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Origine : http://www.revueforum.fr/2011/09/article-extrait-du-livre-%E2%80%9Cmalaise-dans-les-institutions-publiques-%C2%BB/
Universitaire, sociologue, Vincent de Gaulejac analyse l’origine
et le mécanisme de la nouvelle gestion publique. Son dernier
avatar, la RGPP, entraîne souffrance et perte de sens chez
des fonctionnaires confrontés à un conflit de loyauté
entre les valeurs de leur métier et ses modalités
d’exercice.
On peut constater une corrélation entre la mise en place
de la Révision générale des politiques publiques
(RGPP) et la montée du mal-être. Cette «révision»
consiste à importer la «révolution managériale»
dans toutes les institutions publiques, jusqu’au cœur
de l’État. Elle veut favoriser le passage d’une
culture de moyens à une culture de résultats, l’introduction
d’une gestion des ressources humaines, le développement
de la culture client et de l’évaluation, l’application
d’une comptabilité analytique permettant de gérer
les dépenses de façon plus rationnelle… De multiples
transformations sont apparues, adaptant la gestion de ces institutions
aux normes managériales. Il convient donc d’essayer
de comprendre pourquoi ces changements destinés à
rendre les institutions publiques plus efficientes, ce qui n’est
pas en soi un objectif contestable, produisent des effets contradictoires.
La qualité du service rendu s’améliore sur certains
points et se détériore sur d’autres. La réduction
des coûts n’est pas démontrée. La montée
du mal-être au travail semble en revanche être l’effet
le plus patent de la «modernisation».
Pour quelles raisons la nouvelle gestion publique est-elle facteur
de stress? Pour- quoi la RGPP conduit-elle certains agents de la
fonction publique, parmi les meilleurs, à vouloir se suicider?
[...] Pourquoi l’évaluation de l’activité
des salariés de la fonction publique semble-t-elle inadéquate
et contre-productive? Pourquoi le mal-être se diffuse-t-il
aujourd’hui dans la sphère publique, qui semblait jusqu’à
présent relativement protégée? La fonction
publique représentait, et représente encore pour beaucoup,
un cadre stable offrant la sécurité, la stabilité
et la tranquillité. Être fonctionnaire c’était
l’assurance d’un emploi à vie, d’une protection
garantie, d’un avancement assuré, d’un mode de
vie sans risque. Pour beaucoup, ce n’est plus le cas.
L’idéologie du new public management et la notion de
capital humain
La doctrine du new public management prend sa source dans les entreprises
multinationales. Ce modèle managérial va tendre à
s’appliquer à l’ensemble des organisations de
la planète sous l’impulsion des gouvernements néolibéraux
et l’inspiration de la théorie du capital humain. Conçu
et appliqué dans les entreprises multinationales anglo-saxonnes
comme IBM, Rank Xerox, Hewlett-Packard, American Express…,
il a été complété par un arsenal d’outils
de gestion destiné à optimiser l’utilisation
des ressources humaines et à améliorer la productivité
pour augmenter la rentabilité. Ce modèle a intégré
différentes influences venant d’autres cultures, tel
le modèle japonais (toyotisme). Il a été formalisé
et vendu dans le monde entier par l’entremise des grands cabinets
de consultants comme Arthur Andersen, McKinsey, Accenture, Ernst
& Young, Deloitte, KPMG, Pricewater house Coopers, Boston Consulting
Group… Il est aujourd’hui enseigné dans les écoles
de gestion et relayé par une littérature abondante
[...]. Il sert désormais de vernis scientifique pour légitimer
le processus de «modernisation» des organisations publiques.
Sous l’impulsion donnée par Ronald Reagan aux États-Unis
et Margaret Thatcher en Angleterre dans les années quatre-vingts,
le new public management a inspiré l’ensemble des institutions
internationales (FMI, Banque mondiale, OMC, OCDE). Les institutions
européennes et les gouvernements des pays «développés»
ont été des relais extrêmement puissants de
cette doctrine qui a influencé les gouvernements de droite
comme de gauche. Elle s’est banalisée au point de devenir
l’idéologie dominante de notre temps et de se répandre
dans l’ensemble de la société.
