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Fiche de lecture "La lutte des places",
de Vincent de Gaulejac et Taboada Lénoetti, Desclée de Brouwer, 1994
Magali Islv Lille 28 02 2011

Vincent de Gaulejac, Professeur de sociologie à l'université Paris 7, est le fondateur et le Directeur du Laboratoire de Changement Social. Président du Comité de recherche en sociologie clinique de l'Association Internationale de Sociologie, il dirige actuellement la collection Sociologie Clinique chez Éres et la revue Changement Social. Ses nombreuses recherches portent sur le pouvoir dans les organisations, les processus de changement, et sur le sujet face aux déterminations sociales et psychiques. Parmi ses nombreuses publications figurent :

Les jeunes de la rue (en collaboration avec G. Mury), Toulouse, Privat, 1977

L'emprise de l'organisation (en collaboration avec M. Pagès, M. Bonetti et D. Descendres), Paris, PUF, 1979

La névrose de classe, Paris, Hommes et Groupes, 1987

Le coût de l'excellence (en collaboration avec N. Aubert), Paris, Seuil, 1991

Sociologies cliniques (ouvrage collectif), Paris, Hommes et Perspectives et Epi/Desclée de Brouwer, 1993

L'histoire en héritage. Roman familial et trajectoire sociale, Paris, Desclée de Brouwer, 1999

Isabel Taboada Leonetti est chargée de Recherches au CNRS. Elle est titulaire d'un Doctorat de sociologie (sous la direction d'Alain Touraine). Elle a dirigé de nombreuses recherches (sur les femmes immigrées, les élites d'origine étrangère, la cohabitation pluriethnique, les jeunes filles musulmanes, le chômage…). Elle est membre associé du Laboratoire du Changement Social, Université de Paris 7, dirigé par Vincent de Gaulejac et membre du comité de rédaction des revues : Cultures en Mouvement, Les Cahiers de l'Urmis, Cahiers du Laboratoire de Changement Social. Elle a publié de nombreux ouvrages tels que :

Crise d'identité et déviance chez les jeunes immigrés (en collaboration), Paris, La Documentation française, 1983

Les immigrés des beaux quartiers. Cohabitation, phénomènes minoritaires et relations interethniques (avec la collaboration ed M. Guillon), Paris, L'Harmattan, 1987

Problèmes de culture posés à la France par le phénomène des migrations (en collaboration avec c. Camilleri et A. Sayad), La Tourette, Centre Thomas More, 1987

Stratégies identitaires (ouvrage collectif), Paris, PUF, coll. Psychologie d'aujourd'hui, 1990

Situation dans le courant de pensée :

ses auteurs se situent dans le courant weberien, dans la mesure où ils analysent comment les individus construisent une société. L'ouvrage fait également référence à la théorie de la postmodernité.

RESUME DE L'ŒUVRE

Cet ouvrage fait suite à une recherche effectuée pour le compte de la Caisse Nationale d'Allocation Familiale sur le thème "Honte et pauvreté". Il est le fruit d'une équipe qui a effectué une soixantaine d'entretiens individuels ou de groupe. La question sociologique abordée est celle de l'exclusion.

Qui a tué Erick Schmidt ?

En mai 1993, à Neuilly, un homme cagoulé prend en otage des enfants d'une classe maternelle et réclame une rançon de cent millions de francs. Il a posé une bombe sur lui et est prêt à tout faire sauter si on ne l'écoute pas. Il est décidé à aller jusqu'au bout, ce qui signifie, pour cet homme, se suicider dans une mise en scène publique. Il sera finalement abattu par la police.

Ce n'est qu'après sa mort que l'on découvre qui il est réellement : Erick Schmidt, cinquante et un ans, est un homme comme les autres. Brillant et intelligent, il a connu une belle carrière et est même devenu chef d'entreprise. Suite à deux faillites successives, il se retrouve au chômage et a ainsi l'impression d'être devenu inutile pour la société, de ne plus avoir de place au sein de celle-ci. Dans la mesure où on ne veut plus de lui, il va obliger les politiques et les médias à l'éliminer en public, en espérant que son acte dénonce l'injustice du contrat social et que sa mort serve à quelque chose.

Qui est responsable ? La maladie mentale, qui, dans ce cas, apparaît comme une solution de facilité, ou la société, qui a brisé cet homme par le chômage, l'a exclu, poussé à bout ? Or, la société n'étant pas un être humain, elle n'a pas de volonté propre ni de conscience morale. On ne peut ainsi mettre en cause qu'Erick Schmidt, lui-même, dont l'acte est l'expression de sa liberté. La responsabilité lui en incombe donc, "il est l'expression de la lutte des places qui fait rage dans notre monde".

Introduction

Dans cette introduction, l'auteur nous présente la thèse qui va être développée : la lutte des places est une lutte d'individus solitaires contre la société dans le but de retrouver une "place", c'est-à-dire un statut, une identité, une reconnaissance, une existence sociale. Ce n'est donc pas une lutte entre des personnes ou entre des classes sociales.

Il pose alors trois questions fondamentales qui correspondront au développement de son œuvre : Pourquoi de plus en plus de personnes sont touchées par le déclassement et la difficulté de s'insérer dans la société ? Que peuvent faire l'Etat et les citoyens face à ce processus ? Pourquoi, dans nos sociétés industrialisées, le nombre d'exclus semble-t-il augmenter perpétuellement ?

Pour y répondre, une première partie sera consacrée à l'analyse des trois facteurs de l'exclusion et de leur articulation : les facteurs d'ordre économique, social et symbolique. Une seconde partie analysera le processus de désinsertion au travers d'histoires singulières et démontrera que les exclus ne sont pas tous issus des classes sociales défavorisées. Ensuite, une typologie distinguant les stratégies de contournement, les stratégies de dégagement et les stratégies de défense qui viennent le plus souvent renforcer le processus de désinsertion sera proposée dans une troisième partie. Enfin, l'auteur analysera les contradictions des réponses institutionnelles à ce problème, dans la mesure où les institutions chargées de traiter ces problèmes sont elles-mêmes productrices d'exclusion.

I. L'EXCLUSION SOCIALE

Chapitre 1 : Le Manager et le RMIste

Tout d'abord, l'auteur nous présente deux personnages aux parcours opposés qui représentent les modèles de notre société actuelle : Robert, 49 ans, a tout perdu : il a été patron d'un bar pendant 20 ans. Suite à des ennuis financiers, il a dû fermer son bar et s'est ensuite retrouvé garçon de café. Aujourd'hui, il touche le RMI. A l'opposé, Bernard Tapie est l'exemple type de la "success story", du parvenu : fils d'ouvriers et issu d'une cité de banlieue, il aurait pu connaître la galère. A l'inverse, il a occupé le statut de chef d'entreprise, de milliardaire, de vedette de la télévision, de président de club de football et de ministre. Cette réussite reste néanmoins précaire.

Ensuite, l'auteur nous donne l'exemple d'un film réalisé par le fils d'un ouvrier de l'usine General Motors aux Etats-Unis. Face à la concurrence mondiale, le Président de l'usine, Roger Smith, a dû procéder à la fermeture de l'usine pour la délocaliser. Le problème est que la ville de Flint où siège l'entreprise s'est construite autour de l'activité de l'usine. Sa fermeture a donc provoqué un éclatement de la classe ouvrière. Cet exemple illustre ce qui se passe aujourd'hui dans la plupart des pays développés, en décrivant les effets de la modernisation sur la classe ouvrière.

On est ainsi passé d'une société industrielle stratifiée, constituée de classes, à une société managériale caractérisée par l'instabilité, l'éclatement, c'est la période de la postmodernité. Le patron disparaît au profit du manager qui gère des systèmes de plus en plus complexes. Le management est un modèle de réussite sociale, un idéal. Ce culte de la performance se retrouve au-delà de l'entreprise : on recherche désormais l'excellence dans tout domaine : sportif; scolaire, familial…

Chapitre 2 : De l'excellence à l'exclusion

Ce chapitre commence par une citation de A. Jacquard : "un gagnant, ça produit également des perdants". L'auteur met ici en parallèle excellence et exclusion. Au sein de la société postmoderne, la logique managériale prime. Ceux qui parviennent à entrer dans cette logique de performance feront partie des "winners", les autres seront les "loosers". Hormis les citoyens, les villes suivent également cette logique en cherchant à créer de nombreux réseaux pour assurer leur développement. Les maires, quant à eux, deviennent de véritables managers et doivent gérer leur municipalité comme une entreprise dynamique et performante. A l'inverse, les villes qui ne suivent pas cette logique risquent de se dégrader et un certain clivage risque de se créer entre des zones dynamiques, et d'autres sous-équipées.

