitaliste industrielle du type de Renault ou d'Ugine-Khulmann.
En fait, nous ne connaissions rien à l'univers du management
et aux entreprises "hyper-modernes". La recherche s'avérera
passionnante que ce soit sur les plans théoriques ou méthodologiques.
Le contexte des années 70 et l'impulsion de Max Pagès
nous met dans un état de liberté théorique
et de créativité méthodologique extrême.
Tout est bon pour alimenter nos débats : Marx et Mao Tse
Toung, Freud et Reich, Foucault et Althusser, Deleuze et Guattari,
Michel Crozier et Gérard Mendel, Georges Orwell et Georges
Bataille, Jean Baudrillard et Henri Lefèbvre, Elliott Jaques
et Carl Rogers… le cadre est fluctuant, incertain, et hétéroclite.
Dans l'équipe de Recherche (Michel Bonetti, Daniel Descendre,
Max Pagès et moi) nous nous "empoignons" pendant
des heures sur la question de la détermination ultime en
dernière instance. Pourtant, sur le plan méthodologique
et sur l'interprétation "primaire" des matériaux,
nous tombons assez facilement d'accord. Peu à peu se construit
un cadre d'analyse commun à partir des notions de contradiction,
d'organisation, de système de médiation, et à
partir d'un schéma d'analyse du pouvoir comme ensemble de
processus opérant sur différents registres : financiers,
sociaux, organisationnels, idéologiques, psychiques…
Les notions d'objets complexes, de problématisation multiple,
d'autonomie relative, de réciprocité des influences
entre structures sociales et structures mentales ne sont pas loin.
Vingt ans après, je considère qu'il s'agite là
d'un travail précurseur qui expose pour la première
fois l'émergence d'une forme de pouvoir inédite :
le pouvoir managérial. Nous montrons que contrairement au
système disciplinaire (cf.
Surveiller et punir de Michel Foucault) qui cherche à rendre
les corps productifs, utiles et dociles, il s'agit là d'un
pouvoir qui cherche à agir sur le psychisme en transformant
l'énergie libidinale en force de travail. Les processus d'identification,
d'idéalisation, d'autopersuation, viennent alimenter le rapport
individu/organisation, comme système socio-mental qui fonctionne
sur les registres du plaisir et de l'angoisse (du côté
psychique), les registres du profit et de l'exploitation (du côté
de l'entreprise). C'est le branchement entre ces différents
registres qui est vraiment explicatif. Nous avons là un système
théorique permettant de dépasser les tentatives du
freudo marxisme qui consistaient à construire une méta-théorie
englobante du social et du psychique. Ici, ce sont des processus
qui sont analysés, processus transversaux qui permettent
de décrire les liens entre les mécanismes inconscients,
les dispositifs organisationnels (procédures, règles,
aménagements de l'espace, évaluation...) et des mécanismes
socioéconomiques.
Sur le plan méthodologique, nous mettons en oeuvre une combinaison
de méthodes et d'outils à partir de trois pôles
: l'observation et l'analyse de données factuelles (documents
officiels, manuels de management, journaux internes…), des
entretiens approfondis avec des agents de tous les niveaux hiérarchiques
et fonctionnels, et un groupe d'implication centré sur "I.B.M.
et moi" dans lequel nous expérimentons des techniques
d'expression verbales et non verbales qui s'avéreront particulièrement
précieuses pour analyser le rapport imaginaire des employés
à leur firme.
Cette recherche me permettra de mieux comprendre les rapports entre
le monde de l'entreprise et celui des sciences humaines. Rapport
de fascination/répulsion, séduction/rejet, amour et
haine. Une anecdote illustre à mon sens la complexité
des ces rapports. A la fin de la recherche, nous nous étions
engagés à présenter les résultats aux
personnes qui avaient participé à l'investigation.
Le feed-back oral a été particulièrement bien
accueilli, les employés et la direction de l'entreprise ayant
le sentiment que nous avions bien compris leur univers et ce qu'ils
vivaient. Les choses se sont dégradées après,
lorsque nous avons envoyé le rapport écrit à
la direction de l'entreprise. Nous avions convenu de tenir compte
de leurs remarques avant toute publication, en restant tout à
fait libres en ce qui concernait la rédaction finale. Suite
à la lecture du rapport, la direction a fait de multiples
pressions pour empêcher la publication, jusqu'à nous
proposer de nous racheter les résultats. Nous avons appris
par ailleurs que plusieurs personnes qui nous avaient facilité
la tâche avaient été mises sur des voies de
garage quelques temps après. Un de mes cousins, que je ne
connaissais pas à l'époque, m'a raconté depuis
qu'après la sortie du livre il avait été convoqué
par la direction. Celle-ci le soupçonnait de nous avoir donné
des informations et d'être complice d'un forfait inqualifiable
: nous avions osé écorner l'image de perfection de
l'entreprise ! Il est intéressant de noter que nos interlocuteurs,
direction comprise, avouaient en particulier que nos analyses étaient
justes.
Mais cela ne devait pas se dire et encore moins s'écrire.
