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Entretien : Vincent de Gaulejac
L’entreprise-totalité
Propos recueillis par Stéphen de Petiville
Catholica Revue bimestrielle Décembre 1993

origine : http://www.stephanehaefliger.com/campus/biblio/015/15_4.pdf

Vincent de Gaulejac est professeur à l’université de Paris VII où il di- rige le laboratoire de changement social. Il est aussi l’auteur de l’essai Le coût de l’excellence (Seuil, 1991) et prépare pour 1994 un nouveau livre intitulé La lutte des places en collaboration avec les éditions EPI.

CATHOLICA - L’entreprise serait-elle en passe de devenir notre nouvelle totalité ?

Vincent de GAULEJAC - Dans les recherches que nous avons menées auprès de managers des entreprises multinationales, j’ai été frappé par des réflexions comme : « Entrer dans l’entreprise, c’est comme entrer en religion, il faut avoir la foi ». On demande aux managers (ils sont les premiers concernés, mais à travers eux, c’est l’ensemble du personnel qui est visé) de donner un sens à leur travail. Une sorte de contrat leur est proposé : « Plus vous vous investirez et plus l’entreprise vous donne- ra de contre-parties ». On se situe au-delà de l’idéologie libérale sur le mérite. Il s’agit vraiment d’un contrat fort, très perceptible au cours des entretiens que nous avons réalisés. Voilà ce qui nous a amenés à explorer cette dimension plus psychologique de l’attachement des individus à l’organisation, en faisant l’hypothèse que ce phénomène d’adhésion et d’identification à l’entreprise était beaucoup plus fort que ce que lais- saient croire les analyses classiques (du genre « les gens n’ont pas le choix », « ils doivent bien travailler »).

Au début des années quatre-vingt a commencé à se développer toute une littérature managériale dont la figure emblématique est Le prix de l’excellence, de T. Peters et R. Waterman. Elle traduisait cette nouvelle philosophie de l’entreprise, et les pratiques proposées sont devenues un modèle pour l’ensemble des directions d’entreprises et des managers, leur permettant d’admirer à la fois la compétitivité, la productivité, l’excellence et proposant aussi derrière cette dernière un contrat très explicite pour devenir meilleur par le travail. Ces idées de perfection imprègnent toute la culture d’entreprise. Peters et Waterman comparent le chef d’entreprise au pasteur qui conduit son troupeau, qui doit donc avoir une vision du monde. Il y a tout un vocabulaire de ce type. On ne travaille pas uniquement pour le travail, il y a une recherche du sens.

Nous avons voulu aller plus loin dans l’exploration de cette recherche de sens et de ses conséquences à la fois sociales et psychologiques pour les personnes, mais aussi sur l’organisation et son évolution. D’où ce livre sur le « coût de l’excellence » qui voulait montrer que l’excellence a un revers, alors que toute la littérature managériale la présente comme un progrès, comme une amélioration.

Notre première hypothèse était le rapport étroit qui existe entre cette nouvelle idéologie et ce que Max Weber avait analysé sur l’éthique du protestantisme : il faut considérer le travail dans sa dimension psycho-idéologique et tenir compte du sens que lui donnent les individus. Ce modèle répond au besoin de croyance de chaque individu. Comme le dit Schumpeter, « le déclin des religions laisse errer les individus comme des chiens sans maître ». L’entreprise, en proposant ce modèle, vient donc combler un vide et répondre à une angoisse existentielle en termes de recherche de l’absolu. Nous l’avons vérifié dans nos entretiens : il y a là quelque chose de l’ordre de l’idéalité et de la croyance, sous-tendues par une dimension narcissique. Si cela apporte tant de satisfaction alors qu’objectivement les gens qui entrent dans ce modèle consacrent toute leur vie à leur entreprise, c’est que pour eux elle est à la fois un lieu du travail mais aussi le lieu d’un investissement affectif très profond : c’est un amour fusionnel. Il y a une identification très profonde de l’individu à l’entité abstraite qu’est l’entreprise. Cette relation rap- pelle sur le registre du fantasme celle de l’enfant à sa mère : image de perfection, de toute-puissance. On entend parfois cette réflexion : « Quand on attaque l’entreprise, je me sens attaqué moi-même ». Il s’agit donc bien d’une identification psychique. Vous employez l’expression de « système managinaire » pour désigner, semble-t-il, ce nouveau type de rapport. Pouvez-vous préciser ?

Dans le système managinaire, c’est l’imaginaire de l’individu qui devient objet de management. Il y a alors un lien étroit entre le fonction- nement psychique de l’individu, en particulier dans ses dimensions inconscientes, et le fonctionnement de l’organisation.

