Origine : http://www.cifpr.fr/+psychotherapie-et-sociologie-j-ai+
Vincent de Gaulejac parla à une vitesse telle que ces notes
représentent probablement le tiers de ce qu’il a pu
dire. Son style n’est pas restitué, mais une partie
de sa pensée.
Un détail. On remarquera la distance qui sépare la
pensée de Vincent de Gaulejac de celle de la psychothérapie
institutionnelle et de l’analyse du même nom. Dire que
on c’est le sujet de l’institution c’est formuler
une hypothèse lourde de théorisation, directement
opposée au principe selon lequel par définition une
institution n’étant pas une personne réelle
(bien entendu, mais même pas "morale" ?) ne pense
pas ne sent rien, ne saurait être considérée
comme sujet que par tragique méprise. Examiner conjointement
les deux systèmes de pensée relève de l’orientation
multiréférentielle. Sont-ils contraires ou contradictoires
? dans le second cas comment faire si l’on ne veut rejeter
aucun des termes ? Il n’est pas interdit de réfléchir
à et de débattre de toutes ces choses.
Second détail. L’isomorphie du discours gaulejaccien
avec celui de l’Appel des appels et des trois derniers ouvrages
de Roland Gori. La clinique qu’affectionne Vincent de Gaulejac
et que nous pratiquons sont œuvres d’art, dont la valeur
n’a rien à voir avec le prix ni la quantification.
Nous sommes gens de valeur, la psychothérapie relationnelle
est affaire de spiritualité, d’art, de citoyenneté.
Autant de grandeurs incommensurables, non sarkozyables. Le bling
bling et le cling du tiroir-caisse n’ont pas prise sur le
symbolique. Notre culture n’est pas de leur monde.
pychosociologie
Max Pagès était un conversant. Il voulait que conversent
entre eux les disciplines, en particulier la sociologie et la psychologie.
La psychosociologie qui lui est si chère il faut le dire
n’a pas été reconnue par l’université
et le monde de la recherche. Les sociologues de leur côté
considèrent que la bonne sociologie ne peut que se démarquer
de la psychologie. Il faut selon ses puristes s’en tenir au
principe de l’explication du social par le social. Pourtant
comment ne pas voir qu’en même temps que le social se
déploient les difficultés existentielles ou névroses,
les souffrances des patients limites, de tous ceux dont les difficultés
psychologiques sont liées à la modification radicale
en cours du champ du travail, et qu’elles relèvent
de l’articulation entre les deux disciplines ?
C’est vrai qu’on ne se suicide pas sans motif personnel,
mais ceux qui continuent de faire la sourde oreille à l’autre
dimension du malaise exprimé préfèrent ignorer
les liens étroits qui peuvent exister entre les difficultés
psychiques et l’émergence de nouvelles formes de l’organisation
du travail qui produisent l’épuisement professionnel
dont vous recueillez sûrement les effets dans votre pratique
de psychothérapeutes [1]. Il en va exemplairement de même
pour la pratique de coach, le lien est évident entre psychologie
individuelle, vécu existentiel et conditions concrètes
d’existence et de travail.
une bataille idéologique majeure
La façon dont les politiques ont conduit le débat
de la loi Accoyer constitue une bataille idéologique majeure.
On en a vu beaucoup d’isolés à l’extrémité
du petit bout de leur lorgnette professionnelle. Or il s’agit
d’un phénomène massif, concernant l’ensemble
des professions du social du relationnel, du service public (France
télécom, la Poste, etc.). Toutes ces professions sont
en proie actuellement exactement aux mêmes difficultés
de principe, les mêmes soubassements idéologiques les
ébranlent. Ici-même il y a peu avec Roland Gori nous
avons évoqué ces questions. Je vais publier d’ici
quelques jours un ouvrage, Travail, les raisons de la colère
[2], qui développe ces idées, reprenant entre autre
le thème de la psycho dynamique du travail de Dejours, la
pensée d’Yves Clot sur la violence puis la souffrance
au travail. Thèmes aujourd’hui traités comme
malaise psychosocial, concept neutre, affadi. On déplace
le problème en se demandant comment le mesurer, cela illustre
parfaitement la façon dont les politiques et les gestionnaires
abordent la question sociale selon le même paradigme scientiste
[évitant d’appréhender la vérité
d’une réalité que masquera sa réduction
chiffrée].
crise des grands récits
C’est que nous assistons à un phénomène
mondial, à la crise des grands récits (Lyotard), qui
donnaient du sens à la société, du sens et
de l’orientation, tous les grands récits, politiques,
religieux, scientifiques, sont mis en en crise, présentés
comme contradictoires et contestés. Que font alors les gens
pour restaurer du sens par rapport à leur vie ? Ils vont
voir un psychothérapeute. Chaque individu se trouve dans
ce système renvoyé à lui-même pour produire
le sens de son existence. Aucun n’est plus cantonné
dans un système de sens dominant qui tient au collectif.
