|
Origine : http://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-de-psychosociologie-2006-2-page-209.htm
Poursuivant recherches et analyses amorcées dans La lutte
des places, Vincent de Gaulejac, en sociologue clinicien, s’attaque
à ce cancer économique qui ronge le politique : la
gestion érigée en idéologie, contaminant sociétés,
organisations, rapports humains et jusqu’aux subjectivités.
C’est un ouvrage qui ne peut pas laisser indifférent
: il brosse un tableau consternant des sociétés modernes
en proie au démon de la gestion. On connaissait « l’horreur
économique », voilà la perversion financière
généralisée. L’analyse est méthodique,
documentée, étayée par des références
qui la corroborent. Certes, l’auteur n’est pas le premier
à mener une critique globale de la société
où l’économique a pris dangereusement le pas
sur le politique, mais il la poursuit en conjuguant pour sa démonstration
les registres psychologiques et sociologiques, en traversant avec
aisance l’idéologique, l’économique et
le politique.
Tout cela pour défendre la thèse annoncée
par le titre : la gestion et les stratégies du profit contaminent
et pervertissent le monde contemporain au point d’occulter
les valeurs humaines et de détruire les rapports sociaux.
Au-delà de l’économique, c’est la finance,
abstraite, déterritorialisée, qui remplace les pouvoirs
qui, autrefois visibles et localisés, permettaient au moins
que s’organise une certaine opposition.
Tableau désastreux : logique du profit et pouvoir managérial
envahissent toutes les sphères du social. L’homme est
instrumenté, la société gestionnaire le produit
à ses fins, le jette quand il ne lui sert plus. Le quantitatif,
le calcul servent de seul critère dans une perspective de
rentabilité et de profit. Les intérêts des actionnaires
bafouent les besoins et la simple considération des salariés.
Ceux-ci, requis de s’identifier à l’organisation
pour en faire leur idéal tout en étant sa chose dans
l’incertitude et la précarité, en risque permanent
d’être destitués et réduits à lutter
pour leur survie individuelle, n’ont plus les moyens de la
solidarité. Les classes sont une vision dépassée,
chacun essayant de conquérir et de garder sa place fût-ce
aux dépens des autres. Pendant ce temps, à l’échelle
mondiale, les flux de capitaux incontrôlables par les politiques
et les barrages impuissants des législations suscitent des
enrichissements colossaux sans que l’on puisse saisir les
pouvoirs devenus anonymes ; les marchés mènent la
danse. Au scandale des profits répond le scandale de la précarité,
des licenciements maquillés par les plans sociaux, du chômage.
L’idéologie gestionnaire engendre une société
de « stressés ».
C’est tout cela que l’auteur excelle à montrer
au long de chapitres fortement charpentés et malheureusement
à valeur trop bien démonstrative. On se demande ce
que les tenants de ce néocapitalisme auraient à avancer
pour le défendre. La croissance, jusqu’où ?
Le profit, jusqu’à quelle limite ? Est-ce vraiment
l’enrichissement des uns qui sauvera les autres de la pauvreté
? On a entendu dire que les dépenses somptuaires des enrichis,
favorisant la demande, puis la production, étaient facteurs
de croissance au point que les pauvres n’ont qu’à
se féliciter qu’il y ait des riches !
38 Pourtant, malgré quelques scrupules de l’auteur,
qui convient de certains avantages dus au libéralisme tourné
vers le profit mais aussi la maîtrise, il ne porte peut-être
pas assez attention aux progrès, non seulement de confort
matériel, indéniables (milieu de vie, communications,
santé), mais aussi des avancées dans les domaines
de l’éthique, de la culture, du droit auxquelles ils
ont malgré tout laissé place… Ces avancées
sont patentes dans les sociétés occidentales, mais
il n’est pas interdit de penser qu’elles s’étendront
à d’autres. Je pense au statut des femmes, à
la lutte contre la souffrance, à la protection de l’enfance,
à la scolarisation, à la liberté d’expression
et de création artistique, à l’abolition de
la peine de mort. La démocratie désintéresse
ceux qui en bénéficient mais ils n’y renonceraient
pas aussi facilement. Le politique préserve son potentiel
dans le domaine des valeurs, encore faut-il en prendre conscience
et l’exploiter.
D’autre part, le tableau de cette société malade
de sa rage de rentabilité concerne-t-il tous les secteurs
de l’économie et de l’entreprise ? Ce qui est
valable pour les grandes entreprises et les multinationales (qui
débordent « la société ») est-il
valable pour les moyennes et petites entreprises qui représentent
un secteur économique majoritaire ? Sont-elles également
et irrémédiablement contaminées par cette perversion
managériale ? Et sinon à quoi marchent-elles ? Quelle
idéologie économique les sous-tend ?
Après une analyse si cruelle de la société
malade de la gestion, les pages finales, qui veulent profiler un
monde meilleur où l’humain, le social et le politique
retrouveraient leur place, n’arrivent pas vraiment à
rendre de l’espoir. L’auteur a accumulé avec
brio tant de raisons de désespérer que le lecteur
ne trouve plus vraiment celles d’espérer. D’où
pourrait venir le changement ? Les expériences citées
paraissent généreuses mais marginales, de peu d’effet
au niveau mondial où les stratégies gestionnaires
ont tissé leur toile. Elles apparaissent plutôt comme
des compensations, des actions de réparation, par exemple
pour ce qui est des ong. Les mouvements sociaux, qui expriment indignation
et révolte, freinent un temps ce qui apparaît comme
la marche inéluctable et impitoyable du capital financier.
Les projets d’une autre économie se heurtent aux stratégies
anonymes, aux collusions financières, au mythe de la croissance
liée à l’enrichissement, comme si la croissance
était facteur d’égalité alors qu’elle
engendre de plus en plus d’inégalité. Les salariés
se battent en vain contre les actionnaires. Qui croit à la
démocratie dans l’entreprise ? Des livres se publient,
des critiques indignées s’élèvent, mais
tout se passe comme s’il n’y avait plus de solution
de rechange à opposer, sauf des propos vertueux du style
« on doit, on devrait, il suffirait… ». Certes,
on peut sensibiliser l’opinion, qui fait pression sur les
politiques, mais comment redonner aux politiques la force et surtout
les moyens de maîtriser l’économique ? Ne manque-t-on
pas d’une idéologie de remplacement ? N’est-ce
pas cette désespérance qui sert malheureusement d’argument
à la violence terroriste de ceux qui épousent la cause
des humiliés ?
Ce livre passionnant invite à penser, s’il n’est
pas trop tard, à ce que pourront être nos lendemains,
à chercher les leviers qui pourront les faire autres, qui
permettront de redonner du sens là ou règne l’argent.
Jacqueline Barus-Michel
« Comptes rendus d'ouvrages », Nouvelle revue de psychosociologie
2/2006 (no 2), p. 209-218.
URL : www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-de-psychosociologie-2006-2-page-209.htm
|
|