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Origine : http://id.erudit.org/iderudit/017783ar
Résumé
« L'individu est le produit d'une histoire dont il cherche
à devenir le sujet » . Cette formulation pose un certain
nombre de problèmes théoriques, en particulier sur
la nature du déterminisme historique qui la sous-tend : de
quelle histoire s'agit-il ? Que signifie être le produit d'une
histoire ? Qu'est-ce qui fonde cette loi de production et de reproduction
? Qu'est-ce qui anime cette quête du sujet ? L'ordre généalogique
conduit chaque individu à sortir du magma familial par un
double principe d'identification et de différenciation. Un
travail sur l'arbre généalogique permet de comprendre
en quoi l'histoire est agissante en soi et de prendre conscience
des impasses et des contradictions qui peuvent conduire certains
à ne pas vouloir transmettre.
La généalogie demeure l'articulation grâce
à laquelle une société civilise l'inconscient
Pierre Legendre
L'acte de transmettre est au coeur du fonctionnement de la société
et une préoccupation majeure des êtres humains. Bien
des hommes semblent tenaillés par un « besoin de transmettre
», comme s'il existait un impératif généalogique
au fondement même de l'ordre social (Legendre, 1985).
Selon les anthropologues, le système de parenté constitue
un ordre qui permet de repérer la place de chaque individu
en fonction de son ascendance et de ses alliances. Elle cherche
à définir « qui est qui » de façon
précise, irrévocable et définitive, à
partir de deux principes : la classification et la nomination. La
classification se fonde sur la filiation en définissant les
statuts de père et de mère, de garçon et de
fille, de mari et de femme, en déterminant « qui est
l'enfant de qui » et « qui est parent de qui ».
La nomination se fonde sur l’attribution des noms de famille
et des prénoms pour chaque individu.
Autant d'éléments constitutifs de l’état
civil et de l'identité par lesquels chacun se voit attribuer
une place singulière qui le définit comme un parmi
d'autres à la fois semblable et différent de tous
les autres. D'un côté, la généalogie
fixe des appartenances, de l'autre, elle affirme des singularités.
En ce sens, elle est au coeur des rapports entre l'individu et la
société. Plus précisément, elle est
au principe même du processus de fabrication sociale des individus.
« L'individu est le produit d'une histoire dont il cherche
à devenir le sujet ». Telle est l'hypothèse
qui est au fondement de la démarche des groupes d'implication
et de recherche Roman familial et trajectoire sociale (Gaulejac,
1987, 1999; Lainé, 1998). Cette formulation pose un certain
nombre de problèmes théoriques, en particulier sur
la nature du déterminisme historique qui la sous-tend : De
quelle histoire s'agit-il? Que signifie être le produit d'une
histoire? Qu'est-ce qui fonde cette loi de production et de reproduction?
Qu'est-ce qui anime cette quête du sujet?
En première analyse, il s'agit de rendre compte du mouvement
dialectique à l'oeuvre lorsqu'un individu s'interroge sur
sa destinée et sur ce qui la détermine. D'un côté,
il semble poussé par le désir de se constituer comme
un soi-même, de conquérir une autonomie, d'affirmer
une existence propre, de développer sa créativité,
d'exercer sa liberté… De l'autre, il est inscrit dans
une descendance au croisement de deux lignées, il est l'élément
d'un ensemble qui le constitue comme un « héritier
» dont la vocation est de transmettre ce qu'il a reçu
des générations précédentes en adaptant
cet héritage aux évolutions du monde qui l'entoure.
Produit par ceux qui le précèdent, il est invité
à produire à son tour d'autres héritiers qui
s'inscriront dans un projet continu de transmission.
L'ordre généalogique conduit chaque individu à
sortir du magma familial par un double principe d'identification
et de différenciation. Un travail sur l'arbre généalogique
permet de comprendre en quoi l'histoire est agissante en soi et
de prendre conscience des impasses et des contradictions qui peuvent
conduire certains à ne pas vouloir transmettre.
