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origine : http://www.stephanehaefliger.com/campus/biblio/015/15_4.pdf
Vincent de Gaulejac est professeur à l’université
de Paris VII où il di- rige le laboratoire de changement
social. Il est aussi l’auteur de l’essai Le coût
de l’excellence (Seuil, 1991) et prépare pour 1994
un nouveau livre intitulé La lutte des places en collaboration
avec les éditions EPI.
CATHOLICA - L’entreprise serait-elle en passe de devenir
notre nouvelle totalité ?
Vincent de GAULEJAC - Dans les recherches que nous avons menées
auprès de managers des entreprises multinationales, j’ai
été frappé par des réflexions comme
: « Entrer dans l’entreprise, c’est comme entrer
en religion, il faut avoir la foi ». On demande aux managers
(ils sont les premiers concernés, mais à travers eux,
c’est l’ensemble du personnel qui est visé) de
donner un sens à leur travail. Une sorte de contrat leur
est proposé : « Plus vous vous investirez et plus l’entreprise
vous donne- ra de contre-parties ». On se situe au-delà
de l’idéologie libérale sur le mérite.
Il s’agit vraiment d’un contrat fort, très perceptible
au cours des entretiens que nous avons réalisés. Voilà
ce qui nous a amenés à explorer cette dimension
plus psychologique de l’attachement des individus à
l’organisation, en faisant l’hypothèse que ce
phénomène d’adhésion et d’identification
à l’entreprise était beaucoup plus fort que
ce que lais- saient croire les analyses classiques (du genre «
les gens n’ont pas le choix », « ils doivent bien
travailler »).
Au début des années quatre-vingt a commencé
à se développer toute une littérature managériale
dont la figure emblématique est Le prix de l’excellence,
de T. Peters et R. Waterman. Elle traduisait cette nouvelle philosophie
de l’entreprise, et les pratiques proposées sont devenues
un modèle pour l’ensemble des directions d’entreprises
et des managers, leur permettant d’admirer à la fois
la compétitivité, la productivité, l’excellence
et proposant aussi derrière cette dernière un contrat
très explicite pour devenir meilleur par le travail. Ces
idées de perfection imprègnent toute la culture d’entreprise.
Peters et Waterman comparent le chef d’entreprise au pasteur
qui conduit son troupeau, qui doit donc avoir une vision du monde.
Il y a tout un vocabulaire de ce type. On ne travaille pas uniquement
pour le travail, il y a une recherche du sens.
Nous avons voulu aller plus loin dans l’exploration de cette
recherche de sens et de ses conséquences à la fois
sociales et psychologiques pour les personnes, mais aussi sur l’organisation
et son évolution. D’où ce livre sur le «
coût de l’excellence » qui voulait montrer que
l’excellence a un revers, alors que toute la littérature
managériale la présente comme un progrès, comme
une amélioration.
Notre première hypothèse était le rapport
étroit qui existe entre cette nouvelle idéologie et
ce que Max Weber avait analysé sur l’éthique
du protestantisme : il faut considérer le travail dans sa
dimension psycho-idéologique et tenir compte du sens que
lui donnent les individus. Ce modèle répond au besoin
de croyance de chaque individu. Comme le dit Schumpeter, «
le déclin des religions laisse errer les individus comme
des chiens sans maître ». L’entreprise, en proposant
ce modèle, vient donc combler un vide et répondre
à une angoisse existentielle en termes de recherche de l’absolu.
Nous l’avons vérifié dans nos entretiens : il
y a là quelque chose de l’ordre de l’idéalité
et de la croyance, sous-tendues par une dimension narcissique. Si
cela apporte tant de satisfaction alors qu’objectivement
les gens qui entrent dans ce modèle consacrent toute leur
vie à leur entreprise, c’est que pour eux elle est
à la fois un lieu du travail mais aussi le lieu d’un
investissement affectif très profond : c’est un amour
fusionnel. Il y a une identification très profonde de l’individu
à l’entité abstraite qu’est l’entreprise.
Cette relation rap- pelle sur le registre du fantasme celle de l’enfant
à sa mère : image de perfection, de toute-puissance.
On entend parfois cette réflexion : « Quand on attaque
l’entreprise, je me sens attaqué moi-même ».
Il s’agit donc bien d’une identification psychique.
Vous employez l’expression de « système managinaire
» pour désigner, semble-t-il, ce nouveau type de
rapport. Pouvez-vous préciser ?
Dans le système managinaire, c’est l’imaginaire
de l’individu qui devient objet de management. Il y a alors
un lien étroit entre le fonction- nement psychique de l’individu,
en particulier dans ses dimensions inconscientes, et le fonctionnement
de l’organisation.