A l'occasion de cette recherche, j'apprendrai beaucoup de choses
sur les difficultés inhérentes au travail collectif,
sur les problèmes de susceptibilité, de narcissisme,
d'emprise idéologique, de différence de statut entre
les chercheurs... et sur l'angoisse de l'écriture qui se
traduit par une contradiction forte entre la paresse qui pousse
à laisser les autres prendre en charge l'écriture
finale et le sentiment de dépossession que cela engendre
à la fin du compte. C'est également à cette
occasion que je deviendrai attentif à l'importance de l'ordre
des noms sur la couverture d'un livre*.
* M. Pagès, M. Bonetti, V. de Gaulejac, D. Descendre, L'emprise
de l'organisation, PUF, Paris, 1979.
Il faut supporter de voir cité "Max Pagès et
alii", surtout lorsque la citation porte sur quelque chose
que l'on a écrit soi-même.
Mais il y a aussi du plaisir dans cette aventure collective. Plaisir
de la recherche, de la confrontation, de l'aventure intellectuelle,
de la production collective, de la quête du dévoilement…
La démarche de recherche est un processus complexe, subtil
et incertain. Ce n'est qu'à posteriori que l'on peut cerner
quels ont été les moments importants, que l'on peut
hiérachiser l'accessoire et le principal, que l'on peut cerner
ce que l'on a vraiment découvert. Dans le moment même
de la recherche, tout se mélange, comme dans une suspension
chimique. Il faut du temps pour "laisser reposer" et discerner
les points essentiels.
Recherche et travail social (1972-1980)
Entre 1972 ET 1980 je suis également enseignant dans des
écoles de travail social, ce qui m'amène à
travailler avec l'Association Nationale des Assistants Sociaux (
l'ANAS) qui me propose de participer à son colloque de Lille
sur les problèmes d'informatique et de diriger une recherche
avec l'Association Française des Conseillers Conjugaux (AFCC)
sur la consultation sociale prévue par la loi de 1975 sur
l'interruption volontaire de grossesse. Dans les deux cas, je vais
m'affronter aux instances de pouvoir de cette vénérable
association ce qui va m'aider à comprendre en quoi la production
du savoir est un enjeux de pouvoir et que celui-ci cherche constamment
à utiliser "la science" pour renforcer ses présupposés
en éliminant toute pensés critique lorsqu'elle n'est
pas conforme à ses voeux.
1° -Au congrès de l'ANAS je suis chargé de recueillir
les différents points de vue exprimés pour proposer
un feed back afin de faire avancer la réflexion.
Dans ces années une lutte s'était engagée
pour dénoncer les projets GAMIN (gestion automatisée
de la médecine infantile) et AUDASS (automatisation des directions
sanitaires et sociales). Ces projets d'informatisation consistaient
à ficher l'ensemble des enfants à risques et des familles
à problèmes pour mieux "rationaliser" les
politiques sociales. Le débat divisait les travailleurs sociaux
en deux camps. Les uns se battaient contre en dénonçant
cette nouvelle forme de contrôle social et l'aberration d'un
système qui conduisait à ficher des populations sans
résoudre leurs problèmes. Les autres y voyaient un
moyen de légitimer l'action sociale en lui donnant un support
"technique", la modernité de l'informatique permettant
de modifier l'image "archaïque" du travail social.
Je me souviens en particulier d'un médecin d'IBM déclarant,
bon enfant, qu'il ne fallait pas avoir peur de l'informatique et
développant un formidable discours commercial sur les beautés
de l'informatique et tous les avantages que les travailleurs sociaux
pouvaient en retirer.
Connaissant bien ces deux univers, IBM d'une part et le travail
social d'autre part, je réagis vivement dans un article intitulé
"l'ordinateur du travail social", que L'ANAS refuse de
publier avec les actes du congrès comme elle s'y était
engagée. On considère, au plus haut niveau, que mon
article pourrait déplaire.
Je le publierai en définitive dans le journal de la CNAF
"informations sociales"*.
2° -Dans le même temps, nous écrivons avec Michel
Bonetti et Jean Fraisse, avec l'aide de conseillers conjugaux, le
rapport de recherche montrant les ambiguïtés de la consultation
sociale mise en place par la loi sur l'interruption de grossesse.
D'un côté cette loi légitime l'existence des
conseillères conjugales et des travailleurs sociaux dans
le champ de l'hôpital, face en particulier au pouvoir médical,
ce qui les conduit à défendre l'existence de l'entretien
social, quelle que soit par ailleurs leur position sur l'avortement.
De l'autre, cet entretien est organisé sur le modèle
de la "structure de l'aveu" (cf. Michel Foucault, La volonté
de savoir, NRF,). Il porte en germe la nécessité de
la détresse chez les femmes qui demandent une IVG. Le dispositif
même de l'entretien engendre une culpabilisation des femmes,
ce qui justifie alors la mise en oeuvre d'une relation pour les
aider à soulager leurs angoisses. Cette analyse, résumée
ici à grands traits, n'a pas l'heur de plaire au conseil
d'administration de l'ANAS qui nous convoque dans une séance
extraordinaire.
Ils appellent à la rescousse une travailleuse sociale qui
prépare un doctorat de sociologie et présente un réquisitoire
sur le thème : ces résultats ne sont pas scientifiques
parce que la méthodologie suivie n'est pas objective. Je
suis désarçonné par la mauvaise foi et la duplicité
qui règnent. Faute de pouvoir énoncer de désaccord
sur le fond, les "figures du maître", selon l'expression
d'Eugène Enriquez, utilisent des arguties de méthodes
et font appel à un "commissaire politique" pour
donner un vernis acceptable à des coups de force qui s'expriment
ici par la censure. Le rapport de recherche va être interdit
de diffusion. J'apprendrai, quelques années plus tard, que
cédant à la demande de ses adhérents qui avaient
eu vent de ce travail, l'ANAS l'avait diffusé sans nous en
informer.