La généalogie au fondement de l’ordre
social
Deux différences s’imposent comme fondatrices de l’ordre
social : la différence des sexes et la différence
des générations. Elles permettent de fonder la culture,
les systèmes d’alliance, de parenté et de filiation.
Elles instaurent une coupure entre le monde de l’inconscient
et celui de la conscience. Car « l’inconscient ne connaît
ni la différence des sexes ni la différence des générations
[...]. Fonctionnant sur une logique sans opposition, sans contradiction,
où toute chose peut être elle-même et une autre,
sans repères chronologiques, [il] est le monde du mélange,
de la force, et de la démence [...] C’est pourquoi
il s’oppose également à toutes limites et à
toutes les règles de la vie sociale » (Enriquez, 1983
: 198).
S’inaugure ici la distinction entre la scène inconsciente
et la scène sociale. L’une chaotique, où règnent
le désir intense, l’imagination radicale, les pulsions
irrésistibles, le principe de plaisir, l’association
infinie des fantasmes... L’autre ordonnée où
règnent la distinction, l’identité, la loi,
l’ordre, la culture, le langage, autant d’éléments
fondateurs de l’Institution et de la Société.
Deux scènes irréductiblement opposées, étrangères
et entremêlées, nécessairement séparées
et pourtant indissolublement reliées.
L'ordre généalogique fixe une place à chaque
individu, dès sa naissance. Il signifie au sujet qu'il doit
renoncer au fantasme d’être son propre créateur.
Il indique à « his Majesty the baby » (Freud)
qu'il n'est pas le centre de la création, mais qu'il n'est
qu'un petit enfant, le fils d’une mère et d’un
père « ordinaires », que ces derniers ont été
également des enfants avant de devenir des parents, de s'unir
pour l'engendrer, comme lui-même est destiné à
le faire à son tour. Cet ordre signifie également
que chaque individu n'est pas différent des autres, qu'il
est semblable aux autres êtres humains, ni totalement différent
ni totalement unique. Il inscrit l'individu dans l'humanité,
c'est-à-dire dans un ensemble qui fonde les relations des
hommes entre eux. Il fixe à chaque homme et à chaque
femme des limites et une identité : là où il
est né, par qui il a été engendré, dans
quelle lignée il est inscrit… autant d'éléments
qui le situent comme « simple mortel » qui prend place
dans une société qui lui préexiste et qui perdurera
après sa disparition. « Chaque sujet vivant porte la
cicatrice d'une estampille généalogique qui le renvoie
en permanence au sacrifice de la toute-puissance, c'est-à-dire
en même temps à la reconnaissance de sa propre place
dans l'espèce » (Legendre, 1985 : 48). C'est parce
que l'individu se reconnaît comme semblable à tous
les autres humains qu'il peut simultanément accepter l'identification
et la différenciation. Il n'est pas différent de nature,
mais s'étant construit par identifications multiples et successives,
il ne ressemble à aucun autre.
C'est cet impératif généalogique que le désir
sexuel risque de remettre en question. Dans le monde des pulsions,
les objets de satisfaction sont infinis et interchangeables. Le
désir est, à l'origine, incestueux, puisqu’il
cherche à se réaliser au sein même de la famille,
la transformant en magma indifférencié. L'interdit
de l'inceste trouve ici sa justification. Il est une nécessité
pour permettre à chacun de se différencier des autres,
de se constituer comme un sujet individualisé. Sans ordre,
sans classement, sans repère qui fixent à chacun une
place, une origine, une filiation, aucune société
ne pourrait se construire. La généalogie est au fondement
de la production de la société comme cadre structurant
qui offre à chaque individu une place bien définie.