Cela nous a amenés à démonter plus particulièrement le « contrat narcissique » : lorsque vous vous identifiez à une entité performante, toute-puissante, c’est votre narcissisme qui se gonfle, c’est vous-même qui êtes devenu quelqu’un d’important et de tout-puissant. Mais si ce lien offre beaucoup de plaisirs, il nourrit aussi beaucoup d’angoisse. Il comporte donc un danger. Derrière la mère toute-puissante, il y a une mère menaçante, et si la mère retire son amour pour son enfant, celui-ci est complètement démuni, perdu et abandonné. Ce phénomène est lié à cette espèce d’hypertrophie narcissique et fait que si le lien se rompt, il n’y a plus rien, « je n’existe plus », c’est la dépression. Tant que l’on reste en osmose avec l’organisation, on a les moyens de lutter contre cette dépression. L’entreprise vous offre, en guise de mécanisme de défense, de travailler plus. Mais le jour où le lien se rompt, on voit apparaître ce qui a été refoulé jusqu’alors, l’autre face, c’est à dire la dépression, ce que les Américains appellent le burn out. Il s’agit de ruptures fortes au niveau du fonctionnement psychique, que nous avons appelées pour notre part les maladies de l’excellence. Si elles ne touchent qu’une minorité en termes psychopathologiques, tous la ressentent de façon larvée, plus ou moins intensément. Vous évoquez ici les effets subjectifs sur les individus, mais cette nouvelle pratique des relations à l’intérieur de l’entreprise ne tend-elle pas également à rejaillir sur l’ensemble de la société ?

Tout à fait. D’ailleurs notre second fil directeur était plus sociologi- que. Nous avons pensé que ces organisations qui, sur le plan économi- que, sont un lieu de puissance important, étaient en fait le creuset et même un des moteurs des idéologies de la société post-industrielle. Ce modèle managérial fascine à la fois ceux qui le vivent à l’intérieur des entreprises mais aussi l’ensemble des acteurs économiques et politiques des sociétés développées et peut-être aussi des sociétés sous-développées. Il est devenu le creuset d’un modèle social qu’on a vu émerger dans les années quatre-vingt, et dont la fascination s’étend au management public, au champ du politique. Combien de maires ont dit, au cours de leur campagne électorale, qu’ils géreraient leurs communes comme une entreprise, sous-entendant que ce modèle était le plus performant actuellement.

Pour poursuivre la réflexion sociologique sur laquelle je continue de travailler et qui est déjà en germe dans Le coût de l’excellence, je veux montrer que l’excellence est l’un des moteurs de l’exclusion. Comme le dit Albert Jacquart, un gagnant produit des perdants. Plus ces entre- prises sont performantes, plus elles vont vers l’excellence, plus on de- mande aux individus de produire plus et mieux en étant moins nombreux, et de le faire plus vite, ce qui amène à une pression très forte au niveau de la concurrence et pousse les entreprises à se détruire elles- mêmes. Pour se maintenir, ces entreprises ont besoin de détruire en permanence ce qu’elles produisent par nécessité de produire encore autre chose. Plus vous êtes excellent et plus vous remettez en cause les technologies, les compétences, les savoir-faire antérieurs sur lesquels vous vous basiez pour produire. Le système est profondément paradoxal : il donne de plus en plus d’autonomie aux gens qui travaillent dans un univers de plus en plus contraignant. Plus ils mettent en place des technologies ou des modes de fonctionnement qui leur permettent de « gagner » du temps, moins ils ont de temps et plus ils ont l’impression d’être surchargés. Est-ce une conséquence logique de la concurrence ou une sorte d’ascèse de substitution ?

On se situe au-delà de cette logique, même si la concurrence existe. Elle est même un des moteurs de l’excellence, parce que l’excellence suppose de toujours se comparer aux autres, d’être le premier, le meil- leur. Mais l’excellence va plus loin : elle est recherchée en soi, et pas seulement pour être meilleur que l’autre. L’idéal n’a pas de limite. On peut toujours être meilleur. L’excellence a quelque chose d’absolu.

Les conséquences produites sont doubles. Au niveau psychologique tout d’abord, cette sollicitation à la réussite est psychiquement très éprouvante et entretient une angoisse permanente de plus en plus in- tense : l’idéal n’est jamais atteint et devient même de plus en plus diffi- cile à atteindre. A force d’être tendu en permanence vers la quête de cet idéal, l’appareil psychique n’a plus de ressort : c’est l’aspect dépressif. A un moment donné, il y a un effondrement du moi qui fait que l’individu arrête de courir. Mais s’il arrête de courir après cet idéal, plus rien n’a de sens. C’était cette course qui lui donnait toute son énergie. Tant que le système fonctionnait, il était heureux. Et puis un jour vient la perte du sens de cette course effrénée. Il se rend compte que tout n’était qu’il- lusion, il est perdu.