* V. de Gaulejac, L'ordinateur du travail social, CNAF Informations
sociale, N°3-4, 1977.
Je comprend alors la véritable nature de la fonction du
sociologue : d'un côté être le "poil à
gratter" du pouvoir, exercer une fonction critique, déconstruire
les fondements des idéologies dominantes, analyser les pratiques
des acteurs sans s'identifier à leur point de vue pour ne
pas occulter les intérêts qui les animent, ne jamais
prendre au mot les discours de légitimité qui, au
nom de grandes causes, dissimulent des stratégies de défense
corporatistes. De l'autre, travailler avec les acteurs sociaux,
les aider à mieux comprendre les contradictions qui les animent
et qui les inhibent, produire un savoir sur la société
qui alimente le débat sur l'action (sociale, culturelle,
politique…). Dans ce sens le sociologue est agent d'historicité,
il contribue au changement social, il participe au travail qu'une
société effectue sur elle-même pour se transformer.
Mais, dans ce travail, il se trouve en concurrence avec les décideurs,
c'est à dire tous ceux qui, au nom de l'éthique de
la responsabilité, défendent une cause et se ferment
à tout discours qui ne va pas dans leur sens.
C'est la raison pour laquelle je reste sceptique quant aux recherches
menées par les travailleurs sociaux eux-mêmes. J'en
veux pour preuve cette phrase d'Eliane Leplay, ancienne directrice
de l'Ecole Supérieure de Travail Social, qui déclare
: "la recherche en travail social est légitimée
par un besoin de créativité, d'évolution, d'adaptation
aux mutations…La recherche est ainsi légitimée
par cela même qui légitiment les travailleurs sociaux
pour agir" (cf "La recherche en travail social",
in Duchamp M., Bouquet B. et Drouard H.,Paris, Centurion,1989, page
9). Je suis bien évidemment en désaccord total avec
cette proposition qui soumet la recherche à des critères
d'utilité pour l'action et non à des critères
de vérité pour les hommes. Il est légitime
de vouloir défendre une pratique professionnelle et de s'appuyer
sur la réflexion pour fonder les méthodes d'action,
mais il est essentiel de comprendre que l'acteur soumettra toujours
la connaissance au primat de l'opérationnalité et
au paradigme utilitariste.
Des groupes "Roman familial et trajectoire sociale"
à la névrose de classe
De 1970 à 1975, je poursuis mon analyse. Je participe également
à de nombreux groupes de développement personnel et
d'expression corporelle : expression libre, gestalt, bio énérgie,
dynamique de groupe… Le Laboratoire de Changement Social est
un lieu carrefour dans lequel se retrouvent de nombreux psychosociologues
iconoclastes et créatifs qui joueront un rôle important
dans le développement des nouvelles thérapies et de
la psychologie humaniste. C'est dans ces années là
que Max Pagès écrit "le manifeste de l'animation
existentielle" et prépare "le travail amoureux".
La question de l'implication de l'animateur est au coeur de la réflexion.
De même que la question sur les relations entre le travail
corporel, l'expression des émotions et le travail verbal.
L'influence de Wilhelm Reich, D'Alexander Lowen, de Georges Groddeck,
mais aussi de l'anti-psychiatrie, en particulier Ronald Laing et
David Cooper, nous conduisent à expérimenter tout
azimut.
Ces expérimentations se concrétisent par l'organisation
d'un séminaire à Lourmarin , en juillet 1975, sur
le thème "pouvoir et expression". Plus de quatre
vingt personnes s'y inscrivent venant de tous les horizons de la
psychosociologie : institutionnalistes, bio-énergéticiens,
gestaltistes, mais aussi des féministes italiennes, des psychologues
anarcho-désirants, des psychodramatistes, des socioanalystes…
tous intéressés par une réflexion plurielle
sur des axes transversaux du genre : inconscient et politique, social
et psychique, développement psychologique et développement
corporel, sexualité et socialité… Il s'agit
de casser les frontières disciplinaires, de bousculer les
cloisonnements théoriques, d'articuler les différents
registres du pouvoir entre l'économique, le social, l'institutionnel,
le psychologique, le corporel… en un mot de dépasser
les impasses du freudo-marxisme. Il s'agit également de trouver
des passerelles entre les deux tendances du mouvement de 1968, la
tendance politique d'inspiration gauchiste, comme le mouvement du
22 Mars, et la tendance existentielle des hippies, du mouvement
psychédélique, du "peace and love", de l'imagination
au pouvoir. Le mot d'ordre est à l'époque : "sous
les pavés la plage".
Les plus radicaux, dans la perspective d'une révolution
totale, sont les adeptes du mouvement A.A.O d'Otto Muehl (le promoteur
de l'analyse actionnelle et de la selbstdarstellung) en réaction
contre "la petite famille".