Dans le registre de l'inconscient règne l’équivalence
généralisée, là où rien ne vient
barrer la satisfaction du désir. Dans le registre de la généalogie
règne la classification fondée sur des règles
qui déterminent avec précision les modalités
de l'alliance, de la filiation et de la succession. Ces règles
ont pour objet de définir l'identité de chacun et
les modalités qui permettent de passer d'une position à
une autre.
La confusion des places et des générations est destructrice
pour deux raisons :
Parce qu’elle entretient la violence intrafamiliale. Elle
est la source des rivalités qui se déchaînent
lorsque la sexualité peut s’exprimer sans limites et
que chacun peut être pris comme objet de désir par
tous les autres.
Parce qu'elle entretient l'illusion narcissique, c'est-à-dire
la tentation d'être unique et de vouloir se reproduire à
l'identique avec son propre double. En renonçant à
ce désir de s'élever au-dessus des autres, de se poser
comme étant sa propre finalité, le sujet peut alors
s'ouvrir au monde, accepter ses limites, se soumettre à la
loi de reproduction de l'espèce et se confronter à
l'altérité.
La mise en place d’un ordre généalogique transforme
la menace d’un magma familial en système ordonné.
Il évite au sujet humain le risque de la folie, de la confusion
généralisée, de la perte des repères.
Fondé sur la Loi (l'ordre juridique) et la Raison (le langage),
l’ordre généalogique est le support de l'ordre
symbolique. En acceptant d'être « borné »,
l'individu échappe au délire en limitant la réalisation
de ses fantasmes à son théâtre intérieur.
Il accepte la division et le manque et c'est pour cela qu’il
va pouvoir se construire en sujet autonome, advenir comme un «
JE » là où le « ÇA » était,
s’ouvrir au monde des autres. Entre la scène inconsciente
et la scène sociale, l’ordre symbolique se construit
en lieu et place de cette coupure, instaurant la Loi, le langage,
les mots, les valeurs, le sacré qui « rappelle à
chaque homme qu’il appartient à l’ordre des générations;
que ses actes ne lui appartiennent pas mais appartiennent à
sa famille, à son clan, à son totem, que son existence
n’a été possible que parce qu’à
l’aube du monde son ou ses ancêtres ont prononcé
les paroles et accompli les actes donnant naissance à la
lignée à laquelle il appartient » (Enriquez,
1983).
Identification et différenciation
Il y a là un lien essentiel entre le registre intrapsychique
et le registre sociopolitique. L'interdit de l'inceste est une nécessité
politique qui garantit la transmission et la reproduction de la
société. Dans cette perspective, la famille est moins
une juxtaposition d'individus définis à partir des
liens du sang, support de liens affectifs et de projections fantasmatiques,
qu’une entité qui fixe à chaque individu une
place singulière dans un ordre hiérarchisé
et juridiquement fondé.
L'ordre généalogique inscrit chaque individu dans
une lignée, c'est-à-dire dans une descendance organisée
et structurée au sein de laquelle il va occuper des places
successives qui lui sont assignées à l'avance, d'abord
comme enfant, puis comme parent, puis comme grand-parent, mais aussi
comme homme ou comme femme, et comme porteur d'un nom et d'un ou
plusieurs prénoms. Cette assignation lui permet de se singulariser
sans se perdre dans l'illusion de s’être engendré
lui-même. Elle lui permet de s’affirmer comme un élément
dans un ensemble qui lui préexiste, maillon d'une histoire
qui a commencé avant lui et qui se transmet à travers
lui et les siens, quand bien même il choisirait personnellement
de ne pas avoir d’enfants. La reproduction de la société
dépend moins du choix individuel de se reproduire que de
la capacité des familles à assurer leur continuité.
Le récit généalogique permet d'identifier
les ressemblances et les différences : « Il a le nez
de son père », « elle a les yeux de sa mère
», « il ressemble à son frère »,
« il est le portrait de son grand-père », «
elle sera institutrice comme sa tante »... L'enfant est identifié
à travers une série d'éléments et d'attributs
empruntés à ses ascendants, c'est-à-dire tirés
d'une histoire commune. C'est la combinaison de ces éléments
qui le rend singulier et unique. C'est la communauté de ces
éléments à tous les membres de la lignée
qui le rend ressemblant et identique.