Cela nous a amenés à démonter plus particulièrement
le « contrat narcissique » : lorsque vous vous identifiez
à une entité performante, toute-puissante, c’est
votre narcissisme qui se gonfle, c’est vous-même qui
êtes devenu quelqu’un d’important et de tout-puissant.
Mais si ce lien offre beaucoup de plaisirs, il nourrit aussi beaucoup
d’angoisse. Il comporte donc un danger. Derrière la
mère toute-puissante, il y a une mère menaçante,
et si la mère retire son amour pour son enfant, celui-ci
est complètement démuni, perdu et abandonné.
Ce phénomène est lié à cette espèce
d’hypertrophie narcissique et fait que si le lien se rompt,
il n’y a plus rien, « je n’existe plus »,
c’est la dépression. Tant que l’on reste en osmose
avec l’organisation, on a les moyens de lutter contre cette
dépression. L’entreprise vous offre, en guise de mécanisme
de défense, de travailler plus. Mais le jour où
le lien se rompt, on voit apparaître ce qui a été
refoulé jusqu’alors, l’autre face, c’est
à dire la dépression, ce que les Américains
appellent le burn out. Il s’agit de ruptures fortes au niveau
du fonctionnement psychique, que nous avons appelées pour
notre part les maladies de l’excellence. Si elles ne touchent
qu’une minorité en termes psychopathologiques, tous
la ressentent de façon larvée, plus ou moins intensément.
Vous évoquez ici les effets subjectifs sur les individus,
mais cette nouvelle pratique des relations à l’intérieur
de l’entreprise ne tend-elle pas également à
rejaillir sur l’ensemble de la société ?
Tout à fait. D’ailleurs notre second fil directeur
était plus sociologi- que. Nous avons pensé que ces
organisations qui, sur le plan économi- que, sont un lieu
de puissance important, étaient en fait le creuset et même
un des moteurs des idéologies de la société
post-industrielle. Ce modèle managérial fascine à
la fois ceux qui le vivent à l’intérieur des
entreprises mais aussi l’ensemble des acteurs économiques
et politiques des sociétés développées
et peut-être aussi des sociétés sous-développées.
Il est devenu le creuset d’un modèle social qu’on
a vu émerger dans les années quatre-vingt, et dont
la fascination s’étend au management public, au champ
du politique. Combien de maires ont dit, au cours de leur campagne
électorale, qu’ils géreraient leurs communes
comme une entreprise, sous-entendant que ce modèle était
le plus performant actuellement.
Pour poursuivre la réflexion sociologique sur laquelle je
continue de travailler et qui est déjà en germe dans
Le coût de l’excellence, je veux montrer que l’excellence
est l’un des moteurs de l’exclusion. Comme le dit Albert
Jacquart, un gagnant produit des perdants. Plus ces entre- prises
sont performantes, plus elles vont vers l’excellence, plus
on de- mande aux individus de produire plus et mieux en étant
moins nombreux, et de le faire plus vite, ce qui amène
à une pression très forte au niveau de la concurrence
et pousse les entreprises à se détruire elles- mêmes.
Pour se maintenir, ces entreprises ont besoin de détruire
en permanence ce qu’elles produisent par nécessité
de produire encore autre chose. Plus vous êtes excellent et
plus vous remettez en cause les technologies, les compétences,
les savoir-faire antérieurs sur lesquels vous vous basiez
pour produire. Le système est profondément paradoxal
: il donne de plus en plus d’autonomie aux gens qui travaillent
dans un univers de plus en plus contraignant. Plus ils mettent en
place des technologies ou des modes de fonctionnement qui leur permettent
de « gagner » du temps, moins ils ont de temps et plus
ils ont l’impression d’être surchargés.
Est-ce une conséquence logique de la concurrence ou une sorte
d’ascèse de substitution ?
On se situe au-delà de cette logique, même si la concurrence
existe. Elle est même un des moteurs de l’excellence,
parce que l’excellence suppose de toujours se comparer aux
autres, d’être le premier, le meil- leur. Mais l’excellence
va plus loin : elle est recherchée en soi, et pas seulement
pour être meilleur que l’autre. L’idéal
n’a pas de limite. On peut toujours être meilleur. L’excellence
a quelque chose d’absolu.
Les conséquences produites sont doubles. Au niveau psychologique
tout d’abord, cette sollicitation à la réussite
est psychiquement très éprouvante et entretient une
angoisse permanente de plus en plus in- tense : l’idéal
n’est jamais atteint et devient même de plus en plus
diffi- cile à atteindre. A force d’être tendu
en permanence vers la quête de cet idéal, l’appareil
psychique n’a plus de ressort : c’est l’aspect
dépressif. A un moment donné, il y a un effondrement
du moi qui fait que l’individu arrête de courir. Mais
s’il arrête de courir après cet idéal,
plus rien n’a de sens. C’était cette course qui
lui donnait toute son énergie. Tant que le système
fonctionnait, il était heureux. Et puis un jour vient la
perte du sens de cette course effrénée. Il se rend
compte que tout n’était qu’il- lusion, il est
perdu.