Les émeutes sont alors le signe de ce clivage et d'un désir de reconnaissance. Elles sont le fruit d'une juxtaposition de malaises individuels. Ainsi, aujourd'hui, il faut se battre pour obtenir et conserver sa place. Cette lutte des places implique que chacun doit faire preuve de sa compétence, de son utilité pour exister socialement. Ainsi, la réussite s'avère être individuelle.

Toutefois, cette société managériale présente certains paradoxes : par exemple, c'est un système très performant, mais très coûteux, un système qui produit de plus en plus de richesses, mais aussi de plus en plus de pauvreté. En effet, la recherche constante de la productivité entraîne davantage de sous-traitance et le rejet des emplois et des travailleurs qui ne sont pas assez productifs. On voit ainsi se développer des entreprises à deux vitesses : les unes participatives qui prennent soin de leurs employés, les autres plus fragiles dépendantes des premières qui ne peuvent offrir que des emplois précaires et une faible protection. Ainsi, comme le souligne l'auteur, l'envers de l'excellence c'est la honte.

Chapitre 3 : Intégration et exclusion

Qui sont les exclus ? Les victimes de l'exclusion peuvent aussi bien être, aujourd'hui, des personnes qui étaient autrefois intégrées, que des personnes qui ne parviennent pas à entrer dans le monde du travail. Pour les auteurs, l'intégration se réalise de nos jours sur trois dimensions distinctes : sur le plan économique caractérisé par le niveau de ressources et la situation de l'emploi, sur le plan des liens sociaux horizontaux (famille, voisins, amis…) et verticaux (institutions), et sur le plan symbolique qui mesure l'utilité des individus. Cette dernière dimension fait référence au système de normes et aux représentations collectives. Selon que l'individu va se conformer ou non aux normes, il sera jugé de façon positive ou négative. Les représentations collectives, quant à elles, sont directement issues de ce système normatif, et notamment des normes d'évaluation de la société. Elles s'imposent aux individus.

Quelles sont les différentes formes d'exclusion ?

Tout d'abord, la pauvreté, mais celle-ci caractérise aujourd'hui des situations très différentes, allant de la pauvreté à la désinsertion sociale (mais qui ont néanmoins la précarité en commun).

On constate aussi que chômage et pauvreté sont étroitement liés. Aujourd'hui, ce qui définit la situation de chômeur c'est l'absence d'insertion dans le monde du travail et le maintien temporaire des ressources. Alors que le chômage a d'abord été considéré comme un fait subi au XIXe siècle, puis comme une anomalie dans les années de plein emploi, il apparaît aujourd'hui comme une situation normale dans les milieux défavorisés. Désormais, c'est plutôt le chômage de longue durée qui est considéré comme anormal. Le chômeur de longue durée va ainsi entrer dans la spirale de la désinsertion.

Ensuite, la pauvreté peut également faire référence au phénomène collectif de la relégation sociale. Elle se caractérise par une insertion économique faible et une stigmatisation sociale collective de certaines catégories sociales. Sur le plan symbolique, elles sont l'objet de peur, voire d'indifférence. Par contre, face au besoin de survivre, elles parviennent à maintenir un lien social à la dimension locale. Ces intégrations internes produisent des normes et des contres-valeurs. La débrouille, par exemple, est connue et admise par le groupe : c'est un moyen de survie sociale ou de sortie de la pauvreté. C'est une sorte d'intégration sociale locale et économique via les échanges, la consommation...

Les immigrés ou les minorités d'origine étrangère, quant à eux, même s'ils participent à la production et à la consommation nationales, subissent la discrimination et sont également exclus de la représentation de la société. L'auteur souligne alors un premier paradoxe : bien que les immigrés représentent souvent les catégories sociales les moins favorisées, peu d'entre eux se trouvent en situation de grande désinsertion, car ils sont souvent insérés dans des réseaux familiaux et communautaires denses, qui leur fournissent entraide matérielle et psychologique. Le second paradoxe est que même si les immigrés sont l'objet de mépris de la part de la société française, ce mépris ne semble pas altérer leur identité profonde. En effet, pour les étrangers qui avaient immigré en France il y a quelques années, la pauvreté n'était que la conséquence de leur choix d'économiser pour envoyer de l'argent à leur famille restée au pays. Toutefois, il est important de noter que la situation de leurs enfants nés et socialisés en France est différente. Leurs références normatives sont celles de l'école, des médias, du quartier... A l'inverse de leurs parents, ils n'ont pas de projet de vie fort qui leur permet d'accepter les travaux pénibles.

La désinsertion sociale, quant à elle, se caractérise par une exclusion dans chacune des dimensions. Progressivement, les individus finissent par perdre confiance, puis espoir, ce qui les entraîne dans la déchéance.

Chapitre 4 : La production sociale de la désinsertion

Comment se produit cette désinsertion ? La désinsertion n'est pas une situation, mais un processus qui conduit des individus auparavant intégrés à décrocher et à se retrouver dans le dénuement et l'isolement. Ce n'est pas un phénomène nouveau, ce sont simplement les conditions de sa production qui évoluent. Trois aspects différents peuvent conduire à la désinsertion :

Tout d'abord, on assiste à une crise du monde du travail : l'automatisation, les nouvelles technologies, la recherche de la rentabilité et de la productivité ont entraîné une réduction du temps de travail et du nombre de travailleurs. La durée du chômage s'est allongée, réduisant encore plus les chances de retrouver un emploi. L'emploi s'est également précarisé au profit de nombreux CDD et temps partiels qui concernent surtout les jeunes et, dans une optique de compétitivité, on assiste à des délocalisations qui suppriment des emplois.

Ensuite, on peut constater que les liens sociaux se fragilisent : toutefois, malgré des bouleversements certains, d'autres liens se recomposent. Ainsi, la famille par exemple, malgré un affaiblissement certain, a su s'adapter et inventer de nouveaux modèles. De plus, c'est la famille qui transmet le capital familial qui va permettre à l'individu de s'intégrer. A l'inverse, l'individu privé de ressources familiales finira par s'isoler. Par ailleurs, malgré des déracinements certains, on constate d'importants réseaux extra-familiaux. Au sein de ces réseaux, fondés sur le voisinage et sur l'inscription commune dans un espace qui a une histoire, la solidarité s'exprime naturellement. Ces créations de réseaux sont davantage volontaires aujourd'hui. Mais cela implique que la rupture des liens peut désormais s'accomplir sans mettre en péril l'intégrité du groupe, ce qui facilite le processus de désinsertion. En ce qui concerne l'action de l'Etat et les solidarités abstraites, l'Etat joue son rôle d'Etat-Providence : il garantit une cohésion sociale minimale et redistribue les biens collectifs, mais il est dans l'incapacité de créer du lien symbolique entre les personnes assistées et la société globale.

Enfin, on assiste, sur le plan symbolique, à la déconstruction des normes et des identités. Pour être reconnu socialement, l'individu doit faire preuve d'une certaine utilité sociale. Or, avec la crise de l'emploi et le rôle grandissant de l'Etat-Providence, l'individu n'arrive plus à se valoriser. En effet, c'est la valorisation et l'identification à un groupe qui permet à l'individu de se doter d'une identité. Ainsi, le rôle des phénomènes identitaires dans les processus de désinsertion et de réinsertion est capital.