On doit la notion de «capital humain» à l’économiste
américain Theodore William Schultz, qui l’a inventée
dans les années cinquante. [...] Selon cette théorie,
chaque individu est en lui-même un capital qu’il peut
valoriser par sa formation initiale et continue, son expérience
professionnelle, sa carrière, le soin apporté à
sa santé, ses activités culturelles et de loisir,
ses relations personnelles, etc. [...] À chacun donc de se
comporter comme un capitaliste dont le capital ne serait autre que
sa propre personne. [...] En transformant le «facteur humain»
en ressource, les gestionnaires instrumentalisent l’humain.
[...] Cette conception de l’humain conduit à considérer
ceux qui ne font pas fructifier leur capital comme des improductifs.
[...] Cette approche fait l’impasse sur le poids des déterminations
sociales dans l’aptitude de chaque individu à affronter
le marché scolaire et le marché du travail. [...]
Le «capital humain» n’a pas la même valeur
que le capital financier. Il ne donne pas les mêmes «ressources»,
ni en termes de pou- voir, ni en termes de conditions de vie. Assimiler
l’un à l’autre dans les équivalences théoriques
conduit à occulter les conflits d’intérêts
qui les opposent et les inégalités qui les caractérisent.
Les principes de la nouvelle gestion publique
Cette théorie du capital humain est le socle principal à
partir duquel ont été élaborés les principes
de la nouvelle gestion publique. L’idée de base est
que les formes de gestion des entreprises publiques et de l’État
sont bureaucratiques, archaïques, coûteuses, inefficaces.
Il convient donc de «moderniser» les administrations
et les institutions [...].
Les inspirateurs du new public management vont introduire la culture
managériale dans les services publics, fondée sur
l’approche client, la concurrence, le management par objectifs,
la comptabilité analytique, l’affectation des budgets
par enveloppes globales, l’évaluation chiffrée
des résultats, la gestion des ressources humaines, l’avancement
au mérite, la démarche qualité. [...] Les principes
et les outils de gestion de la nouvelle gestion publique sont porteurs
de valeurs et de normes spécifiques qui font la part belle
au monde de l’entreprise privée et de la pensée
managériale. [...] L’introduction de la nouvelle gestion
publique dans les services publics a pour conséquence «l’émergence
des contradictions internes qui mettent les agents publics dans
des situations extrêmement difficiles à vivre, car
ils sont pris dans un système bureaucratique encore largement
traditionnel, alors qu’ils doivent manipuler et utiliser des
outils propres au secteur privé» (Giauque, 2006, p.41).
[...] Les résistances en question sont dues au fait que les
nouvelles formes d’organisation empêchent de bien faire
son travail, c’est-à-dire de remplir les missions pour
lesquelles les uns et les autres ont été embauchés.
<La RGPP: objectifs et conséquences
Lancée en 2007, la Révision générale
des politiques publiques (RGPP) est «une réforme de
l’État sans précédent» (selon la
présentation officielle sur le site du gouvernement). Elle
a pour objet de réformer l’ensemble de la fonction
publique et de l’État. [...] Ses objectifs sont contradictoires:
l’amélioration du service rendu est en contradiction
avec la réduction des moyens. La volonté réflexive
est antagoniste avec l’approche technocratique et normalisatrice
induite par l’implication d’indicateurs de mesure des
résultats. Parler en termes de «besoins» et d’«attentes
collectives», sans préciser les acteurs concernés,
neutralise le fait que les besoins et les attentes sont différents
entre les fournisseurs de ressources, les personnels des institutions,
les usagers et les contribuables. En fait, un objectif prévaut
sur tous les autres: réduire les effectifs à hauteur
de trente mille équivalents temps plein chaque année
et faire des économies. Comme dans le privé, on mesure
les résultats à partir de la réduction des
effectifs, selon un principe de la «bonne» gestion des
ressources humaines: les effectifs sont un coût, il convient
donc de faire plus avec moins.
Par ailleurs, la «révision» est confiée
à un certain nombre d’experts, conseillés par
des cabinets de consultants, qui appliquent la réforme sans
que soit prévue une implication des personnels dans sa conception.
[...] La RGPP a exacerbé les tensions dans la fonction publique.
[...]
