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Les auteurs
Nicole AUBERT, diplômée de l’I.E.P de Paris,
Maître es Droit et es Psychologie Clinique, Docteur es Sciences
des Organisations, est professeur de sciences humaines à
l’Ecole Supérieure de Commerce de Paris. Elle est également
chercheur et consultante auprès de diverses organisations.
Elle a participé à la rédaction de nombreux
livres, rapports de recherche, articles de revues et études
sociologiques sur l’entreprise, le management, la performance,
les systèmes de contrôle, le rôle des agents
dans l’organisation, les conséquences psychologiques
engendrées par les structures organisationnelles sur les
acteurs de l’entreprise, le stress et les troubles d’identité
au travail, la recherche de l’épanouissement personnel
dans la profession, et les identités féminines et
masculines.
Nicole AUBERT est titulaire d’une thèse soutenue en
1981 à l’Université Paris IX Dauphine, qui s’intitule
Pouvoir et féminité dans l’organisation.
Parmi ses publications figurent les ouvrages suivants :
. “ Le Management par l’urgence ”, in L’homme
à l’échine pliée, Brunstein, éditions
Desclée de Brouwer, Paris, 1999.
“ Relations de pouvoir et de leadership ”, in Traité
de sociologie du travail, De Coster, M. et F. Pichault, éditions
de Boeck, 2ème ed., 1998.
L’aventure psychosociologique (avec V. de Gaulejac et K.
Navridis), éditions Desclée de Brouwer, Paris, 1997.
Diriger et motiver : secrets pratiques, éditions d’Organisation,
Paris, 1996.
Management – aspects humains et organisationnels (avec J.-P.
Gruère, J. Jabes, H. Laroche et S. Michel), éditions
P.U.F., Paris, 1991.
Le coût de l’excellence (avec V. de Gaulejac), éditions
du Seuil, Paris, 1991.
Femmes au singulier ou la parentalité solitaire (avec V.
de Gaulejac), éditions Klincksieck, Paris, 1990.
Le stress professionnel (avec M. Pages), éditions Klincksieck,
Paris, 1989.
Le sexe du pouvoir (avec E. Enriquez), éditions Epi, Paris,
1985.
Le pouvoir usurpe – femmes et hommes dans l’entreprise,
éditions Robert Laffont, Paris, 1982.
Vincent de GAULEJAC est professeur de sociologie à l’université
de Paris VII et également consultant auprès d’entreprises
privées et publiques.
Il est directeur du Laboratoire de Changement Social, groupe de
travail et de recherche de l’Université Paris VII réunissant
de nombreux professeurs en sciences humaines, sociologues et consultants
en organisation, dont Nicole AUBERT fait partie.
Parmi ses publications figurent, outre les co-rédactions
avec Nicole AUBERT, les ouvrages suivants :
- L’histoire en héritage, roman familial et trajectoire
sociale, éditions Desclée de Brouwer, Paris 1999.
- Les sources de la honte, éditions Desclée de Brouwer,
Paris 1996.
- La gourmandise du tapir, éditions Desclée de Brouwer,
Paris 1995.
- La lutte des places (avec I. Taboada Leonetti), éditions
Desclée de Brouwer, Paris 1994.
- Sociologies cliniques (ouvrage collectif), éditions Desclée
de Brouwer, Paris 1997.
- L’ingénierie sociale (avec M. Bonetti), éditions
Syros, Paris, 1989.
- L’évaluation dynamique dans les organisations publiques
(avec M. Bonetti et J. Fraisse), les éditions d’Organisation,
Paris, 1987.
- La névrose de classe, éditions Hommes et Groupe,
Paris, 1987.
Postulats
Dans l’introduction de l’ouvrage le coût de l’excellence,
les auteurs décrivent la conjoncture des entreprises des
années 1980, ce qui constitue le point de départ de
leur démonstration.
Deux tendances y sont exposées :
- D’une part, un mouvement initié simultanément
aux Etats-Unis et au Japon, qui apporte un nouveau style de management
conduit par la quête émergente d’une qualité
totale, de la perfection traduite par le zéro défaut,
et d’une volonté d’excellence dans un esprit
compétitif. Dans le cadre de cette étude, les logiques
organisationnelles se situent autour d’une course à
la performance.
- D’autre part, et parallèlement à cette course
à l’excellence, l’entreprise se pose nouvellement
comme lieu de développement individuel de ses agents à
la recherche d’un idéal. La logique individuelle se
traduit par la quête de soi au travers de l’organisation.
Questions posées par les auteurs
Un conflit existe : si cette entreprise compétitive possède
également une dimension spirituelle apte à assurer
l’épanouissement dans la carrière de ses salariés,
ce n’est pas sans occulter le fait qu’elle est aussi
génératrice d’un mal- être chez ces mêmes
individus. Dans cette situation de dualité ainsi esquissée,
les auteurs articulent leur réflexion autour de trois questions
principales :
- Dans une organisation en quête d’excellence, quels
sont les coûts et les répercussions de cette course
à l’excellence sur les agents de l’entreprise
?
- Quelles sont les conséquences de trop de tensions entre
les exigences de l’entreprise et les aspirations personnelles
des individus ?
- Enfin, pourquoi et comment certains des individus de l’entreprise
en viennent à ne plus pouvoir satisfaire les exigences de
l’entreprise, voire à développer des processus
pathologiques manifestant des maladies de l’excellence ?
Initialement, les auteurs formulent une hypothèse venant
compléter les postulats de départ : il y aurait congruence
entre ces organisations visant l’excellence et les structures
mentales de leurs cadres dirigeants en quête perpétuelle
de dépassement.
Résumé de l’ouvrage
Le résumé proposé ici respecte le
découpage initial de l’ouvrage.
Introduction
Pour répondre aux questions posées par les auteurs
et exposer les liens et interactions entre les processus psychiques
des individus en quête d’un idéal et les structures
sociales des entreprises compétitives, l’analyse portera
d’une part sur la sociologie de ces entreprises et d’autre
part sur les réponses psychologiques que ces sociétés
induisent, canalisent et réinvestissent pour façonner
le type d’individu dont elles ont besoin pour assurer leur
propre fonctionnement.
Les entreprises étudiées ont fait du management par
l’excellence un des principes fondateurs et structurants de
leur organisation. Il se trouve que ces entreprises, qui sont des
références en matière de compétitivité,
d’efficacité et de management sont d’origine
anglo-saxonne : Hewlett-Packard, IBM, Procter & Gamble, American
Express et Rank Xerox.
Les individus étudiés sont des cadres choisis à
des étapes diverses de la vie professionnelle.
Première partie : vers une société
managériale.
Le management, symptôme de la société
postmoderne.
Le terme de management englobe plusieurs aspects définissant
un système socio-mental dépassant le cadre des entreprises
et imprégnant fortement les sociétés développées
:
1) Une structure d’organisation managériale gouvernant
par la concertation, fondée sur un modèle en réseau
constitué
de nombreuses entités en interaction et s’opposant
au modèle classique des structures organisationnelles bureaucratiques
et technocratiques gouvernant par les ordres imposés.
2) Le management, ensemble de pratiques de gestion structurant
l’organisation, intervient alors comme producteur de règles
afin de trouver des compromis résultant de la divergence
d’objectifs des multiples entités de l’entreprise.
3) Un ensemble de représentations et de valeurs, qui proposent
un idéal commun suscitant l’adhésion des individus
à une éthique d’entreprise.
4) Le manager, partageant et véhiculant les valeurs de l’entreprise,
représente un modèle de personnalité motivant,
basé sur la réussite et la performance dans la résolution
de problèmes complexes et la gestion des conflits.
La société contemporaine subit des mutations sociales,
technologiques, culturelles et économiques qui influencent
les entreprises.
L’éclatement du social se traduit par le passage d’un
monde aux représentations collectives stables, hiérarchiques,
structurantes et rassurantes pour les individus qui y trouvent leur
place et s’y épanouissent, à celui dominé
par le changement permanent, la perte de sens et l’individualisme.
La multiplication des groupes, présentant chacun leurs centres
d’intérêts, leurs rites et leurs modes de représentation,
rend alors plus difficile l’identification des individus par
adhésion aux principes qu’ils proposent, et s’effectue
au détriment d’une société garante des
valeurs communes. Les systèmes de représentations
complexes ont pour conséquence de générer de
plus en plus d’identités polymorphes, dans un environnement
mouvant et éphémère. Cette perte de repères
structurants pour l’individu est palliée par les organisations
qui reprennent le rôle de la société, et proposent
un ensemble de représentations ; les liens sociaux sont en
mutation alors que les liens organisationnels se renforcent. Entre
l’identité sociale et l’identité individuelle
apparaît alors une identité organisationnelle, source
à exploiter par l’entreprise en proposant un projet
de réalisation personnelle.
Le management au sein de telles entreprises est à la fois
produit par la complexité et producteur de complexité.
De nouveaux modèles sociaux sont développés
dans les organisations, pendant qu’elles doivent montrer une
grande capacité d’adaptation dans un univers de concurrence,
augmenter leur efficacité et atteindre l’excellence.
Cette nécessité d’efficacité provoque
une mutation structurelle dans les entreprises et un passage à
plus de complexité, au sein même de l’organisation
et dans les liens qui l’unissent à l’environnement.
Le modèle hiérarchique des entreprises fait place
à celui d’un système réticulaire englobant
de nombreux sous-systèmes aux règles de fonctionnement
et logiques propres à chacun, et en interaction entre eux.
Cette complexité génère le management : les
présences d’un pouvoir de communication transversale
et d’une conciliation autour d’une logique commune à
tous ces sous-systèmes sont indispensables, et sont pris
en charge par le management. La complexité naît aussi
des technologies modernes, qui provoquent un double mouvement contradictoire
de décentralisation par l’autonomie croissante des
employés, et de centralisation dans la mesure où le
pouvoir se concentre autour des outils de décision : les
systèmes d’information et de communication. Cette intrusion
technologique fait naître une nouvelle entité organisationnelle
au croisement de l’homme et de l’organisation, dont
le manager est le prototype. Le management est producteur de complexité
en apportant des solutions structurantes de l’organisation
face aux problèmes posés par les mutations permanentes.
