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Vincent de Gaulejac, Professeur de sociologie à
l'université Paris 7, est le fondateur et le Directeur du
Laboratoire de Changement Social. Président du Comité
de recherche en sociologie clinique de l'Association Internationale
de Sociologie, il dirige actuellement la collection Sociologie Clinique
chez Éres et la revue Changement Social. Ses nombreuses recherches
portent sur le pouvoir dans les organisations, les processus de
changement, et sur le sujet face aux déterminations sociales
et psychiques. Parmi ses nombreuses publications figurent :
Les jeunes de la rue (en collaboration avec G. Mury), Toulouse,
Privat, 1977
L'emprise de l'organisation (en collaboration avec M. Pagès,
M. Bonetti et D. Descendres), Paris, PUF, 1979
La névrose de classe, Paris, Hommes et Groupes, 1987
Le coût de l'excellence (en collaboration avec N. Aubert),
Paris, Seuil, 1991
Sociologies cliniques (ouvrage collectif), Paris, Hommes et Perspectives
et Epi/Desclée de Brouwer, 1993
L'histoire en héritage. Roman familial et trajectoire sociale,
Paris, Desclée de Brouwer, 1999
Isabel Taboada Leonetti est chargée de Recherches
au CNRS. Elle est titulaire d'un Doctorat de sociologie (sous la
direction d'Alain Touraine). Elle a dirigé de nombreuses
recherches (sur les femmes immigrées, les élites d'origine
étrangère, la cohabitation pluriethnique, les jeunes
filles musulmanes, le chômage…). Elle est membre associé
du Laboratoire du Changement Social, Université de Paris
7, dirigé par Vincent de Gaulejac et membre du comité
de rédaction des revues : Cultures en Mouvement, Les Cahiers
de l'Urmis, Cahiers du Laboratoire de Changement Social. Elle a
publié de nombreux ouvrages tels que :
Crise d'identité et déviance chez les jeunes immigrés
(en collaboration), Paris, La Documentation française, 1983
Les immigrés des beaux quartiers. Cohabitation, phénomènes
minoritaires et relations interethniques (avec la collaboration
ed M. Guillon), Paris, L'Harmattan, 1987
Problèmes de culture posés à la France par
le phénomène des migrations (en collaboration avec
c. Camilleri et A. Sayad), La Tourette, Centre Thomas More, 1987
Stratégies identitaires (ouvrage collectif), Paris, PUF,
coll. Psychologie d'aujourd'hui, 1990
Situation dans le courant de pensée :
ses auteurs se situent dans le courant weberien, dans la mesure
où ils analysent comment les individus construisent une société.
L'ouvrage fait également référence à
la théorie de la postmodernité.
RESUME DE L'ŒUVRE
Cet ouvrage fait suite à une recherche effectuée
pour le compte de la Caisse Nationale d'Allocation Familiale sur
le thème "Honte et pauvreté". Il est le
fruit d'une équipe qui a effectué une soixantaine
d'entretiens individuels ou de groupe. La question sociologique
abordée est celle de l'exclusion.
Qui a tué Erick Schmidt ?
En mai 1993, à Neuilly, un homme cagoulé prend en
otage des enfants d'une classe maternelle et réclame une
rançon de cent millions de francs. Il a posé une bombe
sur lui et est prêt à tout faire sauter si on ne l'écoute
pas. Il est décidé à aller jusqu'au bout, ce
qui signifie, pour cet homme, se suicider dans une mise en scène
publique. Il sera finalement abattu par la police.
Ce n'est qu'après sa mort que l'on découvre qui il
est réellement : Erick Schmidt, cinquante et un ans, est
un homme comme les autres. Brillant et intelligent, il a connu une
belle carrière et est même devenu chef d'entreprise.
Suite à deux faillites successives, il se retrouve au chômage
et a ainsi l'impression d'être devenu inutile pour la société,
de ne plus avoir de place au sein de celle-ci. Dans la mesure où
on ne veut plus de lui, il va obliger les politiques et les médias
à l'éliminer en public, en espérant que son
acte dénonce l'injustice du contrat social et que sa mort
serve à quelque chose.
Qui est responsable ? La maladie mentale, qui, dans ce cas, apparaît
comme une solution de facilité, ou la société,
qui a brisé cet homme par le chômage, l'a exclu, poussé
à bout ? Or, la société n'étant pas
un être humain, elle n'a pas de volonté propre ni de
conscience morale. On ne peut ainsi mettre en cause qu'Erick Schmidt,
lui-même, dont l'acte est l'expression de sa liberté.
La responsabilité lui en incombe donc, "il est l'expression
de la lutte des places qui fait rage dans notre monde".
Introduction
Dans cette introduction, l'auteur nous présente la thèse
qui va être développée : la lutte des places
est une lutte d'individus solitaires contre la société
dans le but de retrouver une "place", c'est-à-dire
un statut, une identité, une reconnaissance, une existence
sociale. Ce n'est donc pas une lutte entre des personnes ou entre
des classes sociales.
Il pose alors trois questions fondamentales qui correspondront
au développement de son œuvre : Pourquoi de plus en
plus de personnes sont touchées par le déclassement
et la difficulté de s'insérer dans la société
? Que peuvent faire l'Etat et les citoyens face à ce processus
? Pourquoi, dans nos sociétés industrialisées,
le nombre d'exclus semble-t-il augmenter perpétuellement
?
Pour y répondre, une première partie sera consacrée
à l'analyse des trois facteurs de l'exclusion et de leur
articulation : les facteurs d'ordre économique, social et
symbolique. Une seconde partie analysera le processus de désinsertion
au travers d'histoires singulières et démontrera que
les exclus ne sont pas tous issus des classes sociales défavorisées.
Ensuite, une typologie distinguant les stratégies de contournement,
les stratégies de dégagement et les stratégies
de défense qui viennent le plus souvent renforcer le processus
de désinsertion sera proposée dans une troisième
partie. Enfin, l'auteur analysera les contradictions des réponses
institutionnelles à ce problème, dans la mesure où
les institutions chargées de traiter ces problèmes
sont elles-mêmes productrices d'exclusion.
I. L'EXCLUSION SOCIALE
Chapitre 1 : Le Manager et le RMIste
Tout d'abord, l'auteur nous présente deux personnages aux
parcours opposés qui représentent les modèles
de notre société actuelle : Robert, 49 ans, a tout
perdu : il a été patron d'un bar pendant 20 ans. Suite
à des ennuis financiers, il a dû fermer son bar et
s'est ensuite retrouvé garçon de café. Aujourd'hui,
il touche le RMI. A l'opposé, Bernard Tapie est l'exemple
type de la "success story", du parvenu : fils d'ouvriers
et issu d'une cité de banlieue, il aurait pu connaître
la galère. A l'inverse, il a occupé le statut de chef
d'entreprise, de milliardaire, de vedette de la télévision,
de président de club de football et de ministre. Cette réussite
reste néanmoins précaire.
Ensuite, l'auteur nous donne l'exemple d'un film réalisé
par le fils d'un ouvrier de l'usine General Motors aux Etats-Unis.
Face à la concurrence mondiale, le Président de l'usine,
Roger Smith, a dû procéder à la fermeture de
l'usine pour la délocaliser. Le problème est que la
ville de Flint où siège l'entreprise s'est construite
autour de l'activité de l'usine. Sa fermeture a donc provoqué
un éclatement de la classe ouvrière. Cet exemple illustre
ce qui se passe aujourd'hui dans la plupart des pays développés,
en décrivant les effets de la modernisation sur la classe
ouvrière.
On est ainsi passé d'une société industrielle
stratifiée, constituée de classes, à une société
managériale caractérisée par l'instabilité,
l'éclatement, c'est la période de la postmodernité.
Le patron disparaît au profit du manager qui gère des
systèmes de plus en plus complexes. Le management est un
modèle de réussite sociale, un idéal. Ce culte
de la performance se retrouve au-delà de l'entreprise : on
recherche désormais l'excellence dans tout domaine : sportif;
scolaire, familial…
Chapitre 2 : De l'excellence à l'exclusion
Ce chapitre commence par une citation de A. Jacquard : "un
gagnant, ça produit également des perdants".
L'auteur met ici en parallèle excellence et exclusion. Au
sein de la société postmoderne, la logique managériale
prime. Ceux qui parviennent à entrer dans cette logique de
performance feront partie des "winners", les autres seront
les "loosers". Hormis les citoyens, les villes suivent
également cette logique en cherchant à créer
de nombreux réseaux pour assurer leur développement.