Dans les années 86-87, une publicité d’IBM nous a beaucoup éclairés. Vous voyiez un homme d’une trentaine d’années, appuyé sur un piano demi-queue sur lequel trônait une partition de Mozart, avec un verre de whisky à la main, tout cela dans un espace rempli de roses : toute l’image de la réussite sociale d’un jeune homme brillant qui a bien réussi, qui a fait certainement une grande école. En vous regardant il vous disait : « Me demander à moi si je suis bien dans ma peau ? », et en tout petit était écrit IBM.

Pour moi, cette publicité rend bien compte de cette espèce de lien narcissique, de miroir avec l’entreprise. La publicité n’est pas centrée sur l’entreprise, elle porte sur la réussite d’un jeune garçon qui vous dit qu’il est saugrenu de lui demander s’il est bien dans sa peau puisque c’est évident. Au premier degré le message est : « Si vous travaillez chez IBM ou si vous achetez IBM, vous serez comme ce jeune homme ». Mais avec un peu d’esprit critique, on découvre un second message. Cet homme pourrait dire : « J’ai toutes les apparences de quelqu’un qui a réussi, pour lequel tout va bien. Mais surtout ne me posez pas la question parce que je serais amené à vous dire que je ne suis pas bien dans ma peau ». Il y aurait donc l’être derrière le paraître ?

Quand vous les voyez, tout va bien, ils sont fiers, contents. Quand vous approfondissez un peu, ils vous disent qu’ils commencent à mal supporter la pression ambiante, qu’ils sont dans une tension permanente, qu’ils sont obligés de sacrifier leur vie familiale. Mais il ne faut surtout pas qu’ils le disent, même pas à eux-mêmes. On voit bien dans ces entreprises comment ceux qui ne peuvent plus montrer une image de combattants sont mis en quarantaine. On les met à l’écart parce qu’ils font peur. Ils montrent publiquement ce qu’on veut cacher mais qui existe à l’intérieur de soi. C’est en ce sens que l’excellence produit l’exclusion interne.

Et puis l’excellence produit l’exclusion externe parce qu’un système comme celui-là ne fonctionne sur le plan économique que par la sous-traitance. Tous les emplois non qualifiés sont externalisés. C’est un des moteurs du passage de la société industrielle, dans laquelle les ouvriers avaient chacun leur place, à un système dans lequel il y a des pôles de développement qui pratiquent l’excellence et où les gens sont bien payés, sont des battants, et d’autre part les exclus de ce système, qui ne veulent ou qui ne peuvent pas y entrer, et avec qui un écart de plus en plus grand se creuse. C’est une des formes de la dualisation de la société. N’en arrive-t-on pas alors à un isolement extrême des individus ?

C’est ce qui nous a conduits à faire un rapprochement avec le protestantisme dont parlait Max Weber, avec sa relation personnelle et sans médiation à Dieu. Les gens vivent dans un rapport personnel à l’organisation qui est une entité abstraite. La médiation de groupes sociaux concrets, qu’il s’agisse d’un corps professionnel, d’un syndicat, d’un groupe de pairs, d’un service, tend à disparaître. Elle disparaît parce que dans ces entreprises on pratique beaucoup l’individualisation, l’évaluation individuelle des performances, la mobilité. Cela vient évidem- ment renforcer l’individualisme global dans les sociétés développées.

Il y a là une contradiction très forte dans ce système entre des aspects très individualisants, qui sollicitent en permanence le mérite de chacun, le fait de se mettre en avant, la réussite individuelle, alors que ces systèmes ont besoin pour fonctionner de plus en plus de collaborations, de coordination, de travail d’équipe. On ne peut jamais attribuer la réussite d’un projet à une personne singulière, et pourtant les procédures d’évaluation sont individualisées. C’est une des raisons supplémentaires de tension qui peut exister dans ce type d’entreprises. On a fait le rapprochement avec le modèle de la secte. Qu’en dites-vous ?

Chaque individu projette son propre idéal sur cet idéal collectif et intériorise cet idéal collectif comme son propre idéal du moi. Comme chacun le fait individuellement, tous se retrouvent donc avec le même idéal. La fusion peut donc fonctionner. On avait l’habitude de voir ce phénomène dans le domaine religieux, dans l’entreprise cela paraît moins concevable.