Dans les années 86-87, une publicité d’IBM
nous a beaucoup éclairés. Vous voyiez un homme d’une
trentaine d’années, appuyé sur un piano demi-queue
sur lequel trônait une partition de Mozart, avec un verre
de whisky à la main, tout cela dans un espace rempli de roses
: toute l’image de la réussite sociale d’un jeune
homme brillant qui a bien réussi, qui a fait certainement
une grande école. En vous regardant il vous disait : «
Me demander à moi si je suis bien dans ma peau ? »,
et en tout petit était écrit IBM.
Pour moi, cette publicité rend bien compte de cette espèce
de lien narcissique, de miroir avec l’entreprise. La publicité
n’est pas centrée sur l’entreprise, elle porte
sur la réussite d’un jeune garçon qui vous dit
qu’il est saugrenu de lui demander s’il est bien dans
sa peau puisque c’est évident. Au premier degré
le message est : « Si vous travaillez chez IBM ou si vous
achetez IBM, vous serez comme ce jeune homme ». Mais avec
un peu d’esprit critique, on découvre un second message.
Cet homme pourrait dire : « J’ai toutes les apparences
de quelqu’un qui a réussi, pour lequel tout va bien.
Mais surtout ne me posez pas la question parce que je serais amené
à vous dire que je ne suis pas bien dans ma peau ».
Il y aurait donc l’être derrière le paraître
?
Quand vous les voyez, tout va bien, ils sont fiers, contents. Quand
vous approfondissez un peu, ils vous disent qu’ils commencent
à mal supporter la pression ambiante, qu’ils sont dans
une tension permanente, qu’ils sont obligés de sacrifier
leur vie familiale. Mais il ne faut surtout pas qu’ils le
disent, même pas à eux-mêmes. On voit bien dans
ces entreprises comment ceux qui ne peuvent plus montrer une image
de combattants sont mis en quarantaine. On les met à l’écart
parce qu’ils font peur. Ils montrent publiquement ce qu’on
veut cacher mais qui existe à l’intérieur de
soi. C’est en ce sens que l’excellence produit l’exclusion interne.
Et puis l’excellence produit l’exclusion externe parce
qu’un système comme celui-là ne fonctionne sur
le plan économique que par la sous-traitance. Tous les emplois
non qualifiés sont externalisés. C’est un des
moteurs du passage de la société industrielle, dans
laquelle les ouvriers avaient chacun leur place, à un système
dans lequel il y a des pôles de développement qui pratiquent
l’excellence et où les gens sont bien payés,
sont des battants, et d’autre part les exclus de ce système,
qui ne veulent ou qui ne peuvent pas y entrer, et avec qui un écart
de plus en plus grand se creuse. C’est une des formes de la
dualisation de la société. N’en arrive-t-on
pas alors à un isolement extrême des individus ?
C’est ce qui nous a conduits à faire un rapprochement
avec le protestantisme dont parlait Max Weber, avec sa relation
personnelle et sans médiation à Dieu. Les gens vivent
dans un rapport personnel à l’organisation qui est
une entité abstraite. La médiation de groupes sociaux
concrets, qu’il s’agisse d’un corps professionnel,
d’un syndicat, d’un groupe de pairs, d’un service,
tend à disparaître. Elle disparaît parce que
dans ces entreprises on pratique beaucoup l’individualisation,
l’évaluation individuelle des performances, la mobilité.
Cela vient évidem- ment renforcer l’individualisme
global dans les sociétés développées.
Il y a là une contradiction très forte dans ce système
entre des aspects très individualisants, qui sollicitent
en permanence le mérite de chacun, le fait de se mettre en
avant, la réussite individuelle, alors que ces systèmes
ont besoin pour fonctionner de plus en plus de collaborations, de
coordination, de travail d’équipe. On ne peut jamais
attribuer la réussite d’un projet à une personne
singulière, et pourtant les procédures d’évaluation
sont individualisées. C’est une des raisons supplémentaires de tension qui peut exister dans ce type d’entreprises.
On a fait le rapprochement avec le modèle de la secte. Qu’en
dites-vous ?
Chaque individu projette son propre idéal sur cet idéal
collectif et intériorise cet idéal collectif comme
son propre idéal du moi. Comme chacun le fait individuellement,
tous se retrouvent donc avec le même idéal. La fusion
peut donc fonctionner. On avait l’habitude de voir ce phénomène
dans le domaine religieux, dans l’entreprise cela paraît
moins concevable.
