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Origine : http://www.sante-et-travail.fr/vincent-de-gaulejac--sociologue--poil-a-gratter-_fr_art_1098_54987.html
Se voulant " penseur libre ", Vincent de Gaulejac mêle
sociologie et psychanalyse pour décrire la souffrance en
entreprise, comme l'illustre son dernier ouvrage, Travail, les raisons
de la colère. Une approche " touche-à-tout "
qui fait débat.
Parmi les ouvrages écrits par Vincent de Gaulejac, sociologue
éclectique, La névrose de classe résume peut-être
le mieux par son titre la spécificité de son approche
et ses influences intellectuelles. D'un côté, la psychanalyse
- Freud, Lacan, Mendel -, de l'autre, la sociologie - Pierre Bourdieu,
Robert Castel… En " penseur libre ", le directeur
du Laboratoire de changement social (LCS) à l'université
Paris 7-Diderot aime à s'affranchir des querelles de chapelles
et des prés carrés disciplinaires, comme le montrent
ses différents doctorats, obtenus en sciences des organisations,
sociologie et sciences humaines.
Educateur de rue
Rien d'étonnant, donc, à ce qu'il ait emprunté
la voie de la sociologie clinique, défrichée par Max
Pagès, qui avait fondé le Laboratoire de changement
social à l'université Paris-Dauphine au début
des années 1970. Il demeure séduit par l'idée
d'appréhender les situations sociales telles qu'elles sont
vécues par les sujets, au plus près de leur expérience,
par une écoute approfondie. " Bourdieu disait que la
malédiction du sociologue est d'avoir affaire à des
objets qui parlent, ce qui l'empêche d'accéder à
l'objectivité dans l'observation des rapports sociaux. Pour
moi, c'est au contraire une bénédiction ! ",
s'amuse Vincent de Gaulejac. Pour Norbert Alter, professeur de sociologie
à Dauphine, il a, avec d'autres, établi un pont entre
l'ergonomie, qui tient compte de l'opérateur, et la sociologie,
qui regarde l'acteur social. Et d'ajouter : " Il met le sujet
freudien au coeur de son rapport au travail et cette approche est
intéressante quand on aborde les problèmes de souffrance
au travail. " C'est d'ailleurs l'objet de son livre Travail,
les raisons de la colère, sorti en mars dernier.
Si l'on considère son roman familial, Vincent de Gaulejac
a suivi une trajectoire assez inattendue. Sixième garçon
d'une famille catholique ni riche ni pauvre, vivant dans une banlieue
de l'Ouest parisien, il s'engage dans le scoutisme, mais finit par
rompre avec le mouvement, exaspéré par le conservatisme
de la hiérarchie. Ses études de droit le mènent
à une impasse : employé chez un conseiller juridique,
il " s'ennuie à mourir " et démissionne
juste avant Mai 1968. Un tournant dans sa vie qui le fait "
basculer à gauche " presque inconsciemment et s'inscrire
à Dauphine pour préparer un doctorat en sciences des
organisations. Employé à temps partiel à la
documentation du Crédit lyonnais, il est en même temps
bénévole dans une association s'occupant de jeunes
inadaptés. Dans le quartier parisien des Halles, il découvre
d'autres classes sociales. " C'est pour cela que je deviendrai
sociologue, raconte-t-il dans un texte autobiographique. Je saisis
qu'il existe des surdéterminations sociales et que les explications
du monde sont des enjeux de pouvoir. " Avant qu'il ne décroche
un poste d'assistant à la faculté de Dauphine, il
sera éducateur de rue, embauché par l'association.
Vincent de Gaulejac reconnaît sa propension à mener
de front plusieurs activités : éducateur et chargé
d'une étude sur la prévention des inadaptations sociales
pour la direction de l'Action sociale du gouvernement de Giscard
d'Estaing, enseignant dans des écoles de travail social,
intervenant auprès des municipalités pour les aider
à élaborer leur politique d'animation sociale et,
après la publication de son ouvrage L'emprise de l'organisation
en 1979, consultant dans les entreprises sur le management et la
conduite du changement. " Dans ces interventions, nous appliquions
la démarche clinique, en développant la capacité
des acteurs à se positionner comme sujets et en favorisant
l'écoute mutuelle des différents partenaires ",
relate-t-il. En tant que chercheur, il a investi le champ de l'organisation
des entreprises presque par hasard : " A Dauphine où
trônaient l'économie et les mathématiques, qui
considérait un peu la sociologie et la psychologie comme
la peinture et le dessin, nous cherchions à asseoir ces disciplines.