Chapitre 5 : Travail et dignité

On constate ainsi que le travail joue aussi un rôle déterminant dans le phénomène de désinsertion. Globalement, dans la société française aujourd'hui, le travail permet d'accéder à la dignité, mais aussi à l'estime de soi. Mais, notre société actuelle distingue les notions de travail et d'emploi. Même lorsque le travail se traduit par des emplois pénibles et fatigants, il est valorisé, car il permet de construire son identité individuelle et de se sentir intégré dans une société. En effet, il permet d'être conforme à la norme sociale et de valoriser des qualités individuelles telles que la vigueur, le courage, l'honnêteté... A l'inverse, les représentations de l'emploi, au sens d'activité professionnelle, sont souvent peu gratifiantes, le revenu devenant alors l'élément essentiel de l'emploi. Celui-ci n'est d'ailleurs pas toujours un facteur suffisant, car même si de nombreuses personnes "se tuent à la tâche", elles ne parviennent pas à subvenir aux besoins de leur famille. Pour avoir un statut social aujourd'hui, il faut être conforme à la norme, à savoir, pour un salarié, être titulaire d'un contrat à durée indéterminée, ce que ne permettent pas ni certaines activités dévalorisées, ni les emplois précaires. Déjà dès l'enfance, au travers de la famille et de l'école, on nous apprend à la fois l'importance d'une activité productive et la valeur de l'argent qui en découle, mais on détermine aussi en même temps, au sein de la société, quels sont les modèles d'échec et de réussite, la position de l'individu.

A l'inverse, le chômeur perd l'estime des autres et ne parvient plus à s'estimer lui-même. Ceci est dû au fait qu'aujourd'hui, on cherche à vivre dans une société qui nous reconnaît et qui nous renvoie une image de nous valorisée. Ainsi, perdre sa dignité c'est perdre le lien social. Nombreux sont ceux qui intériorisent le fait qu'ils sont responsables, mais, l'aspect positif de cette intériorisation, c'est qu'elle permet à la personne de redevenir sujet de son histoire. Toutefois, elle peut aussi s'avérer être un handicap pour le retour à l'emploi dans une société de services où des qualités de communication sont nécessaires, car de nombreuses personnes désinsérées ont tendance à s'isoler perdant ainsi leurs capacités relationnelles.

II. L'ENGRENAGE DE LA DESINSERTION : HISTOIRES SINGULIERES

Chapitre 6 : Les étapes de la désinsertion

La désinsertion sociale correspond également à un décalage entre la manière dont l'individu se perçoit et la manière dont il est perçu par les autres. Elle concerne à chaque fois des cas individuels particuliers. L'auteur s'appuie ici sur le modèle de B. Bergier qui expose l'errance comme une trajectoire décomposée en quatre étapes. La première étape est une rupture que l'individu ne parvient pas à assumer ou à maîtriser : à ce stade, le sujet rencontre une certaine instabilité psychologique, il devient versatile. La deuxième étape correspond à l'enchaînement des ruptures et à l'entrée physique en errance, dans la mesure où l'individu devient vulnérable à d'autres ruptures. Il ne tient plus sa place dans son groupe d'appartenance. La troisième étape est celle du décrochage et consiste à utiliser un moyen institutionnel de survie pour s'abriter, se nourrir. Le sujet devient errant. Son identité change aux yeux des autres, ce qui porte atteinte à la représentation qu'il a de lui-même. Enfin, la quatrième étape est celle de la déchéance et de l'entrée dans un groupe d'exclus. Le sujet a donc une nouvelle appartenance sociale. Il en arrive même à défendre ce nouveau mode de vie.

A chaque étape de la désinsertion, les individus sont susceptibles de traverser trois phases mentales réactionnelles. Tout d'abord, l'individu connaît une phase de résistance pendant laquelle il va mobiliser l'ensemble de ses ressources affectives, sociales, culturelles, pour résoudre lui-même le problème. Néanmoins, la capacité des individus à résister dépend de la plus ou moins grande dotation en capital affectif, culturel et social. Ensuite, l'individu entre dans une phase d'adaptation au moment où il n'a pas d'autre choix que de s'organiser un nouveau mode de vie, mais il refuse de s'identifier à ceux qui ont les mêmes conditions d'existence. Le sujet se sent impuissant, ce qui renforce l'image négative qu'il développe. Enfin, la dernière phase est la phase d'installation, qui est celle de la résignation à la situation, de la passivité. Elle s'accompagne d'une modification du rapport aux normes.

Ensuite, quatre histoires de vie viennent illustrer l'aspect dynamique du processus de désinsertion.

Chapitre 7 : Abdel et le complexe du Phénix

L'auteur nous raconte ici l'histoire d'Abdel, né en Algérie dans une famille de nationalité française. Celui-ci a surtout grandi auprès de sa mère, car son père, marin, était souvent absent. Ce dernier finira d'ailleurs par rester en France, ne revenant qu'occasionnellement. Comme la famille ne dispose pas de ressources suffisantes, Abdel quitte l'école à quatorze ans pour aider sa mère et devient apprenti. A seize ans, il part en France retrouver son père. Il découvre alors que celui-ci vit avec une maîtresse et boit de l'alcool. Choqué, Abdel préfère quitter son père et se débrouiller par lui-même. Il vivra alors seul, fréquentant divers foyers.

Trente ans après, Abdel a connu une véritable ascension sociale. Il a réussi dans le domaine de la couture et travaille dans une boutique sur les Champs-Elysées où il perçoit de bons revenus. Il a, par ailleurs, fondé une famille.

Lors de sa séparation d'avec sa femme, Abdel va connaître une chute brutale. Il perd tout : sa femme, son fils, son appartement, son emploi, d'autant plus qu'il n'a jamais économisé. Après s'être tourné temporairement vers sa famille, il sera trop fier pour accepter que ses proches soient témoins de sa déchéance et partira donc vivre dans la rue. Mais la rue constitue la dérive physique et morale. La seule chose qui le rattache encore à la société c'est son adhésion au système de normes qui le rend incapable de voler, de "faire la manche", etc... Honteux de ce qu'il est devenu, Abdel se retire de la société et préfère s'isoler. Même s'il fuit sa situation dans l'alcool, Abdel accepte sa mauvaise image et l'intériorise. Il ne fera alors rien pour arrêter sa chute. Il refusera également l'aide sociale par fierté, honte et résistance.

Il aura fallu quatre ans à Abdel pour retrouver l'envie de s'en sortir. Pour lui, il fallait qu'il passe par là. Lors de la quatrième année, il insistera lui-même sur son besoin d'une aide extérieure, mais s'efforcera de son côté de se rendre utile, afin que ses efforts et sa valeur soient reconnus. Enfin, il décide de s'accrocher, d'accepter n'importe quel travail pour pouvoir s'en sortir. Mais cette sortie comporte aussi un travail personnel sur son image qui lui permettra d'être revalorisé aux yeux des autres. Dernièrement, Abdel a signé un contrat emploi-solidarité qui lui permettra peut-être de se resocialiser.

Chapitre 8 : "Voler plutôt que de mendier"

Le parcours de Maurice montre comment on peut rester fidèle aux valeurs intériorisées et aux références antérieures pour conserver un lien avec le reste de la société et sauvegarder l'image de soi. Après avoir obtenu le baccalauréat et avoir fait l'armée, Maurice se marie et réussit à entrer à la SNCF. Il estime alors mener "une vie ordinaire". Or, le départ de sa femme et de sa fille va venir rompre le cours de cette vie ordinaire. En effet, Maurice ayant lié la stabilité de l'emploi à la fondation d'un foyer, il vit donc très mal cette situation, devient dépressif et se met à boire. Il ne va plus travailler. La SNCF finit par le considérer comme démissionnaire. Maurice abandonne son logement et se retrouve à la rue sans travail ni argent. Il choisit alors de devenir cambrioleur et sera plusieurs fois condamné à des peines de prison. Il souhaite devenir cambrioleur par désir d'autonomie, de responsabilité, de refus de la mendicité synonyme de faiblesse et de perte de la dignité. Par ailleurs, il choisit son lieu de travail en fonction de la fortune des occupants et ne prend que ce dont il a besoin pour manger. Il reste toujours respectueux des lieux et ne commet aucune dégradation. Finalement, il s'insère professionnellement dans un métier illégal, en lui trouvant des valeurs identiques au travail artisanal telles que la conscience professionnelle, l'habileté, etc. Pendant dix-huit ans, Maurice va vivre en solitaire, squatter dans des pavillons de banlieue abandonnés. Comme son aspect extérieur ne laisse pas deviner la nature illégale de ses activités, comme il maintient l'ordre dans le quartier et moralise les enfants, il est apprécié des voisins. Et pourtant, malgré l'image positive que lui renvoie son voisinage, Maurice ressent un sentiment constant de honte, car son activité ne correspond pas aux valeurs que lui a inculquées sa famille.

