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Origine :
http://www.liberation.fr/vous/0101132111-vincent-de-gaulejac-sociologue-l-exclusion-est-aussi-liee-a-une-faille-personnelle
EMPLOI.
Vincent de Gaulejac, sociologue « L'exclusion est aussi liée
à une faille personnelle »
Le chômage n'est pas le seul détonateur du processus
d'exclusion. Selon Vincent de Gaulejac, sociologue et auteur de
plusieurs ouvrages sur l'exclusion - la Gourmandise du tapir (1),
qui vient de sortir, et la Lutte des places (2) -, la perte d'emploi
se combine presque toujours dans l'histoire des gens « désinsérés
» à d'autres fragilités plus personnelles. Des
combinaisons qui font que des personnes qui trouvaient jusque-là,
bon an mal an, leur place dans la société se retrouvent
mises hors du système. L'étude sociologique de ce
processus laisse penser que les mesures d'insertion d'aujourd'hui
sont inadaptées pour faire rempart à l'exclusion.
- Pourquoi, en tant que sociologue, plaidez-vous pour un retour
du social, et une remise à sa place - secondaire - de l'économique
pour stopper les mécanismes d'exclusion à l'oeuvre
aujourd'hui ?
La pure logique économique est suicidaire. En France, 80%
de la population active occupait un emploi stable en 1975, cette
proportion est tombée à 65% aujourd'hui et les situations
particulières d'emplois - contrats à durée
déterminée, intérim, stages, temps partiel,
dispositifs d'insertion, postes non titulaires de la fonction publique
- sont devenues une réalité pour un tiers des salariés.
L'emploi subit deux forces combinées: une raréfaction
et un éclatement des statuts. Dans certaines entreprises,
les directions classifient désormais les emplois en trois
catégories: un noyau d'employés à temps plein
dont le talent et l'expérience sont indispensables aux objectifs
stratégiques; un ensemble d'employés à temps
partiel, en fonction des besoins des premiers; enfin un volant de
consultants et de commerciaux extérieurs appelés en
cas de nécessité.
Certaines études estiment que la poursuite de cette évolution
conduirait d'ici une dizaine d'années à la répartition
des actifs selon des cercles concentriques: 25% des travailleurs
permanents, qualifiés et protégés par des conventions
collectives dans les grandes entreprises, 25% de travailleurs périphériques
qui, dans les entreprises de sous-traitance et dans les services,
occupent des emplois précaires, peu qualifiés, mal
payés, selon des horaires adaptés aux desiderata de
l'employeur et aux fluctuations du marché; enfin, 50% de
travailleurs marginaux, chômeurs ou semi-chômeurs, faisant
des travaux occasionnels et saisonniers. Une étude du Centre
d'études des revenus et des coûts (Cerc) de 1994 allait
dans le même sens en montrant que 11,7 millions de personnes,
soit près de la moitié de la population active française,
sont potentiellement exposées au risque d'exclusion. Si sept
millions d'entre elles bénéficient aujourd'hui d'un
emploi, elles sont vulnérables en raison de la faiblesse
de leur revenu et de la fragilité de leur insertion sociale.
Peut-on raisonnablement penser qu'une fin de crise inversera
ces tendances ?
Je ne le crois pas. Il faut admettre ce paradoxe que la croissance semble
détruire autant d'emplois qu'elle en crée. Je crois
que ces stratégies d'entreprises destructrices d'emplois
se développeront aussi en période de croissance économique.
C'est la « gourmandise du tapir ». Une légende
indienne raconte qu'un arbre géant couvert de fruit fut terrassé
par la foudre, et un tapir trop gourmand se précipita pour
tout manger. Il fut pétrifié par les dieux pour rappeler
aux hommes qu'il ne faut jamais prendre à la forêt
plus que ce dont ils ont besoin. Les entreprises, aujourd'hui, se
comportent comme le tapir. Uniquement obsédées par
leur volonté de puissance, elles détruisent les plus
faibles, provoquent de l'exclusion.
Contrairement au système industriel antérieur où
la croissance créait des emplois et un modèle de promotion
sociale pour tout le monde, aujourd'hui le retour à la croissance
accélère le processus d'automatisation de la production,
de délocalisation et donc de destruction des emplois. Dans
cette course à la productivité, le système
est en train de s'autodétruire, comme le tapir de la légende.
Aujourd'hui, la création de richesses accélère
la fracture entre deux pôles: une partie flamboyante avec
25% de personnes qui sont hyperactives et gagnent de l'argent, et
une partie en situation de précarité ou de vulnérabilité
(46% selon le Cerc). Cet écart social là se creuse
et continuera de se creuser si rien n'est fait.
Vous écrivez que « l'exclusion touche tout le
monde, mais pas n'importe qui ». Qu'est-ce que cela veut dire
?
Qu'est-ce qui produit de la désinsertion aujourd'hui? Au départ,
il y a un problème de chômage qui rejaillit sur la
vie sociale, qui sépare les familles. Le statut économique
n'est pas un facteur d'explication suffisant, ni nécessaire,
pour entraîner quelqu'un dans la spirale de l'exclusion. Le
chômage peut déclencher la désinsertion, mais
ce peut être aussi une rupture affective ou un problème
de santé, ou une combinaison des trois. Statistiquement,
l'exclusion sociale touche davantage les plus démunis. Mais
il n'y a pas de « désinséré type ».
Il faut tenir compte aussi des histoires personnelles. Dans la Lutte
des places, on a essayé, à partir de récits
d'histoires de « désinsertion », de les comparer
ou de les rapprocher, pour repérer des suites d'événements,
des associations de facteurs trop fréquentes pour ne pas
être pertinentes.
Ainsi, on observe toujours trois étapes de réactions:
une phase de résistance, où la personne cherche à
retrouver son statut antérieur, se montre active, etc. Une
phase d'adaptation où, faute de pouvoir retrouver son statut
antérieur, la personne s'organise un nouveau mode de vie,
où il y a affaiblissement du sentiment d'appartenance à
son ancien groupe social. Enfin, une phase d'installation, celle
de la résignation à la situation. L'individu renonce
aux valeurs auxquelles il croyait et devient indifférent
à ce que les autres pensent.
Les histoires personnelles de désinsertion qu'on a analysées
mettent en évidence l'existence, presque toujours, d'une
faille antérieure à la rupture sociale, d'une fragilité
relationnelle ou affective qui s'est trouvée réactivée
par des difficultés économiques ou professionnelles.
Mais ce constat ne doit pas servir d'alibi à la collectivité.
Le rôle du système social pourrait être de soutenir
les individus lors de ces crises, de leur donner les moyens de retrouver
une place, plutôt que de rendre leur rupture irréversible.
(1) La Gourmandise du tapir, d'Alain Bron et Vincent de Gaulejac,
aux éditions Desclée de Brouwer, janvier 1995.
(2) La Lutte des places, Vincent de Gaulejac et Isabel Taboada
Léonetti, aux Editions EPI, 1994.
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