La mise en œuvre de la RGPP est justifiée, selon ses
promoteurs, par la nécessité de réduire la
dépense publique. Dans le secteur public, ce n’est
pas la pression de l’actionnaire qui détermine la logique
de réduction des effectifs et l’exigence d’efficience,
mais la dette, comme si celle-ci était la conséquence
d’un coût exorbitant des dépenses de l’État
et des collectivités territoriales. On peut constater que
ce point de vue est partagé par la plupart des gouvernements
européens, qui appliquent avec frénésie une
politique drastique de réduction des effectifs des fonctionnaires
et des budgets alloués aux institutions publiques. La thèse
selon laquelle la montée de la dette publique serait la conséquence
de la hausse des dépenses publiques est pourtant contestable
puisque celles-ci sont stables ou en baisse dans l’Union européenne
depuis vingt ans. L’accroissement de la dette provient plutôt
d’un effritement des recettes publiques dû à
la faiblesse de la croissance économique et à la baisse
de la pression fiscale. [...] L’application acharnée
de la RGPP introduit un bouleversement profond des pratiques et
de la culture du service public, qui se traduit par une exacerbation
des tensions.
L’introduction de pratiques fondées sur des valeurs
étrangères à la culture du service public plonge
son personnel dans un désarroi complet. Au nom de l’amélioration
du fonctionne- ment des institutions, objectif que personne ne peut
contester, on met en place des pratiques totalement opposées
à l’esprit du service public que partage la majorité
des agents de la fonction publique. Les conséquences de ce
hiatus sont de plus en plus visibles. Elles érodent l’adhésion
profonde des salariés à leur mission, elles suscitent
un désinvestissement de leur travail et, dans certains cas,
une désespérance qui peut mener au suicide. [...]
La majorité des fonctionnaires, soit parce qu’ils
s’estiment tenus par un devoir de réserve, soit parce
qu’ils s’estiment privilégiés, n’osent
pas exprimer publiquement le mal-être qu’ils ressentent.
Pourtant, les symptômes sont aussi importants que dans le
privé. Les cas de dépression, de burn-out, de harcèlement,
ainsi que les suicides, sont de plus en plus fréquents. [...]
La contradiction que l’on trouve aujourd’hui dans la
plupart des institutions publiques entre les logiques organisationnelles
et les finalités institutionnelles, ou, pour être plus
précis, entre les conceptions qui sous-tendent la nouvelle
gestion publique et les missions de service public confiées
à ces institutions. [...] Ces tensions entre les logiques
organisationnelles et les logiques institutionnelles sont la cause
principale du déchirement vécu par bon nombre des
agents des «services publics» entre ce que la hiérarchie
leur demande de faire et la conception qu’ils se font de leur
mission. [...] Le phénomène est d’autant plus
préoccupant que les institutions sont au fondement de l’ordre
social, de l’être social qui caractérise les
éléments structurants de la société.
C’est toute la société qui se dégrade
sous l’effet d’une crise du symbolique. Les exemples
de l’université, de la police ou de Pôle emploi
illustrent les différents aspects d’un malaise grandissant.
[...] De nombreux exemples illustrent la crise de confiance et le
malaise qui règnent aujourd’hui dans toute la fonction
publique au point de pousser ses agents, souvent les plus zélés,
au suicide, et les autres, une grande majorité, à
résister à une modernisation qu’ils vivent comme
une régression. Ces résistances sont interprétées
par les responsables de la RGPP comme des résistances au
changement. On perçoit ici le caractère pervers de
ce discours. Dans un premier temps, on met le service public en
crise en le discréditant parce qu’il coûterait
trop cher, en réduisant de façon drastique ses moyens
et ses effectifs, en détruisant les valeurs qui fondent sa
culture. Dans un second temps, on utilise la crise ainsi provoquée
pour justifier la nécessité de la réforme et
de la «modernisation». On introduit alors la «révolution
managériale», qui ne peut que renforcer la crise. La
crise accentue le mal-être, le mal-être rend encore
plus nécessaire le changement…Toutes les conditions
sont réunies pour mettre en place un système paradoxant.
[...]
L’obsession évaluatrice
Modernisation et évaluation sont énoncées
comme deux exigences impérieuses et incontournables. L’évaluation
est dès lors présentée comme un outil pragmatique
et nécessaire pour rationaliser la gestion, mettre en regard
les résultats obtenus et les objectifs assignés, comparer
différentes façons de procéder, calculer le
coût et l’efficacité du fonctionnement des organisations.
L’évaluation va transformer en profondeur le fonctionnement
des organisations à partir de critères qui mettent
en avant la performance plutôt que l’efficience, le
résultat plutôt que les moyens, la rentabilité
plutôt que la qualité du service rendu, la culture
commerciale centrée sur le client plutôt que la culture
administrative centrée sur l’usager. [...]