Aujourd'hui, Maurice a une volonté de réinsertion. Il a demandé à bénéficier du RMI avec l'aide d'une association d'insertion, et compte rechercher un emploi ensuite. D'après lui, son âge, le fait que l'aide soit un droit et le fait d'avoir réussi à renouer des relations avec les autres sont les trois facteurs déterminants pour expliquer son changement.

Chapitre 9 : Simone : "Être sujet malgré tout"

Toute la vie de Simone sera marquée par une quête inassouvie d'amour. Quand Simone a trois ans, ses parents divorcent. Son père, qui a la garde des cinq enfants, les place à la DDASS et ceux-ci sont élevés séparément. Simone change souvent d'orphelinat. De dix à treize ans, elle vit à nouveau avec son père, alcoolique, qui abuse d'elle. Elle fugue pour aller voir sa mère, mais cette dernière ayant refait sa vie, refuse d'accueillir sa fille. Simone porte alors plainte contre son père et se retrouve de nouveau placée jusqu'à seize ans. Elle multiplie les fugues et les aventures et se retrouve finalement enceinte. Elle est alors placée en maison maternelle. A la naissance de son enfant, elle s'enfuit avec sa fille et vit dans la rue en faisant la manche.

Sa vie de femme est ensuite marquée par la répétition des ruptures et des séparations, Simone se mettant en ménage avec des hommes qui, trois fois de suite, lui feront des enfants, la maltraiteront et l'abandonneront. A chaque rupture, Simone déménage avec ses enfants, ce qui la fait se désocialiser en permanence.

On retrouve dans l'histoire de Simone un tableau illustrant les trois boucles du système de désinsertion socio-affectif. Tout d'abord, pour Simone, la cause de ce qui lui arrive est en elle, elle peut ainsi espérer modifier le cours de son histoire, s'en sortir, alors que si les causes sont externes, elle ne maîtrise plus rien. Simone procède donc inconsciemment à une inversion des facteurs : les effets deviennent les causes. Ensuite, Simone entre dans un cycle systémique dans lequel chaque élément concourt à renforcer le fonctionnement du système. Enfin, la troisième boucle correspond à un mécanisme où sont articulés l'aspect psychologique et l'aspect institutionnel. Au niveau psychologique, elle récupère une maîtrise du processus et pense ainsi qu'elle a pu être abandonnée à cause de son comportement et non pas par manque d'amour. Au niveau institutionnel, les enfants fauteurs de trouble sont exclus, et rejetés vers d'autres institutions. Par ailleurs, on peut penser que Simone est dans la répétition. Mais on peut, à l'inverse, penser qu'elle essaie d'échapper à la répétition, dans la mesure où elle est active dans le processus de séparation.

Chapitre 10 : Les bottines de Victoria

Victoria est fille d'exilés espagnols, réfugiés politiques en France. Elle a connu les discriminations et les humiliations. Son enfance et son adolescence sont marquées par la pauvreté, les mauvaises conditions d'habitat, la scolarité tronquée et la double stigmatisation en tant qu'Espagnole et résidente d'une cour dépotoir, qui caractérisent la faiblesse de son insertion dans les dimensions économique et symbolique. Mais la richesse relationnelle et culturelle du milieu dans lequel elle grandit rend la pauvreté plus supportable.

Ainsi, le capital familial a structuré son identité et lui a permis d'élaborer des stratégies de sortie des conditions de vie difficiles. Ce capital familial lui a apporté, tout d'abord, la connaissance de l'histoire familiale, la fierté de la lignée et la conscience de faire partie d'un groupe qui a joué un rôle à un moment de l'histoire. Ensuite, comme son père a continué son combat politique en France, sa maison est devenue un lieu de passage et un point de ralliement où les enfants pouvaient écouter de merveilleuses histoires qui véhiculaient des valeurs fortes, des convictions solides, le goût du savoir, etc..

Toutefois, Victoria connaîtra à l'école deux situations humiliantes. Un jour, son institutrice lui dit qu'elle est une pomme pourrie, susceptible de pourrir les autres pommes du panier. Victoria se révolte et riposte par la dérision en inventant une chanson ridiculisant l'institutrice. Une autre fois, Victoria doit se rendre à l'école par temps de neige et emprunte alors les chaussures de sa mère qui sont beaucoup trop grandes. Tout le monde à l'école se moque d'elle.

Désormais, Victoria achète de nombreuses paires de chaussures, ne les use pas, les fait réparer. Elle a aujourd'hui pris sa revanche et a voulu démontrer que les autres avaient eu tort de se moquer. Victoria a ainsi réussi à refuser l'image négative que les autres avaient d'elle et à se désimpliquer en dissociant les deux mondes du dedans (maison, famille) et du dehors (école, extérieur). Aujourd'hui, Victoria s'en est sortie : elle a accumulé les diplômes, les engagements politiques et sociaux, les projets.

Chapitre 11 : La réinsertion de Joseph

Le récit de Joseph permet d'analyser son processus de réinsertion. Pour Joseph, tout s'effondre le jour où sa femme se suicide devant ses yeux. Suite à cela, il connaît des problèmes de santé qui nécessitent plusieurs hospitalisations. Gérant salarié d'une société, il perd alors son emploi et se retrouve seul, en situation de rupture grave matérielle, sociale et psychologique.

Grâce à deux assistantes sociales, il parvient ensuite à obtenir le RMI et l'AAH. Mais c'est vraisemblablement sa rencontre avec une association d'insertion qui lui permettra de reprendre une vie sociale normale. En effet, Joseph accepte de travailler en tant que bénévole et se sent alors à nouveau utile. Au bout de quatre mois, il travaille à mi-temps dans le cadre d'un contrat de retour à l'emploi et perçoit un salaire. Son travail consiste alors à aider d'autres RMIstes comme lui à se réinsérer. L'association lui a permis de tisser des liens qui l'ont sorti de son isolement et lui a offert la possibilité de donner son savoir, d'être utile, ce qui lui a permis de retrouver une certaine dignité et un sens à sa vie.

Ainsi, en refusant d'intérioriser l'image négative d'assisté, la principale stratégie de Joseph est la différenciation : il se dit différent des autres et se persuade qu'il pourra s'en sortir. Il utilise également une autre stratégie en dissociant la situation qu'il vit et sa propre identité personnelle. Par ailleurs, alors que l'acceptation d'un statut négatif et l'identification à un groupe stigmatisé correspondent généralement à une des étapes ultimes de la désinsertion, elle offre au contraire à Joseph des stratégies de sortie. Aujourd'hui, il a accepté son statut de RMIste et s'en sert comme d'une ressource pour se faire reconnaître des autres RMIStes. Il a également partiellement changé son système de valeurs. Enfin, sa participation à l'association lui apporte aussi le tissu relationnel dont il s'était totalement privé.

Ainsi, le point de départ de la réinsertion n'est pas nécessairement de trouver un emploi rémunéré, mais de rétablir des relations qui produisent de la reconnaissance symbolique et qui servent de support à la construction d'une identité positive.

III. LES STRATEGIES DE REPONSE

Chapitre 12 : Les réponses individuelles

On a pu voir que les éléments déclencheurs de la désinsertion gravitent souvent autour du chômage, d'une rupture affective ou d'un problème de santé. Toutefois, même si les réponses des individus sont très diversifiées, il existe tout de même certaines ressemblances, ce qui a permis à l'auteur de réaliser un inventaire des stratégies mises en œuvres.