Sur la même logique, l’organisation est aussi producteur
et produit de la société. Elle est producteur par
les nouveaux modèles sociaux et identitaires qu’elle
développe, et produite par le passage du capitalisme et d’une
sociologie industriels au capitalisme financier, qui implique une
réorganisation tenant compte des nouvelles contraintes de
production économique et des rapports sociaux. La notion
d’appartenance à une classe sociale d’origine,
liée à l’individu, est remise en cause au profit
de la notion d’appartenance à une organisation qui
contrôle et produit les classes dirigeantes et les règles
de carrière des managers.
La contradiction capital/travail est renversée et transformée
en synergie par l’émergence du capitalisme managérial;
dans ces entreprises modernes qui concilient profits personnels
et profits de la firme, l’employé n’est pas exploité
mais invité à cultiver ses talents et à réaliser
un projet de réalisation personnelle, pendant que le capital
est réinvesti dans l’organisation qui en a le plein
pouvoir, contrairement aux systèmes capitalistes classiques
ayant pouvoir sur les entreprises. Le profit est ainsi traduit par
l’augmentation de la rentabilité du capital.
De la logique du donnant-donnant à l’exigence
du toujours plus.
L’entreprise est en mutation : le modèle d’organisation
hiérarchique classique fait place à un modèle
nouveau, réticulaire et complexe. Historiquement, l’entreprise
industrielle du XIXème siècle a d’abord rassemblé
toutes les forces individuelles par une forte imposition et des
rythmes soutenus. Puis, dans les années 1960, elle a établi
dans une démarche de transaction un ordre collectif dynamique
par jeux équilibrants de compromis et d’échanges.
Enfin, elle a substitué le gouvernement par l’ordre
à celui par l’animation au travers de laquelle la notion
de donner dans son travail prend sa place ; pendant cette mutation,
le contrôle des individus s’est déplacé
du corps à l’imaginaire.
Cette mutation s’accompagne du passage d’une culture
simple à une culture complexe. Chez Rank Xerox par exemple,
qui jusqu’alors était dans une logique monoproduit,
cela s’est manifesté par l’apparition du nombreux
produits bureautiques qu’il fallait vendre dans un environnement
de plus en plus concurrentiel. Les commerciaux y entrant devaient
accepter la forte pression de travail liée aux objectifs
à atteindre directement mesurables, recevaient en échange
un salaire proportionnellement élevé aux ventes, et
avaient la possibilité de gravir rapidement des échelons.
Cette logique binaire donnant-donnant de l’entreprise possède
des effets négatifs qui sont l’éloignement de
la satisfaction du client, la poursuite d’une reconnaissance
et d’une réussite immédiates. L’individu
agit mécaniquement et ne mène plus de réflexions
à long terme pour solutionner les problèmes, mais
assure en priorité sa place dans une conjoncture de challenge
lui faisant gagner toujours plus d’argent.
Dans ce cas, le passage à la complexité nécessite
un changement de culture incluant la qualité du service et
une pluralité des compétences. Le management est touché
par cette mutation. Il est progressivement moins directif et centré
sur le contrôle des résultats, mais tend à trouver
des solutions durables par un travail d’équipe ; il
doit intégrer de nouvelles variables liées aux exigences
du client, ayant le choix parmi une gamme de produits plus étendue.
Cependant, la difficulté de ce changement tient à
ce que l’obligation d’intégrer des actions à
long terme se heurte à la persistance d’obtenir des
résultats immédiats. Cette situation intermédiaire
crée de l’incertitude contre laquelle l’individu
se défend par un dédoublement de la personnalité
: d’un côté le devoir de rechercher la qualité,
et de l’autre l’action dans l’urgence.
Ce nouveau mode de management est caractérisé par
la mise en place de processus de canalisation de l’énergie
psychique individuelle au travers de systèmes conçus
en concertation avec les individus, devant avoir pour seule perspective
la réussite de l’individu conjointement à celle
de l’entreprise. Ces processus, tendant à réaliser
une symbiose entre l’individu et l’organisation performante,
s’accompagnent néanmoins de différents glissements
:
- Le premier passage est celui du quantitatif inclus dans un univers
de forte productivité, à celui du qualitatif posant
une volonté d’éliminer l’imprévisibilité
humaine.
- Le second est l’abandon d’une logique de gouvernement
taylorienne stimulus-réponse au bénéfice d’une
logique de l’adhésion tendant à affirmer cette
fusion entre l’individu et l’organisation.
- Egalement, l’abandon d’une logique de contrôle
externe de type répressif s’effectue au profit d’une
logique d’autocontrôle régentant les désirs.
- Ces nouvelles entreprises de plus en plus exigeantes attendent
désormais un dépassement continuel chez l’individu.
- Enfin, les réactions de stress induites par les systèmes
simples reposant sur une logique stimulus-réponse claire
laissent place à des réactions d’angoisse dans
les systèmes plus complexes reposant sur des logiques moins
compréhensibles.
Deuxième partie : la logique de l’excellence.
La quête de l’excellence ou le royaume de Dieu
dans l’entreprise.
Par le courant économique des années 1980, le concept
d’excellence se dotait d’une nouvelle force se propageant
à plusieurs niveaux :
- En premier lieu dans le monde de l’entreprise, où
la valeur excellence est le fil conducteur et le but des organisations
performantes.
- Puis, dans le domaine culturel, où cette valeur excellence
devient un thème de société, relatée
par les revues de presse en faisant le sujet privilégié
de nombreuses parutions.
Il apparaît alors un premier glissement dans la compréhension
de la notion d’excellence, soutenu par l’entreprise
qui lui donne une nouvelle acception parallèlement à
l’image du rôle nouveau qui lui est conféré.
En effet, si initialement le terme d’excellence désignait
un degré éminent de perfection qu’une personne
a en son genre, relatant ses qualités intrinsèques,
ce terme vient désormais à qualifier une manière
de faire, relative, et devient instrument de comparaison dans la
course à la réussite.
Ce glissement historique et récent expose les deux nuances
apportées au terme : étymologiquement, le terme excellence
découle du latin excellentia, du verbe excellere, qui traduit
le dépassement absolu, désignant ainsi un niveau exceptionnel
et non une valeur en soi; sur la dimension comparative, est excellent
celui qui surpasse, résiste dans le temps, et l’emporte
durablement sur les autres.
Au contraire, dans la deuxième nuance plus récente
et avec l’apparition progressive des technologies modernes
dans une conjoncture fortement concurrentielle, le sens du terme
excellence s’est infléchi sur une notion beaucoup plus
précaire, traduisant la réussite instantanée
et la performance rapide. L’excellence traduit la victoire
relative et éphémère du vainqueur sur ses concurrents.
Cette double acception mène à concevoir qu’exceller
devient une fin en soit par une victoire sur les autres mais aussi
sur soi-même. Aussi, suite à ce premier glissement
du terme, on assiste à l’émergence d’une
quête d’excellence individuelle, et de la revendication
d’un absolu de soi-même, engendrées et soutenues
par l’éclatement des valeurs. Alors, un manque de référent
stable et ultime, d’un Dieu garant des valeurs, viendrait
expliquer cette approche individualiste nouvellement conférée
à la notion d’excellence, et la volonté d’un
accomplissement de soi par une sorte de transcendance. Cette montée
de l’individualisme sous prétexte d’excellence
peut cependant être dangereuse dans le sens où elle
emprisonne l’individu dans une passion narcissique dévorante
et maladive à n’aimer que l’image de lui-même.
Au sein de l’entreprise même, la généralisation
du terme d’excellence ainsi que sa recherche englobe en fait
deux courants initialement distincts : l’éthique du
protestantisme et la quête de qualité.
Pour le premier de ces courants, Max Weber a décrit l’éthique
du protestantisme dans ses rapports et ses rapprochements avec l’esprit
du capitalisme en étudiant les entreprises en Allemagne au
début du 20ème siècle. Il a constaté
que la plupart des chefs et salariés d’entreprises
modernes et prospères étaient majoritairement protestants.
Weber a établi un rapprochement en montrant que ce qui traduisait
l’esprit du capitalisme était d’accumuler toujours,
d’avantage, et de réinvestir directement les bénéfices
obtenus dans la production, et ce en parallèle avec un comportement
proche de l’ascétisme et de l’austérité
refusant la jouissance de ces bénéfices, la dépense
superflue. L’individu est donc amené à travailler
sans relâche, sans chercher à tirer profit des avantages
dégagés. Par comparaison avec les fondements de la
théologie calviniste, Weber a expliqué que chaque
homme a pour devoir de travailler continuellement pour Dieu et son
royaume, sans profit matériel, mais pour surmonter son angoisse
de ne pas obtenir le salut et la reconnaissance de ce Dieu.
Ainsi, ce travail rationnel, régulier et sans relâche,
commandé par Dieu, a le pouvoir de dissiper les doutes d’entrer
dans son royaume, et est signe de l’élection divine.
La force de Weber est, grâce à son articulation entre
l’attitude protestante et l’attitude capitaliste, de
montrer que le capitalisme implique que le profit ne soit pas inutilement
gaspillé mais épargné, réinjecté
dans les systèmes de production d’une entreprise rationnelle
et performante. Dans cet exposé, il apparaît clairement
que les enjeux personnels et le travail sont intimement liés,
et appartiennent au même registre.
L’héritage que nous laisse ainsi Weber est
celui d’un premier courant fondateur du management par l’excellence.
Le second courant manifestant la propagation de la notion d’excellence
dans l’entreprise est économique. Les entreprises,
dans une conjoncture concurrentielle, se voient contraintes de passer
de la qualité à l’excellence. D’une part,
l’entreprise est dans une logique d’économie
de moins en moins locale, où une uniformité des modes
de consommation l’oblige à être compétitive
avec de nouveaux concurrents à l’intérieur et
hors des frontières de son pays ; d’autre part, elle
est confrontée à l’inversion de l’offre
et de la demande née dans les années 1970, poussant
les consommateurs à être de plus en plus exigeants.
La simple qualité ne suffit plus pour séduire ces
consommateurs qui exigent la qualité absolue. Face à
cette demande, l’entreprise pour sa survie en vient à
mobiliser le salarié sur tous les niveaux : énergie
physique et psyché. Pour canaliser de façon constructive
la psyché de l’individu, et dans l’optique de
réaliser ses propres objectifs, l’entreprise crée
une sorte de correspondance entre elle et l’individu. Chaque
entreprise a en effet une sorte de centre psychique constitué
de principes et attitudes visant à parvenir aux objectifs
à atteindre ; elle pallie l’éclatement des structures
traditionnelles en proposant un ensemble de valeurs auxquelles l’individu
peut adhérer.