Les maires, quant à eux, deviennent de véritables
managers et doivent gérer leur municipalité comme
une entreprise dynamique et performante. A l'inverse, les villes
qui ne suivent pas cette logique risquent de se dégrader
et un certain clivage risque de se créer entre des zones
dynamiques, et d'autres sous-équipées.
Les émeutes sont alors le signe de ce clivage et d'un désir
de reconnaissance. Elles sont le fruit d'une juxtaposition de malaises
individuels. Ainsi, aujourd'hui, il faut se battre pour obtenir
et conserver sa place. Cette lutte des places implique que chacun
doit faire preuve de sa compétence, de son utilité
pour exister socialement. Ainsi, la réussite s'avère
être individuelle.
Toutefois, cette société managériale présente
certains paradoxes : par exemple, c'est un système très
performant, mais très coûteux, un système qui
produit de plus en plus de richesses, mais aussi de plus en plus
de pauvreté. En effet, la recherche constante de la productivité
entraîne davantage de sous-traitance et le rejet des emplois
et des travailleurs qui ne sont pas assez productifs. On voit ainsi
se développer des entreprises à deux vitesses : les
unes participatives qui prennent soin de leurs employés,
les autres plus fragiles dépendantes des premières
qui ne peuvent offrir que des emplois précaires et une faible
protection. Ainsi, comme le souligne l'auteur, l'envers de l'excellence
c'est la honte.
Chapitre 3 : Intégration et exclusion
Qui sont les exclus ? Les victimes de l'exclusion peuvent aussi
bien être, aujourd'hui, des personnes qui étaient autrefois
intégrées, que des personnes qui ne parviennent pas
à entrer dans le monde du travail. Pour les auteurs, l'intégration
se réalise de nos jours sur trois dimensions distinctes :
sur le plan économique caractérisé par le niveau
de ressources et la situation de l'emploi, sur le plan des liens
sociaux horizontaux (famille, voisins, amis…) et verticaux
(institutions), et sur le plan symbolique qui mesure l'utilité
des individus. Cette dernière dimension fait référence
au système de normes et aux représentations collectives.
Selon que l'individu va se conformer ou non aux normes, il sera
jugé de façon positive ou négative. Les représentations
collectives, quant à elles, sont directement issues de ce
système normatif, et notamment des normes d'évaluation
de la société. Elles s'imposent aux individus.
Quelles sont les différentes formes d'exclusion
?
Tout d'abord, la pauvreté, mais celle-ci caractérise
aujourd'hui des situations très différentes, allant
de la pauvreté à la désinsertion sociale (mais
qui ont néanmoins la précarité en commun).
On constate aussi que chômage et pauvreté sont étroitement
liés. Aujourd'hui, ce qui définit la situation de
chômeur c'est l'absence d'insertion dans le monde du travail
et le maintien temporaire des ressources. Alors que le chômage
a d'abord été considéré comme un fait
subi au XIXe siècle, puis comme une anomalie dans les années
de plein emploi, il apparaît aujourd'hui comme une situation
normale dans les milieux défavorisés. Désormais,
c'est plutôt le chômage de longue durée qui est
considéré comme anormal. Le chômeur de longue
durée va ainsi entrer dans la spirale de la désinsertion.
Ensuite, la pauvreté peut également faire référence
au phénomène collectif de la relégation sociale.
Elle se caractérise par une insertion économique faible
et une stigmatisation sociale collective de certaines catégories
sociales. Sur le plan symbolique, elles sont l'objet de peur, voire
d'indifférence. Par contre, face au besoin de survivre, elles
parviennent à maintenir un lien social à la dimension
locale. Ces intégrations internes produisent des normes et
des contres-valeurs. La débrouille, par exemple, est connue
et admise par le groupe : c'est un moyen de survie sociale ou de
sortie de la pauvreté. C'est une sorte d'intégration
sociale locale et économique via les échanges, la
consommation...
Les immigrés ou les minorités d'origine étrangère,
quant à eux, même s'ils participent à la production
et à la consommation nationales, subissent la discrimination
et sont également exclus de la représentation de la
société. L'auteur souligne alors un premier paradoxe
: bien que les immigrés représentent souvent les catégories
sociales les moins favorisées, peu d'entre eux se trouvent
en situation de grande désinsertion, car ils sont souvent
insérés dans des réseaux familiaux et communautaires
denses, qui leur fournissent entraide matérielle et psychologique.
Le second paradoxe est que même si les immigrés sont
l'objet de mépris de la part de la société
française, ce mépris ne semble pas altérer
leur identité profonde. En effet, pour les étrangers
qui avaient immigré en France il y a quelques années,
la pauvreté n'était que la conséquence de leur
choix d'économiser pour envoyer de l'argent à leur
famille restée au pays. Toutefois, il est important de noter
que la situation de leurs enfants nés et socialisés
en France est différente. Leurs références
normatives sont celles de l'école, des médias, du
quartier... A l'inverse de leurs parents, ils n'ont pas de projet
de vie fort qui leur permet d'accepter les travaux pénibles.
La désinsertion sociale, quant à elle, se caractérise
par une exclusion dans chacune des dimensions. Progressivement,
les individus finissent par perdre confiance, puis espoir, ce qui
les entraîne dans la déchéance.
Chapitre 4 : La production sociale de la désinsertion
Comment se produit cette désinsertion ? La désinsertion
n'est pas une situation, mais un processus qui conduit des individus
auparavant intégrés à décrocher et à
se retrouver dans le dénuement et l'isolement. Ce n'est pas
un phénomène nouveau, ce sont simplement les conditions
de sa production qui évoluent. Trois aspects différents
peuvent conduire à la désinsertion :
Tout d'abord, on assiste à une crise du monde du travail
: l'automatisation, les nouvelles technologies, la recherche de
la rentabilité et de la productivité ont entraîné
une réduction du temps de travail et du nombre de travailleurs.
La durée du chômage s'est allongée, réduisant
encore plus les chances de retrouver un emploi. L'emploi s'est également
précarisé au profit de nombreux CDD et temps partiels
qui concernent surtout les jeunes et, dans une optique de compétitivité,
on assiste à des délocalisations qui suppriment des
emplois.
Ensuite, on peut constater que les liens sociaux se fragilisent
: toutefois, malgré des bouleversements certains, d'autres
liens se recomposent. Ainsi, la famille par exemple, malgré
un affaiblissement certain, a su s'adapter et inventer de nouveaux
modèles. De plus, c'est la famille qui transmet le capital
familial qui va permettre à l'individu de s'intégrer.
A l'inverse, l'individu privé de ressources familiales finira
par s'isoler. Par ailleurs, malgré des déracinements
certains, on constate d'importants réseaux extra-familiaux.
Au sein de ces réseaux, fondés sur le voisinage et
sur l'inscription commune dans un espace qui a une histoire, la
solidarité s'exprime naturellement. Ces créations
de réseaux sont davantage volontaires aujourd'hui. Mais cela
implique que la rupture des liens peut désormais s'accomplir
sans mettre en péril l'intégrité du groupe,
ce qui facilite le processus de désinsertion. En ce qui concerne
l'action de l'Etat et les solidarités abstraites, l'Etat
joue son rôle d'Etat-Providence : il garantit une cohésion
sociale minimale et redistribue les biens collectifs, mais il est
dans l'incapacité de créer du lien symbolique entre
les personnes assistées et la société globale.
Enfin, on assiste, sur le plan symbolique, à la déconstruction
des normes et des identités. Pour être reconnu socialement,
l'individu doit faire preuve d'une certaine utilité sociale.
Or, avec la crise de l'emploi et le rôle grandissant de l'Etat-Providence,
l'individu n'arrive plus à se valoriser. En effet, c'est
la valorisation et l'identification à un groupe qui permet
à l'individu de se doter d'une identité. Ainsi, le
rôle des phénomènes identitaires dans les processus
de désinsertion et de réinsertion est capital.
Chapitre 5 : Travail et dignité
On constate ainsi que le travail joue aussi un rôle déterminant
dans le phénomène de désinsertion. Globalement,
dans la société française aujourd'hui, le travail
permet d'accéder à la dignité, mais aussi à
l'estime de soi. Mais, notre société actuelle distingue
les notions de travail et d'emploi. Même lorsque le travail
se traduit par des emplois pénibles et fatigants, il est
valorisé, car il permet de construire son identité
individuelle et de se sentir intégré dans une société.