Ce mouvement a tenté de mettre en pratique les hypothèses
de Reich en associant propriété collective, liberté
sexuelle, vie communautaire et régulation thérapeutique
en commun. Il y avait là une tentative pour montrer la continuité
nécessaire entre le changement social et le changement personnel,
entre la propriété privée et l'inhibition sexuelle,
entre la lutte des classes et l'expression émotionnelle…
Si je cite A.A.O, c'est parce qu'il me semble que ce sont eux, à
l'époque, sont allés plus loin sur le plan de la pratique
dans ces tentatives de libération. A cette époque,
j'emmène tous les enseignants et les étudiants du
DEA à une soirée avec les membres de la communauté
AAO de Vincennes. Notre perspective critique conduit à un
affrontement à fleurets mouchetés. Mais je suis impressionné
par leur recherche. Le séminaire de Lourmarin s'inscrit dans
des perspectives qui, si elles ne sont pas similaires, recherchent
également le changement et la découverte d'articulations
nouvelles.
C'est à cette occasion, qu'avec Michel Bonetti, nous proposons
un atelier sur le thème "contradictions sociales, contradictions
existentielles". Il s'agit de travailler sur nos histoires
de vie, en combinant plusieurs lectures, afin de comprendre l'interaction
des déterminants sociaux, des déterminants familiaux
et des déterminants inconscients.
Michel est fils d'ouvriers, immigrés italiens. Sa grand
mère aurait traversé le col du Petit Saint Bernard,
les pieds nus dans la neige, pour fuir la misère.
Fils unique il est plutôt bon élève. Chaque
fois qu'il a une meilleure note que le fils du patron de l'usine
où travaille son père, un collègue de ce dernier
lui donne une pièce de trois sous en lui disant : "bravo
mon petit gars, venge- nous !". Ce genre de message donne une
conscience de classe solide qui conduira Michel à s'inscrire
au parti communiste et sans doute à devenir sociologue.
Au départ, nos trajectoires sociales et nos référents
théoriques sont bien différents. Il est de formation
socio-économiste, d'orientation marxiste, et d'origine ouvrière.
Je suis psychosociologue, d'orientation mi freudienne mi rogérienne,
et d'origine aristocratique. Mais nous sommes tous deux sensibles
aux déterminants sociaux, en particulier aux enjeux de classe,
tout en contestant la sociologie de la reproduction qui ne permet
pas de comprendre pourquoi "on est parfois différent
de ce que l'on devrait être".
Nous sommes l'un et l'autre des déclassés, des transfuges.
C'est dans ce contexte que nous explorons une hypothèse de
travail qui va profondément marquer nos recherches ultérieures
: "l'individu est le produit d'une histoire dont il cherche
à devenir le sujet".
L'individu est multidéterminé, socialement, inconsciemment,
biologiquement, et ces déterminations multiples le confronte
à des contradictions, contradictions qui l'obligent à
faire des choix, à inventer des médiations, à
trouver des "réponses", des issues, des échappatoires…
Nous imaginons alors un dispositif méthodologique qui permet
à la fois de comprendre ces différentes déterminations
et de saisir le travail du sujet, comment chacun participe à
produire sa propre destinée. C'est ainsi que va naître
l'idée des groupes d'implication et de recherche autour du
thème "roman familial et trajectoire sociale".
Le terme "roman familial" renvoie d'une part aux fantasmes
que Freud a analysés selon lequel les enfants abandonnés,
et par extension tous les enfants malheureux, imaginent qu'ils sont
issus d'une lignée prestigieuse et qu'un jour la vérité
éclatera sur leur origine véritable. Ce fantasme permet
d'une part de corriger la réalité, en s'inventant
une vie plus estimable, et de supporter la réalité,
en allégeant le poids de la contingence et du caractère
inéluctable de cette destinée. Il permet surtout de
dédramatiser les conflits inconscients autour du complexe
d'OEdipe. Dans son analyse du roman familial, Freud montre que l'enfant
va se chercher des parents plus "distingués", prenant
modèle des gens qui ont une image prestigieuse, par exemple
le prince ou le châtelain. D'où une question sur les
rapports entre fantasme et réalité. Selon la position
de classe, les enfants ont plus ou moins intérêt à
corriger la réalité. Si le fantasme du roman familial
est très répandu chez les enfants d'origine populaire,
il l'est moins parmi les filles et les fils de la grande bourgeoisie
ou de l'aristocratie.
Le roman familial désigne également les histoires
de famille que l'on transmet de génération en génération
et qui racontent ce qui s'est passé. Mais entre l'histoire
"objective" et le récit "subjectif",
il y a un écart, ou plutôt un espace qui permet de
réfléchir sur la dynamique des processus de transmission,
sur les ajustements entre l'identité prescrite, l'identité
souhaité et l'identité acquise, sur les scénarios
familiaux qui indiquent aux enfants ce qui est souhaitable, ce qui
est possible et ce qui est menaçant… C'est dire que
le roman familial doit être contextualisé dans un repérage
sociologique de position sociale, économique, culturelle,
que ce soit dans la généalogie ou dans l'histoire
personnelle du sujet.
Une problématique se construit ici à partir de Freud,
Sartre et Bourdieu. Une méthodologie se précise à
partir d'une pratique en groupe de récits de vie croisés,
dans un mouvement alternatif et réciproque d'implication
et d'analyse, de travail sur soi et de production collective d'hypothèses.
Chacun est alors sujet et objet de la recherche. La recherche est
également un support de formation, de développement
personnel et même de thérapie *.