Avec le développement de l’individualisme, l’effet de secte se développe. Mais il faut ajouter que ce phénomène est moins grave qu’on ne pourrait le penser car il s’agit d’un effet relatif. A partir du moment où on appartient à plusieurs sectes, on relativise la croyance au secteur dans lequel on s’investit. Certaines personnes sont véritablement en quête d’absolu et celles-là risquent de se trouver leurrées. Mais la majeure partie ne fait que passer dans ce système, dont l’adhésion peut sembler passionnelle à un moment donné mais qui est en réalité très relative. Il y a moins appartenance à une doctrine qu’adhésion à une utopie qui est en fait une recherche de soi : le contrat ne tient que s’il garantit un épanouissement personnel.

Avec le développement de l’individualisme, on entre vraiment dans l’idéologie de la réalisation de soi-même. Dans l’entreprise industrielle traditionnelle il y a deux camps : le patron et les ouvriers. Le conflit est à l’intérieur des organisations. Dans les entreprises de type « managérial » le conflit est à l’intérieur de soi-même. Une partie de l’individu adhère à l’organisation, y trouve du plaisir et voit que son intérêt rejoint l’intérêt de l’entreprise, tandis que l’autre refuse d’adhérer, se rend compte que sa vie n’est pas là. Il y a conjonction entre l’individualisme, cette sollicitation à l’épanouissement du moi, et le capitalisme dans le sens où le moi est conçu comme un capital qu’il faut faire fructifier. Il y a un rapport entrepreneurial à sa propre existence. On rejoint ici l’interprétation protestante de la parabole des talents : celui qui ne fait pas fructifier son capital sera damné. L’angoisse des parents devant la réussite scolaire des enfants en est un bon exemple. L’enfant est un capital qu’il faut faire fructifier. Il faut le pousser à obtenir des di- plômes pour qu’il se réalise. Se réaliser, c’est trouver sa place dans la société, montrer ses compétences, comment on a réussi à épanouir ce moi.

Richard Sennet dit dans Les tyrannies de l’intimité que le moi de l’individu est devenu son principal fardeau. Dans le contexte de l’entre- prise, si vous n’avez pas réussi dans « la lutte des places », c’est que vous êtes mauvais. Vous êtes mauvais parce que vous n’êtes pas reconnu et vous êtes malheureux parce que vous n’avez pas réussi à vous épanouir. C’est un double échec. Il y a une injonction à être bien. Il s’agit d’une idéologie contradictoire. D’un côté on vous donne beaucoup de libertés et de l’autre vous n’existez que si vous trouvez votre place dans cette société. L’existence sociale est liée au travail. C’est une société qui exclut, et c’est ce qui explique le repli sur soi. Je ne dirai pas que c’est une idéologie proprement totalitaire : elle est en effet plus pragmatique que dogmatique. L’aspect totalitaire vient du fait qu’il y a une pression forte mais qui n’est pas sentie comme telle. Que pensez-vous de l’évolution des rapports de pouvoir ?

Il y a une évolution des structures de pouvoir, mais aussi des pratiques concrètes d’autorité, de management et de même à un niveau plus psychologique. On est passé d’un système hiérarchique, pyramidal, disciplinaire, à un système managinaire, en réseau, de plus en plus complexe. On n’impose plus, on anime, on discute, on communique, on cherche l’adhésion, on cherche à motiver. Ce n’est plus un gouvernement par des ordres, c’est un gouvernement d’une part par les règles et d’autre part par l’intériorisation de normes et de valeurs auxquelles on de- mande à tout le monde d’adhérer. Les modes d’exercice du pouvoir sont profondément changés. Ils changent parce qu’ils deviennent inopérants.

Cette nouvelle forme de pouvoir est beaucoup plus diffuse. Elle ne requiert pas une incarnation dans des figures claires facilement identi- fiables. Le pouvoir existe toujours mais il s’est transformé. Pourtant l’adhésion et l’idéologie ne suffisent pas pour faire fonctionner ce système, car les entreprises sont soumises à des contradictions de plus en plus fortes. Elles produisent à la fois beaucoup de conformisme par intériorisation des normes, et un besoin permanent de rénovation, de remise en question de ces mêmes règles et normes, parce qu’elles ne permettent pas de résoudre les difficultés auxquelles l’entreprise est confrontée. Morin explique très bien que dans cet univers, dès que l’on essaie de mettre de l’ordre quelque part, on crée du désordre ailleurs. Cet affrontement des contradictions et des paradoxes devient de plus en plus lourd.