En effet, il permet d'être conforme à la norme sociale
et de valoriser des qualités individuelles telles que la
vigueur, le courage, l'honnêteté... A l'inverse, les
représentations de l'emploi, au sens d'activité professionnelle,
sont souvent peu gratifiantes, le revenu devenant alors l'élément
essentiel de l'emploi. Celui-ci n'est d'ailleurs pas toujours un
facteur suffisant, car même si de nombreuses personnes "se
tuent à la tâche", elles ne parviennent pas à
subvenir aux besoins de leur famille. Pour avoir un statut social
aujourd'hui, il faut être conforme à la norme, à
savoir, pour un salarié, être titulaire d'un contrat
à durée indéterminée, ce que ne permettent
pas ni certaines activités dévalorisées, ni
les emplois précaires. Déjà dès l'enfance,
au travers de la famille et de l'école, on nous apprend à
la fois l'importance d'une activité productive et la valeur
de l'argent qui en découle, mais on détermine aussi
en même temps, au sein de la société, quels
sont les modèles d'échec et de réussite, la
position de l'individu.
A l'inverse, le chômeur perd l'estime des autres et ne parvient
plus à s'estimer lui-même. Ceci est dû au fait
qu'aujourd'hui, on cherche à vivre dans une société
qui nous reconnaît et qui nous renvoie une image de nous valorisée.
Ainsi, perdre sa dignité c'est perdre le lien social. Nombreux
sont ceux qui intériorisent le fait qu'ils sont responsables,
mais, l'aspect positif de cette intériorisation, c'est qu'elle
permet à la personne de redevenir sujet de son histoire.
Toutefois, elle peut aussi s'avérer être un handicap
pour le retour à l'emploi dans une société
de services où des qualités de communication sont
nécessaires, car de nombreuses personnes désinsérées
ont tendance à s'isoler perdant ainsi leurs capacités
relationnelles.
II. L'ENGRENAGE DE LA DESINSERTION : HISTOIRES SINGULIERES
Chapitre 6 : Les étapes de la désinsertion
La désinsertion sociale correspond également à
un décalage entre la manière dont l'individu se perçoit
et la manière dont il est perçu par les autres. Elle
concerne à chaque fois des cas individuels particuliers.
L'auteur s'appuie ici sur le modèle de B. Bergier qui expose
l'errance comme une trajectoire décomposée en quatre
étapes. La première étape est une rupture que
l'individu ne parvient pas à assumer ou à maîtriser
: à ce stade, le sujet rencontre une certaine instabilité
psychologique, il devient versatile. La deuxième étape
correspond à l'enchaînement des ruptures et à
l'entrée physique en errance, dans la mesure où l'individu
devient vulnérable à d'autres ruptures. Il ne tient
plus sa place dans son groupe d'appartenance. La troisième
étape est celle du décrochage et consiste à
utiliser un moyen institutionnel de survie pour s'abriter, se nourrir.
Le sujet devient errant. Son identité change aux yeux des
autres, ce qui porte atteinte à la représentation
qu'il a de lui-même. Enfin, la quatrième étape
est celle de la déchéance et de l'entrée dans
un groupe d'exclus. Le sujet a donc une nouvelle appartenance sociale.
Il en arrive même à défendre ce nouveau mode
de vie.
A chaque étape de la désinsertion, les individus
sont susceptibles de traverser trois phases mentales réactionnelles.
Tout d'abord, l'individu connaît une phase de résistance
pendant laquelle il va mobiliser l'ensemble de ses ressources affectives,
sociales, culturelles, pour résoudre lui-même le problème.
Néanmoins, la capacité des individus à résister
dépend de la plus ou moins grande dotation en capital affectif,
culturel et social. Ensuite, l'individu entre dans une phase d'adaptation
au moment où il n'a pas d'autre choix que de s'organiser
un nouveau mode de vie, mais il refuse de s'identifier à
ceux qui ont les mêmes conditions d'existence. Le sujet se
sent impuissant, ce qui renforce l'image négative qu'il développe.
Enfin, la dernière phase est la phase d'installation, qui
est celle de la résignation à la situation, de la
passivité. Elle s'accompagne d'une modification du rapport
aux normes.
Ensuite, quatre histoires de vie viennent illustrer l'aspect dynamique
du processus de désinsertion.
Chapitre 7 : Abdel et le complexe du Phénix
L'auteur nous raconte ici l'histoire d'Abdel, né en Algérie
dans une famille de nationalité française. Celui-ci
a surtout grandi auprès de sa mère, car son père,
marin, était souvent absent. Ce dernier finira d'ailleurs
par rester en France, ne revenant qu'occasionnellement. Comme la
famille ne dispose pas de ressources suffisantes, Abdel quitte l'école
à quatorze ans pour aider sa mère et devient apprenti.
A seize ans, il part en France retrouver son père. Il découvre
alors que celui-ci vit avec une maîtresse et boit de l'alcool.
Choqué, Abdel préfère quitter son père
et se débrouiller par lui-même. Il vivra alors seul,
fréquentant divers foyers.
Trente ans après, Abdel a connu une véritable ascension
sociale. Il a réussi dans le domaine de la couture et travaille
dans une boutique sur les Champs-Elysées où il perçoit
de bons revenus. Il a, par ailleurs, fondé une famille.
Lors de sa séparation d'avec sa femme, Abdel va connaître
une chute brutale. Il perd tout : sa femme, son fils, son appartement,
son emploi, d'autant plus qu'il n'a jamais économisé.
Après s'être tourné temporairement vers sa famille,
il sera trop fier pour accepter que ses proches soient témoins
de sa déchéance et partira donc vivre dans la rue.
Mais la rue constitue la dérive physique et morale. La seule
chose qui le rattache encore à la société c'est
son adhésion au système de normes qui le rend incapable
de voler, de "faire la manche", etc... Honteux de ce qu'il
est devenu, Abdel se retire de la société et préfère
s'isoler. Même s'il fuit sa situation dans l'alcool, Abdel
accepte sa mauvaise image et l'intériorise. Il ne fera alors
rien pour arrêter sa chute. Il refusera également l'aide
sociale par fierté, honte et résistance.
Il aura fallu quatre ans à Abdel pour retrouver l'envie
de s'en sortir. Pour lui, il fallait qu'il passe par là.
Lors de la quatrième année, il insistera lui-même
sur son besoin d'une aide extérieure, mais s'efforcera de
son côté de se rendre utile, afin que ses efforts et
sa valeur soient reconnus. Enfin, il décide de s'accrocher,
d'accepter n'importe quel travail pour pouvoir s'en sortir. Mais
cette sortie comporte aussi un travail personnel sur son image qui
lui permettra d'être revalorisé aux yeux des autres.
Dernièrement, Abdel a signé un contrat emploi-solidarité
qui lui permettra peut-être de se resocialiser.
Chapitre 8 : "Voler plutôt que de mendier"
Le parcours de Maurice montre comment on peut rester fidèle
aux valeurs intériorisées et aux références
antérieures pour conserver un lien avec le reste de la société
et sauvegarder l'image de soi. Après avoir obtenu le baccalauréat
et avoir fait l'armée, Maurice se marie et réussit
à entrer à la SNCF. Il estime alors mener "une
vie ordinaire". Or, le départ de sa femme et de sa fille
va venir rompre le cours de cette vie ordinaire. En effet, Maurice
ayant lié la stabilité de l'emploi à la fondation
d'un foyer, il vit donc très mal cette situation, devient
dépressif et se met à boire. Il ne va plus travailler.
La SNCF finit par le considérer comme démissionnaire.
Maurice abandonne son logement et se retrouve à la rue sans
travail ni argent. Il choisit alors de devenir cambrioleur et sera
plusieurs fois condamné à des peines de prison. Il
souhaite devenir cambrioleur par désir d'autonomie, de responsabilité,
de refus de la mendicité synonyme de faiblesse et de perte
de la dignité. Par ailleurs, il choisit son lieu de travail
en fonction de la fortune des occupants et ne prend que ce dont
il a besoin pour manger. Il reste toujours respectueux des lieux
et ne commet aucune dégradation. Finalement, il s'insère
professionnellement dans un métier illégal, en lui
trouvant des valeurs identiques au travail artisanal telles que
la conscience professionnelle, l'habileté, etc. Pendant dix-huit
ans, Maurice va vivre en solitaire, squatter dans des pavillons
de banlieue abandonnés. Comme son aspect extérieur
ne laisse pas deviner la nature illégale de ses activités,
comme il maintient l'ordre dans le quartier et moralise les enfants,
il est apprécié des voisins. Et pourtant, malgré
l'image positive que lui renvoie son voisinage, Maurice ressent
un sentiment constant de honte, car son activité ne correspond
pas aux valeurs que lui a inculquées sa famille.