* M. Bonetti, J. Fraisse, V. de Gaulejac, Que faire des histoires
de famille ? ou roman familial et trajectoire sociale, Le Groupe
Familial, N°96, Juillet-Septembre 1982.
Dans les séminaires, nous expérimentons de multiples
techniques pour favoriser l'exploration : le dessin, le théâtre
(sociodrame), l'expression corporelle, la danse... L'alternance
entre l'expression verbale et non verbale s'avère particulièrement
riche. La construction de supports (dessin du projet parental, arbre
généalogique, trajectoire socio professionnelle…)
permet de structurer l'exploration qui facilite un va et vient entre
la position de sujet et la position d'objet dans le travail d'investigation.
Avec Michel Bonetti et Jean Fraisse, qui est venu nous rejoindre
quelques temps après, nous montons plusieurs cycles sur le
thème roman familial et trajectoire sociale. C'est de ce
travail que va émerger pour moi la notion de "névrose
de classe". Je constate en effet que ces groupes attirent des
personnes qui cherchent un espace où ils puissent travailler
sur leurs conflits d'identité, conflits liés à
des changements de position sociale, à des déplacements,
à des déclassements. En particulier pour ceux qui,
comme Michel Bonetti, sont issus du monde ouvrier ou du monde paysan
et se retrouvent dans une autre classe sociale. Ils ont le sentiment
d'être " le cul entre deux chaises", pour reprendre
une formule couramment employée.
Dans un premier temps, je souhaite démontrer, à l'encontre
de Freud, qu'il existe une genèse sociale des conflits psychiques.
On se rappelle à ce sujet la controverse entre Freud et Adler
sur l'étiologie sexuelle des névroses. Dans un second
temps je pose une hypothèse plus dialectique sur la réciprocité
des influences entre le social et le psychique, ou plutôt
entre le psycho-social et le psycho-sexuel dans la genèse
de la névrose de classe. Pour qu'une névrose apparaisse,
il faut que les conflits liés au déplacement social
s'étayent sur des conflits inconscients liés au développement
psychique, en particulier autour de l'Oedipe. Celui-ci est un "complexe
socio-sexuel" dont la construction relève d'enjeux affectifs
et sociaux articulés sous forme de "noeuds sociopsychiques",
facteurs d'inhibition.
Je pense faire là un véritable travail de recherche
qui, pour la première fois, est totalement solitaire. J'apprends
à construire ma propre pensée. Je m'autorise à
discuter avec d'autres "auteurs", à émettre
des hypothèses et à mettre en place des dispositifs
méthodologiques pour vérifier leur validité.
J'accepte de remettre en question mon intuition initiale parce
que mon premier schéma théorique ne tient pas. Petit
à petit se concrétise le projet d'en faire une thèse
d'état. Je suis alors maître de conférence,
je me plais à l'université et je sens que j'ai là
un objet de recherche possible. Je dispose d'un corpus empirique
important à partir des séminaires "roman familial
et trajectoire sociale".
Je suis alors confronté à un problème éthique
et psychologique fréquent dans la recherche clinique. Dans
les séminaires, la dynamique de recherche et la démarche
d'implication sont en cohérence. Le contrat avec les participants
est clair. L'animateur est garant du cadre, il met son savoir à
disposition des différents participants qui souhaitent travailler,
il n'a pas d'autres visées sur les histoires de vie de chacun
que de leur permettre de clarifier leur histoire pour leur propre
compte. L'objectif d'une thèse modifie les termes de ce contrat
: peut-on s'approprier l'histoire de quelqu'un sans lui dire ? Et
comment lui dire ? Est-ce que çela modifie la relation ?
Ne risque-t-on pas d'inverser les termes de la demande ? Et comment
gérer les problèmes de transfert et de contre-transfert
dans une situation où l'animateur s'intéresse à
quelqu'un parce qu'il lui semble rassembler tous les symptômes
d'une belle "névrose de classe" ? Je ne sais pas
à l'époque comment répondre à toutes
ces questions. Je mets en place un dispositif d'entretiens, post
séminaire, avec des participants volontaires, auxquels j'ai
expliqué ma démarche de recherche. Mais je me sens
toujours mal à l'aise dans ce processus d'utilisation des
histoires des autres. Est-ce une culpabilité de classe ?
Est-ce un sentiment d'illégitimité par rapport à
une position "parathérapeutique" ?
Est-ce une inquiétude sur les effets en retour de "la
violence de l'interprétation" ? Toujours est-il que
ce malaise me conduit à utiliser en priorité les récits
littéraires. Bien que disposant de plus de cinq cents histoires
recueillies dans les séminaires et d'une vingtaine d'entretiens
approfondis, recueillis a posteriori, je m'appuye essentiellement
sur les ouvrages d'Annie Ernaux, d'Auguste Strinberg ou de Paul
Nizan.
Aujourd'hui, je me rends compte que c'était ma propre culpabilité
qui était sans doute l'obstacle majeur. Non que toutes les
questions déontologiques se réduisent à la
culpabilité, mais parce que la seule réponse "convenable"
consiste à discuter avec les personnes concernées,
à établir avec elles un contrat clair et à
le mettre à l'épreuve dans une relation dans laquelle
on peut discuter, de part et d'autre, des problèmes que posent
une démarche clinique qui conduit des personnes à
s'interroger sur leur propre existence.