La réunion entre ces deux courants initialement distincts,
à savoir l’éthique protestante et la qualité
totale, s’effectue désormais sur les traits individuels
imprégnés d’agressivité et de combativité
dans une logique concurrentielle pour la survie économique
de l’entreprise, au détriment du salut et de la reconnaissance
divine.
Au travers de cette démarche, il est légitime de
poser la question de ce qu’est le sens. L’éclatement
et la division des anciens systèmes hiérarchiques
donneurs de sens laisse place à de nombreux groupes diffus
tous donneurs d’un sens qui leur est propre, laissant l’individu
en proie à un trop-plein de sens.
De l’excellence au chaos ou les avatars de la quête
du sens.
Certaines entreprises développent diverses formations, méthodes,
et ensemble de référents visant à mobiliser
le maximum d’individus en quête de sens et à
obtenir leur adhésion, en accord avec les objectifs de l’entreprise.
Un exemple de définition de règles d’excellence
est fournie par le CRECI (Centre de Recherche et d’Etude sur
la Croissance Individuelle) qui propose le management comme une
science régie par quatre lois :
- La loi du transfert motivationnel, qui consiste à réorienter
l’obligation du travail en amour pour l’entreprise.
C’est le manager qui opère ce transfert motivationnel
en présentant le travail à l’individu comme
objet du désir, et met les individus en tension sur le plan
narcissique.
- La loi de la pression d’enjeu, tentant de s’opposer
à la direction par objectifs, tient compte des capacités
individuelles en organisant le travail autour des compétences
; et non en mettant la pression sur les individus par des exigences
qu’ils ne sauraient satisfaire.
- La loi de la ré-compensation performante, par stimulations
positives sur les points pour lesquels les individus sont les meilleurs,
valorise les efforts pour maintenir la motivation, et repose dans
ce cas sur la sollicitation narcissique. Par conséquent,
l’individu cherche continuellement à améliorer
ses performances afin de trouver une gratification de la part du
manager.
- La loi de la sanction des hors jeux fait appel à la notion
du jeu dans le cadre de l’entreprise ; cette notion, qui propose
de partager le plaisir de gagner, oblige également de participer
et d’adhérer aux règles pré-établies
par l’entreprise.
L’individu ainsi en compétition voit ses objectifs
transformés en épreuves pour lesquelles l’échec
est exclu. Cette loi vise à favoriser l’adhésion
individuelle et à éliminer les dissidents.
Le CRECI fournit ici un exemple de l’apport de la psychologie
comportementaliste utilisée pour la cause managériale.
D’autres entreprises sont au contraire, et poussé
à l’extrême, des exemples où apparaissent,
voire dominent, l’obscurantisme et la pensée magique
dans l’univers managérial. L’apparition de méthodes
irrationnelles dans certaines organisations se manifeste en effet
par la concentration de méthodes empiriques : rejet de la
théorie, de la science et de la réflexion, expérimentation,
mais aussi par l’apparition de pratiques plus transcendantales
(voyance, tarots, astrologie…).
Egalement, bien que beaucoup de managers contestent ces pratiques
au vu de leur caractère manipulateur, des organisations proposent
par des parcours initiatiques lors de séminaires de retrouver
un sens perdu en revenant à des pratiques primitives. Ce
type d’entreprises séduites par la recherche du sens
dans un ailleurs, soutiennent les thèmes de la force, de
la victoire sur ses peurs, de concentrer son énergie, de
chercher tout ce qui est en soi et qui permet de trouver le chemin
de la performance. Le revers de ces pratiques est que l’énergie
aspirée chez les individus n’est pas intarissable et
que les sujets affaiblis peuvent fortement chuter.
Egalement, d’autres propositions extrêmes naissent
dans l’univers managérial. La faiblesse étant
mal vue, la performance doit sans cesse se renouveler ; en réaction
à cette exigence impossible à tenir, la notion de
chaos management apparaît parmi les avatars de la quête
d’excellence. Les managers doivent passer de la passion de
l’excellence à celle du changement pour assurer leur
survie et celle de l’entreprise. La logique en boucle du chaos
management proposée par Tom Peters, dans état d’urgence
dans le changement et la concurrence est la suivante : l’incertitude
et la complexité, qui ne font que croître, ne peuvent
être vaincues que par l’action ; cette action mène
immanquablement, dans ce contexte à l’échec,
et plus l’échec est précoce, mieux c’est
car cela oblige à innover à grande vitesse. La boucle
se forme par le fait que l’innovation amène incertitude
et complexité. Ici, le passage à l’acte et le
changement sont montrés comme une nécessité
absolue de survie, et l’échec est inévitable,
la notion d’excellence est donc inconcevable dans cette boucle
!
Globalement, il est possible de trouver dans la littérature
managériale un ensemble de points communs définissant
une sémantique du discours managérial : l’action,
le mythe de la réussite, la concurrence, l’obligation
d’être fort, l’adaptabilité permanente,
la réconciliation de l’économique et du social,
et la conciliation entre l’intérêt individuel
et l’intérêt de l’entreprise.
Troisième partie : le système managinaire
Le terme managinaire, issu de la concaténation des termes
management et imaginaire, trouve sa légitimité par
un rapprochement entre la structure psychique du manager et d’un
aspect symbolique de l’entreprise.
D’une part, un courant sociologique culturaliste venu des
Etats-Unis apportant une différence sur la conception de
l’être humain montre un glissement d’une psychanalyse
fondée sur le JE, sujet acteur de l’historicité,
à une psychologie basée sur le MOI, qu’il convient
d’intégrer à la société, et d’en
saisir le comportement.
D’autre part, comme toute institution, outre sa composante
fonctionnelle, l’entreprise crée et possède
une composante imaginaire intégrant un ensemble de valeurs
et de règles qui lui sont propres. De ce fait, elle donne
une certaine image d’elle-même déterminante dans
ses politiques commerciales, mais elle est aussi producteur de sens
et répond aux interrogations des individus.
Par le système managinaire, le contrôle de la psyché
du MOI est rendu possible grâce à une adhésion
volontaire se réalisant par la connexion entre l’univers
socioculturel de l’entreprise et la composante psychologique
de l’individu. Dans ce système, la dimension symbolique,
médiatisant selon J. Lacan la relation d’un sujet se
constituant sa propre image au réel, est reprise par l’organisation
qui substitue son langage à celui des individus ; le risque
latent est cependant de voir la psyché de l’individu
peu résistant absorbée par l’entreprise.
Parallèlement, dans cette représentation, l’individu
ne va pas travailler parce que cela est imposé par l’entreprise,
mais parce qu’elle permet à l’individu de se
réaliser et de satisfaire ses propres désirs par son
travail ; le paradoxe coexistant à cette perspective est
que l’individu est reconnu et gratifié tant qu’il
respecte le modèle de comportement imposé par l’entreprise.
La production de l’excellence
La valeur excellence, englobant une gamme d’acceptions assez
étendue, trouve son expression la plus aboutie dans les entreprises
à l’éthique protestante en quête permanente
de perfection, le plus souvent nord-américaines comme IBM
ou American Express, alliant très étroitement réussite
économique et exigence éthique, tout en exerçant
une forte pression sur les individus. Chez ces entreprises, les
principes d’excellence et de perfection sont les fondements
idéologiques, poussant les individus à toujours faire
mieux par rapport à eux-mêmes, dans l’absolu
; l’excellence étant posée ici comme une exigence
morale, intrinsèque, une valeur en soi. Ces entreprises ont
d’ailleurs assuré une diffusion de leur conception
de l’excellence au travers de petits livres d’accueil
que tout nouveau salarié est invité à lire
lors de son entrée. Les propos le plus souvent soutenus prônent
une internalisation des valeurs morales de l’entreprise par
adhésion de l’individu au système, ce qui constitue
le premier temps de la production de l’énergie psychique
individuelle dans le système managinaire ; le second temps
consistant alors, par une série de dispositifs, à
une mise sous tension permanente de l’individu qui mettra
toute cette énergie au service de l’organisation.
Les dispositifs de mise sous tension sont formulés de deux
manières.
D’un côté, les dispositifs explicites :
- Premièrement, la formation que l’entreprise assure
aux individus lui permet d’inculquer et de diffuser ses propres
principes fondateurs, et d’instaurer des mentalités
de base renforçant l’adhésion des individus
aux valeurs de l’entreprise.
- Puis, un système formel d’évaluation quantitative
et qualitative, intégrant le principe d’excellence
de l’entreprise, constitue le deuxième dispositif de
mise sous tension, appuyé par le management par objectifs.
Les échelles d’appréciation sont alors un bon
outil visible de pression sollicitant fortement l’individu,
et l’incitant à fixer personnellement ses objectifs
vers le haut pour répondre aux attentes de l’entreprise
exigeante.
- Pour poursuivre dans l’optique de pousser l’individu
à toujours faire mieux, apparaissent les dispositifs de renforcement
positifs, traduits soit par un système de récompense
financière, soit par l’utilisation de signes de reconnaissance
visibles, positifs et valorisants.
D’un autre côté, les dispositifs implicites
:
- De manière informelle, certains dispositifs de mise sous
tension se situent dans la logique du toujours plus, notamment visible
dans les sociétés de service où la satisfaction
du client est primordiale, mais également pour les individus
occupant des postes générateurs de profits, les obligeant
ainsi en permanence à réaliser leurs objectifs.
- Le management par l’implicite constitue lui aussi un moyen
de mise sous tension, par le fait qu’il est toujours attendu
plus de l’individu qui ce qui lui est initialement assigné,
sans pour autant le lui dire clairement. Ce management par le non-dit
a pour conséquence directe de susciter l’inquiétude
continuelle de l’individu ne sachant pas exactement s’il
satisfait les attentes de l’entreprise.
- Le management par la sublimation, moins angoissant, consiste
par exemple à laisser à l’individu une marge
de manoeuvre l’invitant implicitement à se dépasser,
et à exalter sa motivation par la tenue des objectifs.
