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Vincent de Gaulejac, La société malade de la gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social, Paris, Le Seuil, 2005
Jacqueline Barus-Michel
« Comptes rendus d'ouvrages », Nouvelle revue de psychosociologie 2/2006 (no 2), p. 209-218.

Origine : http://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-de-psychosociologie-2006-2-page-209.htm

Poursuivant recherches et analyses amorcées dans La lutte des places, Vincent de Gaulejac, en sociologue clinicien, s’attaque à ce cancer économique qui ronge le politique : la gestion érigée en idéologie, contaminant sociétés, organisations, rapports humains et jusqu’aux subjectivités.

C’est un ouvrage qui ne peut pas laisser indifférent : il brosse un tableau consternant des sociétés modernes en proie au démon de la gestion. On connaissait « l’horreur économique », voilà la perversion financière généralisée. L’analyse est méthodique, documentée, étayée par des références qui la corroborent. Certes, l’auteur n’est pas le premier à mener une critique globale de la société où l’économique a pris dangereusement le pas sur le politique, mais il la poursuit en conjuguant pour sa démonstration les registres psychologiques et sociologiques, en traversant avec aisance l’idéologique, l’économique et le politique.

Tout cela pour défendre la thèse annoncée par le titre : la gestion et les stratégies du profit contaminent et pervertissent le monde contemporain au point d’occulter les valeurs humaines et de détruire les rapports sociaux. Au-delà de l’économique, c’est la finance, abstraite, déterritorialisée, qui remplace les pouvoirs qui, autrefois visibles et localisés, permettaient au moins que s’organise une certaine opposition.

Tableau désastreux : logique du profit et pouvoir managérial envahissent toutes les sphères du social. L’homme est instrumenté, la société gestionnaire le produit à ses fins, le jette quand il ne lui sert plus. Le quantitatif, le calcul servent de seul critère dans une perspective de rentabilité et de profit. Les intérêts des actionnaires bafouent les besoins et la simple considération des salariés. Ceux-ci, requis de s’identifier à l’organisation pour en faire leur idéal tout en étant sa chose dans l’incertitude et la précarité, en risque permanent d’être destitués et réduits à lutter pour leur survie individuelle, n’ont plus les moyens de la solidarité. Les classes sont une vision dépassée, chacun essayant de conquérir et de garder sa place fût-ce aux dépens des autres. Pendant ce temps, à l’échelle mondiale, les flux de capitaux incontrôlables par les politiques et les barrages impuissants des législations suscitent des enrichissements colossaux sans que l’on puisse saisir les pouvoirs devenus anonymes ; les marchés mènent la danse. Au scandale des profits répond le scandale de la précarité, des licenciements maquillés par les plans sociaux, du chômage. L’idéologie gestionnaire engendre une société de « stressés ».

C’est tout cela que l’auteur excelle à montrer au long de chapitres fortement charpentés et malheureusement à valeur trop bien démonstrative. On se demande ce que les tenants de ce néocapitalisme auraient à avancer pour le défendre. La croissance, jusqu’où ? Le profit, jusqu’à quelle limite ? Est-ce vraiment l’enrichissement des uns qui sauvera les autres de la pauvreté ? On a entendu dire que les dépenses somptuaires des enrichis, favorisant la demande, puis la production, étaient facteurs de croissance au point que les pauvres n’ont qu’à se féliciter qu’il y ait des riches !

38 Pourtant, malgré quelques scrupules de l’auteur, qui convient de certains avantages dus au libéralisme tourné vers le profit mais aussi la maîtrise, il ne porte peut-être pas assez attention aux progrès, non seulement de confort matériel, indéniables (milieu de vie, communications, santé), mais aussi des avancées dans les domaines de l’éthique, de la culture, du droit auxquelles ils ont malgré tout laissé place… Ces avancées sont patentes dans les sociétés occidentales, mais il n’est pas interdit de penser qu’elles s’étendront à d’autres. Je pense au statut des femmes, à la lutte contre la souffrance, à la protection de l’enfance, à la scolarisation, à la liberté d’expression et de création artistique, à l’abolition de la peine de mort. La démocratie désintéresse ceux qui en bénéficient mais ils n’y renonceraient pas aussi facilement. Le politique préserve son potentiel dans le domaine des valeurs, encore faut-il en prendre conscience et l’exploiter.

D’autre part, le tableau de cette société malade de sa rage de rentabilité concerne-t-il tous les secteurs de l’économie et de l’entreprise ? Ce qui est valable pour les grandes entreprises et les multinationales (qui débordent « la société ») est-il valable pour les moyennes et petites entreprises qui représentent un secteur économique majoritaire ? Sont-elles également et irrémédiablement contaminées par cette perversion managériale ? Et sinon à quoi marchent-elles ? Quelle idéologie économique les sous-tend ?

Après une analyse si cruelle de la société malade de la gestion, les pages finales, qui veulent profiler un monde meilleur où l’humain, le social et le politique retrouveraient leur place, n’arrivent pas vraiment à rendre de l’espoir. L’auteur a accumulé avec brio tant de raisons de désespérer que le lecteur ne trouve plus vraiment celles d’espérer. D’où pourrait venir le changement ? Les expériences citées paraissent généreuses mais marginales, de peu d’effet au niveau mondial où les stratégies gestionnaires ont tissé leur toile. Elles apparaissent plutôt comme des compensations, des actions de réparation, par exemple pour ce qui est des ong. Les mouvements sociaux, qui expriment indignation et révolte, freinent un temps ce qui apparaît comme la marche inéluctable et impitoyable du capital financier. Les projets d’une autre économie se heurtent aux stratégies anonymes, aux collusions financières, au mythe de la croissance liée à l’enrichissement, comme si la croissance était facteur d’égalité alors qu’elle engendre de plus en plus d’inégalité. Les salariés se battent en vain contre les actionnaires. Qui croit à la démocratie dans l’entreprise ? Des livres se publient, des critiques indignées s’élèvent, mais tout se passe comme s’il n’y avait plus de solution de rechange à opposer, sauf des propos vertueux du style « on doit, on devrait, il suffirait… ». Certes, on peut sensibiliser l’opinion, qui fait pression sur les politiques, mais comment redonner aux politiques la force et surtout les moyens de maîtriser l’économique ? Ne manque-t-on pas d’une idéologie de remplacement ? N’est-ce pas cette désespérance qui sert malheureusement d’argument à la violence terroriste de ceux qui épousent la cause des humiliés ?

Ce livre passionnant invite à penser, s’il n’est pas trop tard, à ce que pourront être nos lendemains, à chercher les leviers qui pourront les faire autres, qui permettront de redonner du sens là ou règne l’argent.

Jacqueline Barus-Michel

« Comptes rendus d'ouvrages », Nouvelle revue de psychosociologie 2/2006 (no 2), p. 209-218.

URL : www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-de-psychosociologie-2006-2-page-209.htm