Je soutiens ma thèse en octobre 1986, devant un jury que
je choisis avec soin.
Il est composé de gens d'horizons divers, dont j'apprécie
les recherches intellectuelles, mais également la grande
convivialité : Max Pagès, psychosociologue, Claude
Revault d'Allonnes, psychologue, Roger Perron, psychanalyste, Claude
Veil, psychiatre social, Eugène Enriquez et Robert Castel,
sociologues.
Ma soutenance est un moment fort, c'est une chance de pouvoir discuter,
pendant cinq heures, avec six personnes particulièrement
compétentes, d'un travail que je poursuis depuis une dizaine
d'années. C'est en fait la première fois que j'expose
ainsi mes hypothèses. Max Pagès, mon directeur de
thèse, a un a priori favorable mais n'est pas vraiment "rentré
dedans". Nous en avons discuté quelques fois auparavant
sans vraiment travailler sur le fond. Je m'attends à des
critiques sévères du côté des psychanalystes.
Je sais par ailleurs qu'Eugène Enriquez n'aime pas beaucoup
Bourdieu. Je crains surtout que les uns m'accusent de psychologisme
et les autres de sociologisme. Mais en même temps je me sens
serein et heureux. Ce qui me frappe aujourd'hui, c'est mon isolement
intellectuel de l'époque par rapport aux milieux académiques,
en particulier sociologiques. Sur les histoires de vie, sur la question
de l'identité, sur la micro-sociologie de la famille, sur
la question du sujet, sur les méthodes qualitatives…
beaucoup de questions que je me pose renvoient à de multiples
débats dont je ne découvrirai l'existence qu'après.
Je termine ma thèse sur la nécessité de développer
une "sociologie clinique", sans me douter un seul instant
que cette préoccupation est partagée par d'autres.
L'intervention, l'ingenierie sociale et l'évaluation
dynamique
Mais cette solitude est largement tempérée par l'existence
de Germinal fondé en 1977 avec Michel Bonetti et Jean Fraisse.
Je reprends ici les termes de notre plaquette de présentation
de l'époque qui en définissait la philosophie : -analyser
les pratiques des professionnels de la relation (travailleurs sociaux,
enseignants, thérapeutes) et des militants de l'action politique
et sociale -élaborer un cadre théorique mettant en
relation les dimensions économiques, politiques, idéologiques
et psychologiques qui structurent les rapports sociaux -expérimenter
de nouvelles pratiques d'intervention, de recherche et de formation
dans une perspective autogestionnaire.
Il s'agit donc d'une association qui a pour objet de développer
l'intervention, la formation et la recherche (objectif professionnel)
mais aussi un lieu de débat politique et existentiel. Nous
sommes tous les trois des "militants de l'union de la gauche",
même après la rupture du programme commun en 1977.
Nous partageons l'amour du football qui sera l'un de nos outils
privilégié d'intervention. Nous sommes également
un "groupe d'hommes" qui aimons les femmes. L'existence
de Germinal sera ponctué par un certain nombre de fêtes
qui symbolisent ce goût du plaisir partagé.
Nous souhaitons conserver nos libertés respectives. C'est
ainsi que nous convenons qu'aucun de nous ne doit dépendre
financièrement de l'association. Cette amitié professionnelle
et intellectuelle n'est pas sans conflit : conflits idéologique,
affectif, financier… la vie commune comporte toujours un certain
nombre d'aspérité !
Nous sommes tous les trois enseignants dans des écoles de
travailleurs sociaux. Michel et Jean travaillent à Culture
et promotion, un haut lieu de l'éducation populaire. Nos
premières recherches et interventions se développent
dans le champ du travail social : la recherche déjà
citée sur l'interruption volontaire de grossesse, une autre
sur les assistantes maternelles de l'aide sociale à l'enfance*
.
Nous allons surtout développer des méthodes d'intervention
auprès de municipalités. Nous avons la chance de commencer
à Conflans Sainte Honorine en 1977 au moment où Michel
Rocard prend la mairie. Nous connaissons bien son adjointe, responsable
des affaires sociales et Jean -Paul Huchon, son premier adjoint.
Ils nous demandent de les aider à élaborer une politique
"d'animation sociale". Enfin nous avons un terrain "politique"
pour expérimenter nos idées : approche globale anti-technocratique,
lutte contre toutes les formes de ségrégation sociale
et les processus d'individualisation, développement de pratiques
auto-gestionnaires, lutte contre le contrôle social, implication
des habitants pour favoriser l'innovation et l'expérimentation
sociale. Nous défendons une démarche dialectique qui
consiste à travailler sur les contradictions sociales afin
de soutenir et de développer l'expression des groupes dominés*.
Enfin la sociologie et la politique peuvent se réconcilier
! Nos propositions sont accueillies favorablement.
* M. Bonetti, J. Fraisse, V. de Gaulejac, De l'assistance publique
aux assistantes maternelles, Cahiers de Germinal, Paris, 1980.
* M. Bonetti, J. Fraisse, V. de Gaulejac, Pour une pratique de
l'animation sociale, Correspondance Municipale, N° 203, Décembre
1979.