- Enfin, la compétition permanente instaurée par
l’entreprise moderne, en externe par rapport au marché
concurrentiel, et en interne entre les équipes, constitue
un dispositif efficace galvanisant les énergies des individus.
La mobilisation psychique
L’adhésion du manager performant à l’entreprise
se fait mécaniquement par le respect des principes de l’entreprise,
mais aussi par un fort investissement personnel moteur du système.
Ce fort investissement, mobilisant totalement le manager physiquement
et psychiquement pour l’entreprise, est désigné
sous le terme d’adhésion passionnelle.
Les entreprises managinaires utilisent ainsi le mode de fonctionnement
psychique passionnel, avec les mêmes aléas provoqués
par la passion amoureuse. En effet, comme dans une relation amoureuse,
quand l’autre (ici l’organisation) ne répond
aux attentes de l’être passionné (le manager),
il suscite le désespoir et blesse l’autre dans son
affectif profond. De façon paradoxale, il s’agit donc
pour l’entreprise de l’excellence d’entretenir
et de maîtriser cette passion productrice qui d’ordinaire
ne se subordonne à aucune limite, afin de ne pas laisser
l’individu sombrer dans des processus dévastateurs
qui le rendraient inopérant.
La passion est ici maîtrisée dans sa production mais
aussi dans ses excès ; son niveau est en effet contrôlé
pour entretenir la dialectique adhésion-frustration productrice
d’énergie constructive et profitable à l’organisation.
Le moteur du fonctionnement psychique sollicité dans les
entreprises managinaires s’appuie donc sur une dialectique
proche des comportements amoureux et reposant sur les sentiments.
D’ailleurs, il est à souligner que ces entreprises
fonctionnent en permanence sur un enchaînement paradoxal en
sollicitant conjointement des sentiments de nature opposée.
Les individus sont en effet contraints d’adhérer librement
et passionnément aux principes de l’entreprise, et
forcés de communiquer librement.
Trois éléments réunis permettent une situation
de double contrainte dans la communication : la présence
de plusieurs acteurs engagés dans une relation forte, celle
d’un message à caractère antinomique, et enfin
d’un acteur récepteur de ce message se trouvant dans
l’incapacité de sortir du cadre de ce message paradoxal.
En transposant cette situation à l’organisation et
l’individu, un parallélisme se dévoile :
- la relation entre l’organisation et l’individu est
intense ; elle repose sur une adhésion passionnelle, - l’organisation
attend de l’individu qu’il développe simultanément
des sentiments de caractère contradictoire, - et l’organisation
entretient de façon permanente cette sollicitation empêchant
l’individu de sortir de ce cadre, et le condamnant ainsi à
vivre un enchaînement de paradoxes dont il doit s’accommoder,
en plus d’un dialogue initial d’adhésion et de
répulsion simultanées.
Cette ambivalence de pensées et de sentiments pourrait faire
penser que les employés de ce type d’organisations
peuvent adopter un comportement schizophrène. En effet, Bateson
émet l’hypothèse que la relation affective qui
unit un individu schizophrène à sa mère repose
sur l’émission simultanée de messages aux caractères
et aux exigences paradoxales (de type amour-hostilité) provoquant
chez le schizophrène un malaise, et le plongeant dans un
cadre clos qui le maintient prisonnier.
Une nuance est cependant à apporter lors de la transposition
du tandem enfant schizophrène – mère au tandem
individu – organisation : si l’organisation émet
simultanément des messages à caractère contradictoire,
elle permet un échappatoire à l’individu. La
relation individu-organisation est conçue sur deux niveaux
: celui de l’injonction qui provoque l’enchaînement
de nature paradoxale, et celui du système organisationnel
permettant cet échappatoire. Il est alors possible de parler
de système paradoxant plutôt que paradoxal pour tenir
compte de cette nuance. La sortie du paradoxe est possible dès
que l’individu accepte les lois du système et raisonne
relativement, dans la logique du système auquel il appartient
; en acceptant de se dépasser, il peut parvenir à
se sentir plus libre en sortant des limites imposées. Ceci
implique malgré tout d’accepter les fortes contraintes
imposées par l’entreprise, et de savoir mesurer l’investissement
à fournir pour ne pas se laisser complètement absorbé
par l’entreprise.
Ce processus contraignant génère chez l’individu
de très fortes tensions pouvant amener à ce que l’on
appelle la combustion du corps et de l’esprit. Des témoignages
de managers font en effet apparaître des thèmes caractéristiques
de cette logique paradoxante :
- Le premier thème, corporel, traduit la sensation que l’individu
est vidé de l’intérieur ; il apparaît
d’une part un refoulement du corporel voulant manifester une
totale maîtrise de soi pour contrer toute faiblesse que l’entreprise
rejetterait, et d’autre part par la sensation d’être
vampirisé et dévoré par l’organisation.
- Le deuxième thème couvrant l’aspect de l’illusion
fusionnelle de l’individu avec l’entreprise est celui
de l’identification-incorporation, où l’entreprise
prégnante diffuse dans le MOI le plus intime du sujet.
- Le troisième thème est celui de l’investissement
amoureux, qui, s’il est trop poussé, peut conduire
à une combustion du corps et de l’âme de l’individu
dans l’organisation.
- Le dernier thème, plus totalitaire, montre que l’organisation,
par ses règles normatives poussées, peut envisager
les individus comme des machines interchangeables .
Le processus d’emprise que l’organisation opère
sur l’individu peut alors se décrire comme un processus
socio-psychocorporel, intégrant premièrement les facteurs
sociaux de l’entreprise et de ses exigences, puis les éléments
psycho- affectifs. Les tensions sous-jacentes à de tels processus
reposent sur le désir d’être reconnu de l’entreprise
et parallèlement par l’angoisse que cette dernière
suscite.
La dialectique du soft (doux) et du hard (dur), qui aide à
comprendre le mode de fonctionnement de l’homme managérial,
peut alors être exposée. Le soft traduit tout le cadre
de vie séducteur que l’entreprise donne d’elle-même
: une manière d’être basée sur la bonne
image, la communication, la jeunesse, la convivialité, le
pouvoir, la richesse, autant de facteurs pouvant donner à
chacun l’impression qu’il peut en jouir tant qu’il
est membre de cette entreprise, et qu’il peut combler tous
ses désirs de succès.
La face cachée de ce miroir aux alouettes est l’obligation
d’être toujours fort, et de ne jamais faiblir. Ceux
qui ne peuvent plus suivre ou échouent se voient écartés.
Le contrepoint du soft, c’est le hard qui traduit la peur
et l’angoisse de ne pas être reconnu parmi les meilleurs,
de ne plus exister au regard de l’entreprise, voire de devenir
ce que l’on appelle au sein de l’entreprise un mort-vivant,
c’est à dire un employé dont l’entreprise
ne se débarrasse pas visiblement mais affecte sur des tâches
non gratifiantes, viles. Le hard traduit donc également l’impossibilité
d’exister en dehors de la performance.
L’homme managérial
Cet homme nouveau est produit à partir deux courants parallèles
se complétant.
Le premier de ces courants manifeste une sorte de mutation anthropologique
qui correspond à une montée du narcissisme.
L’individu nouveau d’après la seconde guerre
mondiale, Narcisse des temps modernes, se caractérise ainsi
par une recherche de réalisations fondamentalement personnelles
au niveau du corps et de l’esprit. Cette montée individualiste
serait liée d’une part à la perte de confiance
portée sur les grands systèmes politiques et religieux
jadis vecteurs de sens et porteurs de projets mobilisateurs, qui
proposaient aux individus images et principes. D’autre part,
elle serait également imputable à la forte émergence
de la psychanalyse poussant chacun à porter un intérêt
particulier sur sa propre personne, afin de le libérer de
l’horreur qui le hante et de le conduire vers le mieux-être.
Cet Homo psychologicus, comme le nomme Lipovetsky, représente
donc l’homme replié sur lui-même, s’éloignant
d’autrui, et à la recherche de son bien-être.
Le deuxième courant naît du fait que l’entreprise
se présente comme porteuse de sens, prend la relève
des anciennes institutions hiérarchiques, et propose d’établir
de nouveaux liens sociaux ; il est également induit par la
remise en question généralisée. L’entreprise,
dans une conjoncture économique concurrentielle cherche des
ressources pour sa survie, et répond aux attentes en se montrant
comme une entité transcendante, poussant toujours vers le
haut ; elle supplante les actions auparavant menées par la
religion et la politique en construisant à son tour des projets
mobilisateurs, et tend à stimuler les énergies. La
quête de sens peut donc désormais passer par elle,
et la recherche de l’accomplissement de soi est rendu possible
dans ce cadre imaginaire de l’entreprise, alors foyer identitaire.
L’Homo psychologicus entrant dans l’entreprise managériale
trouve une organisation à son image, et devient cet homme
managérial aux caractéristiques propres. L’homme
managérial est producteur d’un mouvement qui le pousse
vers l’entreprise pour trouver réponses à ses
propres questions existentielles, et est également produit
par l’entreprise qui le travaille au niveau de son imaginaire
pour assurer son propre fonctionnement. L’homme managérial
souligne sa personnalité narcissique par cette quête
de l’absolu, et adhère à l’organisation
lui offrant la possibilité de satisfaire une exigence interne
qui le dépasse. Cependant, cet homme managérial est
peu fanatisé par le don de sa personne pour quelque chose
qui le dépasse, et l’organisation tendra à provoquer
ce fanatisme. Autre caractéristique très marquée,
et soutenue par ce fort narcissisme, c’est la quête
de soi poussée à l’extrême qui plonge
l’individu dans sa propre image, jusqu’à le noyer.
La forme de narcissisme prise quand l’individu choisit l’entreprise
pour s’accomplir est ici un narcissisme d’éthique
; l’homme managérial s’investit totalement dans
l’entreprise pour pallier le manque de sens et de référent,
image parallèle à celle de l’individu officiant
dans une entreprise à l’éthique protestante
pour chercher salut de Dieu. Une autre caractéristique de
l’homme managérial est celle de la recherche du challenge,
car c’est dans la réussite à surmonter les obstacles
qu’il trouve aussi sa satisfaction et assure sa distance à
l’échec ; les entreprises incluent ce besoin de renforcement
narcissique en lui proposant des projets par lequel le manager aura
le sentiment d’être un battant, baignant dans le succès.