Ce glissement vers une conception économique et financière
de l’évaluation va se consolider dans les années
quatre-vingt-dix. L’objectif est d’accentuer la rationalisation
dans la gestion de l’action publique pour la rendre plus «performante».
La performance est évaluée en termes de rentabilité
financière, comme dans le secteur privé. Il s’agit
de faire plus, sinon mieux, avec des moyens constants et des effectifs
réduits. Les principes du new public management deviennent
la référence. Des critères de performance sont
établis et s’imposent de l’extérieur,
fixant des normes standardisées déconnectées
de l’analyse de l’activité concrète (par
exemple, ne pas remplacer un fonctionnaire sur deux). Le résultat
à atteindre n’est pas défini par les organisations
elles-mêmes dans une logique de progression entre une situation
de départ et une situation d’arrivée, mais en
fonction d’un étalon dont la définition est
imposée de l’extérieur, à partir d’une
analyse comparative entre différentes institutions. L’évaluation
n’est plus effectuée à partir de l’activité
réelle, mais à partir de modèles construits
sur l’analyse des meilleures pratiques traduites en indicateurs
de performance. Les pratiques les plus efficaces sont présentées
comme l’objectif à atteindre pour chaque service équivalent.
L’heure est à l’excellence. À l’univers
bureaucratique du contrôle de la régularité,
puis à l’univers technique du calcul comparatif pour
définir the one best way, se substitue la culture de la haute
performance. L’idéal devient la norme (Dujarier, 2006).
[...]
La perte de sens
L’une des mutations essentielles dans le rapport au travail
et son évaluation, dans le privé comme dans le public,
vient de la dissociation entre le faire et le penser, entre la théorie
et la pratique, entre la part du concret et le degré d’abstraction
introduit dans le processus de fabrication. Cette dissociation n’est
pas nouvelle. Elle a été instaurée par l’organisation
scientifique du travail selon les principes du taylorisme [...].
La notion de travail bien fait se perd. Les salariés ne
savent plus s’ils! peuvent se fier à leur jugement
intuitif, fondé sur une connaissance pratique, à partir
du moment où l’évaluation de leur activité
est sou- mise à des principes de codification fondés
sur des modèles abstraits. D’autant que, dans la majorité
des cas, ils n’ont pas été associés à
l’élaboration de ces modèles, dont la «logique»
leur est inaccessible. Cette perte de sens dans l’abstraction
est d’autant plus flagrante que la qualité du travail
dépend de toute une série de causes sur lesquelles
le salarié n’a pas de prise. Lorsque l’activité
n’est plus incarnée dans des tâches concrètes,
la valeur de l’œuvre, des façons de faire, de
l’activité tangible, n’est plus directe- ment
accessible. Le jugement se déplace alors sur les comportements,
les façons d’être, entraînant une surcharge
psychique et mentale du côté des salariés comme
de l’encadrement. [...]
La valeur travail est dénaturée lorsque le travailleur
n’est plus maître du sens qu’il donne à
ce qu’il fait. Son activité est alors dévaluée.
Si au «travail bien fait» selon les critères
du groupe de pairs se substituent des critères de mesure
qui n’en rendent plus compte, c’est le travail lui-même
qui en sort déprécié. La «perte de sens»
exprimée comme une plainte lancinante est la conséquence
de ce processus: l’acte de travail n’est plus mesuré
à l’aune de celui qui le fait mais à l’aune
de celui pour qui il est fait. La perte de sens est d’autant
plus mal vécue que le travailleur est encouragé à
s’identifier à ce qu’il fait. S’il ne peut
en fixer lui- même la valeur, cette invalidation le touche
dans son être même: c’est lui-même qui est
dévalué. Le besoin de reconnaissance et de revalorisation
de soi-même est d’autant plus intense qu’il ne
se reconnaît plus dans ce qu’il fait. Le dispositif
même de l’évaluation impose de nouvelles normes,
de nouvelles façons de procéder. Elle a des conséquences
en termes d’organisation du travail. [...] L’évaluation
est donc nécessaire pour comprendre en quoi ses formes technocratiques
et objectives, mises en œuvre avec la RGPP, sont facteurs de
démobilisation, de désenchantement et de désubjectivation.
Loin de redonner de la valeur à l’activité,
l’évaluation managériale la dévalorise.