Nous participons au montage d'un lieu pour les jeunes ("la
Cafétéria"), qui préfigure l'idée
des missions locales reprises par Bertrand Schwartz, et d'un lieu
informel d'hébergement en urgence autogéré
par les travailleurs sociaux de la commune. Le changement social
est en marche !
Cette idylle ne durera pas. Michel Rocard est dans la course des
présidentielles de 1981. Sa ville doit apparaître comme
le laboratoire de la nouvelle gauche, lieu exemplaire qui préfigure
un avenir tout en "rose". Nous écrivons un article
sur "les contradictions d'une municipalité d'union de
la gauche face à la politique sociale", qui met le feu
aux poudres. L'analyse sociologique des contradictions est perçue
comme une critique de l'action municipale* . Un débat avec
le bureau municipal conduit Michel Rocard à dire : "il
y a trois cent mille pages de sociologie écrites sur le pouvoir
qui ne servent à rien. Ce qui compte c'est la conquête
du pouvoir". Et tout ce qui vient contrecarrer cet objectif
est considéré alors comme nuisible. Ce n'est pas sur
le fond de notre analyse que porte le désaccord. C'est sur
son opportunité, sur le risque qu'il soit utilisé
pour desservir les projets politiques de Michel Rocard. On saisit
ici le fossé irréductible qui sépare l'action
politique de l'analyse sociologique
L'homme d'action a besoin de construire une représentation
manichéenne du monde qui oppose ceux qui sont avec lui et
ceux qui sont contre lui. Si le sociologue refuse le rôle
de conseiller du prince, c'est-à-dire de produire une pensée
au service de ses intérêts, il est rejeté ou,
dans le meilleur des cas, marginalisé.
Ces avatars ne nous découragent pas pour autant. Nous intervenons
dans des opérations "habitat et vie sociale" avec
des architectes de "Truelle", auprès d'institutions
sociales, auprès de différentes municipalités
et dans divers programmes de réhabilitation. En 1982 nous
sommes sollicités par le nouveau directeur de la Caisse des
Dépôts et Consignations, Robert Lyon, pour effectuer
un audit social. Commence alors une série d'études
pour la S.C.E.T, la S.C.I.C., l'ALFA…qui nous conduisent à
capitaliser notre expérience et présenter nos méthodes
d'intervention dans deux ouvrages*.
* cf. Economie et Humanisme, n° 255, septembre-octobre 1980,
Une municipalité d'union de la gauche face à la politique
sociale : le cas de Conflans Sainte Honorine, avec un article de
Germinal et un article de Michel Rocard.
* J. Fraisse,M. Bonetti, V. de Gauejac, l'évaluation dynamique
des organisations -favoriser l'implication des acteurs concernés
dans la conception des diagnostics et l'élaboration des propositions;
publiques, Edition des organisations, 1987.
V. de Gaulejac, M. Bonetti, J. Fraisse, l'ingénierie sociale,
Syros, 1989.
Les changements dans l'ordre des noms n'est pas le fruit du hasard
mais d'un souci d'égalitarisme qui nous animait à
l'époque.
En résumé, les thèses de ces ouvrages consistent
à :
-développer des méthodologies de projet;
-intégrer les clients, usagers, habitants, bénéficiaires...
dans les instances de gestion des organismes qui sont sensés
leur apporter un service; -utiliser l'évaluation comme espace
public démocratique de débat et de confrontation entre
les différents acteurs;
-favoriser l'expression des groupes les plus dominés (sur
ce point nous travaillons en particulier avec le "Théâtre
de l'opprimé" et les disciples d'Augusto Boal.
Ceci revient en fait à appliquer la démarche clinique
dans les méthodes d'intervention. Il s'agit de développer
la capacité des acteurs à se positionner comme sujets,
de favoriser l'écoute mutuelle des différents partenaires,
d'effectuer un va et vient permanent entre la recherche, la formation
et l'intervention. Il s'agit aussi de considérer que le savoir
de l'expert n'a de valeur que lorsqu'il est co-construit avec les
acteurs. On sent ici l'influence d'une double perspective auto-gestionnaire
et non directive. On sent également un certain idéalisme
qui consiste à penser que la mobilisation de la base est
facteur de changement social, qu'il convient d'aider les groupes
dominés à s'organiser et à prendre en main
leurs intérêts. Nourris par un projet démocratique
et pédagogique l'intervention doit s'appuyer principalement
sur la formation et la prise de conscience. On peut également
saisir dans ces options une influence "chrétienne de
gauche" que l'on retrouve dans les démarches de Ivan
Illitch, Saül Alinsky ou Paolo Freire.
L'image de Saint Vincent de Paul est toujours présente,
ce qui m'amènera à côtoyer l'Université
d'été d'Utzarits, la CFDT, ATD Quart Monde et, plus
tard, le DAL (Droit au Logement).
En parallèle à ces activités de Germinal,
il m'arrive d'intervenir, à titre personnel, dans un certain
nombre d'entreprises. La publication de "l'Emprise de l'organisation"
et mes enseignements à Dauphine - dans un D.E.A. "structures
et changements humains dans les organisations" et dans un D.E.S.S.