Tout le monde ne peut pas avoir des parents communistes. Comment
cette peuhl fait-elle pour tenir entre son master de sociologie
clinique et le famille qui continue de vivre au Burkina à
l’ancienne ? Avec la crise des grands systèmes de sens
chacun se bricole un système. Avec pour viatique non plus
une grande idéologie mais la seule doctrine de la gestion.
Chaque individu gère sa carrière, sa famille, son
régime alimentaire, la carrière scolaire pour rendre
ses enfants employables, pour qu’ils soient armés par
rapport à la lutte des places. C’est invivable ? apprenez
donc à gérer votre stress !
ressources humaines : retournées comme un gant
Le terme même de ressources humaines, perçu par tous
comme un progrès, plaçant l’humain au centre
de l’économie s’est vu détourné
en son contraire, aboutissant à une gestion dynamique des
embauches.
En quoi tout cela est-il idéologique ? il faut réaliser
qu’on a transformé l’humain en ressource, qu’on
s’est proposé de faire de l’humain un facteur
de développement de l’entreprise. Par un renversement
spectaculaire, l’entreprise passée de moyen au service
du lien social, du bien-être au travail, du bon vivre ensemble,
du produire un monde commun, à fin, propose désormais
de mettre la société au service du développement
économique. Il s’agit d’un événement
d’ampleur considérable, dont les composantes idéologiques
massives et pourtant peu visibles à première vue ne
doivent échapper ni au chercheur ni au psychopraticien.
une institution ça n’éprouve rien
Aucun projet aucun sentiment institutionnel dans tout cela, une
institution n’éprouve rien, ne veut rien, c’est
une pure mécanique. Il convient de pas la subjectiviser mais
de l’analyser et d’en comprendre les ressorts.
Tout cela provient des théories du capital humain. Comme
Milton Friedman (théoricien du libéralisme), Gary
Becker propose d’appliquer des modèles afin d’optimiser
la gestion des ressources humaines, passant du modèle cognitif
au modèle normatif. On va former des gestionnaires pour diriger
les entreprises selon les décisions de ceux auxquels elles
appartiennent. Cette idéologie on ne la discerne même
plus comme idéologie. Souvenez-vous des théories du
développement personnel, de l’idéologie présidant
à la création du CDPH. Il était question de
développer des pratiques et techniques pour aider les gens
à mieux vivre. On en est loin. On en est à leur contraire,
les voici retournées comme un gant sans qu’on s’en
soit aperçu.
Le message humaniste s’est vu détourné, retourné,
pour rendre le potentiel humain performant. Dans cette idéologie
car c’en est bien une, chaque individu représente un
capital qu’il peut valoriser, un centre potentiel d’accumulation
de richesse monétaire, un moi-capital à faire fructifier.
La famille, petite entreprise, sera destinée à produire
des enfants performants sur le plan scolaire pour occuper les meilleures
places dans le champ économique. Les pas bons deviennent
des inutiles au monde. On trouve le paradigme utilitariste au cœur
même du mouvement. On créera de petits utilitaristes
productifs capables de se vendre. On est loin du contrat social
de Mauss.
la honte, un concept psychosociologique
Une des conséquences c’est ce qui vous arrive, et
vous-mêmes comme professionnels. C’est votre marché.
Si vous participez à la psychologisation des problèmes
sociaux (Ehrenberg) c’est que le marché à besoin
de personnes qui reçoivent ce besoin d’aide. Là
où se situe la complicité c’est quand on n’établit
pas le rapport entre causes objectives et conséquences subjectives
et psychologiques. Le chômeur déprimé par vos
soins remis en position tonique devrait pouvoir retrouver du travail
mais il n’y a pas de travail. L’aide dont il a besoin
n’est pas seulement d’accompagnement psychologique.
Que devient un patient-limite référé à
l’individu hypermoderne ? que faire si son état est
la conséquence d’une série de normes qui exige
des individus qu’ils se défoncent (cf. le coût
de l’excellence) ? Comment procède-on quand on est
psy pour comprendre la complexité de ces processus ? prenons
un exemple. La honte c’est 100% social et 100% psychique.