Ainsi, la désinsertion peut arriver à n'importe qui. Dans un premier temps, l'enjeu le plus important pour l'individu est de répondre à l'infériorisation. En effet, le désir de s'en sortir, l'élaboration d'un projet de réinsertion, dépendent de l'image que le sujet a de lui-même. Toutefois, il ne faut pas oublier que le pouvoir de la société peut être grand et que le jugement de l'individu sur sa situation et sur lui-même peut être affecté par un regard social fortement invalidant,

Ensuite, les individus définissent des finalités en fonction de l'importance des contraintes extérieures et de leurs propres capacités d'action. Pour atteindre ces finalités, ils mettent en œuvre des stratégies. Cette notion de stratégie permet de comprendre les comportements, car elle se situe à l'articulation du système social et de l'individu, du social et du psychologique.

Enfin, les sentiments éprouvés face à une identité dévalorisée jouent un rôle important dans les comportements. Tout d'abord, la honte est produite par le décalage entre l'image que l'individu a de lui et l'image qui lui est renvoyée par les autres. Le sujet se sent alors responsable de cette image et de sa situation et il développe une certaine agressivité envers lui. Ensuite, l'humiliation est produite par une situation subie par l'individu qui se sent impuissant, mais pas pour autant responsable. Dans ce cas, il développe une agressivité vers autrui. Enfin, la révolte exprime la contestation d'une situation vécue comme injuste. Globalement, l'invalidation et la dépersonnalisation sont génératrices de souffrance. Il existe alors trois moyens pour réduire ou supprimer cette souffrance : modifier le sens accordé à la situation (stratégie de contournement), modifier la situation sociale (stratégie de dégagement) ou agir sur son ressenti de la souffrance (stratégie de défense).

Chapitre 13 : Les stratégies de contournement

Les différentes stratégies de contournement visent à refuser à la fois, la légitimité de l'image négative de soi renvoyée par l'autre et l'intériorisation de cette image.

Tout d'abord, la distanciation et la dérision permettent à l'individu de tourner en ridicule sa propre situation, ce qui lui permet de prendre de la distance avec lui-même et de s'attaquer au système de valeurs coupable de sa stigmatisation.

Une autre stratégie consiste à inverser le sens de la situation vécue. L'individu pourra ainsi adopter certains comportements, réprouvés par le système de valeurs dominant, mais en partie valorisés sur une autre échelle de valeurs. Cette stratégie permet à l'individu de ne pas intérioriser la stigmatisation. Lorsque cette inversion est individuelle, l'individu reste alors isolé, pour ne pas subir le jugement des autres. Mais, lorsque cette inversion est partagée par un groupe, elle facilité l'intégration à certains groupes en marge de la société. Toutefois, l'application de ce contre-système de valeurs n'est pas si simple dans la mesure où les individus ont intériorisé depuis l'enfance certaines valeurs morales, ce qui implique que ces individus se dégoûtent souvent dans le fait de ne pas les respecter.

Ensuite, sans pour autant inverser le sens de la situation vécue, l'individu peut également faire référence à d'autres systèmes de valeurs, mais il faut que ce contre-système soit légitime aux yeux du sujet. Cette attitude l'aide ainsi à ne pas se sentir intimement concerné par la stigmatisation : ce qui est jugé méprisable par l'autre ne l'est pas forcément pour son groupe, ni pour lui. Mais cette stratégie de désimplication nécessite de pouvoir s'appuyer sur une identité collective valorisée.

Enfin, pour certains assistés, l'aide sociale, synonyme d'aumône renforce l'image négative qu'ils ont d'eux-mêmes, ce qui bloque certains individus à demander une aide quelconque. Ceux qui, au contraire, pensent que l'aide sociale est un droit, permettent de débloquer les résistances, car la notion de droit fait référence à un système de normes où l'assistance n'est pas synonyme de mendicité, mais qu'elle est issue du contrat social et du devoir de solidarité collective.

Chapitre 14 : Les stratégies de dégagement

Les stratégies de dégagement sont capitales, car elles cherchent à revaloriser l'identité individuelle, ce qui permet à l'individu d'imaginer plus facilement des scénarios de sortie de sa situation.

Tout d'abord, l'individu réagit à sa situation humiliante avec agressivité, ce qui l'aide à externaliser la souffrance ou les sentiments négatifs. Il souhaite modifier le rapport de force établi. Lorsque cette attitude est individuelle, elle implique que l'individu fait face à un sentiment de haine envers le dominant. Elle permet, dans certains cas, de récupérer un statut de dominant qui revalorise temporairement l'identité de soi. Par contre, lorsque l'agressivité éclate dans des manifestations collectives, elle représente une addition de colères individuelles. Même s'il est difficile de se situer au sein d'un conflit social face à un adversaire qui a exclu ces individus du champ social, l'agressivité permet dans ce cas de rétablir un lien social.

Ensuite, la honte peut parfois déboucher sur le désir de revanche. En effet, certains individus soucieux de se réinsérer, s'identifient aux acteurs dominants, dans l'espoir d'occuper un jour une place plus élevée dans la société et pouvoir les humilier à leur tour. Or, pour cela, il faut rester dans leur système d'évaluation. L'humiliation vécue fortement, quant à elle, pousse souvent les individus à utiliser toutes leurs ressources pour sortir de leur situation défavorisée. Toutefois, ce désir de revanche repose soit sur une identité fortement structurée dès l'enfance, soit sur l'existence d'une personne influente dans la vie de ces individus, qui leur permet d'établir une relation valorisante.

Enfin, certains individus recherchent la reconnaissance individuelle à travers la revalorisation du groupe auquel ils appartiennent. Quand les individus se sentent coupables et dévalorisés, ils rencontrent plus de difficultés à mener des actions sociales collectives, car la honte de se voir semblables à ceux qui sont méprisés les empêche de s'unir pour agir ensemble. Mais, lorsque la honte a disparu et qu'elle a été remplacée par des sentiments de colère et de révolte, les actions collectives sont facilitées et façonnent une image positive de l'acteur. Ainsi, la revalorisation de l'identité collective d'un groupe stigmatisé peut conduire à la mise en cause du système.

Chapitre 15 : Les stratégies de défense

Lorsque l'intériorisation de l'image négative est faible, le sujet essaie de résister à la stigmatisation de différentes manières : il peut, tout d'abord, pratiquer l'évitement ou le retrait social, c'est-à-dire qu'il tente d'éviter les situations dans lesquelles il serait confronté à une image de lui stigmatisée. Pour cela, il dissimule aux autres sa situation. Cette attitude suppose l'existence d'une certaine fierté, qui le conduira à refuser l'aide institutionnelle. Par ailleurs, la stratégie de l'évitement conduit souvent à des ruptures affectives, ce qui aggrave par la suite la situation matérielle. Ensuite, l'individu peut chercher à se différencier de la mauvaise image de ses semblables exclus, ce qui lui permet de préserver sa propre image. Sur le plan matériel, les réseaux de solidarité et d'entraide s'amenuisent ou n'existent pas. Sur le plan psychologique, le refus de se reconnaître dans une identité collective prive le sujet des repères identitaires qui lui permettraient de se situer dans le système social. L'individu a ainsi un sentiment de responsabilité individuelle et d'incapacité. Sur le plan social, il s'isole. Une autre stratégie est la dénégation et la fuite de la réalité. Dans ce cas, le sujet nie sa situation réelle et finit par croire lui-même à la réalité qu'il s'invente, ce qui lui permet de préserver une image idéale de lui-même qu'il puisse estimer. A ce stade, la tentation est fréquente de recourir à l'alcool ou à la drogue.

Par contre, lorsque l'intériorisation de l'image négative devient forte, le sujet finit par accepter cette image : Tout d'abord, il peut adopter une stratégie de dédoublement : il accepte le statut négatif proposé, mais joue à être celui qu'on attend qu'il soit. Ce rôle lui permet d'obtenir des aides sociales de la part des autres, tout en prenant ses distances. Ce sentiment de jouer un rôle, d'instrumentaliser la situation le préserve pour un temps de la dévalorisation. L'impression d'avoir manipulé l'interlocuteur lui procure un sentiment de puissance.