"
" De cape et d'épée "
Ce côté touche-à-tout en irrite plus d'un.
N'appartenant à aucune école et prônant l'interdisciplinarité,
ni " vrai " sociologue, ni psychanalyste, ni gestionnaire,
le trublion s'est entendu dire au moment de postuler comme assistant
à l'université : " On ne va quand même
pas accorder ce poste à un éducateur de rue ! "
Mais il en enthousiasme d'autres, comme Jacqueline Barus-Michel,
professeure émérite de psychologie sociale, qui le
voit, en raison de ses origines paternelles, comme " un cadet
de Gascogne ", un sociologue " de cape et d'épée
" : " Il est toujours prêt à débattre,
à apporter des idées originales… quitte à
bousculer les sociologues positivistes. " Fabienne Hanique,
membre du LCS et auteure d'une thèse sur le sens du travail,
apprécie la plasticité de sa pensée, qui le
conduit à un travail de recherche dépoussiérant
le landerneau : " Il fait preuve d'une audace sociologique,
même si c'est parfois bricolé et pas très orthodoxe
du point de vue de la méthodologie traditionnelle. Cela suscite
des controverses, y compris au sein du labo. Mais cela ne le désarme
pas, car il cherche sincèrement à rendre compte du
réel. "
Et c'est en décortiquant le mécanisme des organisations
que Vincent de Gaulejac en a vu émerger les conséquences
: stress, burn-out, dépression, suicide, perte de sens du
travail… Des symptômes déjà évoqués
dans Le coût de l'excellence, écrit en collaboration
avec Nicole Aubert en 1991, toujours là dans La société
malade de la gestion (2005) et qui constituent la trame de Travail,
les raisons de la colère." Au fil des années,
il y a eu un glissement de la conflictualité sociale vers
la conflictualité psychique, explique-t-il. Faire du mal-être
au travail une vulnérabilité personnelle qui ressort
de la médecine ou de la psychologie occulte ses véritables
sources, liées à l'organisation, aux pratiques managériales
et au développement des nouvelles technologies. " D'où,
pour lui, la pertinence de la sociologie clinique pour aborder ces
questions. La démarche consiste à accompagner les
salariés dans une réflexion collective qui permet
de dépasser les conflits personnels, en analysant les contradictions
de l'organisation dans lesquelles ils sont plongés. "
Il ne s'agit pas d'apporter des solutions, mais de construire avec
les acteurs des médiations, à partir de leur diagnostic
", précise-t-il.
Le travail, " objet total "
Au-delà, la gravité de la situation impose à
ses yeux de faire travailler ensemble différentes disciplines,
parce que le travail n'entre pas dans une catégorie spécifique
: " Il est en soi un objet total et, par conséquent,
la santé au travail relève autant de l'ergonomie que
de la psychologie, de l'économie et de la gestion. La pluridisciplinarité
s'avère nécessaire pour être des chercheurs
pertinents dans l'époque où nous vivons. " Sans
compter que " la dimension politique est très importante
chez lui ", observe Nicole Aubert, professeure à l'école
de management ESCP Europe. " Il est en prise avec l'actualité,
note Fabienne Hanique. Il voit son travail comme une contribution
à discuter pour éclairer le social. " Bref, un
sociologue hétérodoxe, poil à gratter, qui
fait son possible pour contrer la gestion libérale du capital
humain qui imprègne les discours des entreprises…
En savoir plus
Travail, les raisons de la colère, par Vincent de Gaulejac,
Le Seuil, 2011.
Nathalie Quéruel
Santé & Travail n° 075 - juillet 2011
http://www.sante-et-travail.fr/vincent-de-gaulejac--sociologue--poil-a-gratter-_fr_art_1098_54987.html
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