C’est ne pouvoir se tenir sous le regard d’autrui (le
tiers, pas le psychothérapeute). Renvoyer la honte du côté
de la psychothérapie c’est risquer de s’aveugler
au fait que les sources de la honte ont a voir avec celles de violences
symboliques bien réelles. Une telle misère ramenée
sur un divan de cuir surmontée de tableaux de maîtres
conduit à cette réflexion d’un patient : "–
que peut-il entendre à ça ?" Annie Ernaux [3]
a besoin de dire des choses publiquement, psychiques non articulées
aux organisations sociales qui les ont engendrées.
managinaire
Cette idéologie gestionnaire inspire les politiques de l’entreprise.
Cette révolution managériale est progressiste par
rapport au taylorisme. Elle définit une nouvelle forme de
pouvoir. Qui mobilise la psyché pour canaliser l’énergie
libidinale, ça n’est plus le corps foucaldien qu’il
s’agit de se subordonner mais la psyché, nous voici
rendus au système managinaire. On trouve ce concept dans
le Coût de l’excellence, contre-point de In Search of
Excellence.
Le résultat vous les voyez comme clients, SNCF RATP Poste
Pôle-Emploi etc. Le principe s’en inscrit dans la RGPP,
la Révision générale des politiques publiques,
mise en chantier de la grande transformation. Une révolution.
Sarkozy propose une révolution dans le style Reagan-Thatcher.
L’action publique devient un coût à réduire.
La culture client s’y voit remplacée par celle de l’usager.
Celle du résultat remplace celle des moyens. Performative
elle s’oppose au principe du contrôle de légitimité.
La culture entreprenariale doit remplacer celle du service. Allez
visiter le site RGPP.gouv.fr pour vous en faire une idée.
La réduction à marche forcée de la dette publique
est au principe de tout cela. Il n’est pas mauvais en soi
de s’occuper de réduire la dette publique mais dans
le cas qui nous occupe elle est prétexte au démantèlement
de tout le système de valeurs sur lequel se centre votre
profession. Les économies réalisées sont considérables,
les ravages tout autant, et c’est dans le monde entier qu’on
l’a fait. Cette politique est portée par les grands
cabinets mondiaux de consultants. Avec le soutien des grandes institutions
internationales, FMI, banque mondiale OCDE etc. C’est partout
et partout pareil. On a affaire au-delà du statut de psychothérapeute
à un vaste mouvement qui met les psychothérapeutes
en difficulté, en contradiction avec les raisons pour lesquelles
ils sont devenus psychothérapeutes [4].
Catherine Kokovska
Catherine Kokovska, directrice de la PJJ d’Île de France,
se défenestre pour "pouvoir recommencer à penser".
Elle parle de maltraitance institutionnelle. La maltraitance des
personnels qui ne savent plus où nous allons. Quand va-t-on
arrêter la casse ?
Que se passe-t-il aujourd’hui avec la psychiatrie ? Heureusement
qu’ils ont le DSM pour faire face à leur incapacité
de remplir véritablement leur mission ! Les professionnels
du souci de l’autre, c’est ainsi que vous vous définissez,
que leur arrive-t-il quand ils sont pris dans le jeu des contradictions
entre finalités institutionnelles et valeurs personnelles
? Une institution c’est un système de finalités,
de valeurs, c’est pourquoi on le fait. Une organisation c’est
un ensemble de moyens opératoires, comment on le fait, cela
concerne l’action. Quand la seconde prend le pas sur la première
que se passe-t-il ?
Le nouveau décret met en place une forme de modalité
opératoire en contradiction avec la mission qui est la vôtre
de mettre en œuvre ce qu’il faut faire pour accompagner
les gens, en contradiction avec le sens profond de la clinique,
de votre pratique. Nous voici au moment où le scientisme
utilitariste l’emporte sur les sciences compréhensives.
Nous voici bientôt rendus, peut-être pas vous encore
occupés ici-même à vous organiser pour résister,
au moment aporétique du paradoxe, à l’acmé
de la crise. Que se passe-t-il quand le jeu des contradictions fait
exploser ceux qui en sont acteurs et objets ?
j’ai compris que c’était pas tout dans
ma tête
(…) blocs qui s’affrontent, où les personnes
pourraient être des points d’articulations. Aider à
ce qu’ils n’implosent pas en vol mais qu’ils gèrent
les tensions auxquels ils sont soumis. Attention à ne pas
aider les gens à supporter le mieux possible leurs difficultés
au travail. Leur permettre de faire le lien entre conflits vécus
et conflits de l’organisation. "J’ai compris que
ce n’était pas tout dans ma tête". Donner
à l’individu aussi des moyens d’agir sur ce lien-là.