Toutefois, lorsque l'intériorisation de la mauvaise image est totale, le sujet finit par se résigner à cette mauvaise image, ce qui est la conséquence d'une situation matérielle désespérée, de la perte de l'espoir de s'en sortir seul et de l'énergie nécessaire pour faire face. Devenu indifférent à l'image que l'on peut avoir de lui, le sujet ne cherche plus à maintenir une apparence, ce qui est accentué par l'alcool. Sur le plan comportemental, l'individu se sent impuissant, il est convaincu de son incapacité et de son inutilité sociale. Il lui est alors difficile de construire des projets. Enfin, les conduites d'échec peuvent être analysées comme des stratégies répondant au besoin de l'individu de se réapproprier son destin et de s'instaurer comme sujet, en s'attribuant la responsabilité de sa situation. La surenchère dans l'échec consiste donc à mettre tout en œuvre pour que le pire ne puisse être évité. Cette stratégie est destructrice lorsque les ressources des acteurs sont faibles. Par ailleurs, le complexe du Phoenix consiste en un comportement de fuite vers le malheur qui va au-delà, puisqu'il consiste à toucher le fond. L'instrument le plus souvent utilisé pour ce processus d'autodestruction est l'alcool.

Chapitre 16 : Contraintes sociales et stratégies individuelles : la place de l'acteur

Les histoires de vie nous ont montré que la désinsertion ne se réduit pas à une simple addition de handicaps, mais que chaque facteur a un effet différent suivant le moment où il intervient, suivant les autres facteurs auxquels il est associé et suivant la manière dont le sujet réagit. Quelles sont les interrelations entre la société et l'individu et quels sont leurs rôles respectifs ?

Aujourd'hui, on assiste à une société dualiste où coexistent personnes socialement intégrées et exclus relégués vers les périphéries des grandes villes. Cette dualisation peut opposer tous ceux qui ont un capital, quel qu'il soit. La notion d'exclusion sociale exprime une sorte d'absence de rapports sociaux puisqu'il n'existe aucun enjeu commun, aucun avantage à tirer de la domination des uns par les autres. Pour les exclus, cette absence de place est source d'angoisse et de désespoir. Ces personnes considérées comme inutiles sont les victimes d'une crise sociale, qui est une crise des représentations, des valeurs, des référents. La honte ressentie par les exclus, mais surtout par les personnes intégrées vis-à-vis des exclus, témoigne de l'existence d'un corps social gênant difficile à ignorer et de l'expression de la rupture effective de la société.

Toutefois, le paradoxe de la désinsertion est que le sujet effectue des choix qui font de lui l'acteur de sa propre désinsertion : il n'accepte pas n'importe quel travail, il coupe volontairement les liens familiaux. Soit le désir de s'en sortir peut être étouffé par des contraintes trop fortes qui conduisent au désespoir, soit ce désir est réanimé par le regard d'un autre qui restaure l'amour de soi.

Par ailleurs, aujourd'hui, de nombreuses personnes trouvent une alternative au travail en tant qu'organisateur de leur vie. Toutefois, ce changement n'est possible que lorsqu'il s'inscrit dans une production collective. La conséquence est que d'autres valeurs s'en trouvent ébranlées telles que la croissance, la consommation, la lutte pour un statut… Ainsi, les exclus d'aujourd'hui sont plus dérangeants pour la société parce qu'ils menacent la légitimité symbolique sur laquelle repose tout le système.

IV. LE TRAITEMENT INSTITUTIONNEL DE LA DESINSERTION

Chapitre 17 : Demandes existentielles, réponses institutionnelles

Le traitement institutionnel de la désinsertion repose sur des malentendus qui opposent les logiques institutionnelles aux logiques existentielles : les logiques institutionnelles sont fondées sur des nécessités de gestion où les critères d'évaluation reposent sur des éléments qui peuvent être comptabilisés. Ainsi, pour avoir une existence sociale, il faut avoir un travail ou à défaut une activité productive. Les logiques existentielles s'opposent à cela, dans la mesure où les sujets ne comprennent pas pourquoi les institutions les traitent comme des objets, d'autant plus que chaque cas est singulier, ce qui implique une multiplicité des attentes subjectives.

Enfin, l'auteur nous propose sept exemples qui illustrent bien cette diversité des demandes et des rejets, des déceptions et des succès, des espoirs et des frustrations vécues dans les rapports aux institutions.

Chapitre 18 : Le rapport aux institutions

Les exemples du chapitre précédent ont permis de montrer qu'il existait une double contradiction dans le rapport aux institutions : une contradiction institutionnelle, puisque les institutions affirment que les sujets doivent être acteurs, alors que les modes de fonctionnement de ces mêmes institutions favorisent la désinsertion ; et une contradiction existentielle, dans la mesure où les usagers préfèrent la déchéance plutôt que de s'insérer en perdant leur dignité.

Ainsi, les institutions et les usagers illustrent ce qu'on appelle "l'insertion paradoxale" : "être inséré, c'est vivre autonome à l'écart des institutions chargées de l'insertion ; être désinséré, c'est vivre en étant coupé des autres, mais en étant dépendant des institutions".

On constate donc que les contradictions entre les logiques institutionnelles et existentielles dépendent tout d'abord du fonctionnement des institutions. Mais le rapport aux institutions varie également en fonction de l'histoire familiale et de l'appartenance ou non à des réseaux, du vécu de la situation, de la nature des aides attendues et de la qualité de la relation d'accueil.

Il est vrai que les logiques bureaucratiques engendrent l'indifférence. En général, les institutions cherchent à rendre les usagers les plus passifs possible pour éviter les conflits. Ainsi, l'individu vit sa demande d'aide comme un véritable "parcours du combattant" culpabilisant qui l'amène souvent à renoncer. En effet, il se retrouve seul pour effectuer de multiples démarches nécessitant de multiples déplacements pour rassembler toutes les pièces justificatives, il n'existe qu'au travers de son dossier, il a l'impression de devoir en permanence faire la preuve de sa bonne foi, il doit faire face à des procédures très complexes, il doit lui-même apporter la preuve en cas d'erreur de l'administration, il rencontre de nombreuses difficultés à se faire entendre (exemple du syndrome de l'hygiaphone), ce qui est renforcé par l'absence de représentation des usagers dans les instances institutionnelles, il a l'impression que les institutions mettent en place un système défensif pour se protéger des usagers et que la pression des gestionnaires des organismes sociaux conduit à adapter le fonctionnement de ces organismes aux exigences administratives plutôt qu'aux besoins exprimés par les usagers. Ainsi, dans le rapport aux institutions, l'humiliation est permanente.

Chapitre 19 : le contre-transfert institutionnel

Les milieux politiques et institutionnels imposent leur propre vision du monde à ceux qui ne vivent pas comme eux et décident de la façon dont ces derniers doivent procéder pour devenir de véritables sujets, sous-entendant ainsi qu'ils ne le sont pas. Or, c'est ce présupposé qui stigmatise les exclus. Il est ainsi important de modifier la nature des rapports sociaux, institutionnels, économiques et culturels et d'inventer des réponses nouvelles pour lutter contre la désinsertion.

Dans la mesure où l'insertion n'est pas un état, elle ne dépend pas du comportement des individus, mais d'un ensemble de processus et des relations qu'entretiennent ces personnes avec la société dans son ensemble. L'analyse doit donc se focaliser sur le rapport qu'entretient chaque groupe avec les autres et aussi sur le contre-transfert institutionnel, à savoir sur la façon dont les institutions de prise en charge "traitent" les personnes, car ce traitement a une influence déterminante. Ainsi, tout intervenant social doit se questionner sur les effets de ses représentations et de ses pratiques.

On peut alors se demander quelles sont les conditions pour établir un transfert positif de la part des usagers. Les institutions doivent essayer aujourd'hui de comprendre des comportements tels que l'agressivité, l'alcoolisme (etc.), synonymes de souffrance sociale, plutôt que de les combattre. Pour cela, il s'agit d'abord d'être à l'écoute de l'autre et de laisser la parole à l'autre pour inverser les rapports de domination. Ensuite, il faut respecter l'autre, le traiter comme un citoyen à part entière. La reconnaissance c'est l'acceptation fondamentale de l'autre et la possibilité d'établir avec lui un rapport de réciprocité. Enfin, il convient d'introduire dans la relation d'aide un principe de réciprocité, un échange en considérant les personnes en difficultés comme aptes à produire un savoir sur leur propre situation et capables d'imaginer les solutions pour résoudre leurs problèmes à condition qu'on leur en donne les moyens. Or, les institutions contribuent parfois à entretenir la soumission et l'impuissance.