Aujourd'hui, Maurice a une volonté de réinsertion.
Il a demandé à bénéficier du RMI avec
l'aide d'une association d'insertion, et compte rechercher un emploi
ensuite. D'après lui, son âge, le fait que l'aide soit
un droit et le fait d'avoir réussi à renouer des relations
avec les autres sont les trois facteurs déterminants pour
expliquer son changement.
Chapitre 9 : Simone : "Être sujet malgré
tout"
Toute la vie de Simone sera marquée par une quête
inassouvie d'amour. Quand Simone a trois ans, ses parents divorcent.
Son père, qui a la garde des cinq enfants, les place à
la DDASS et ceux-ci sont élevés séparément.
Simone change souvent d'orphelinat. De dix à treize ans,
elle vit à nouveau avec son père, alcoolique, qui
abuse d'elle. Elle fugue pour aller voir sa mère, mais cette
dernière ayant refait sa vie, refuse d'accueillir sa fille.
Simone porte alors plainte contre son père et se retrouve
de nouveau placée jusqu'à seize ans. Elle multiplie
les fugues et les aventures et se retrouve finalement enceinte.
Elle est alors placée en maison maternelle. A la naissance
de son enfant, elle s'enfuit avec sa fille et vit dans la rue en
faisant la manche.
Sa vie de femme est ensuite marquée par la répétition
des ruptures et des séparations, Simone se mettant en ménage
avec des hommes qui, trois fois de suite, lui feront des enfants,
la maltraiteront et l'abandonneront. A chaque rupture, Simone déménage
avec ses enfants, ce qui la fait se désocialiser en permanence.
On retrouve dans l'histoire de Simone un tableau illustrant les
trois boucles du système de désinsertion socio-affectif.
Tout d'abord, pour Simone, la cause de ce qui lui arrive est en
elle, elle peut ainsi espérer modifier le cours de son histoire,
s'en sortir, alors que si les causes sont externes, elle ne maîtrise
plus rien. Simone procède donc inconsciemment à une
inversion des facteurs : les effets deviennent les causes. Ensuite,
Simone entre dans un cycle systémique dans lequel chaque
élément concourt à renforcer le fonctionnement
du système. Enfin, la troisième boucle correspond
à un mécanisme où sont articulés l'aspect
psychologique et l'aspect institutionnel. Au niveau psychologique,
elle récupère une maîtrise du processus et pense
ainsi qu'elle a pu être abandonnée à cause de
son comportement et non pas par manque d'amour. Au niveau institutionnel,
les enfants fauteurs de trouble sont exclus, et rejetés vers
d'autres institutions. Par ailleurs, on peut penser que Simone est
dans la répétition. Mais on peut, à l'inverse,
penser qu'elle essaie d'échapper à la répétition,
dans la mesure où elle est active dans le processus de séparation.
Chapitre 10 : Les bottines de Victoria
Victoria est fille d'exilés espagnols, réfugiés
politiques en France. Elle a connu les discriminations et les humiliations.
Son enfance et son adolescence sont marquées par la pauvreté,
les mauvaises conditions d'habitat, la scolarité tronquée
et la double stigmatisation en tant qu'Espagnole et résidente
d'une cour dépotoir, qui caractérisent la faiblesse
de son insertion dans les dimensions économique et symbolique.
Mais la richesse relationnelle et culturelle du milieu dans lequel
elle grandit rend la pauvreté plus supportable.
Ainsi, le capital familial a structuré son identité
et lui a permis d'élaborer des stratégies de sortie
des conditions de vie difficiles. Ce capital familial lui a apporté,
tout d'abord, la connaissance de l'histoire familiale, la fierté
de la lignée et la conscience de faire partie d'un groupe
qui a joué un rôle à un moment de l'histoire.
Ensuite, comme son père a continué son combat politique
en France, sa maison est devenue un lieu de passage et un point
de ralliement où les enfants pouvaient écouter de
merveilleuses histoires qui véhiculaient des valeurs fortes,
des convictions solides, le goût du savoir, etc..
Toutefois, Victoria connaîtra à l'école deux
situations humiliantes. Un jour, son institutrice lui dit qu'elle
est une pomme pourrie, susceptible de pourrir les autres pommes
du panier. Victoria se révolte et riposte par la dérision
en inventant une chanson ridiculisant l'institutrice. Une autre
fois, Victoria doit se rendre à l'école par temps
de neige et emprunte alors les chaussures de sa mère qui
sont beaucoup trop grandes. Tout le monde à l'école
se moque d'elle.
Désormais, Victoria achète de nombreuses paires de
chaussures, ne les use pas, les fait réparer. Elle a aujourd'hui
pris sa revanche et a voulu démontrer que les autres avaient
eu tort de se moquer. Victoria a ainsi réussi à refuser
l'image négative que les autres avaient d'elle et à
se désimpliquer en dissociant les deux mondes du dedans (maison,
famille) et du dehors (école, extérieur). Aujourd'hui,
Victoria s'en est sortie : elle a accumulé les diplômes,
les engagements politiques et sociaux, les projets.
Chapitre 11 : La réinsertion de Joseph
Le récit de Joseph permet d'analyser son processus de réinsertion.
Pour Joseph, tout s'effondre le jour où sa femme se suicide
devant ses yeux. Suite à cela, il connaît des problèmes
de santé qui nécessitent plusieurs hospitalisations.
Gérant salarié d'une société, il perd
alors son emploi et se retrouve seul, en situation de rupture grave
matérielle, sociale et psychologique.
Grâce à deux assistantes sociales, il parvient ensuite
à obtenir le RMI et l'AAH. Mais c'est vraisemblablement sa
rencontre avec une association d'insertion qui lui permettra de
reprendre une vie sociale normale. En effet, Joseph accepte de travailler
en tant que bénévole et se sent alors à nouveau
utile. Au bout de quatre mois, il travaille à mi-temps dans
le cadre d'un contrat de retour à l'emploi et perçoit
un salaire. Son travail consiste alors à aider d'autres RMIstes
comme lui à se réinsérer. L'association lui
a permis de tisser des liens qui l'ont sorti de son isolement et
lui a offert la possibilité de donner son savoir, d'être
utile, ce qui lui a permis de retrouver une certaine dignité
et un sens à sa vie.
Ainsi, en refusant d'intérioriser l'image négative
d'assisté, la principale stratégie de Joseph est la
différenciation : il se dit différent des autres et
se persuade qu'il pourra s'en sortir. Il utilise également
une autre stratégie en dissociant la situation qu'il vit
et sa propre identité personnelle. Par ailleurs, alors que
l'acceptation d'un statut négatif et l'identification à
un groupe stigmatisé correspondent généralement
à une des étapes ultimes de la désinsertion,
elle offre au contraire à Joseph des stratégies de
sortie. Aujourd'hui, il a accepté son statut de RMIste et
s'en sert comme d'une ressource pour se faire reconnaître
des autres RMIStes. Il a également partiellement changé
son système de valeurs. Enfin, sa participation à
l'association lui apporte aussi le tissu relationnel dont il s'était
totalement privé.
Ainsi, le point de départ de la réinsertion n'est
pas nécessairement de trouver un emploi rémunéré,
mais de rétablir des relations qui produisent de la reconnaissance
symbolique et qui servent de support à la construction d'une
identité positive.
III. LES STRATEGIES DE REPONSE
Chapitre 12 : Les réponses individuelles
On a pu voir que les éléments déclencheurs
de la désinsertion gravitent souvent autour du chômage,
d'une rupture affective ou d'un problème de santé.
Toutefois, même si les réponses des individus sont
très diversifiées, il existe tout de même certaines
ressemblances, ce qui a permis à l'auteur de réaliser
un inventaire des stratégies mises en œuvres.
Ainsi, la désinsertion peut arriver à n'importe qui.