IBM fournissait dans les années 1980, par le biais de publicités
parues dans la presse, une image de cet homme managérial
jeune, souriant, inspirant confiance, dynamique, réussissant
dans un cadre de vie aisé, et finalement le montrant comme
étant indubitablement bien dans sa peau. Par ce jeu de miroir
utilisant l’homme managérial, l’entreprise véhicule
son image idéale par correspondance : réussite personnelle
= réussite professionnelle chez IBM, image de soi = image
de l’entreprise ; l’entreprise est ainsi le double du
Narcisse du manager. De plus, l’entreprise ne laisse ici aucune
place au doute qui pourrait subsister soutenant qu’en entrant
chez elle, l’individu est contraint à se sentir bien.
Avec l’approche psychanalytique, la personnalité narcissique
est décrite comme caractéristique des individus souffrant
d’un manque de limites, de fortes incertitudes sur les frontières
entre son Moi parfaitement adapté à la réalité
extérieure, et son Moi soumis aux exigences narcissiques
internes. De façon similaire, la mobilité des frontières
entre l’individu et l’entreprise managériale
est utilisée et permet à cette dernière de
mobiliser l’appareil psychique de l’individu sur la
réalisation des objectifs de l’entreprise. La personnalité
narcissique, soubassement psychique de l’homme managérial,
est aussi marquée par l’inquiétude permanente
de la perte d’objet d’amour qui le ferait sombrer dans
la dépression; l’entreprise répond à
cette inquiétude en sur-valorisant l’action pour atteindre
ses objectifs, en demandant une adaptabilité permanente,
et en apportant des signes de reconnaissance comme preuves d’amour
flattant l’ego.
De façon schématique et un peu abrupte, ces caractéristiques
d’une part opposent l’homme managérial de l’entreprise
moderne, acteur de l’organisation complexe, à l’Homo
hierarchicus, individu de l’univers hiérarchique des
institutions classiques, et d’autre part tendent à
montrer la scission qui s’opère entre les entreprises
postmodernes et les entreprises hiérarchiques. La comparaison
peut être synthétisée sous la forme du tableau
suivant :
Appareil psychique
|
Homo hierarchicus
|
Homme managérial
|
Dominante str class="normal" ucturelle de lapersonnalité
|
Lignée névrotique
|
Lignée narcissique
|
Noyau constitutif
|
OEdipe
|
Narcisse
|
Instance dominante sollicitée
|
Surmoi
|
Idéal du moi
|
Conflit central |
Surmoi = ça
|
Idéal du moi # Moi
|
Nature de l’angoisse
|
Castration |
Perte d’objet
|
Sentiments privilégiés
|
Culpabilité
|
Peur d’échouer
|
Symptômes
|
Inhibition
|
Dépression
|
Mécanisme de défense .
|
Refoulement
|
Clivage entre un “ moi adapté ” et un “ moi narcissique
” |
Nature des identifications
|
Identification à des personnes, à un métier, à un statut.
|
Identification à un système, des images et des logiques
d’action
|
Type d’investissement
|
Investissement sur le faire et sur l’avoir
|
Investissement sur l’être et l’idéal |
Un autre intérêt de ce tableau est de montrer qu’il
existe une continuité entre les caractéristiques des
entreprises et celle des individus qui y officient. Ici, le psychisme
de l’homme managérial est en adéquation avec
le modèle de l’entreprise managinaire.
Quatrième partie : les brûlures de l’idéal
Les maladies de l’excellence
Le développement de cette partie nécessite dans un
premier temps de préciser la terminologie employée
:
- le Moi, ou Moi réel, désigne l’individu réel
et ses qualités intrinsèques, - l’Idéal
du Moi désigne un idéal que l’individu veut
atteindre, - et le Moi idéal correspond un moi idéalisé,
à une mise en exergue des qualités positives du Moi
pour entrer en conformité avec un système présentant
certaines caractéristiques.
Parallèlement à l’apparition de ces entreprises
managériales postmodernes, un nouveau concept de maladie
affectant les individus contemporains apparaît, qui est celui
de la brûlure interne. Le sujet brûlé souffre
d’une profonde fatigue et d’une intense frustration,
causées par une relation à une entité qui n’a
pas produit les effets attendus en retour d’un fort investissement
personnel. Cette maladie atteint en général des leaders
n’admettant pas qu’ils ont des limites, cultivant un
idéal très haut placé et mettant en oeuvre
un maximum d’énergie pour y parvenir; elle peut ainsi
être entendue comme une maladie de l’idéalité.
Ce mal, qui n’apparaît généralement pas
spontanément mais s’installe peu à peu, semble
lié à la lutte permanente que les individus ayant
un Idéal du Moi élevé mènent pour trouver
leurs idéaux d’excellence ; ces individus se trouvent
dans une spirale infernale qui les oblige à toujours se dépasser
dans une société en permanence changeante et de plus
en plus compétitive, et à exiger toujours plus d’eux-mêmes.
Dans cette situation, l’individu, au détriment de sa
propre personnalité (son Moi interne), est constamment contraint
de développer un Moi idéal répondant aux signaux
externes d’exigence.
Une des approches psychanalytiques consiste en une dialectique
entre le Moi idéal et le Moi réel. Le Moi idéal
devrait son existence au soutien du Moi réel, et à
la réassurance apportée par les signes extérieurs
de succès. Le Moi réel, quant à lui, s’efforcerait
de suivre les exigences du Moi idéal jouant alors le rôle
d’une force motrice; mais lorsque les objectifs du Moi idéal
à atteindre sont trop élevés, lorsque les signes
extérieurs n’apportent plus leur soutien, ou lorsqu’il
y a perte d’objet, le Moi idéal tend à s’effondrer
sur le Moi réel.
Dans ce processus transposé au niveau de l’organisation,
l’objet perdu est le Moi idéal qui s’était
investit dans l’entreprise, et l’ombre de ce Moi idéal
s’effondre sur le Moi réel provoquant ainsi une profonde
mélancolie ; le Moi réel privé de son moteur
ne parvient plus à avancer et entre dans une phase de stagnation.
Un cas d’étude, celui d’une employée
d’une firme multinationale, permet d’expliquer cette
articulation entre l’organisation et le fonctionnement psychique,
et de modéliser les différentes étapes de l’effondrement
sous forme d’un processus psycho-organisationnel.
- La première étape (1) présente distinctement
l’organisation avec son idéal organisationnel, et individu
avec son
l’Idéal du moi à atteindre. Dans le cas de
cette employée, l’Idéal du moi est inclus dans
un projet de réussite professionnelle.
- Le deuxième temps (2) consiste en un contrat narcissique
: l’entreprise, en envoyant des signes de reconnaissance positifs,
pousse le Moi réel à projeter un Moi idéal,
image satisfaisante de l’individu en conformité avec
les attentes de l’entreprise, sorte d’instance entre
le Moi réel et l’Idéal du moi.
- Le troisième temps (3) est celui d’un double mouvement
liant le Moi idéal de l’individu à l’idéal
organisationnel par des jeux de captation-identification : l’employée
s’identifie au système de représentation de
l’organisation qui, en retour, capte son énergie psychique.
- Après ce double mouvement, une fusion (4) peut s’opérer
entre le Moi idéal et l’idéal organisationnel,
faisant apparaître une nouvelle entité hybride : un
Moi idéal organisationnel, qui correspond à l’intégration
totale de la personnalité de l’employée au modèle
de comportement prôné et exigé par l’organisation.
- 5), l organisation retire la reconnaissance à l’employée
épuis et arrivée au bout de ses
Niveau organisationnel Niveau psychique upture au niveau du Moi
idéal fondu dans l’entité hyb nnel, et une fissure
au niveau de cette entité.
- Enfin, dans le dernier temps (6) proposé réel ;
c’est le stade de la perte de l’image de marque vécue
par l’employée, q sation, le Moi idéal rompu
s’effondre brutalement sur le Moi consumé et brûlé
par cette chute.
Ce schéma expose la chute du Moi idéal sur le Moi
réel dans une situation donnée qui confronte l’individu
narcissique, acteur de la société individualiste,
à l’organisation excellente utilisant ce paramètre
narcissique. Cette chute peut aller jusqu’à entraîner
de grave séquelles au niveau du Moi, des brûlures,
que l’individu mettra du temps à soigner.
Par comparaison avec le modèle classique de l’organisation,
ce modèle aide à expliquer l’émergence
des maladies du narcissisme. En effet, des mutations sociologiques
et psychologiques s’opèrent par le glissement d’une
société stable, autoritaire et normative, à
une société individualiste aux structures floues et
mobiles. Les maladies traditionnellement rencontrées dans
les ces sociétés autoritaires tournent essentiellement
autour de la névrose et de la castration. C’est entre
cette névrose et la psychose que se situent les maladies
du narcissisme, caractérisées par la lutte contre
l’angoisse de la perte d’objet et la dépression.
La dialectique de l’être et de l’avoir
La dialectique de l’être et de l’avoir, justifiée
par les risques sous-jacents de maladies de l’excellence,
voire de fantasmes autour de la vie et de la mort, apporte une vision
complémentaire afin de comprendre les liens qui unissent
l’individu à l’entreprise.
L’apport psychanalytique consiste à montrer au niveau
de l’individu que le mode être correspond à un
aspect spirituel, voué au partage avec autrui et au sacrifice,
alors que le mode avoir correspond à un aspect biologique
lié initialement à la possession de son corps, puis
au désir de survie.
L’orientation être ou avoir est influencée par
l’environnement socio-économique qui entoure l’individu,
et peut s’aborder de façon simplifiée. Il apparaît
en effet que le mode avoir serait plus prégnant dans les
sociétés occidentales économiquement développées
où il régirait les relations entre les individus autour
de la compétition, de la possession et de la puissance. Sur
ce mode, avoir plus permet la survie contre le danger et l’angoisse
que les biens possédés et nécessaires à
la survie ne soient dérobés.
A contrario, dans les sociétés moins puissantes économiquement,
la peur de la perte des biens est moins présente voire absente,
et les valeurs sont centrées autour du mode être ;
la richesse de l’individu tient en effet dans ce mode à
ce qu’il est, à ses pouvoirs intrinsèques, ses
qualités, et non à ce qu’il a matériellement.
