|
Origine : http://sociologies.revues.org/3364
Éric D. Widmer Professeur, Département de sociologie,
Université de Genève, Suisse
*
eric.widmer at unige.ch http://www.edwidmer.org
L'ouvrage de Vincent de Gaulejac Qui est « je » ? traite
de la question de la construction de l'identité individuelle
dans les sociétés de l'hypermodernité, caractérisées
par l'inconstance des ressources et des cadres sociaux à
partir desquels les individus peuvent produire leur vie.
L'ouvrage commence par dénoncer l'utilisation normative
de la notion de sujet, un sujet érigé par les idéologies
de la modernité comme une figure prométhéenne,
capable de tout faire, de tout atteindre par la force de sa volonté,
et par conséquent, que l'on tient pour responsable de ses
échecs. Paradoxalement, l'hypermodernité, par son
absence de constance et ses impératifs multiples et contradictoires,
rend le sujet impuissant. Si l'individu peut chercher à se
reconstruire, suite aux brisures produites par l'existence, la tâche
est pénible, longue et jamais achevée. Le contexte
normatif et structurel propre à l'hypermodermité n'est
en effet pas propice à la toute puissance de l'acteur. La
société hypermoderne, en imposant la nécessité
d'être hors du commun, place les individus dans des situations
de double contrainte génératrices d'angoisse ; l'excellence
n'est accessible, par définition, qu'à une toute petite
minorité et n'est jamais acquise sur la durée. La
généralité des névroses et du mobbing
aujourd'hui est générée, selon l'auteur, par
des attentes normatives irréalistes, qui attribuent à
chacun la responsabilité des échecs créés
par les structures sociales. La quête identitaire est alors
permanente et a pour fonction la gestion toute individuelle des
contradictions créées par la précarité
des appartenances, dans une société globale polycentrée
et en grande partie déterritorialisée. Loin de penser
le sujet comme exclusivement défini par des contraintes externes
à lui, cependant, l'auteur souligne sa capacité de
bricolage, c'est-à-dire de réinterprétation
et de recomposition des contraintes. La sociologie et la psychologie
(convoquée essentiellement par l'intermédiaire de
la psychanalyse) mettent en lumière à la fois la complexité
des déterminismes pesant sur l'individu, et les mécanismes,
notamment psychiques, permettant à ce dernier de construire
des projets de vie cohérents, qui fassent sens pour lui.
L'auteur choisit avec attention quelques cas illustrant son propos.
Mireille, une femme dans la quarantaine, participant à un
groupe de prise de parole, rapporte le prix qu'elle a dû payer
tout au long de sa vie, pour construire et reconstruire son identité.
Prix, d'abord, de la désunion de ses parents, qui l'a amené
à rechercher une union précoce et la maternité.
Prix, ensuite, engendré par le rejet de cette union stabilisée
qui la limitait à un rôle de mère. Prix à
payer, finalement, pour la réalisation d'un projet plus personnel,
passant par le divorce et, paradoxalement peut-être, une nouvelle
maternité. Devenir sujet, c'est affirmer son propre désir
face au désir des autres. En même temps, ce désir
ne s'émancipe pas facilement des contraintes imposées
par la trajectoire initialement poursuivie. L'histoire de Mireille
révèle que le sujet se construit en effet dans l'assujettissement.
C'est dans l'héritage et en continuité par rapport
à ses insertions familiales et sociales que Mireille va trouver
les ressources nécessaires au renouvellement de son identité.
C'est en utilisant les matériaux que le désir des
autres lui ont fourni qu'elle va construire un projet propre. Le
désassujettissement est toujours difficile puisque construire
une nouvelle identité c'est aussi renoncer à certaines
ressources et, finalement, à une identité passée
qui, quoique contraignante et insatisfaisante par plusieurs aspects,
pouvait aussi produire du confort et une certaine reconnaissance
sociale.
Devenir sujet dans l'hypermodernité est un processus coûteux
et parfois voué à l'échec. L'individualisme
négatif qui fait rimer modernité avec désaffiliation
et pertes de repères, amène certains à investir
des solutions destructrices pour la personne et le lien social.