Dans un premier temps, l'enjeu le plus important pour l'individu
est de répondre à l'infériorisation. En effet,
le désir de s'en sortir, l'élaboration d'un projet
de réinsertion, dépendent de l'image que le sujet
a de lui-même. Toutefois, il ne faut pas oublier que le pouvoir
de la société peut être grand et que le jugement
de l'individu sur sa situation et sur lui-même peut être
affecté par un regard social fortement invalidant,
Ensuite, les individus définissent des finalités
en fonction de l'importance des contraintes extérieures et
de leurs propres capacités d'action. Pour atteindre ces finalités,
ils mettent en œuvre des stratégies. Cette notion de
stratégie permet de comprendre les comportements, car elle
se situe à l'articulation du système social et de
l'individu, du social et du psychologique.
Enfin, les sentiments éprouvés face à une
identité dévalorisée jouent un rôle important
dans les comportements. Tout d'abord, la honte est produite par
le décalage entre l'image que l'individu a de lui et l'image
qui lui est renvoyée par les autres. Le sujet se sent alors
responsable de cette image et de sa situation et il développe
une certaine agressivité envers lui. Ensuite, l'humiliation
est produite par une situation subie par l'individu qui se sent
impuissant, mais pas pour autant responsable. Dans ce cas, il développe
une agressivité vers autrui. Enfin, la révolte exprime
la contestation d'une situation vécue comme injuste. Globalement,
l'invalidation et la dépersonnalisation sont génératrices
de souffrance. Il existe alors trois moyens pour réduire
ou supprimer cette souffrance : modifier le sens accordé
à la situation (stratégie de contournement), modifier
la situation sociale (stratégie de dégagement) ou
agir sur son ressenti de la souffrance (stratégie de défense).
Chapitre 13 : Les stratégies de contournement
Les différentes stratégies de contournement visent
à refuser à la fois, la légitimité de
l'image négative de soi renvoyée par l'autre et l'intériorisation
de cette image.
Tout d'abord, la distanciation et la dérision permettent
à l'individu de tourner en ridicule sa propre situation,
ce qui lui permet de prendre de la distance avec lui-même
et de s'attaquer au système de valeurs coupable de sa stigmatisation.
Une autre stratégie consiste à inverser le sens de
la situation vécue. L'individu pourra ainsi adopter certains
comportements, réprouvés par le système de
valeurs dominant, mais en partie valorisés sur une autre
échelle de valeurs. Cette stratégie permet à
l'individu de ne pas intérioriser la stigmatisation. Lorsque
cette inversion est individuelle, l'individu reste alors isolé,
pour ne pas subir le jugement des autres. Mais, lorsque cette inversion
est partagée par un groupe, elle facilité l'intégration
à certains groupes en marge de la société.
Toutefois, l'application de ce contre-système de valeurs
n'est pas si simple dans la mesure où les individus ont intériorisé
depuis l'enfance certaines valeurs morales, ce qui implique que
ces individus se dégoûtent souvent dans le fait de
ne pas les respecter.
Ensuite, sans pour autant inverser le sens de la situation vécue,
l'individu peut également faire référence à
d'autres systèmes de valeurs, mais il faut que ce contre-système
soit légitime aux yeux du sujet. Cette attitude l'aide ainsi
à ne pas se sentir intimement concerné par la stigmatisation
: ce qui est jugé méprisable par l'autre ne l'est
pas forcément pour son groupe, ni pour lui. Mais cette stratégie
de désimplication nécessite de pouvoir s'appuyer sur
une identité collective valorisée.
Enfin, pour certains assistés, l'aide sociale, synonyme
d'aumône renforce l'image négative qu'ils ont d'eux-mêmes,
ce qui bloque certains individus à demander une aide quelconque.
Ceux qui, au contraire, pensent que l'aide sociale est un droit,
permettent de débloquer les résistances, car la notion
de droit fait référence à un système
de normes où l'assistance n'est pas synonyme de mendicité,
mais qu'elle est issue du contrat social et du devoir de solidarité
collective.
Chapitre 14 : Les stratégies de dégagement
Les stratégies de dégagement sont capitales, car
elles cherchent à revaloriser l'identité individuelle,
ce qui permet à l'individu d'imaginer plus facilement des
scénarios de sortie de sa situation.
Tout d'abord, l'individu réagit à sa situation humiliante
avec agressivité, ce qui l'aide à externaliser la
souffrance ou les sentiments négatifs. Il souhaite modifier
le rapport de force établi. Lorsque cette attitude est individuelle,
elle implique que l'individu fait face à un sentiment de
haine envers le dominant. Elle permet, dans certains cas, de récupérer
un statut de dominant qui revalorise temporairement l'identité
de soi. Par contre, lorsque l'agressivité éclate dans
des manifestations collectives, elle représente une addition
de colères individuelles. Même s'il est difficile de
se situer au sein d'un conflit social face à un adversaire
qui a exclu ces individus du champ social, l'agressivité
permet dans ce cas de rétablir un lien social.
Ensuite, la honte peut parfois déboucher sur le désir
de revanche. En effet, certains individus soucieux de se réinsérer,
s'identifient aux acteurs dominants, dans l'espoir d'occuper un
jour une place plus élevée dans la société
et pouvoir les humilier à leur tour. Or, pour cela, il faut
rester dans leur système d'évaluation. L'humiliation
vécue fortement, quant à elle, pousse souvent les
individus à utiliser toutes leurs ressources pour sortir
de leur situation défavorisée. Toutefois, ce désir
de revanche repose soit sur une identité fortement structurée
dès l'enfance, soit sur l'existence d'une personne influente
dans la vie de ces individus, qui leur permet d'établir une
relation valorisante.
Enfin, certains individus recherchent la reconnaissance individuelle
à travers la revalorisation du groupe auquel ils appartiennent.
Quand les individus se sentent coupables et dévalorisés,
ils rencontrent plus de difficultés à mener des actions
sociales collectives, car la honte de se voir semblables à
ceux qui sont méprisés les empêche de s'unir
pour agir ensemble. Mais, lorsque la honte a disparu et qu'elle
a été remplacée par des sentiments de colère
et de révolte, les actions collectives sont facilitées
et façonnent une image positive de l'acteur. Ainsi, la revalorisation
de l'identité collective d'un groupe stigmatisé peut
conduire à la mise en cause du système.
Chapitre 15 : Les stratégies de défense
Lorsque l'intériorisation de l'image négative est
faible, le sujet essaie de résister à la stigmatisation
de différentes manières : il peut, tout d'abord, pratiquer
l'évitement ou le retrait social, c'est-à-dire qu'il
tente d'éviter les situations dans lesquelles il serait confronté
à une image de lui stigmatisée. Pour cela, il dissimule
aux autres sa situation. Cette attitude suppose l'existence d'une
certaine fierté, qui le conduira à refuser l'aide
institutionnelle. Par ailleurs, la stratégie de l'évitement
conduit souvent à des ruptures affectives, ce qui aggrave
par la suite la situation matérielle. Ensuite, l'individu
peut chercher à se différencier de la mauvaise image
de ses semblables exclus, ce qui lui permet de préserver
sa propre image. Sur le plan matériel, les réseaux
de solidarité et d'entraide s'amenuisent ou n'existent pas.
Sur le plan psychologique, le refus de se reconnaître dans
une identité collective prive le sujet des repères
identitaires qui lui permettraient de se situer dans le système
social. L'individu a ainsi un sentiment de responsabilité
individuelle et d'incapacité. Sur le plan social, il s'isole.
Une autre stratégie est la dénégation et la
fuite de la réalité. Dans ce cas, le sujet nie sa
situation réelle et finit par croire lui-même à
la réalité qu'il s'invente, ce qui lui permet de préserver
une image idéale de lui-même qu'il puisse estimer.
A ce stade, la tentation est fréquente de recourir à
l'alcool ou à la drogue.
Par contre, lorsque l'intériorisation de l'image négative
devient forte, le sujet finit par accepter cette image : Tout d'abord,
il peut adopter une stratégie de dédoublement : il
accepte le statut négatif proposé, mais joue à
être celui qu'on attend qu'il soit. Ce rôle lui permet
d'obtenir des aides sociales de la part des autres, tout en prenant
ses distances. Ce sentiment de jouer un rôle, d'instrumentaliser
la situation le préserve pour un temps de la dévalorisation.
L'impression d'avoir manipulé l'interlocuteur lui procure
un sentiment de puissance.