Cette séparation est moins évidente dans les entreprises
excellentes. Si leur fonctionnement économique est sous-tendu
par le mode avoir, il coexiste également le mode être
par la manifestation d’un registre de valeur et d’éthique.
Cependant, si le mode avoir dans ces entreprises compétitives
prédomine largement au niveau collectif, le mode être
se confronte à trop d’obstacles pour pouvoir être
mené à terme, notamment lorsque l’individu constate
que l’entreprise ne satisfait pas sa quête d’être
et perd tous ses espoirs.
L’importance du choix avoir ou être chez le dirigeant
dans l’entreprise managériale semble être lié
à l’expérience et évoluer au fil du temps.
L’étude du parcours d’un cadre supérieur
et de ses attentes à différents stades de sa carrière
permet d’éclaircir cette articulation entre être
et avoir. Elle semble, dans cet exemple, se décomposer en
cinq stades :
- le premier stade correspond à celui de l’ambition,
à la place que l’on désire avoir dans la société,
sans pour autant vouloir y sacrifier son identité. Ce cadre
se fixe rapidement des objectifs de carrière très
élevés : il veut devenir P-DG.
- Le deuxième stade correspond à celui de la fascination,
lorsque ce cadre trouve une entreprise performante de renommée
mondiale pourvue d’une éthique qui le séduit
fortement et à laquelle il adhère. La fusion entre
l’organisation et ce cadre est totale, et les modes avoir
et faire se manifestent par les illusions de possession et pouvoir
ressenties par le cadre.
- Succède alors le stade de la désillusion, ressentie
lorsque ce cadre commettra des erreurs, même de faible importance,
que l’organisation saura lui rappeler sous forme de punitions,
même si elles ne sont pas irréversibles et n’empêchent
pas ce cadre de postuler chez d’autres entreprises dans lesquelles
il reformulera des espoirs de reconnaissance.
- Le quatrième stade est celui de la résignation,
lorsque ce cadre constate qu’il ne fera jamais partie des
rares élus à pouvoir évoluer sur le poste initialement
convoité. C’est le temps du bilan sur sa carrière
professionnelle mais aussi sur sa vie personnelle. Dans les entreprises
pour lesquelles il a travaillé, devenir P-DG impliquait en
fait une dévotion totale à sa profession alors que
ce cadre maintenait une certaine distance par rapport à l’entreprise,
lui permettant de préserver sa propre identité.
- Le dernier stade est celui de la sagesse, par laquelle une relativisation
de son parcours tend à montrer l’intérêt
du cadre dirigeant pour le mode être.
Ce qui apparaît dans cet exemple, c’est premièrement
que les entreprises performantes sollicitent majoritairement un
investissement sur les modes avoir et faire, le mode être
ne semblant pas pouvoir être facilement en harmonie avec ce
mode de fonctionnement. Deuxièmement, l’équilibre
à trouver par l’individu entre être et avoir
dans ces entreprises semble dépendre de ses données
et aspirations personnelles, et de l’importance qu’il
porte à ces deux différents modes.
Cinquième partie : l’individu et l’organisation
L’entreprise managériale, qui transforme la nécessité
de travailler en désir de faire carrière, utilise
un attachement profond que l’individu éprouve et qui
la lie à l’entreprise. Le rapport entre l’entreprise,
même si elle peut être personnifiée, et l’homme
est cependant dissymétrique et relate deux niveaux de réalité
différents : le fonctionnement de l’homme repose sur
les sciences du vivant et de l’homme, alors que l’organisation
est une production sociale reposant sur l’économie.
Les liens et interactions entre le système de l’organisation
et le système psychique de l’individu peuvent être
clarifiés par une approche systémique.
Structures sociales et structures mentales.
Les correspondances entre les structures sociales et les structures
mentales si différentes soient elles ont toujours existé
et ne sont pas spécifiques à l’entreprise managériale
; les organisations ont cependant tendance à engager des
personnes ayant des comportements en adéquation avec l’éthique
de l’entreprise, et à défaut elle les crée.
Une approche sociologique donnée par P. Bourdieu permet
de comprendre les correspondances entre les structures sociales
et les structures mentales. Il montre que le pouvoir de ces organisations
ne fonctionnent qu’avec la complicité des individus
; l’organisation vit grâce à l’action conjuguée
et ajustée de ses agents. La relation de similitude entre
les structures sociales de l’entreprise et les structures
mentales s’établit lorsque les individus sont amenés
à reproduire le mode de fonctionnement de l’organisation
elle-même.
La formation permet d’installer chez l’individu des
comportements en adéquation avec son mode de fonctionnement.
Ainsi, dans les grandes écoles, l’apprentissage tend
à insuffler aux élèves les caractéristiques
de l’entreprise managériale qui se trouve ainsi faite
homme. La logique de l’organisation domine celle de l’individu
par subordination : la structure sociale incorpore la structure
mentale malléable. Cette première étape d’intériorisation
du social par le mental se poursuit par la diffusion des comportements
installés chez l’individu. Schématiquement,
l’organisation forge l’individu en travaillant son mental,
et se dernier, par ses actions, assurera la propagation des valeurs
de l’organisation.
L’approche psychanalytique, quant à elle, permet d’exposer
la réciprocité des influences entre les processus
psychiques et les processus sociaux.
Un système socio-mental peut être esquissé
en incluant trois processus différents (domination, fantasmatisation,
et inhibition) s’influençant par un lien de renforcement
mutuel ; ce concept tente de saisir les articulations qui s’opèrent
entre trois systèmes qui sont la société, l’organisation
et l’individu. L’organisation relayant le rôle
de la société influence la formation de la personnalité
individuelle par un double mouvement : elle lui procure plaisir
par reconnaissance narcissique et sentiment de puissance, mais elle
suscite également l’angoisse par la menace de l’échec
et la pression au travail.
L’individu se voit forger une structure psychologique conflictuelle
et bouclée, qui repose sur des échanges permanents,
des interactions continuelles, entre ses structures mentales et
les structures sociales de l’organisation qui a des effets
psychologiques.
Un autre concept, celui de la structure de sollicitation, tente
d’exposer la médiation qui s’opère entre
l’affect propre à l’individu et un environnement
social. La sollicitation permanente du désir de l’individu
et la canalisation des ses pulsions sont composantes déterminantes
de ses actions et de sa relation à l’environnement.
L’affect est déterminé de l’intérieur
par les pulsions poussant à agir, et de l’extérieur
par des signaux qui sollicitent l’investissement de l’individu.
Les systèmes de défense contre l’anxiété
et la souffrance sont également des éléments
d’interaction entre l’individu et son environnement
social. L’individu anxieux extériorise de façon
inconsciente ses pulsions en les mettant en commun avec d’autres
individus au sein de groupes, trouvant ainsi un moyen de défense
contre ses menaces internes. Ce mode de défense institutionnalisé
devient un élément du fonctionnement organisationnel.
Un système en boucle peut se présenter dans cette
situation : la souffrance psychique individuelle est projetée
par un moyen de défense, l’ensemble des projections
de tous les individus constitue une défense adaptative et
exploitée, intégrant les modes d’organisation
du travail, et cette organisation provoque à son tour des
angoisses chez l’individu.
Par ces approches, il apparaît une entité de connexion
entre les systèmes psychiques des individus aux éléments
organisationnels.
Le système psychique organisationnel.
Si l’existence de liens entre la personnalité de l’individu
et l’organisation est établie, elle peut servir de
point de départ pour construire un modèle psychique
organisationnel tenant compte des interactions en boucle alimentant
chacune de ces deux composantes. D’une part, l’appareil
psychique de l’individu est un système dynamique et
ouvert possédant ses propres règles de fonctionnement
et permettant des extensions vers l’extérieur. L’individu
considéré ici cherche à investir l’organisation
en fonction de son propre mode de fonctionnement psychique, et à
contribuer les règles de l’organisation.
D’autre part, les organisations sont des systèmes
ayant aussi leur représentation et leur mode de fonctionnement,
sollicitant un certain type de personnalité, et formant les
types d’individus dont elles ont besoin.
Le système psychique organisationnel apparaît alors
comme espace de médiation entre le mode de fonctionnement
psychique de l’individu et le mode de fonctionnement organisationnel
qui s’organisent ici selon un principe de causalité
circulaire, et s’étayant réciproquement. Une
fois installé, ce système co-construit et collectif
devient autonome et absorbe les extensions psychiques de chaque
agent, et canalise leur créativité dans le sens de
réalisation des objectifs de l’entreprise.
L’organisation, qui n’est pas un être humain,
est cependant considérée comme un objet qui influence
le fonctionnement de l’appareil psychique des individus qui
la composent.
L’appareil psychique se construit par étapes successives,
dans des rapports à l’environnement. L’individu,
en traversant des organisations sociales différentes, voit
son appareil psychique influencé par chacun de ces passages
; il y a un phénomène d’ajustement entre l’individu
et le fonctionnement de l’organisation. Le système
psychique organisationnel se trouve ici au croisement de deux mouvements
: il est commun à l’ensemble des appareils psychiques
des individus et est donc une production collective, et il fait
partie du fonctionnement de l’organisation en tant que production
organisationnelle.
Ce système une fois installé cherche à assurer
sa propre régulation et son équilibre ; outre l’autonomie
qu’il acquiert et son inertie le faisant résister aux
fluctuations de l’entreprise, il tend à forcer les
nouveaux individus entrant dans l’organisation à se
fondre dans ses logiques de bouclage et à ajuster leur comportement
individuel à celui de l’entreprise.
Par ambivalence, en tenant compte de la structure sociale des entreprises
managériales et des caractéristiques mentales propres
au manager, un système psychique organisationnel de type
managérial peut être construit : le manager, en quête
narcissique et poussé par ses désirs et son angoisse
de perte d’objet, s’identifie et adhère à
l’image de toute puissance et de perfection que l’entreprise
propose initialement. Le contrat narcissique pousse alors le manager
à rechercher en lui-même cette excellence et cette
perfection pour vaincre la forte sélection à l’entrée,
ce qui engendre des tensions au niveau Idéal du Moi/Moi.