Vincent de Gaulejac nous propose dans ces chapitres sur les croyances,
le conflit et l'identité négative, des pages bien
intéressantes. D'abord, le monde sectaire est un refuge pour
les individus en panne d'identité, à qui il propose
des solutions en apparence attractives. L'alternative est le flou
de l'ultra-relativisme, par lequel l'individu refuse tout jugement
de valeur et prise de position sur ce qui est bien et ce qui est
mal. Les deux solutions, rigidité sectaire et relativisme
mou, sont porteuses de névroses car elles ne sont possibles
qu'à partir de l'abandon par l'individu de son sens critique
et donc, finalement de sa revendication à une identité
propre.
Dans d'autres cas, également problématiques, la recherche
de soi passe par le besoin de briser des vies. Vincent de Gaulejac
rappelle la tragique histoire de Richard Durn, qui abattit huit
conseillers municipaux à Nanterre, en 2002, avant de se donner
la mort, aboutissement d'une trajectoire d'échecs et de non-reconnaissance
sociale. L'individu qui ne réussit pas à répondre
aux impératifs de succès du nouvel ordre normatif
du sujet tout puissant, développe parfois le poison de l'envie,
« revanche de l'orgueil bafoué » qui renvoie
au sujet sa médiocrité, sa bassesse, son impuissance
et sa mauvaiseté. L'envieux mobilise son énergie pour
détruire l'objet de sa convoitise et cherche alors à
développer son excellence du côté du mal. L'acte
criminel de Richard Durn peut s'expliquer, selon Vincent de Gaulejac,
comme la tentative de « détruire ceux dont il attendait
la reconnaissance, ceux qui pouvaient lui conférer une utilité
sociale », et qui ne l'ont pas fait.
Que peut-on faire pour aider le sujet en mal d'identité,
à se reconstruire, pour l'aider à faire sens de sa
vie et, plus loin, à redécouvrir ou réaffirmer
« qui est je » ? L'ouvrage insiste sur l'importance
de la prise de parole en situation collective pour passer outre
aux traumatismes liés à la non-reconnaissance de soi
et aux diverses souffrances qu'elle génère. Le témoignage
oral est un support à partir duquel l'individu cherche à
exister comme sujet. La sociologie clinique privilégie la
reconstruction du sens donné par les acteurs à leurs
expériences de vie, par l'utilisation de méthodes
qualitatives et discursives. Elle s'inscrit donc dans la continuité
de l'approche par les récits de vie. Elle va plus loin, cependant,
puisqu'elle a une visée non seulement analytique mais aussi
thérapeutique. Elle vise avant tout à travailler le
sens subjectif donné par les individus à leur vie.
Elle cherche, et c'est peu banal en sociologie, à aider les
individus à se reconstruire. Pour ce faire, l'individu doit
pouvoir, dans un groupe de parole, dire comment il se conçoit,
ce qu'il veut, ce qu'il est. Il s'agit de déconstruire collectivement
les contraintes normatives et représentations sociales l'ayant
empêché de « devenir ce qu'il est », pour
reprendre le célèbre impératif nietzschéen.
C'est dire l'insistance de Vincent de Gaulejac sur les dimensions
subjectives de l'aliénation humaine et sur la fonction de
reconstruction de soi que peut avoir la sociologie quand elle admet
de travailler avec la psychologie.
La perspective développée dans Qui est « je
» ? peut être comparée à celle des travaux
de nature plus quantitative prenant le parcours de vie pour objet.
Depuis les années 1960, d'abord aux États-Unis puis
en Europe, s'est développée ce que d'aucuns ont appelé
le « paradigme du parcours de vie » (Sapin, Spini &
Widmer, 2007). Il s'agit d'une approche pluridisciplinaire, dont
la sociologie et la psychologie développementale sont les
deux disciplines maîtresses, qui cherche à définir
les logiques de développement temporel des vies individuelles
dans leur contexte historique et social, en s'appuyant sur des méthodes
d'analyse longitudinales, le plus souvent quantitatives. La centration
sur les facteurs structurels et l'utilisation de grandes bases de
données ont fait passer le sujet au second plan dans nombre
de recherches produites par cette approche. Qui est « je »
? amène, me semble-t-il, un complément intéressant
à la notion d'agentivité, souvent mobilisée
mais sans grande systématicité, par les chercheurs
s'inscrivant dans cette approche et désireux de mieux saisir
la part des trajectoires individuelles revenant à l'acteur.