Les processus d'identification sont au fondement de la construction
de l'identité confrontant le sujet à « produire
de l'autre à partir du même », selon l'expression
heureuse de Pierre Legendre. Pour qu'il y ait sujet, les enfants
et les parents doivent se différencier de cet ensemble commun
tout en reconnaissant les liens qui les rassemblent. Chacun est
alors confronté à une contradiction identitaire majeure
: être semblable sans être identique, s'affirmer comme
être singulier sans rompre les liens avec « les siens
», devenir un autre sans cesser d'être le même.
Cela suppose que chacun soit nommé sur le double registre
de l'appartenance à une famille et de la reconnaissance comme
individualité. Le nom de famille l'inscrit dans une filiation,
dans une parentèle, dans un ensemble de liens qui déterminent
un dedans et un dehors, une frontière entre ceux qui appartiennent
à la même souche et ceux qui n'en sont pas. Le ou les
prénoms l'identifient comme particulier, même si dans
le choix des prénoms on voit apparaître des continuités
et des projections imaginaires. Le nom et le prénom assignent
une place à l'enfant au sein d'un groupe familial tout en
permettant de le distinguer des autres. Ces deux fonctions, l'intégration
et la différenciation, sont à la fois contradictoires
et complémentaires. On ne peut intégrer qu'en différenciant.
On ne peut s'insérer qu'en se distinguant. Cette contradiction
est au coeur de la notion d'identité qui évoque à
la fois la similitude – je suis semblable à tous ceux
qui ont les mêmes attributs que moi – et la différence
– je suis défini par des caractéristiques particulières
qui me constituent comme différent de tous les autres.
En définitive, la généalogie civilise l'inconscient
en s'opposant au désordre social comme au désordre
pulsionnel dans les relations familiales. Il importe, pour sortir
de l'indifférenciation des rôles et des positions de
chacun, que des interdits très stricts soient institués
pour pouvoir identifier sans ambiguïté les générations
et connaître précisément et rigoureusement les
filiations. D'autant que les désirs les plus inconscients
s'opposent à cet ordre, que les enfants et les parents sont
animés, les uns vis-à-vis des autres, par des désirs
de meurtres et par des attirances ou des rejets passionnels. L'interdit
de l'inceste ne serait pas aussi absolu si le désir de transgression
n'était aussi puissant.
En résumé, l’impératif généalogique
est nécessaire à la constitution de l'ordre social
sur plusieurs plans :
Dans l'ordre de la temporalité, il introduit la
chronologie là où règne la réversibilité;
Dans l'ordre de la nomination, il introduit le langage
là où règne l'imaginaire;
Dans l'ordre de la raison, il propose des référents,
des catégories, des classements qui permettent de construire
des points de repère et du sens là où règnent
la confusion et le désordre;
Dans l'ordre symbolique, il propose des lois, des règles,
des interdits qui sont au fondement du droit et permettent d'éviter
le chaos, la loi du plus fort et la violence pulsionnelle;
Dans l'ordre social, il instaure la hiérarchie entre les
générations qui est au fondement de l’échange,
de la socialisation et de la culture, contre le règne de
l'indifférenciation généralisée et de
la confusion des genres.
L'articulation du psychique et du social se noue à cet endroit
précis où s’opposent le monde des pulsions et
la socialisation. Entre fantasme et réalité le sujet
cherche à se construire une identité propre. Au fondement
de l'identité originaire, la généalogie permet
au sujet de se définir en se singularisant. La famille joue
ici un rôle central, puisque c'est principalement en son sein
que cet ordre s'installe et que se jouent les étapes les
plus déterminantes du processus de construction de soi.