Par des conduites adaptatives et défensives, le manager gère
ses tensions et entre dans les systèmes mise en concurrence,
d’évaluation et de gratification que l’entreprise
instaure ; en réaction à ces systèmes de mise
sous tension, le manager cherche les signes de reconnaissance positifs,
entretient un désir de promotion, une peur d’échouer
et trouve le plaisir de la conquête. En réaction, l’entreprise,
dans la logique de la carrière, exige toujours plus du manager
qui se voit contraint de s’investir de plus en plus dans son
travail. Le bouclage de ce système s’opère par
le biais de la quête narcissique constamment présente
chez le manager.
Ce processus clos en boucle est en permanence utilisé dans
le système managinaire des entreprises excellentes, dans
lequel le manager est pris au piège dans un face à
face avec l’organisation qui lui renvoie une image de perfection.
Sixième partie : l’excellence française,
quelle alternative ?
L’excellence à la française
Après cette étude, il convient de comprendre le management
à la française, et plus généralement
du management latin, en le comparant aux conceptions anglo-saxonne
et asiatique du management.
La conception anglo-saxonne considère l’entreprise
comme un lieu d’organisation rationnelle portant en même
temps une dimension de vérité et une établissant
une distinction entre gagnants et les perdants dans cette lutte
compétitive.
La conception asiatique de l’entreprise intègre un
modèle de comportement lié aux notions de destin et
de devoir, plus que sur la notion de droit.
En contraste avec ces deux conceptions, l’ordre et le désordre
constitueraient dans le modèle latin deux sphères
coexistantes permettant à l’acteur d’établir
la rationalité du système en développant des
processus d’improvisation et d’innovation particuliers
permettant de passer habilement de l’une à l’autre
des sphères. Nadoulek propose également le concept
de franc-tireur, décrivant un modèle de comportement
dans lequel le manager français ferait passer toutes les
faiblesses du domaine économique (individualité, dilettantisme,
manque de continuité dans l’effort et incapacité
à s’organiser) pour des forces de production et des
conditions de performance à la française : l’inventivité
et la capacité à solutionner les problèmes
se feraient sans l’imposition de conformité aux normes.
Sur le plan éthique, la compréhension du système
français se fait également par comparaison avec les
entreprises japonaises.
Dans ces dernières, la réussite et la force du modèle
managérial tient dans des fondements moraux intégrant
fortement un comportement social. La forte population japonaise
implique une concurrence très élevée entre
ses individus dans un environnement imprégné de la
nécessité de survie, mais la lutte fratricide est
évitée par l’ancrage d’un sens du devoir
très profond. Ce respect du devoir est soutenu par une culture
apportant ses modèles comportementaux : le shintoïsme
met en avant les notions de fidélité et obéissance,
le confucianisme met l’accent sur le consensus et l’harmonie
dans les relations sociales, et le bouddhisme apporte une philosophie
de non-soi.
Comme dans le modèle américain, on retrouve la notion
d’une transcendance de la dimension individuelle, l’existence
d’une force motrice et d’une éthique sous-jacente
contribuant au succès de ces entreprises.
Le modèle français quant à lui intègrerait
plutôt une attitude visant à atténuer les conflits
dans la concurrence, et privilégierait d’avantage la
qualité de vie et l’égalité à
la réussite économique. Un autre obstacle à
la performance dans ce modèle résiderait dans un fort
respect de la dignité individuelle par lequel chacun tend
à vouloir faire son chemin sans se soucier de ce que pense
son entourage.
Pour pallier cet individualisme obstacle aux objectifs de l’entreprise,
bon nombre de projets en France émergent et tentent d’instaurer
une communion identitaire par la mise en avant de valeurs porteuses
de dynamisme, de principes d’actions plus directifs, et par
intégration des impératifs concurrentiels avec les
mêmes procédés de diffusion que les modèles
anglo-saxons, efficaces lorsqu’ils sont connus et acceptés
de tous. Ces projets présentent une éthique de travail
visant en quelque sorte à sauver l’entreprise d’une
mise à l’écart imposée par ses concurrents
internationaux.
Ce nouveau mode de management repose également sur une vision
positive du monde et un projet d’avenir crédible dans
une tradition française du travail bien fait et du compagnonnage.
La présence des managers est réelle, et c’est
aussi au leader charismatique que l’on cherche à ressembler.
Egalement, les démarches de recherche de qualité totale
se sont étendues jusque dans les entreprises françaises,
à partir desquelles la logique de la performance commence
à diffuser dans la sphère sociale et individuelle,
mais aussi dans celle de l’administration qui était
initialement hostile à ces nouveaux modes de management.
Dans cette approche, la définition de l’homme managérial
français repose sur deux modèles :
- Le premier étant celui du super cadre, libre, préservant
une certaine distance à l’entreprise lui permettant
de ne pas sacrifier sa vie personnelle.
- Le deuxième paradoxalement, est celui d’un homme
de terrain devant être le plus possible vu sur son lieu de
travail.
Ces deux modèles permettent de définir les nouveaux
patrons dits branchés, ayant pour force motrice la lutte
contre le stress et l‘angoisse, un besoin irrépressible
de travailler traduit par une hyperactivité, et une volonté
sans trêve de transformer tout ce qu’ils touchent en
réussite.
Un bon exemple de performance à la française est
donné par la réussite de BSN. Ce groupe présente
en effet des caractéristiques assurant sa bonne image de
marque: Un P-DG (alors Antoine RIBOUD) charismatique, une forte
capacité d’innovation et une bonne qualité de
ses produits.
Mais la principale de ses caractéristiques méritant
d’être soulignée c’est une excellente gestion
des ressources humaines, basée sur le principe de résolution
des problèmes en concertation, dans une logique du faire
avec personnel et par lui, intégrant au mieux les dimensions
de l’être et de l’avoir, privilégiant une
valorisation du travail des individus, et trouvant un équilibre
entre réflexion stratégique et intelligence intuitive.
Il y a donc, dans ce double projet économique et social,
un primat donné à la confiance en l’homme.
La souffrance et la guerre.
Les conséquences de la logique de guerre économique
au sein de l’entreprise sont identifiables sur trois niveaux.
- D’abord sur les personnes, pour lesquelles cette logique
provoque une forte pression sur les individus qui, ne devant montrer
de signe de faiblesse, doivent laisser de côté une
partie d’eux-mêmes et développent des signes
pathologiques de stress et d’angoisse.
- Ensuite, au niveau des entreprises, la guerre économique
se traduit par une accélération du développement
des processus d’adaptabilité et de réorganisation
face au changement permanent, impliquant un surcroît de complexité.
- Enfin, au niveau de la société, cette logique provoque
schématiquement, outre l’émergence d’un
pouvoir diffus moins saisissable, deux courants en rupture. Le premier
valorisant les individus performants, ceux qui ont le privilège
d’intégrer les entreprises de l’excellence. Et
le deuxième expose au contraire les exclus, ceux qui n’ont
pu entrer dans ces entreprises.
Cependant, il paraît convenable de chercher si des aspects
positifs sont apportés par l’entreprise managériale.
Historiquement, les contradictions et problèmes des entreprises
industrielles tayloriennes, ont tenté d’être
résolus par le modèle autogestionnaire, voulant redonner
aux travailleurs le pouvoir face à sa confiscation par les
propriétaires des outils de production. Le modèle
managérial naît sur les premières aspirations
de ces modèles autogestionnaires en proposant plus de participation
des salariés et visant à atténuer la rupture
conception/réalisation des modèles tayloriens.
Les différences entre le modèle autogestionnaire
et l’univers managérial sont au nombre de trois :
- L’autogestion était conçue comme tentative
d’appropriation collective des moyens de production, alors
que le modèle managérial se développe dans
un système libéral.
- La démocratie dans les entreprises autogestionnaires visait
à favoriser la décision collective en relation directe
avec les travailleurs, alors que dans l’univers managérial
les processus de décision s’effectue par les hauts
managers en relation avec les conseils d’administration.
- Enfin, les rapports au travail sont également différents
dans ces deux modèles. Dans l’autogestion, l’objectif
était de remettre en question le pouvoir à l’intérieur
de l’entreprise, et le temps consacré au travail. En
revanche, dans l’univers managérial, l’homme,
après avoir adhéré aux valeurs de l’entreprise,
est entraîné dans une course à la performance
sollicitant une forte implication, et avec l’espoir de trouver
des signes de reconnaissance.
Contrairement aux entreprises tayloriennes qui brident l’esprit
d’initiative et imposent la soumission des salariés
aux injonctions du management, sans devoir attendre de signes gratifiants,
les entreprises performantes managériales ont tenté
de répondre aux besoins narcissiques de reconnaissance des
agents, à l’identification à un ensemble de
valeurs suite à la perte des modèles de référence,
ainsi qu’à la nécessité de travailler
dans un univers moins hiérarchique et rigide.
Principales conclusions
La conclusion de l’ouvrage tente d’apporter des solutions
et des alternatives à ce modèle managérial,
à ces entreprises en course à l’excellence suscitant
mal-être et angoisse.
En effet, au niveau individuel, la poursuite trop absolue d’une
excellence pour l’homme de l’entreprise managériale
le pose quasi inévitablement en situation de danger dans
une spirale de sollicitation et d’identification qui le lient
à l’organisation. Les dégâts psychologiques
de plus en plus visibles peuvent pourtant laisser espérer
une prise de conscience de la part des managers, les amenant à
ré-évaluer leurs priorités.
L’étude a conduit à établir des modèles
en intégrant différents éléments d’analyse
: psychologie, psychanalyse, sociologie, sciences humaines.
La dualité qui est le centre du débat est celle du
profit de l’entreprise et du profit de l’individu. Les
auteurs proposent d’aborder de nouveaux points de réflexion
en décloisonnant ces modèles, et en y ajoutant les
thèmes du capitalisme, du profit financier et de la mission
de l’entreprise. En effet, bien que des intentions louables
comme des colloques sur l’éthique se multiplient, introduisant
les thèmes de la démocratie, de la liberté,
du droit et du respect de l’individu au travail, ils restent
des pis-allers si la logique de profit financier est écartée.
Une proposition de solution, même à caractère
utopique, consisterait à privilégier la mise en place
et le développement des entreprises qui concilient la performance
économique, le respect de l’environnement, le développement
social et culturel et l’équilibre psychique des individus.
Elle reste confrontée au fait que l’étalon maître
permettant à l’entreprise d’affirmer puissance
et sa prospérité est et reste l’argent.