Pourquoi une grande majorité de personnes en contact avec les institutions se plaignent-elles ? C'est parce qu'il existe une coupure entre deux mondes : l'univers institutionnel et l'univers de la désinsertion sociale. Cette rupture tient tout d'abord au fait que les agents des institutions sont gênés par la déchéance de l'autre, ce qui nuit à la réciprocité de l'échange. Cette rupture tient ensuite à une distance de classe, à des intérêts divergents entre ceux qui travaillent sur la misère et ceux qui vivent dedans. Cette rupture découle enfin des logiques gestionnaires qui pensent avant tout au "bon fonctionnement du service". Dans cette logique, le projet que l'on demande à l'usager est en définitive réduit au programme que l'institution est capable de lui offrir.

Conclusion

Dans un monde de crise, nombreux sont ceux qui sont victimes du processus de désinsertion sociale. Toutefois, l'épreuve de la désinsertion sociale ne conduit pas à vouloir se réinsérer à tout prix dans cet univers de crise. Par ailleurs, la désinsertion peut aussi être un choix.

Comment résoudre ces problèmes d'exclusion ? Ils ne seront pas résolus par une prise de conscience individuelle, mais sans doute par un vaste mouvement collectif qui rassemblerait les exclus. Pourtant, celui-ci est peu probable, car ce qui unit les exclus est essentiellement négatif. Toutes les appellations qui les concernent renvoient à un manque. De plus, leur identité est définie par l'institution qui les prend en charge et qui souvent les rejette. Ils sont donc frustrés, résignés, humiliés.

Par ailleurs, les exclus ne forment pas une classe sociale parce que leurs situations sont hétérogènes et qu'ils sont en rivalité permanente pour se faire une place dans la société. Ainsi, la désinsertion sociale est bien un phénomène individuel, elle est le symptôme de la lutte des classes à la lutte des places.

Que faire aujourd'hui ? Il faudrait développer des formes de vie sociale dans lesquelles l'utilité ne se réduit pas aux capacités productives, les revenus aux salaires, les relations sociales aux relations professionnelles et la reconnaissance à la carrière.

LES PERSPECTIVES DES AUTEURS ET CRITIQUES

Analyse et perspectives ouvertes par les auteurs

La désinsertion sociale de Gaulejac et Léonetti consiste en une approche individuelle. Les auteurs s'intéressent à ce qui est arrivé aux personnes. On est ici dans le registre du récit, de l'histoire de vie, et non pas dans une dimension de classification, ce qui permet de montrer que le phénomène de désinsertion peut arriver à tout le monde (cadres, chefs d'entreprises, etc.). Les histoires de trajectoires sociales recueillies montrent comment chaque facteur a un effet différent suivant le moment où il intervient, et suivant les facteurs auxquels il est associé.

La désinsertion sociale caractérise ainsi le processus de déclassement social. Elle est basée sur l'idée qu'il y a eu insertion, exclusion et enfin désinsertion. La désinsertion est, d'après les auteurs, le résultat d'une triple rupture : économique, sociale et symbolique et ce serait cette dimension symbolique qui serait l'essence même de l'exclusion.

L'approche de l'exclusion symbolique en termes d'utilité sociale permet donc de dégager deux éléments importants : le rôle du système normatif en fonction duquel la société évalue l'utilité des individus, ainsi que le poids des représentations collectives, et le rôle des phénomènes identitaires et de la subjectivité des acteurs. L'insistance sur cette dimension symbolique permet aux auteurs de montrer le caractère dynamique du processus dans lequel l'individu désinséré est acteur à part entière. Ainsi, la désinsertion caractérise une situation bien spécifique. Elle est différente de la notion de pauvreté, car l'exclusion économique peut favoriser la cohésion des exclus et leur sentiment d'appartenance à un groupe.

Pour Vincent de Gaulejac et Isabel Taboada Léonetti, il faut essayer de résoudre les problèmes d'exclusion et de désinsertion. Pour cela, les institutions et les usagers doivent d'abord essayer de trouver des intérêts communs, afin de supprimer cette contradiction entre logique institutionnelle et logique existentielle. Il faut ainsi que les institutions cessent de se baser uniquement sur des logiques gestionnaires. Ensuite, les travailleurs sociaux doivent se questionner sur les effets de leurs représentations et sur leurs pratiques qui sont déterminantes dans la création d'une relation avec l'usager. L'accueil est donc très important. Les travailleurs sociaux doivent également essayer d'être à l'écoute, de laisser la parole à l'autre, de le respecter, de supporter l'image de sa déchéance et de l'accepter afin d'établir avec lui un rapport de réciprocité, un échange qui permettra d'éviter d'entretenir les rapports de soumission et d'impuissance. Les institutions doivent également essayer de comprendre les comportements "déviants" plutôt que de les combattre.

Ensuite, d'après les auteurs, ces problèmes ne pourront être résolus que par un vaste mouvement collectif qui rassemblerait les exclus. Or, celui-ci est malheureusement peu probable.

Enfin, ils estiment qu'il faudrait aujourd'hui créer de nouvelles formes de vie sociale qui modifierait l'aspect symbolique de l'utilité sociale, des revenus, des relations sociales et de la reconnaissance.

Comparaison de l'ouvrage avec d'autres travaux

En comparant la lutte des places à d'autres ouvrages cités ci-dessous, j'ai ainsi remarqué qu'il est difficile de définir la notion d'exclusion, car le terme d'exclusion caractérise des situations très disparates, tout en effaçant la spécificité de chacune.

Selon Autès, l'exclusion peut être la manifestation du déclin ou de la transformation profonde de la société salariale due aux transformations des façons de produire. Cela remet en cause la cohésion sociale telle qu'elle est vécue. Elle peut prendre le sens d'une distanciation, d'un affaiblissement ou d'une rupture du lien social. Cette thèse se décline de plusieurs manières :

Tout d'abord, la désinsertion sociale de Gaulejac et Léonetti (voir ci-dessus).

Ensuite, la disqualification sociale de Paugam consiste essentiellement en une approche en termes de classification qui s'organise autour de la question de l'intégration et du type de rapports que la société organise avec ses marges. "La disqualification sociale c'est le discrédit de ceux dont on peut dire qu'ils ne participent pas pleinement à la vie sociale". Paugam a élaboré cette notion en analysant la façon dont les personnes qui relèvent de l'assistance vivent cette situation. Il s'intéresse donc à ceux reconnus comme pauvres par la société et non à l'ensemble des populations défavorisées. S'intéressant au vécu des bénéficiaires de l'assistance, il va privilégier l'analyse de la relation entre ceux-ci et les travailleurs sociaux et montrer "comment des individus discrédités parviennent à résister au stigmate en essayant de retourner, au moins partiellement et symboliquement, le sens de leur infériorité sociale et de leurs échecs". Il ne donne pas de définition précise de la disqualification, mais indique qu'elle renvoie à la logique de la désignation et de l'étiquetage et de ses effets sur le plan identitaire. Ce processus de disqualification sociale lui permet de distinguer trois types de population en fonction de leur degré de prise en charge institutionnelle : les fragiles qui bénéficient d'une intervention ponctuelle, car leurs difficultés sont d'ordre économique, les assistés qui font l'objet d'un suivi social régulier, car leurs difficultés sont plus importantes et les marginaux qui se situent à l'écart du dispositif d'assistance, car ils sont en rupture de lien social. Dans son analyse, Paugam montre que le disqualifier est également acteur de sa disqualification selon qu'il accepte ou refuse ce qui est proposé par les spécialistes de l'intervention sociale.