L'arbre généalogique
Le travail sur l'histoire familiale permet de comprendre le poids
de l’histoire sur les destinées individuelles. On le
saisit à travers le dessin de l’arbre généalogique,
support souvent utilisé dans le cycle Roman familial et trajectoire
sociale (Gaulejac, 1999). On demande aux participants de reconstituer
leur généalogie en indiquant pour chaque ascendant
et descendant leur statut social, professionnel, culturel, économique
et les signes particuliers qui les caractérisent. La force
exploratoire de cet outil vient du fait qu’il permet d’éclairer
différents registres, que ce soit sur les plans sociologique,
psychologique, anthropologique ou historique.
Sur le plan sociologique, il permet d’identifier les caractéristiques
démographiques, économiques, professionnelles, culturelles,
géographiques... de la structure familiale. À partir
des positions sociales et des statuts de ses membres sur plusieurs
générations, il met en évidence la (ou les)
classe(s) d’appartenance, les phénomènes d’ascension
ou de régression, les stratégies d’alliances
ou de ruptures... Enfin, il montre l’impact des mutations
économiques, démographiques, politiques et sociales
sur les destinées individuelles, par exemple, la baisse de
la natalité, l’élévation du niveau d’étude,
le développement des classes moyennes, le recul de la mortalité
infantile, le déclin de la pratique religieuse, l'émergence
des familles recomposées, etc.
L’arbre généalogique permet également
de repérer la singularité des trajectoires, les particularités
individuelles, les places de chacun dans le système familial.
Par exemple, il révèle assez vite les relations privilégiées
qui unissent les différentes générations. On
voit ainsi émerger des liens privilégiés entre
mère/fils ou père/fille qui peuvent se répéter
sur plusieurs générations, mettant en évidence
la reproduction des conflits oedipiens de génération
en génération. Comme le génogramme[1], utilisé
par les spécialistes de la thérapie familiale, l’arbre
généalogique peut être utilisé pour mettre
en évidence les processus d’identification et de contre-identification,
les relations interpersonnelles, les différents sentiments
caractérisant les liens entre les membres de la famille.
On peut également l’utiliser dans la perspective des
psychogénéalogistes pour repérer les répétitions
d’accidents, de maladies, de symptômes, ou rechercher
les syndromes d’anniversaires.
Enfin, l’arbre généalogique met en évidence
un fait anthropologique majeur quant à la nécessité
d’instituer un ordre précis qui permet de différencier
les sexes et les générations et de fonder les règles
qui instaurent la parenté et la filiation. Le rapport de
chaque individu à la société, sa place et son
identité sont ainsi fixés à partir de sa position
dans une famille. Entre les forces obscures de la psyché
et les nécessités organisatrices de la société,
la généalogie est un point de jonction essentiel.
D’où les multiples problèmes rencontrés
par tous ceux qui souhaitent échapper à une histoire
familiale trop lourde.
L'impasse généalogique
La nécessité d'un ordre généalogique
pour assurer la reproduction sociale et la construction de chaque
individu comme sujet est admise comme une loi générale.
L’expérience clinique montre que ceux qui cherchent
à s’en affranchir sont pris dans une contradiction.
Ils cherchent à rompre avec l’impératif généalogique
parce qu’ils y voient la cause de leur souffrance, mais l'affranchissement
de cette loi les met en difficulté. La majorité des
personnes qui souhaitent travailler sur leur histoire le font moins
pour s'y inscrire que pour s'en dégager. La famille est parfois
vécue comme un poids dont il convient de se débarrasser,
plutôt qu'un cadre structurant nécessaire au développement
de chaque individu. Dans ce cas, l'histoire fait défaut.
Non parce qu'elle n'existerait pas, mais parce qu'elle n'est pas
vécue comme porteuse d'avenir et facteur d'historicité.