Monter la réflexion au niveau socio politique et organisationnel.
quatre modalités de la subjectivité
Je distinguerais quatre niveaux, à la Max Pagès,
quatre façons d’être sujet. Sujet réflexif,
sujet du désir pulsions etc. On parle de work addicts ou
d’amoureux passionnés – c’est vrai que
les gens sont volontiers amoureux de leur travail – qui n’ont
pas vu que l’objet de leur amour s’en foutrait d’eux
quand il n’en aurait plus besoin. "L’entreprise
ne les aime plus" : mais ça n’a pas de sentiments
une entreprise ! sujet de l’éprouvé (dénégation
par rapport à la souffrance au travail), sujet de l’action
homo faber (Arendt), qui se réalise dans l’œuvre,
sujet de l’efficience et de la performance [5].
Encore une fois, souvenez-vous qu’il ne s’agit du côté
de l’institutionnel que de mécanismes. De grâce
ne les mettons pas eux en position de sujets ! Pour faire face à
l’individualisation pathologique et au délitement du
tissu social et de solidarité, prenons en considération
les différents niveaux qui s’articulent lorsque la
souffrance sociale se conjoint à la psychologique.
[1] Bien entendu l’orateur s’adressait à quelques
futurs psychothérapeutes NN et de nombreux psychopraticiens
relationnels. En employant le terme de métier de cinquante
ans d’âge sans compter les mois de nourrice car il arrive
tout droit du XIXème siècle, de psychothérapeutes,
il utilisait la langue courante et se référait au
savoir et histoire communs. Nous avons respecté le propos
de l’orateur, faute de quoi sa mise en langue de bois aurait
déformé sa pensée. Pendant longtemps encore,
et qui sait, cela peut durer un siècle, la langue dira psychothérapeute
sans tenir compte du fait qu’il s’agit d’un titre
désormais chasse gardée de l’académisme
paramédical. Comment contrôler les faits de langue
? les totalitarismes s’y sont essayé et cassé
les dents. Le néolibéralement correct réussira-t-il
là où le paranoïaque a échoué ?
Prudents et respectueux d’une loi dont nous continuons de
critiquer l’iniquité, nous prendrons garde de tourner
sept fois notre langue dans notre bouche avant de nous trouver en
contravention lourde. Nous ne pourrons rien contre l’usage
courant. La novlangue en marche n’a pas fini de révéler
la souffrance qu’en parlant de bois elle fomente et désigne.
[2] La " valeur travail " est ébranlée.
Jadis et tout à la fois source d’accomplissement personnel,
d’estime de soi, de liens sociaux et de reconnaissance sociale,
le travail est de plus en plus souvent vécu comme une peine
quotidienne exposant l’individu à l’isolement,
à l’angoisse de n’être plus " à
la hauteur ", au stress de la compétition, à
l’humiliation publique, à la souffrance psychique qui
pousse certains jusqu’au suicide. Bien des rapports ont exploré
ces phénomènes en privilégiant tantôt
leur dimension sociale, tantôt ses causes économiques
et politiques, ou encore sa dimension individuelle et psychologique.
L’auteur mêle ici le psychique, le social, l’économique
; il décrypte l’interaction complexe de toutes ces
causes et propose une grille de lecture qui fonde une résistance
à la déshumanisation du travail. C’est bien
un système managérial pensé au service exclusif
de la performance financière, et non la fragilité
singulière des individus, qui est en train de transformer
le travail en torture et d’étendre au secteur public
les méfaits d’une gestion inhumaine d’abord rodée
dans le secteur privé.
Identifier l’origine du mal donne ici les " raisons
" de la colère des travailleurs en un double sens, comme
explication de ses sources, mais aussi comme première protection
de ses victimes : résister, exprimer et manifester la légitime
colère contre un système inhumain est désormais
la plus raisonnable des réactions, pour éviter que
les individus retournent contre eux-mêmes une violence nourrie
par ce système.
[3] Une autrice anciennne professeur de lettres qui raconte en
particulier dans son roman La Place (prix Renaudot 84) de façon
très réaliste et touchante son enfance dans un milieu
modeste qu’elle a dû plus ou moins renier pour se hausser
dans la classe supérieure des intellectuels. Elle illustre
parfaitement les analyses de Gaulejac sur la honte et les problématiques
de classe sociale dans toute son œuvre littéraire.
[4] Évidemment dans la bouche de Vincent de Gaulejac l’utilisation
du terme générique "psychothérapeute",
avec le sens de "celui qui pratique la psychothérapie"
ne renvoie pas au titre, désormais réservé.
Nous rencontrons à chaque instant l’utilisation du
terme de la langue courante dans le discours commun pour désigner
une fonction, qui ne s’embarrasse pas de la restriction due
à la réservation d’un titre.
[5] Cf. à ce sujet le film Jean Robert Viallet, La mise
à mort du travail.
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