Un paradoxe apparaît également : ces organisations
excellentes manageant par l’imaginaire proposant la réalisation
de soi tendent à favoriser l’individualisme et à
écarter la dimension collective de l’entreprise, qui
est inévitablement l’un des fondements de la construction
de toute vie sociale.
Les réflexions nouvellement menées sur le statut
de l’individu dans l’entreprise sont trop récentes
pour en mesurer les apports, mais elles ont le mérite d’inviter
à réfléchir sur une harmonie à trouver
entre profit de l’entreprise et équilibre psychique.
Commentaire critique et actualité de la question
Cette étude menée ici propose, pour comprendre les
liens qui unissent le manager à l’organisation tous
deux en quête d’excellence, de construire des modèles
systémiques hybrides intégrant les structures psychiques
des individus et les structures organisationnelles, personnifiées
et considérées sur leur composante imaginaire, en
se positionnant sur deux niveaux de réalité différents
abordés par les courants des sciences humaines et de la sociologie.
La réussite de cet ouvrage, bien qu’il contienne de
nombreuses redondances se retrouvant d’un chapitre à
l’autre et qu’il ne soit pas toujours très aisé
de dégager spontanément les méthodes de démonstration
utilisées, tient à ce que les auteurs évitent
plusieurs écueils dans leur exposé.
D’une part, la volonté d’inclure de nombreux
paramètres d’étude tournants autour de l’individu
(sciences humaines, courants psychanalytiques et sociologiques),
et de considérer quelques principes des théories des
systèmes d’organisation antérieures s’est
manifestée sans avoir eu pour conséquence de proposer
des modèles fourre-tout aux logiques critiquables, mais plutôt
de présenter des modèles systémiques supports
à réflexion, notamment par le développement
de leur système managinaire.
Il serait aussi facile de considérer que les auteurs, appartenant
au courant sociologique, vantent dans cet ouvrage la gloire des
théories fondatrices apportées par leurs prédécesseurs,
notamment Weber et Taylor. En effet, bien que leur conclusion tende
à montrer du doigt les pratiques couramment mises en oeuvre
dans les sociétés excellentes manageant par l’imaginaire,
il n’est nullement fait l’apologie des entreprises classiques
; ces dernières servent ici de moyen de comparaison conjointement
à l’étude des entreprises postmodernes, et permettent
d’établir qu’il existe une forte ressemblance
entre les modes de fonctionnement des entreprises et ceux de leurs
agents.
Par ailleurs, cet ouvrage n’a pas pour vocation de développer
une nouvelle théorie, mais principalement de présenter
la mutation de l’entreprise et les répercussions des
organisations postmodernes sur leurs agents, en nous invitant à
les replacer dans leur contexte historique.
Il faut rappeler que cet ouvrage a été rédigé
en 1991, suite aux années 1970 durant lesquelles le modèle
systémique de l’organisation a connu son âge
d’or. Vingt ans après, les chercheurs en développement
des systèmes d’organisation sont légitimement
amenés à développer une réflexion sur
les bénéfices de cette approche.
Les modèles organisationnels expriment des lois générales,
les plus proches des représentations qu’ils tentent
de décrire.
Bernard WALLISER décrivait en 1977 plusieurs aspects caractéristiques
des modèles :
- Il existe un isomorphisme entre le modèle et l’organisation
qu’il représente.
- Il existe des liens, des hiérarchies et modes d’induction
entre les modèles permettant pour chacun d’entre eux
de distinguer l’intérieur de l’extérieur.
- Il existe une pragmatique du modèle visant à exposer
les moyens existants pour le stimuler et le modifier.
- Enfin, il existe une méthodologie du modèle, présentant
sa phase de construction et ses limites.
Dans cet ouvrage, les auteurs se sont appliqués, lors de
la présentation de leur différents modèles
organisationnels, à inclure ces différentes caractéristiques,
même si les ouvertures au cours de la démonstration
sont seulement suggérées et peu développées,
notamment dans l’exposé des modèles de management
à la française.
En effet, si l’un des invariants des systèmes qui
repose sur les effets de retours (feedbacks) en boucle de contrôle
est bien traduit, l’accent est moins mis sur un autre invariant
qui est de considérer que les systèmes sont ouverts,
ce qui implique un jeu contradictoire de l’ordre et du désordre.
Par ce biais, les auteurs nous invitent à réfléchir
sur ce que peuvent être d’autres paramètres à
inclure pour la construction de ces modèles systémiques,
et invitent également le lecteur à réfléchir
sur d’autres points d’ouverture dans leur conclusion.
Il est donc nécessaire de se protéger du danger provoqué
par la considération isolée de ces modèles
systémiques. Dans le cadre de cette étude, notamment
au niveau du système psychique organisationnel et du système
psychique managérial construits pour les entreprises d’origine
anglo-saxonne, les modèles présentés sont construits
de telle sorte qu’ils s’auto suffisent, et assurent
leur fonctionnement grâce à des processus circulaires
où chaque entité (organisation et individu) est à
la fois producteur et produit de l’autre dans des processus
de causalité circulaire.
Manifestement, dans ces modèles développés
pour les entreprises performantes anglo-saxonnes, l’homme
managérial subit et ne semble pas avoir d’autre issue
que d’être pris au piège dans ces relations en
boucle qui l’unissent à l’organisation. Il serait
néanmoins intéressant d’inclure d’autres
variables dans ces modèles et de constater les modifications
qu’ils engendreraient. Le manager est essentiellement considéré
dans cet ouvrage sous l’une de ses principales caractéristiques
: le narcissisme. En revanche, le savoir vivre extra-professionnel
et la curiosité du manager qui sont peu ou prou évoqués
dans l’ouvrage pourraient constituer un espoir d’échapper
à ces pièges : l’homme managérial, par
sa culture et ses méditations développées continuellement
en dehors de l’entreprise, trouverait un moyen d’apporter
des outils de réflexion utiles à l’organisation
en adéquation avec ses contraintes de performance l’amenant
à devoir se dépasser, mais également une possibilité
de conférer à l’entreprise une dimension moins
individualiste par un intérêt retrouvé envers
la communication informelle, élément de base nécessaire
au développement de liens sociaux. Il serait aussi intéressant
de pousser la confrontation entre les modèles construits
pour les organisations de type anglo-saxon et le modèle français
dans lequel le manager tend à apporter un nouveau rapport
à l’entreprise et induit un nouveau type de management,
et de tenter d’esquisser l’espace de médiation
entre ces différents modèles et les solutions en découlant.
Si l’étude porte essentiellement dans le cadre de cet
ouvrage sur les modèles anglo-saxons et aborde en fin le
modèle latin, la mise en exergue simultanée des qualités
et défauts de chacun des systèmes dans un espace commun
pourrait en effet amener à conceptualiser une nouvelle entité
managériale théorique tenant compte à la fois
des enjeux économiques de l’entreprise et des valeurs
individuelles.
Si l’on se réfère aux travaux de Weber, en
terme de pouvoir, l’homme managérial des entreprises
excellentes concilie le pouvoir rationnel légal en sollicitant
le meilleur de ses agents pour atteindre les objectifs en tenant
compte des contraintes, au pouvoir charismatique par l’attachement
et la diffusion d’un certain nombre de valeurs inhérentes
à l’organisation.
L’actualité de la question managériale
tient dans les nouveaux comportements attendus des cadres dirigeants
de haut niveau.
En effet, il n’est plus seulement attendu de ces cadres la
représentation d’un modèle fort de pouvoir,
mais aussi le devoir d’être suffisamment démystifiés
pour devenir des modèles plus facilement identifiables et
contrôlables. La loi française des nouvelles régulations
économiques de mai 2001, par laquelle tous les mandataires
sociaux des entreprises cotées sont tenus de préciser
leur rémunération totale est un exemple de transparence
attendue des managers permettant l’appropriation du personnage
managérial par la société, et répond
à une attente de contrecarrer la propagation d’une
forme de pouvoir diffuse, peu maîtrisable. Egalement, l’article
116 de ces lois oblige à préciser comment les hauts
responsables tiennent compte des conséquences sociales et
environnementales des activités de leur entreprise. L’homme
managérial moderne se voit donc amené à rendre
des comptes à la société concernant ses actions
; il sort du périmètre de l’entreprise et intègre
une facette supplémentaire d’homme publique devant
non seulement être soucieux du bien-être des agents
de son entreprise, mais aussi de l’environnement et du bien-être
des acteurs de la société. L’homme managérial
jusqu’alors homme de pouvoir et de devoir de réussite
dans l’entreprise devient également et progressivement
homme de référence et de devoir dans la société.
En Angleterre, avec les récentes décisions adoptées
par le gouvernement de Tony BLAIR, cette appropriation de l’homme
managérial va jusqu’à se caractériser
par la soumission de sa rémunération au vote des actionnaires,
quelle que soit la performance de l’entreprise.
En retour des conséquences des actions menées par
l’entreprise performante dirigée par cet homme managérial,
il semblerait que l’on passe en Europe d’un modèle
socio-organisationnel définissant ses propres règles
sociales à l’intérieur du périmètre
de l’entreprise, à celui d’un modèle organisationnel-social,
dans lequel les individus de la société tendent à
s’approprier progressivement l’homme managérial
et à lui imposer des règles l’obligeant à
apporter des éléments structurants et des solutions
de bien-être dans leur société.
Un autre aspect pouvant être évoqué dans le
cadre de cette étude est celui de la transposition d’une
approche systémique couramment employée il y a trente
ans pour décrire les organisations à une approche
systémique maintenant utilisée pour décrire
les enjeux sociétaux d’un pays. En effet, il apparaît
actuellement obsolète de concevoir la France comme un pays
homogène, mais est plutôt intéressant de le
considérer comme un système complexe réticulaire
regroupant des sous- ensembles ayant chacun leurs propres valeurs
(opinion, religion, origine, statut social, …) et interagissant
entre eux par multiples liens. On pourrait alors s’attendre
à ce que les prochaines campagnes présidentielles
soient plus médiatrices et centralisatrices des énergies
individuelles que vecteurs de programmes, et que le vainqueur de
ces élections sera amené, un peu à la manière
de l’homme managérial, à mener une gouvernance
transversale en réseau, délaissant les gouvernements
plus classiques et hiérarchiques, et traduisant ainsi un
nouvel âge de la politique plus passionnel.
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