Au contraire, elle inhibe, enferme, contraint, jusqu'à donner
le sentiment au sujet qu'elle est un élément destructeur
auquel il doit échapper pour assurer sa survie. Dans certaines
histoires le poids du malheur est si fort qu’une malédiction
semble peser sur l'héritier, le condamnant à répéter
des scénarios qui le destinent à la maladie, la mort,
la violence, l'échec ou la folie.
L'enfant hérite des contradictions qui traversent les lignées
dont il est issu et plus précisément de celles qui
ont marqué la vie du couple parental. Les parents transmettent
à leurs enfants les traces des conflits qu'ils n'ont pas
pu ou su résoudre. D'où l'importance, dans la transmission
intergénérationnelle, des maladies mystérieuses,
mentales ou physiques, des morts suspectes, des fautes graves non
sanctionnées, des échecs incompris… de toutes
les situations où les membres de la famille ont été
pris en défaut. C'est là qu'apparaissent les secrets
de famille qui, tout en étant censés protéger
ses membres de la honte, du désespoir ou du déshonneur,
produisent en fin de compte l'effet inverse. Loin d'épargner
les descendants, ils semblent les marquer profondément, au
point de structurer leur existence. Chaque fois qu'un secret est
à l'oeuvre quant aux origines, ou lorsque des soupçons
pèsent sur le comportement de l'un des parents, les descendants
sont aux prises avec des conflits qui les taraudent sans qu'ils
en comprennent la source. Nous avons proposé de désigner
ces conflits par le terme de noeuds sociopsychiques dans la mesure
où ils condensent des aspects affectifs, sexuels, familiaux
et sociaux (Gaulejac, 1996). Le symptôme le plus caractéristique
de la transmission de noeuds sociopsychiques se traduit par une
difficulté particulière à se situer dans l'histoire
familiale, que ce soit du côté de la réception
ou du côté de la transmission. Il y a là une
impasse généalogique qui se traduit par une situation
paradoxale du type : « Je ne veux pas être ce que je
suis ». Le sujet est comme habité par des parties de
lui-même, produit d’identifications inconscientes qui
le relient à ses ascendants, mais qu’il rejette parce
qu'elles sont attachées à des sentiments négatifs
ou à des situations détestables. Il se sent pris malgré
lui dans une filiation qu'il récuse et il ne peut la refuser
parce qu'elle est au fondement de son identité.
Cette contradiction est, le plus souvent, vécue sur le mode
de l'ambivalence qui permet de faire la part des choses en développant
des identifications partielles, en inventant des médiations,
en évitant le double piège du rejet total ou de l’acceptation
inconditionnelle. L'impasse généalogique survient
lorsque ce jeu est impossible, lorsque l'individu est coincé
entre des exigences conflictuelles antagonistes et qu'une nécessité
impérieuse l'oblige à les respecter.
Je ne veux pas être ce que je suis
Deux témoignages illustrent la notion d’impasse généalogique.
Le premier est tiré du livre de Peter Sichrovsky, Naître
coupable, naître victime, qui rend compte d’entretiens
recueillis auprès d’enfants de juifs allemands déportés
et auprès d’enfants d’anciens nazis. Le récit
de Rudolph est particulièrement significatif. Fils de hauts
responsables nazis réfugiés en Argentine, Rudolph
refuse une filiation marquée par une histoire qu’il
ne peut accepter : « La faute me poursuit, vous savez. Et
celui qui est coupable finit toujours par être puni. Si ce
n’est pas ici et maintenant, ce sera en d’autres temps,
en d’autres lieux, mais elle finira par me rattraper, je ne
lui échapperai pas… » (Sichrovsky, 1991 : 39).
Rudolph se vit comme l’héritier de la faute parentale.
À partir du moment où celle-ci n’est ni reconnue
par eux ni jugée par d’autres, il en devient coupable.