Toutefois, lorsque l'intériorisation de la mauvaise image
est totale, le sujet finit par se résigner à cette
mauvaise image, ce qui est la conséquence d'une situation
matérielle désespérée, de la perte de
l'espoir de s'en sortir seul et de l'énergie nécessaire
pour faire face. Devenu indifférent à l'image que
l'on peut avoir de lui, le sujet ne cherche plus à maintenir
une apparence, ce qui est accentué par l'alcool. Sur le plan
comportemental, l'individu se sent impuissant, il est convaincu
de son incapacité et de son inutilité sociale. Il
lui est alors difficile de construire des projets. Enfin, les conduites
d'échec peuvent être analysées comme des stratégies
répondant au besoin de l'individu de se réapproprier
son destin et de s'instaurer comme sujet, en s'attribuant la responsabilité
de sa situation. La surenchère dans l'échec consiste
donc à mettre tout en œuvre pour que le pire ne puisse
être évité. Cette stratégie est destructrice
lorsque les ressources des acteurs sont faibles. Par ailleurs, le
complexe du Phoenix consiste en un comportement de fuite vers le
malheur qui va au-delà, puisqu'il consiste à toucher
le fond. L'instrument le plus souvent utilisé pour ce processus
d'autodestruction est l'alcool.
Chapitre 16 : Contraintes sociales et stratégies
individuelles : la place de l'acteur
Les histoires de vie nous ont montré que la désinsertion
ne se réduit pas à une simple addition de handicaps,
mais que chaque facteur a un effet différent suivant le moment
où il intervient, suivant les autres facteurs auxquels il
est associé et suivant la manière dont le sujet réagit.
Quelles sont les interrelations entre la société et
l'individu et quels sont leurs rôles respectifs ?
Aujourd'hui, on assiste à une société dualiste
où coexistent personnes socialement intégrées
et exclus relégués vers les périphéries
des grandes villes. Cette dualisation peut opposer tous ceux qui
ont un capital, quel qu'il soit. La notion d'exclusion sociale exprime
une sorte d'absence de rapports sociaux puisqu'il n'existe aucun
enjeu commun, aucun avantage à tirer de la domination des
uns par les autres. Pour les exclus, cette absence de place est
source d'angoisse et de désespoir. Ces personnes considérées
comme inutiles sont les victimes d'une crise sociale, qui est une
crise des représentations, des valeurs, des référents.
La honte ressentie par les exclus, mais surtout par les personnes
intégrées vis-à-vis des exclus, témoigne
de l'existence d'un corps social gênant difficile à
ignorer et de l'expression de la rupture effective de la société.
Toutefois, le paradoxe de la désinsertion est que le sujet
effectue des choix qui font de lui l'acteur de sa propre désinsertion
: il n'accepte pas n'importe quel travail, il coupe volontairement
les liens familiaux. Soit le désir de s'en sortir peut être
étouffé par des contraintes trop fortes qui conduisent
au désespoir, soit ce désir est réanimé
par le regard d'un autre qui restaure l'amour de soi.
Par ailleurs, aujourd'hui, de nombreuses personnes trouvent une
alternative au travail en tant qu'organisateur de leur vie. Toutefois,
ce changement n'est possible que lorsqu'il s'inscrit dans une production
collective. La conséquence est que d'autres valeurs s'en
trouvent ébranlées telles que la croissance, la consommation,
la lutte pour un statut… Ainsi, les exclus d'aujourd'hui sont
plus dérangeants pour la société parce qu'ils
menacent la légitimité symbolique sur laquelle repose
tout le système.
IV. LE TRAITEMENT INSTITUTIONNEL DE LA DESINSERTION
Chapitre 17 : Demandes existentielles, réponses
institutionnelles
Le traitement institutionnel de la désinsertion repose sur
des malentendus qui opposent les logiques institutionnelles aux
logiques existentielles : les logiques institutionnelles sont fondées
sur des nécessités de gestion où les critères
d'évaluation reposent sur des éléments qui
peuvent être comptabilisés. Ainsi, pour avoir une existence
sociale, il faut avoir un travail ou à défaut une
activité productive. Les logiques existentielles s'opposent
à cela, dans la mesure où les sujets ne comprennent
pas pourquoi les institutions les traitent comme des objets, d'autant
plus que chaque cas est singulier, ce qui implique une multiplicité
des attentes subjectives.
Enfin, l'auteur nous propose sept exemples qui illustrent bien
cette diversité des demandes et des rejets, des déceptions
et des succès, des espoirs et des frustrations vécues
dans les rapports aux institutions.
Chapitre 18 : Le rapport aux institutions
Les exemples du chapitre précédent ont permis de
montrer qu'il existait une double contradiction dans le rapport
aux institutions : une contradiction institutionnelle, puisque les
institutions affirment que les sujets doivent être acteurs,
alors que les modes de fonctionnement de ces mêmes institutions
favorisent la désinsertion ; et une contradiction existentielle,
dans la mesure où les usagers préfèrent la
déchéance plutôt que de s'insérer en
perdant leur dignité.
Ainsi, les institutions et les usagers illustrent ce qu'on appelle
"l'insertion paradoxale" : "être inséré,
c'est vivre autonome à l'écart des institutions chargées
de l'insertion ; être désinséré, c'est
vivre en étant coupé des autres, mais en étant
dépendant des institutions".
On constate donc que les contradictions entre les logiques institutionnelles
et existentielles dépendent tout d'abord du fonctionnement
des institutions. Mais le rapport aux institutions varie également
en fonction de l'histoire familiale et de l'appartenance ou non
à des réseaux, du vécu de la situation, de
la nature des aides attendues et de la qualité de la relation
d'accueil.
Il est vrai que les logiques bureaucratiques engendrent l'indifférence.
En général, les institutions cherchent à rendre
les usagers les plus passifs possible pour éviter les conflits.
Ainsi, l'individu vit sa demande d'aide comme un véritable
"parcours du combattant" culpabilisant qui l'amène
souvent à renoncer. En effet, il se retrouve seul pour effectuer
de multiples démarches nécessitant de multiples déplacements
pour rassembler toutes les pièces justificatives, il n'existe
qu'au travers de son dossier, il a l'impression de devoir en permanence
faire la preuve de sa bonne foi, il doit faire face à des
procédures très complexes, il doit lui-même
apporter la preuve en cas d'erreur de l'administration, il rencontre
de nombreuses difficultés à se faire entendre (exemple
du syndrome de l'hygiaphone), ce qui est renforcé par l'absence
de représentation des usagers dans les instances institutionnelles,
il a l'impression que les institutions mettent en place un système
défensif pour se protéger des usagers et que la pression
des gestionnaires des organismes sociaux conduit à adapter
le fonctionnement de ces organismes aux exigences administratives
plutôt qu'aux besoins exprimés par les usagers. Ainsi,
dans le rapport aux institutions, l'humiliation est permanente.
Chapitre 19 : le contre-transfert institutionnel
Les milieux politiques et institutionnels imposent leur propre
vision du monde à ceux qui ne vivent pas comme eux et décident
de la façon dont ces derniers doivent procéder pour
devenir de véritables sujets, sous-entendant ainsi qu'ils
ne le sont pas. Or, c'est ce présupposé qui stigmatise
les exclus. Il est ainsi important de modifier la nature des rapports
sociaux, institutionnels, économiques et culturels et d'inventer
des réponses nouvelles pour lutter contre la désinsertion.
Dans la mesure où l'insertion n'est pas un état,
elle ne dépend pas du comportement des individus, mais d'un
ensemble de processus et des relations qu'entretiennent ces personnes
avec la société dans son ensemble. L'analyse doit
donc se focaliser sur le rapport qu'entretient chaque groupe avec
les autres et aussi sur le contre-transfert institutionnel, à
savoir sur la façon dont les institutions de prise en charge
"traitent" les personnes, car ce traitement a une influence
déterminante. Ainsi, tout intervenant social doit se questionner
sur les effets de ses représentations et de ses pratiques.
On peut alors se demander quelles sont les conditions pour établir
un transfert positif de la part des usagers. Les institutions doivent
essayer aujourd'hui de comprendre des comportements tels que l'agressivité,
l'alcoolisme (etc.), synonymes de souffrance sociale, plutôt
que de les combattre. Pour cela, il s'agit d'abord d'être
à l'écoute de l'autre et de laisser la parole à
l'autre pour inverser les rapports de domination. Ensuite, il faut
respecter l'autre, le traiter comme un citoyen à part entière.
La reconnaissance c'est l'acceptation fondamentale de l'autre et
la possibilité d'établir avec lui un rapport de réciprocité.