"les métiers de formateurs-intervenants"-
m'apportent des demandes d'intervention. Je me souviens encore de
Sylvain Ohayon venant me voir et me proposant, après une
discussion approfondie sur la problématique psychanalytico-marxisante,
d'animer un séminaire sur l'exercice de l'autorité…
Avec lui, je développe un cycle de séminaires à
destination des managers de BULL : management inter-fonctions, management
inter-métiers, management et communication, management et
organisation, conduite du changement… Nous construisons dans
ces séminaires une méthodologie originale faisant
appel à l'expression non verbale : utilisation du dessin
pour explorer les représentations de l'évolution des
organisations; co-analyse des conflits du système à
partir d'une technique d'"organidrame"; montage de projets
de micro-changements… De modules thématiques présentés
sur un catalogue de formation, nous déboucherons petit à
petit sur l'idée de former des "managers-consultants",
capables d'effectuer des diagnostics et d'aider à l'élaboration
de projets de changements dans leur entreprise. Grâce à
ces séminaires, j'affine mon analyse des systèmes
complexes, des logiques d'action internes et externes; des contradictions
organisationnelles, de l'impact des enjeux technologiques, du rôle
et de la fonction du management et des conséquences psychologiques
du développement du "système managinaire"*
. Je développerai ces méthodes dans d'autres entreprise
en particulier dans le secteur agro-alimentaire, mais également
dans des entreprises publiques.
Dans ce parcours, décrit ici à grands traits, on
voit que mes influences intellectuelles passent essentiellement
par une collaboration avec des personnes : Gilbert Mury, Jean-Pierre
Buffard, Max Pagès, Michel Bonetti, Jean Fraisse… surtout
des hommes (alors que dans les dix années qui suivent je
développerai une collaboration féminine). Du côté
des grands auteurs, les influences sont multiples et éclectiques
: En sociologie, Michel Foucault, Pierre Bourdieu, Louis Althusser,
Georges Gurvitch, George Devereux, Roger Bastide, Robert Castel…
Du côté de la psychanalyse Sigmund Freud bien sûr,
Jacques Lacan, beaucoup moins, Gérard Mendel, un peu, mais
également Serge Leclaire, Serge Viderman, Joyce Mc Dougall,
André Green… mais également Jean-Paul Sartre,
Stanley Milgram (pour sa formidable étude sur la soumission
à l'autorité), Edgar Morin, Gregory Bateson, Paul
Watzlawick, Bruno Betelheim...
* CF. L'organisation managériale, in Collectif Sciences
Humaines Dauphine, Organisation et management en question(s), L'Harmattan,
1988.
Je ne me sens pas appartenir à une école particulière.
Comme le suggérait Michel Foucault, je considère les
théories comme des boîtes à outils offrant un
certain nombre de concepts et de problématiques, boîtes
dans lesquelles on peut puiser en fonction de ses besoins, de ses
terrains, de ses objets d'étude. Cela me conduit à
publier un certain nombres d'articles dans des revues aussi différentes
que Psychologie clinique, Sociologie du travail, Politique et Management
Public, Informations Sociales, Autrement, Connexions, Pour, les
Anales de la Recherche Urbaines ou les Cahiers de Sémoniotique
Textuelle.
En écrivant ces lignes, je me rends compte qu'il y a une
récursivité entre l'histoire de vie et les choix théorique,
que les influences s'effectuent dans les deux sens. Si dans un premier
temps le besoin de comprendre est directement lié, en ce
qui me concerne, à mes activités, petit à petit,
mes activités vont se structurer à partir de mes options
théoriques. Plus j'avance et plus je me rends compte que
mes positions professionnelles mais aussi existentielles sont en
grande partie déterminée par mes "problématiques".
Je comprends mieux ce que signifie la phrase : "la thérapeutique
est contenue dans le diagnostic". Je réalise que l'action
est profondément déterminée par les façons
de penser le monde, ce que la plupart des "hommes d'action"
nient farouchement. Je me rends compte également que cette
réflexion est le moteur du processus de subjectivation. C'est
dans la capacité à penser ce que je suis que je me
construis en sujet. Ce processus de conscientisation est également
à l'oeuvre dans mes séminaires "roman familial
et trajectoire sociale" : si on ne change pas l'histoire -ce
qui est passé est passé -on peut toutefois changer
son rapport à l'histoire, c'est-à-dire la façon
dont l'histoire est agissante en soi. C'est la raison pour laquelle,
en tant que chercheur, je pense qu'il est très important
de comprendre en quoi celle-ci va déterminer des positions
épistémologiques, des options théoriques et
des partis pris méthodologiques.
Ce récit s'achève il y a une dizaine d'années.
Depuis, j'ai été nommé Professeur à
L'Université Paris 7 Denis Diderot, publié de multiples
ouvrages et je me suis engagé, avec d'autres, dans le projet
de développer la sociologie clinique. Le choix de m'arrêter
en 1986 n'est sans doute pas uniquement lié à des
nécessités éditoriales. Arrivé au mitan
de ma vie, j'ai eu le goût de retrouver les différentes
influences qui ont structurées mes réflexions théoriques
ultérieures et conditionnées mes façons de
faire de la recherche.
C'est peut-être le moment à partir duquel je m'autorise
vraiment à penser par moi-même, en intégrant
ces influences multiple dans une pensée qui m'est propre.
On ne pense jamais tout seul. On est nourrit de celle des autres.
Et pourtant, cogito ergo sum. C'est dans l'acte de penser que s'affirme
et se construit le sujet. Je compte poursuivre cette réflexion
en d'autres temps.
À suivre...
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