La culpabilité et la honte rejaillissent sur lui au point
qu’il est conduit, malgré lui, à les incorporer
et qu’elles se manifestent dans ses rêves, même
s’il réagit avec force pour se démarquer de
ses parents. « Pendant ces trois dernières années,
j’ai rendu la vie infernale à mes parents. J’avais
dix-huit ans quand ils sont morts. À l’âge de
quinze ans j’ai commencé à fréquenter
des hommes et des garçons. Quand mes vieux se sont rendu
compte que j’étais pédé, ils ont voulu
me tuer [et se suicider ensuite] : l’accident de voiture n’a
peut-être pas été un accident […] “Ils
t’auraient fait porter une étoile rose, à l’époque”,
criait ma mère… » (p. 45).
Rudolph brandit son homosexualité comme un moyen de s’opposer
à l’idéal nazi de ses parents et de les punir
de vouloir perpétuer une telle abomination. « Je les
ai achevés », dit-il, avant d’ajouter : «
Je n’ai pas le droit d’avoir des enfants. Cette race
doit mourir avec moi. Que pourrais-je raconter à mes enfants
sur leur cher grand-père? C’est sur moi que s’est
abattu la vengeance, et c’est bien ainsi. J’ai vécu
trop longtemps avec mes parents. Qui sait ce qu’il y a en
moi? Cela ne doit pas être perpétué. Finie,
terminée cette fière noblesse! » (p. 44).
Rudolph a besoin de couper la descendance pour interrompre la transmission
d’une lignée qui se croyait supérieure et voulait
imposer au monde sa suprématie par des moyens horribles.
Il refuse de s’inscrire dans une telle filiation, mais il
craint que celle-ci ne soit inscrite en lui : « Qui sait ce
qu’il y a en moi? » L’homosexualité lui
permet d’assumer ce refus, de détruire l’idéal
parental et de renoncer à toute transmission. Comme si, à
l’instar de la malédiction d’Oedipe, la faute
des ascendants condamnait les descendants à renoncer à
toute descendance.
Le sujet figé face à la transmission
Un second témoignage illustre également la contradiction
vécue par un enfant qui ne veut pas être comme ses
parents. Fils d'une famille bourgeoise de Zurich, Fritz Zorn est
l'archétype de ce qu'on appelle un enfant « bien élevé
». Au début de son livre, Mars, il écrit : «
Je suis jeune, riche et cultivé; mais je suis malheureux,
névrosé et seul. Je descends d'une des meilleures
familles de la rive droite du lac de Zurich, qu'on appelle aussi
la Rive Dorée. J'ai eu une éducation bourgeoise et
j'ai été seul toute ma vie. Ma famille est probablement
dégénérée, c'est pourquoi j'ai sans
doute une lourde hérédité et je suis abîmé
par mon milieu. Naturellement, j'ai aussi le cancer, ce qui va de
soi si l'on en juge d'après ce que je viens de dire »
(Zorn, 1980 : 29). Le cancer va être pour Fritz Zorn un révélateur,
un moyen d’exister à partir de l'analyse des causes
de sa maladie et d'un travail approfondi sur son histoire. Son témoignage
est d'autant plus bouleversant que la mort viendra conclure le récit
de cette quête. Il meurt le lendemain du jour où son
éditeur lui envoie la lettre d'acceptation de son manuscrit.
Dans son analyse, Fritz Zorn aboutit à un constat : «
Ce qu'il y a d'affligeant dans toute cette situation, c'est que
l'affaire n'est pas réglée du fait que je ne veux
pas être comme mes parents et dès lors que je lutte
aussi afin de ne pas être comme eux, mais que mes parents
sont logés en moi, pour moitié corps étranger
et pour moitié moi-même, et me dévorent, tout
comme aussi le cancer qui me dévore est pour moitié
une partie malade de mon propre organisme et pour moitié
un corps étranger à l'intérieur de mon organisme
» (p. 197).