Enfin, il convient d'introduire dans la relation d'aide un principe
de réciprocité, un échange en considérant
les personnes en difficultés comme aptes à produire
un savoir sur leur propre situation et capables d'imaginer les solutions
pour résoudre leurs problèmes à condition qu'on
leur en donne les moyens. Or, les institutions contribuent parfois
à entretenir la soumission et l'impuissance.
Pourquoi une grande majorité de personnes en contact avec
les institutions se plaignent-elles ? C'est parce qu'il existe une
coupure entre deux mondes : l'univers institutionnel et l'univers
de la désinsertion sociale. Cette rupture tient tout d'abord
au fait que les agents des institutions sont gênés
par la déchéance de l'autre, ce qui nuit à
la réciprocité de l'échange. Cette rupture
tient ensuite à une distance de classe, à des intérêts
divergents entre ceux qui travaillent sur la misère et ceux
qui vivent dedans. Cette rupture découle enfin des logiques
gestionnaires qui pensent avant tout au "bon fonctionnement
du service". Dans cette logique, le projet que l'on demande
à l'usager est en définitive réduit au programme
que l'institution est capable de lui offrir.
Conclusion
Dans un monde de crise, nombreux sont ceux qui sont victimes du
processus de désinsertion sociale. Toutefois, l'épreuve
de la désinsertion sociale ne conduit pas à vouloir
se réinsérer à tout prix dans cet univers de
crise. Par ailleurs, la désinsertion peut aussi être
un choix.
Comment résoudre ces problèmes d'exclusion ? Ils
ne seront pas résolus par une prise de conscience individuelle,
mais sans doute par un vaste mouvement collectif qui rassemblerait
les exclus. Pourtant, celui-ci est peu probable, car ce qui unit
les exclus est essentiellement négatif. Toutes les appellations
qui les concernent renvoient à un manque. De plus, leur identité
est définie par l'institution qui les prend en charge et
qui souvent les rejette. Ils sont donc frustrés, résignés,
humiliés.
Par ailleurs, les exclus ne forment pas une classe sociale parce
que leurs situations sont hétérogènes et qu'ils
sont en rivalité permanente pour se faire une place dans
la société. Ainsi, la désinsertion sociale
est bien un phénomène individuel, elle est le symptôme
de la lutte des classes à la lutte des places.
Que faire aujourd'hui ? Il faudrait développer des formes
de vie sociale dans lesquelles l'utilité ne se réduit
pas aux capacités productives, les revenus aux salaires,
les relations sociales aux relations professionnelles et la reconnaissance
à la carrière.
LES PERSPECTIVES DES AUTEURS ET CRITIQUES
Analyse et perspectives ouvertes par les auteurs
La désinsertion sociale de Gaulejac et Léonetti consiste
en une approche individuelle. Les auteurs s'intéressent à
ce qui est arrivé aux personnes. On est ici dans le registre
du récit, de l'histoire de vie, et non pas dans une dimension
de classification, ce qui permet de montrer que le phénomène
de désinsertion peut arriver à tout le monde (cadres,
chefs d'entreprises, etc.). Les histoires de trajectoires sociales
recueillies montrent comment chaque facteur a un effet différent
suivant le moment où il intervient, et suivant les facteurs
auxquels il est associé.
La désinsertion sociale caractérise ainsi le processus
de déclassement social. Elle est basée sur l'idée
qu'il y a eu insertion, exclusion et enfin désinsertion.
La désinsertion est, d'après les auteurs, le résultat
d'une triple rupture : économique, sociale et symbolique
et ce serait cette dimension symbolique qui serait l'essence même
de l'exclusion.
L'approche de l'exclusion symbolique en termes d'utilité
sociale permet donc de dégager deux éléments
importants : le rôle du système normatif en fonction
duquel la société évalue l'utilité des
individus, ainsi que le poids des représentations collectives,
et le rôle des phénomènes identitaires et de
la subjectivité des acteurs. L'insistance sur cette dimension
symbolique permet aux auteurs de montrer le caractère dynamique
du processus dans lequel l'individu désinséré
est acteur à part entière. Ainsi, la désinsertion
caractérise une situation bien spécifique. Elle est
différente de la notion de pauvreté, car l'exclusion
économique peut favoriser la cohésion des exclus et
leur sentiment d'appartenance à un groupe.
Pour Vincent de Gaulejac et Isabel Taboada Léonetti, il
faut essayer de résoudre les problèmes d'exclusion
et de désinsertion. Pour cela, les institutions et les usagers
doivent d'abord essayer de trouver des intérêts communs,
afin de supprimer cette contradiction entre logique institutionnelle
et logique existentielle. Il faut ainsi que les institutions cessent
de se baser uniquement sur des logiques gestionnaires. Ensuite,
les travailleurs sociaux doivent se questionner sur les effets de
leurs représentations et sur leurs pratiques qui sont déterminantes
dans la création d'une relation avec l'usager. L'accueil
est donc très important. Les travailleurs sociaux doivent
également essayer d'être à l'écoute,
de laisser la parole à l'autre, de le respecter, de supporter
l'image de sa déchéance et de l'accepter afin d'établir
avec lui un rapport de réciprocité, un échange
qui permettra d'éviter d'entretenir les rapports de soumission
et d'impuissance. Les institutions doivent également essayer
de comprendre les comportements "déviants" plutôt
que de les combattre.
Ensuite, d'après les auteurs, ces problèmes ne pourront
être résolus que par un vaste mouvement collectif qui
rassemblerait les exclus. Or, celui-ci est malheureusement peu probable.
Enfin, ils estiment qu'il faudrait aujourd'hui créer de
nouvelles formes de vie sociale qui modifierait l'aspect symbolique
de l'utilité sociale, des revenus, des relations sociales
et de la reconnaissance.
Comparaison de l'ouvrage avec d'autres travaux
En comparant la lutte des places à d'autres ouvrages cités
ci-dessous, j'ai ainsi remarqué qu'il est difficile de définir
la notion d'exclusion, car le terme d'exclusion caractérise
des situations très disparates, tout en effaçant la
spécificité de chacune.
Selon Autès, l'exclusion peut être la manifestation
du déclin ou de la transformation profonde de la société
salariale due aux transformations des façons de produire.
Cela remet en cause la cohésion sociale telle qu'elle est
vécue. Elle peut prendre le sens d'une distanciation, d'un
affaiblissement ou d'une rupture du lien social. Cette thèse
se décline de plusieurs manières :
Tout d'abord, la désinsertion sociale de Gaulejac et Léonetti
(voir ci-dessus).
Ensuite, la disqualification sociale de Paugam consiste essentiellement
en une approche en termes de classification qui s'organise autour
de la question de l'intégration et du type de rapports que
la société organise avec ses marges. "La disqualification
sociale c'est le discrédit de ceux dont on peut dire qu'ils
ne participent pas pleinement à la vie sociale". Paugam
a élaboré cette notion en analysant la façon
dont les personnes qui relèvent de l'assistance vivent cette
situation. Il s'intéresse donc à ceux reconnus comme
pauvres par la société et non à l'ensemble
des populations défavorisées. S'intéressant
au vécu des bénéficiaires de l'assistance,
il va privilégier l'analyse de la relation entre ceux-ci
et les travailleurs sociaux et montrer "comment des individus
discrédités parviennent à résister au
stigmate en essayant de retourner, au moins partiellement et symboliquement,
le sens de leur infériorité sociale et de leurs échecs".
Il ne donne pas de définition précise de la disqualification,
mais indique qu'elle renvoie à la logique de la désignation
et de l'étiquetage et de ses effets sur le plan identitaire.
Ce processus de disqualification sociale lui permet de distinguer
trois types de population en fonction de leur degré de prise
en charge institutionnelle : les fragiles qui bénéficient
d'une intervention ponctuelle, car leurs difficultés sont
d'ordre économique, les assistés qui font l'objet
d'un suivi social régulier, car leurs difficultés
sont plus importantes et les marginaux qui se situent à l'écart
du dispositif d'assistance, car ils sont en rupture de lien social.
Dans son analyse, Paugam montre que le disqualifier est également
acteur de sa disqualification selon qu'il accepte ou refuse ce qui
est proposé par les spécialistes de l'intervention
sociale.
Enfin, on retrouve la désaffiliation sociale de Castel.
Castel, quant à lui, propose un compte-rendu macrosocial.