Le concept reste cependant flou et certaines difficultés
à l'opérationnaliser empiriquement se font faites
jour. Victor Marshall, un sociologue nord-américain, propose
diverses définitions de l'agentivité, toutes partiellement
satisfaisantes : capacité à faire des choix, énergie
individuelle, conséquences des actions individuelles plutôt
que des structures sociales, production et contrôle de son
environnement par l'individu, capacité de l'individu à
générer son propre développement ou à
surmonter les difficultés, orientation instrumentale plutôt
qu'expressive dans l'existence, ou encore poursuite d'actions rationnelles
(Marshall, 2004). De près ou de loin, ces définitions
très partielles soulignent la production de sa vie par l'individu.
Elles restent cependant étrangement silencieuses sur les
dimensions relationnelle et processuelle de cette production. Définir
l'agentivité, en suivant Vincent de Gaulejac, comme l'affirmation,
par l'individu, de son désir par rapport au désir
de l'autre, dans un travail de bricolage incessant sur les ressources
et les contraintes produites par le parcours initial, nous aide,
me semble-t-il à rendre le concept plus précis : projection
de soi dans l'avenir, coopération et tension entre l'individu
et son entourage, mises à profit des ressources existantes,
dépendance au moins partielle à la trajectoire préalablement
poursuivie. À la lecture de l'ouvrage, il m'est apparu que
des liens devaient être construits entre l'approche quantitative
des trajectoires de vie, qui permet de définir avec une relative
précision ce que l'on peut observer « de l'extérieur
» quant à la vie des individus, notamment dans les
domaines professionnel et familial, et l'approche de la sociologie
clinique, apte à révéler la signification qu'ont
pour les individus ces expériences. Les deux approches sont
nécessaires à l'avancée des connaissances sur
les parcours de vie.
Si l'on en reste, cependant, à la recherche de soi, on devrait
à mon sens davantage s'interroger sur les cas où l'individu
oscille entre différents pôles dans son jugement quant
à sa vie, où il est incertain quant à ses projets
et à ses désirs. Si le livre conceptualise très
justement l'identité comme un processus, il n'insiste peut-être
pas assez sur l'ambivalence propre à ce processus (Lüscher
& Pillemer, 1998). Les choses sont souvent peu claires dans
la tête des individus quant à ce qu'ils veulent conserver
et changer dans leurs vies, pris en otages qu'ils sont entre des
fidélités et des insertions multiples et contradictoires
entre elles. Ces ambivalences ne sont pas forcément destructrices
ou incapacitantes ; elles obligent les individus à chercher
des solutions nouvelles ; elles les poussent à la réflexivité
; elles les obligent à partir à la découverte
d'eux-mêmes. Dès lors, les contradictions issues du
tumulte des structures sociales et de la complexité des schèmes
psychologiques dans l'hypermodernité ne sont pas toujours
des obstacles à surmonter dans le processus d'assujetissement.
Dans certains cas, elles semblent en être plutôt les
conditions.
Bibliographie
Lüscher K. & K. Pillemer (1998), « Intergenerational
Ambivalence: A New Approach to the Study of Parent-Child Relations
in Later Life », Journal of Marriage and Family, Vol. 60,
2, pp. 413-425.
Marshall V. (2004), « Agency, Events, and Structure at the
End of the Life Course », dans Levy R., Ghisletta P., Le Goff
J.-M., Spini D. & É. Widmer (2005), Towards an Interdisciplinary
Perspective on the Life Course, New-York, Elsevier science Editions.
Sapin M., Spini D. & É. D. Widmer (2007), Les parcours
de vie : de l’adolescence au grand âge, Lausanne, Éditions
Savoir suisse.
Éric D. Widmer, « « Qui est je? » ou la
difficile construction de soi dans l'hypermodernité »,
SociologieS [En ligne], Grands résumés, Qui est "je"
?, mis en ligne le 27 décembre 2010
|
|