Avec le développement de l’individualisme, l’effet
de secte se développe. Mais il faut ajouter que ce phénomène
est moins grave qu’on ne pourrait le penser car il s’agit
d’un effet relatif. A partir du moment où on appartient
à plusieurs sectes, on relativise la croyance au secteur
dans lequel on s’investit. Certaines personnes sont véritablement
en quête d’absolu et celles-là risquent de se
trouver leurrées. Mais la majeure partie ne fait que passer
dans ce système, dont l’adhésion peut sembler
passionnelle à un moment donné mais qui est en réalité
très relative. Il y a moins appartenance à une doctrine
qu’adhésion à une utopie qui est en fait une
recherche de soi : le contrat ne tient que s’il garantit un
épanouissement personnel.
Avec le développement de l’individualisme, on entre
vraiment dans l’idéologie de la réalisation
de soi-même. Dans l’entreprise industrielle traditionnelle
il y a deux camps : le patron et les ouvriers. Le conflit est à
l’intérieur des organisations. Dans les entreprises
de type « managérial » le conflit est à
l’intérieur de soi-même. Une partie de l’individu
adhère à l’organisation, y trouve du plaisir
et voit que son intérêt rejoint l’intérêt
de l’entreprise, tandis que l’autre refuse d’adhérer,
se rend compte que sa vie n’est pas là. Il y a conjonction
entre l’individualisme, cette sollicitation à l’épanouissement
du moi, et le capitalisme dans le sens où le moi est conçu
comme un capital qu’il faut faire fructifier. Il y a un rapport
entrepreneurial à sa propre existence. On rejoint ici l’interprétation
protestante de la parabole des talents : celui qui ne fait pas fructifier
son capital sera damné. L’angoisse des parents devant
la réussite scolaire des enfants en est un bon exemple. L’enfant
est un capital qu’il faut faire fructifier. Il faut le pousser
à obtenir des di- plômes pour qu’il se réalise.
Se réaliser, c’est trouver sa place dans la société,
montrer ses compétences, comment on a réussi à
épanouir ce moi.
Richard Sennet dit dans Les tyrannies de l’intimité
que le moi de l’individu est devenu son principal fardeau.
Dans le contexte de l’entre- prise, si vous n’avez pas
réussi dans « la lutte des places », c’est
que vous êtes mauvais. Vous êtes mauvais parce que vous
n’êtes pas reconnu et vous êtes malheureux parce
que vous n’avez pas réussi à vous épanouir. C’est un double échec. Il y a une injonction
à être bien. Il s’agit d’une idéologie
contradictoire. D’un côté on vous donne beaucoup
de libertés et de l’autre vous n’existez que
si vous trouvez votre place dans cette société. L’existence
sociale est liée au travail. C’est une société
qui exclut, et c’est ce qui explique le repli sur soi. Je
ne dirai pas que c’est une idéologie proprement totalitaire
: elle est en effet plus pragmatique que dogmatique. L’aspect
totalitaire vient du fait qu’il y a une pression forte mais
qui n’est pas sentie comme telle. Que pensez-vous de l’évolution
des rapports de pouvoir ?
Il y a une évolution des structures de pouvoir, mais aussi
des pratiques concrètes d’autorité, de management
et de même à un niveau plus psychologique. On est passé
d’un système hiérarchique, pyramidal, disciplinaire,
à un système managinaire, en réseau, de plus
en plus complexe. On n’impose plus, on anime, on discute,
on communique, on cherche l’adhésion, on cherche à
motiver. Ce n’est plus un gouvernement par des ordres, c’est
un gouvernement d’une part par les règles et d’autre part par l’intériorisation de normes et de valeurs
auxquelles on de- mande à tout le monde d’adhérer.
Les modes d’exercice du pouvoir sont profondément changés.
Ils changent parce qu’ils deviennent inopérants.
Cette nouvelle forme de pouvoir est beaucoup plus diffuse. Elle
ne requiert pas une incarnation dans des figures claires facilement
identi- fiables. Le pouvoir existe toujours mais il s’est
transformé. Pourtant l’adhésion et l’idéologie
ne suffisent pas pour faire fonctionner ce système, car
les entreprises sont soumises à des contradictions de plus
en plus fortes. Elles produisent à la fois beaucoup de conformisme
par intériorisation des normes, et un besoin permanent de
rénovation, de remise en question de ces mêmes règles
et normes, parce qu’elles ne permettent pas de résoudre
les difficultés auxquelles l’entreprise est confrontée.
Morin explique très bien que dans cet univers, dès
que l’on essaie de mettre de l’ordre quelque part, on
crée du désordre ailleurs. Cet affrontement des contradictions
et des paradoxes devient de plus en plus lourd.
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