Pour Castel, la désaffiliation caractérise un processus
de rupture du lien social que vivent un certain nombre de personnes
particulièrement démunies. Cette notion se différencie
donc de la paupérisation, car elle ne se réduit pas
à la dimension économique de leur situation, mais
concerne également le tissu relationnel. Il construit son
concept de désaffiliation en montrant que ce n'est pas seulement
une rupture par rapport au salariat, mais aussi par rapport à
ce qu'il appellerait plutôt le lien sociétal : une
perte d'appartenance des individus. Notamment, l'appartenance des
pauvres devient, selon lui, problématique, car ils sont "surnuméraires".
La désaffiliation est ainsi le dernier maillon d'un processus
macrosocial de fragilisation. Le désaffilié est éloigné
du marché du travail et isolé au niveau relationnel.
Son statut négatif, stigmatisé, le conduit progressivement
à basculer dans l'inexistence sociale.
Ces trois approches relatives à l'exclusion définie
comme un processus, ne se regroupent pas totalement, mais sont complémentaires.
Pour les trois, il s'agit d'un processus qui ne peut s'appréhender
dans sa seule dimension économique, mais qui concerne également
la sphère relationnelle et la sphère identitaire et
qui menace de plus en plus des catégories de population intégrées.
Les approches de Gaulejac et Paugam mettent l'accent sur le vécu
d'individus appartenant à des populations spécifiques
qu'elles considèrent comme des acteurs ayant une marge de
manœuvre. L'approche de Castel s'en différencie par
le fait qu'elle appréhende le processus dans sa dimension
historique.
A l'inverse de cette conception, Elias dit que l'exclusion est
aussi et d'abord le résultat de rapports de pouvoirs entre
groupes. Le fondement de cette thèse peut être exprimé
comme suit : exclure signifie clôturer un espace social déclaré
comme "normal". On y classe les individus atypiques ou
incompatibles avec certaines valeurs prédéfinies comme
condition d'appartenance à cet espace. Ces valeurs ne sont
pas nécessairement celles de la société dominante,
elles peuvent être le fait de groupe social spécifique.
L'exclusion repose sur la défense d'un territoire : physique
(un quartier), symbolique, idéologique, culturel. C'est sur
le différentiel de pouvoir entre des groupes que repose l'exclusion
de l'un par l'autre. Il y a donc une relation essentielle entre
établis et exclus. D'un côté, un groupe ayant
un niveau d'organisation élevé, une cohésion
interne forte, une identification collective, une communauté
de normes… de l'autre, un groupe anomique, sans cohésion
et ayant peu de valeurs communes. Pour lui, l'exclusion procède
de l'étiquetage et de la stigmatisation qui entraînent
une dévalorisation de l'autre individuellement ou collectivement.
Cette lecture met en évidence des mécanismes non visibles
à première vue qui, se combinant, produisent l'exclusion.
Réactions, critiques, interrogations
Réactions
La lecture de la lutte des places m'a permis de comprendre toute
la complexité de la notion d'exclusion et notamment qu’en
caractérisant des situations très différentes,
cette notion ne parvient pas à rendre compte de la situation
réelle des personnes. De plus, il est assez difficile de
la définir, car cette notion évolue avec les sociétés.
Il existe ainsi de nombreuses formes d’exclusion. Or, étrangement
on parle pourtant d’exclusion et pas d’exclusions.
Je trouve que cet ouvrage présente une analyse poussée
des comportements et des stratégies individuelles des exclus
qui permettent de mieux comprendre les personnes, leur passé,
leurs valeurs (…). Je pense ainsi que le titre choisi par
les auteurs est intéressant, car le terme de lutte illustre
parfaitement le fait que le sujet est acteur et qu’il ne subit
pas. Je suis d'accord sur le fait que l'individu est responsable
de ses actes, que chaque parcours est individuel.
Cet ouvrage propose également une analyse des institutions
et du comportement de leurs agents et nous propose une façon
de procéder en tant que futur travailleur social. Ainsi,
j'adhère totalement au fait qu'il est nécessaire pour
un travailleur social de procéder à un certain questionnement,
à une certaine réflexion lors d'une rencontre avec
d'un usager. Il est ainsi important de bien comprendre l’histoire
des individus, leur vécu, leurs valeurs, leurs projets d'avenir.
En effet, ceux-ci sont différents pour chaque individu, et
ils permettent de faire ressortir les vecteurs de son exclusion.
Par ailleurs, les travailleurs sociaux doivent essayer de travailler
en fonction du système de valeurs de l’usager et essayer
de travailler sur des valeurs communes.
Finalement, à la lecture de ce livre, on se rend compte
qu'il existe une contradiction entre les développements économiques
et les développements sociaux et que le culte de l'excellence
n'a pas de limite, pas de fin.
Désormais, j'aurais un avis différent sur l'exclusion
et j'arriverai mieux à la comprendre.
Critiques
Ce qui m’a d’abord déçu dans cet ouvrage,
c’est le fait qu'une soixantaine d'entretiens ait été
réalisés, alors que les auteurs ne nous proposent
que les histoires d'un petit nombre de personnes. Par ailleurs,
les propos des personnes ne sont pas rapportés tels quels,
mais sont retranscrits. On peut donc se demander s'il n'y a pas
eu un manque d'objectivité et/ou interprétation à
certains moments.
Les auteurs se sont limités à définir les
exclus par les pauvres, les chômeurs, les populations reléguées,
les minorités étrangères. Or, d’après
moi, ils oublient certaines catégories telles que les jeunes,
les handicapés, les personnes de plus de cinquante ans, etc.
Par ailleurs, d’après moi, il existe également
un risque de transmission de l’exclusion à la génération
suivante.
De plus, d’après les auteurs, les éléments
déclencheurs de la désinsertion gravitent souvent
autour du chômage, d'une rupture affective ou d'un problème
de santé. Toutefois, à mon avis, on pourrait également
prendre en compte d’autres éléments tels que
l’éducation, le logement, les finances. Tous ses éléments
sont reliés entre eux et je pense que chaque élément
a une incidence sur les autres. Ainsi, il me semble qu’avant
de fournir un emploi à un chômeur de longue durée,
par exemple, on doit s’assurer au préalable que sa
santé, son équilibre familial, son niveau de formation
permettent à cette insertion de durer, sinon l’intervention
sera probablement vouée à l’échec.
Par ailleurs, cet ouvrage donne l’impression que les institutions
et l’Etat ne considèrent pas le phénomène
de l’exclusion comme une priorité, alors que de nombreux
acteurs de la vie politique, économique et sociale se mobilisent.
Mais je pense qu’il leur est difficile de savoir par où
commencer : faut-il d’abord leur donner un toit ? Les sortir
du chômage ? Les soigner ? Or, dans la mesure où il
faut privilégier une réponse personnalisée,
il est difficile aux politiques de mettre en place des mesures de
masse.
Par contre, on peut remarquer que l'approche des auteurs n'aborde
pas les phénomènes de violence et d'humiliation qui
caractérisent les situations d'exclusion.
Interrogations
Ce livre m’a amené à certaines interrogations
qui sont les suivantes :
Qui sont les exclus en France du point de vue juridique ? N’y
a-t-il pas des oubliés ?
Comment peut-on prévenir les phénomènes d'exclusion
?
Quelle est la base de l’intégration ? (Personnellement,
je pense que le rôle de la famille est primordial et qu’il
faut lui accorder plus d’importance. Il ne faut pas traiter
individuellement les problèmes de chacun de ses membres car
tout individu, même s’il vit aujourd’hui isolé,
appartient à une famille actuelle ou passée car la
famille est la base de la société).
Comment mettre en place aujourd’hui un projet d’insertion
sur le long terme alors qu’on est dans une société
où les gens veulent généralement tout et tout
de suite ?
Comment faire pour que les nombreuses allocations proposées
aujourd’hui ne finissent pas par décourager la recherche
d’emploi et pour qu'elles n'installent pas les individus et
les familles dans un assistanat durable ?
IV. BIBLIOGRAPHIE
Serge Paugam, La disqualification sociale, Essai sur la nouvelle
pauvreté, PUF, 1991
Robert Castel, "de l'indigence à l'exclusion : la désaffiliation"
in Jacques Donzelot , Face à l'exclusion le modèle
français, ESPRIT, 1991
Elias, Norbert et John L. Scotson, Logiques de l'exclusion, FAYARD,
1997 (version originale anglaise 1965)
Michel Autès, "Genèse d'une nouvelle question
sociale : l'exclusion" in Lien social et politique. Y a-t-il
vraiment des exclus ? L'exclusion en débat, n°34, 1995
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