Enfin, on retrouve la désaffiliation sociale de Castel. Castel, quant à lui, propose un compte-rendu macrosocial. Pour Castel, la désaffiliation caractérise un processus de rupture du lien social que vivent un certain nombre de personnes particulièrement démunies. Cette notion se différencie donc de la paupérisation, car elle ne se réduit pas à la dimension économique de leur situation, mais concerne également le tissu relationnel. Il construit son concept de désaffiliation en montrant que ce n'est pas seulement une rupture par rapport au salariat, mais aussi par rapport à ce qu'il appellerait plutôt le lien sociétal : une perte d'appartenance des individus. Notamment, l'appartenance des pauvres devient, selon lui, problématique, car ils sont "surnuméraires". La désaffiliation est ainsi le dernier maillon d'un processus macrosocial de fragilisation. Le désaffilié est éloigné du marché du travail et isolé au niveau relationnel. Son statut négatif, stigmatisé, le conduit progressivement à basculer dans l'inexistence sociale.

Ces trois approches relatives à l'exclusion définie comme un processus, ne se regroupent pas totalement, mais sont complémentaires. Pour les trois, il s'agit d'un processus qui ne peut s'appréhender dans sa seule dimension économique, mais qui concerne également la sphère relationnelle et la sphère identitaire et qui menace de plus en plus des catégories de population intégrées.

Les approches de Gaulejac et Paugam mettent l'accent sur le vécu d'individus appartenant à des populations spécifiques qu'elles considèrent comme des acteurs ayant une marge de manœuvre. L'approche de Castel s'en différencie par le fait qu'elle appréhende le processus dans sa dimension historique.

A l'inverse de cette conception, Elias dit que l'exclusion est aussi et d'abord le résultat de rapports de pouvoirs entre groupes. Le fondement de cette thèse peut être exprimé comme suit : exclure signifie clôturer un espace social déclaré comme "normal". On y classe les individus atypiques ou incompatibles avec certaines valeurs prédéfinies comme condition d'appartenance à cet espace. Ces valeurs ne sont pas nécessairement celles de la société dominante, elles peuvent être le fait de groupe social spécifique. L'exclusion repose sur la défense d'un territoire : physique (un quartier), symbolique, idéologique, culturel. C'est sur le différentiel de pouvoir entre des groupes que repose l'exclusion de l'un par l'autre. Il y a donc une relation essentielle entre établis et exclus. D'un côté, un groupe ayant un niveau d'organisation élevé, une cohésion interne forte, une identification collective, une communauté de normes… de l'autre, un groupe anomique, sans cohésion et ayant peu de valeurs communes. Pour lui, l'exclusion procède de l'étiquetage et de la stigmatisation qui entraînent une dévalorisation de l'autre individuellement ou collectivement. Cette lecture met en évidence des mécanismes non visibles à première vue qui, se combinant, produisent l'exclusion.

Réactions, critiques, interrogations

Réactions

La lecture de la lutte des places m'a permis de comprendre toute la complexité de la notion d'exclusion et notamment qu’en caractérisant des situations très différentes, cette notion ne parvient pas à rendre compte de la situation réelle des personnes. De plus, il est assez difficile de la définir, car cette notion évolue avec les sociétés. Il existe ainsi de nombreuses formes d’exclusion. Or, étrangement on parle pourtant d’exclusion et pas d’exclusions.

Je trouve que cet ouvrage présente une analyse poussée des comportements et des stratégies individuelles des exclus qui permettent de mieux comprendre les personnes, leur passé, leurs valeurs (…). Je pense ainsi que le titre choisi par les auteurs est intéressant, car le terme de lutte illustre parfaitement le fait que le sujet est acteur et qu’il ne subit pas. Je suis d'accord sur le fait que l'individu est responsable de ses actes, que chaque parcours est individuel.

Cet ouvrage propose également une analyse des institutions et du comportement de leurs agents et nous propose une façon de procéder en tant que futur travailleur social. Ainsi, j'adhère totalement au fait qu'il est nécessaire pour un travailleur social de procéder à un certain questionnement, à une certaine réflexion lors d'une rencontre avec d'un usager. Il est ainsi important de bien comprendre l’histoire des individus, leur vécu, leurs valeurs, leurs projets d'avenir. En effet, ceux-ci sont différents pour chaque individu, et ils permettent de faire ressortir les vecteurs de son exclusion. Par ailleurs, les travailleurs sociaux doivent essayer de travailler en fonction du système de valeurs de l’usager et essayer de travailler sur des valeurs communes.

Finalement, à la lecture de ce livre, on se rend compte qu'il existe une contradiction entre les développements économiques et les développements sociaux et que le culte de l'excellence n'a pas de limite, pas de fin.

Désormais, j'aurais un avis différent sur l'exclusion et j'arriverai mieux à la comprendre.

Critiques

Ce qui m’a d’abord déçu dans cet ouvrage, c’est le fait qu'une soixantaine d'entretiens ait été réalisés, alors que les auteurs ne nous proposent que les histoires d'un petit nombre de personnes. Par ailleurs, les propos des personnes ne sont pas rapportés tels quels, mais sont retranscrits. On peut donc se demander s'il n'y a pas eu un manque d'objectivité et/ou interprétation à certains moments.

Les auteurs se sont limités à définir les exclus par les pauvres, les chômeurs, les populations reléguées, les minorités étrangères. Or, d’après moi, ils oublient certaines catégories telles que les jeunes, les handicapés, les personnes de plus de cinquante ans, etc. Par ailleurs, d’après moi, il existe également un risque de transmission de l’exclusion à la génération suivante.

De plus, d’après les auteurs, les éléments déclencheurs de la désinsertion gravitent souvent autour du chômage, d'une rupture affective ou d'un problème de santé. Toutefois, à mon avis, on pourrait également prendre en compte d’autres éléments tels que l’éducation, le logement, les finances. Tous ses éléments sont reliés entre eux et je pense que chaque élément a une incidence sur les autres. Ainsi, il me semble qu’avant de fournir un emploi à un chômeur de longue durée, par exemple, on doit s’assurer au préalable que sa santé, son équilibre familial, son niveau de formation permettent à cette insertion de durer, sinon l’intervention sera probablement vouée à l’échec.

Par ailleurs, cet ouvrage donne l’impression que les institutions et l’Etat ne considèrent pas le phénomène de l’exclusion comme une priorité, alors que de nombreux acteurs de la vie politique, économique et sociale se mobilisent. Mais je pense qu’il leur est difficile de savoir par où commencer : faut-il d’abord leur donner un toit ? Les sortir du chômage ? Les soigner ? Or, dans la mesure où il faut privilégier une réponse personnalisée, il est difficile aux politiques de mettre en place des mesures de masse.

Par contre, on peut remarquer que l'approche des auteurs n'aborde pas les phénomènes de violence et d'humiliation qui caractérisent les situations d'exclusion.

Interrogations

Ce livre m’a amené à certaines interrogations qui sont les suivantes :

Qui sont les exclus en France du point de vue juridique ? N’y a-t-il pas des oubliés ?

Comment peut-on prévenir les phénomènes d'exclusion ?

Quelle est la base de l’intégration ? (Personnellement, je pense que le rôle de la famille est primordial et qu’il faut lui accorder plus d’importance. Il ne faut pas traiter individuellement les problèmes de chacun de ses membres car tout individu, même s’il vit aujourd’hui isolé, appartient à une famille actuelle ou passée car la famille est la base de la société).

Comment mettre en place aujourd’hui un projet d’insertion sur le long terme alors qu’on est dans une société où les gens veulent généralement tout et tout de suite ?

Comment faire pour que les nombreuses allocations proposées aujourd’hui ne finissent pas par décourager la recherche d’emploi et pour qu'elles n'installent pas les individus et les familles dans un assistanat durable ?

IV. BIBLIOGRAPHIE

Serge Paugam, La disqualification sociale, Essai sur la nouvelle pauvreté, PUF, 1991

Robert Castel, "de l'indigence à l'exclusion : la désaffiliation" in Jacques Donzelot , Face à l'exclusion le modèle français, ESPRIT, 1991

Elias, Norbert et John L. Scotson, Logiques de l'exclusion, FAYARD, 1997 (version originale anglaise 1965)

Michel Autès, "Genèse d'une nouvelle question sociale : l'exclusion" in Lien social et politique. Y a-t-il vraiment des exclus ? L'exclusion en débat, n°34, 1995