La politique du chiffre participe à l’inclusion et
à la domination de la rationalité instrumentale au
sein du service public. C’est une des raisons essentielles
de la perte de confiance, dans le personnel comme chez les usagers,
dans les institutions. [...] L’évaluation devrait être
un guide pour répondre à une préoccupation
majeure: en quoi les organisations et les institutions favorisent
ou inhibent-elles l’émergence de citoyens qui, comme
travailleurs, usagers ou clients, participent à la production
d’un «monde commun», un monde où l’être
ensemble est plus important que le produire plus.
Le discours gestionnaire, qui s’appuie sur des paradigmes
fonctionnalistes et utilitaristes, débouche sur des exigences
et inutiles. Et pour- tant celles-ci sont soutenues par la direction,
les cadres et certains agents au nom de la modernité, du
progrès, de la rationalité technique, d’une
représentation dominante selon laquelle les résistances
au changement sont des réflexes «naturels» qu’il
faut dépasser. [...] La question n’est plus de savoir
si le changement est judicieux ou opportun, mais comment faire pour
éliminer ceux qui lui font obstacle. Le problème n’est
pas de savoir si la maîtrise de l’outil informatique
est indispensable pour effectuer la tâche. [...]
Les institutions produisent l’exclusion contre laquelle elles
sont censées lutter. Ce renversement est invisible, la violence
qu’il induit est «innocente», ceux qui la mettent
en œuvre sont parfaitement légitimes, ceux qui la subissent
se sentent coupables. [...]
Conclusion
Le mal-être au travail est à l’œuvre dans
les entreprises privées et dans les institutions publiques.
Les causes de ce malaise sont plurielles, comme les symptômes
qui le révèlent. La révolution managériale
et l’idéologie des ressources humaines focalisent un
aspect essentiel de la dégradation subjective des conditions
de travail. Elles produisent une tension perceptible dans l’ensemble
de la fonction publique entre l’institution et l’organisation,
entre le registre des missions à accomplir et le registre
des modalités opérationnelles, entre les va- leurs
de service public et l’introduction d’un modèle
de gestion conçu pour améliorer la rentabilité
financière et le renforcement des contrôles en termes
d’efficacité productive.
Le personnel de l’ensemble des institutions publiques est
confronté à un conflit de loyauté entre les
valeurs qui, pour bon nombre d’entre eux, ont présidé
à leur choix professionnel –un métier au service
du public– et les modalités d’exercice de ce
métier, de plus en plus soumis aux paradigmes de l’idéologie
gestionnaire. L’objectivisme, l’utilitarisme, le positivisme
et le fonctionnalisme, qui sous-tendent la nouvelle gestion publique,
sont à l’opposé des valeurs d’humanisme,
de solidarité, d’égalité et de fraternité
défendues par les agents des services publics. Ces oppositions
d’idéaux les soumettent à des tensions, les
confrontent à des systèmes de valeurs contradictoires,
jusqu’à pousser certains agents au suicide, d’autant
que la prescriptophrénie et l’obsession évaluatrice
produisent des injonctions paradoxales. La colère gronde.
Mais faute d’expression collective, elle se manifeste sous
d’autres formes. On peut penser qu’à la moindre
occasion, elle s’exprimera dans un refus massif d’une
modernisation vécue comme destructrice.
Biographie Infos
Vincent de Gaulejac est sociologue, professeur de sociologie à
l’UFR de sciences sociales de l’université Paris
VII-Diderot, directeur du Laboratoire de changement social.
Il est membre fondateur de l’Institut international de sociologie
clinique. La sociologie clinique est une approche qui tente d’articuler
les dimensions sociales et psychiques en se penchant sur la singularité
des parcours et des expériences. Ses recherches consistent
à développer une sociologie clinique autour de plusieurs
axes dont, notamment, l’axe clinique du travail et des organisations.
Prix de sociologie en 2008: prix Sokorin, décerné
par l’Association russe de sociologie.
Auteur de nombreux ouvrages dont Travail, les raisons de la colère
(Seuil, 2011)
et La société malade de la gestion (Seuil, Paris,
2005).
Site internet: www.vincentdegaulejac.com
Travail, les raisons de la colère, Vincent de Gaulejac éditions
du Seuil.
Extraits choisis de l’ouvrage Travail, les raisons de la
colère, Seuil.
Intertitres ajoutés par la rédaction de Forum
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