Fritz Zorn exprime bien ici l'impasse dans laquelle il se débat
comme s'il était condamné à mourir faute de
ne pouvoir se situer dans une filiation. Comme Rudolph, il choisit
de rompre pour ne pas transmettre une histoire vécue comme
destructrice. D'autres choisissent la voie du secret. Ils mettent
alors leurs enfants devant un dilemme difficile. Par fidélité
au pacte du silence il convient d'entretenir la dénégation.
Mais la négation de l'histoire empêche de se dégager
du poids qu'elle engendre. Les descendants sont alors habités
par des cryptes et des fantômes (Abraham et Torok, 1976),
des peurs et des hontes qui viennent d’un autre et qu’ils
risquent de transmettre à leur tour, alors qu’ils voudraient
s'en libérer. Faute de transmission avec des mots, la transmission
est inconsciente. Les effets inconscients de cette dénégation
sont d'autant plus actifs et ravageurs que le sujet n'a pas de mots
pour exprimer ce qu'il ressent et qu'il ne peut communiquer à
d'autres les troubles qui l'animent.
« Au bout du compte, rien de ce qui aura été
retenu ne pourra demeurer entièrement inaccessible à
la génération qui suit, ou à celle qui vient
encore après (Freud, 1913). Elle en portera des traces, au
moins dans des symptômes qui continueront à lier les
générations entre elles, dans une souffrance dont
l'enjeu entretenu leur restera inconnu », écrit René
Kaës (1993 : 9). À vouloir protéger sa descendance
des épreuves passées ou de l’infamie, on la
condamne à une malédiction dont elle ne connaît
pas l’origine. Nous entrons ici dans les zones obscures de
la transmission, dans ce que le sujet transmet malgré lui,
à l’encontre de ses intentions ou de ses souhaits.
* * *
La généalogie est le socle qui permet au sujet d'exister
en se fondant sur une vérité autre que la vérité
biologique qui est toujours sujette à caution. « Le
père n'est jamais qu'un hasard », disait Nietzsche.
D'où la nécessité d'un acte (l'acte d'état
civil) fondé sur un discours qui, à travers la nomination,
indique de façon précise et définitive comment
s'organise la filiation et quelles sont les places de chacun. Cet
acte permet à chaque individu, après la naissance
corporelle, de naître comme être social et d'être
reconnu par les institutions civiles qui vont lui attribuer une
« carte d'identité ». Cette reconnaissance lui
confère une existence sociale au croisement de deux inscriptions
institutionnelles :
L’inscription généalogique le situe dans une
descendance et dans un projet d'assurer la transmission de la lignée,
de devenir lui-même un agent d'historicité familiale;
L’inscription citoyenne l'institue comme un élément
d’une communauté, sujet de droit et de devoir, futur
individu souverain qui pourra contribuer à définir
la politique, la vie de la cité et pourra légitimement
revendiquer une place, un statut, une dignité.
On saisit alors toute l'importance de l'ordre généalogique,
que ce soit du côté des fondations de l'ordre social
ou du côté de la construction du sujet. C'est dire
que l'angoisse et la confusion s'installent dès que l'ordre
généalogique est en cause. Que ce soit lorsqu’il
y a doute sur les origines, lorsque des pratiques incestueuses sont
venues remettre en question les interdits et les limites de cet
ordre, ou lorsque des recompositions familiales diverses ne permettent
plus d'être au clair sur les places de chacun. « Jamais
l'angoisse identitaire n’est si forte qu'au moment où
vacillent toutes les places » (Théry, 1996 : 83). À
l’inverse, c'est la raison pour laquelle, comme le dit magnifiquement
Max Jacob, « on ne chante juste que dans les branches de son
arbre généalogique ».
Note
[1] Sur la comparaison entre le génogramme et la généalogie,
voir Femmes au singulier ou la parentalité solitaire, Paris,
Klinesieck, 1991, p. 85-88.
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Vincent de Gaujelac
L’impératif généalogique
Enfances, Familles, Générations, Numéro 7,
automne 2007
http://id.erudit.org/iderudit/017783ar
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