Origine : http://www.psychologies.com/Moi/Se-connaitre/Estime-de-soi/Articles-et-Dossiers/Comment-se-deculpabiliser/Vincent-de-Gaulejac-sociologue-Une-societe-sans-culpabilite-Ce-serait-l-enfer-!2
La culpabilité est aussi un facteur de socialisation. Elle
nous empêche d’accepter trop facilement l’inégalité,
l’injustice et l’exploitation.
Psychologies : De quoi se sent-on coupable aujourd’hui
?
Vincent de Gaulejac Les années80 ont introduit des impératifs
de performance, de réussite individuelle et de réalisation
personnelle : être bon dans son travail et dans sa vie, être
bien dans sa tête et dans son corps. Cette idéologie
de l’excellence suscite chez ceux qui n’y arrivent pas
une forme de culpabilité liée à la sensation
de ne pas " être à la hauteur ", donc d’être
un raté. Bien sûr, le chômage de masse tend à
réduire la culpabilité individuelle : " Je ne
suis pas seul à être un raté, nous sommes plusieurs
millions, sans doute est-ce davantage la faute de la société
que la mienne. " Pourtant, les chômeurs vivent cette
situation comme un échec individuel, notamment en raison
de la façon dont ils sont accueillis aux Assedic et à
l’ANPE, où on a tendance à renvoyer la responsabilité
du chômage au chômeur lui-même : " Si vous
ne trouvez pas d’emploi, c’est parce que vous n’êtes
pas assez motivé, pas suffisamment qualifié…
" Dans un tel contexte, il n’est guère étonnant
que des parents se sentent fautifs de ne pas donner à leurs
enfants tous les moyens nécessaires pour affronter la "
lutte des places ".
Avant les années 70, la principale source de culpabilité
était le sexe. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Je formulerais votre question autrement : " L’importance
accordée par Freud aux facteurs psycho-sexuels dans le surgissement
de la culpabilité reste-t-elle légitime ? " La
contraception et l’allégement des normes ont fait disparaître
les inhibitions massives. Il est rare aujourd’hui de rencontrer
des individus totalement bloqués par le sexe. En dépit
du sida, les jeunes vivent mieux leur sexualité que leurs
parents. Faire l’amour n’a plus rien de honteux. On
divorce, on a plusieurs partenaires sans être condamné
par la société. Socialement, on constate donc une
plus grande tolérance. Mais psychologiquement, les interdits
demeurent : se séparer ou vivre des relations multiples continue
de culpabiliser. Je dirais donc plutôt que la culpabilité
a changé de forme : on est moins inhibé, mais on a
le sentiment de " ne pas faire comme il faut "…
sans pour autant savoir comment il faudrait faire !
N’est-ce pas la rançon de la liberté d’action
dont nous jouissons ?
Cela tient au visage moderne du pouvoir. Lorsque nous vivions dans
un système d’autorité forte, il se trouvait
toujours un maître – le père de famille, le policier,
le chef de l’Etat – pour indiquer la marche à
suivre. Aujourd’hui, on n’ordonne plus, on discute,
on négocie. Le pouvoir essaie d’obtenir l’adhésion
des individus et leur assigne des idéaux : " Voilà
ce qu’il vous faut devenir. Si vous n’y arrivez pas,
c’est que vous êtes mauvais. " Ce n’est plus
: " Je suis sanctionné pour n’avoir pas respecté
la règle ", mais : " Je me sens mal car non conforme
à ce qui est attendu de moi, sans vraiment savoir ce qu’on
attend. " Cette culpabilité concerne en fait davantage
l’" être " que le " faire ".
N’est-il pas curieux qu’une société
plutôt permissive soit si culpabilisante ?
Non, si l’on sait qu’il existe un lien entre l’évolution
des normes sociales et le surmoi. Cette instance psychique –
notre loi intérieure selon la psychanalyse – s’appuie
sur les systèmes de valeurs en vigueur pour nous dicter nos
conduites. Et lorsqu’une société manque de repères
structurants – comme c’est le cas de la nôtre
–, le surmoi des individus devient tyrannique et donne des
ordres contradictoires.
Pourriez-vous citer quelques exemples ?
On nous demande simultanément d’être solidaires
et de réussir à tout prix. Or, pour faire carrière
dans un monde qui glorifie la compétition généralisée,
il ne faut pas hésiter à écraser les concurrents
! D’où une culpabilité liée à
l’impossibilité de répondre aux impératifs
de solidarité. Autre exemple : quand on décide de
se mettre en grève par solidarité avec ses collègues
menacés de licenciement, on se sent bien parce qu’on
est en adéquation avec une certaine idée de soi-même
– l’amour du prochain. Mais, en même temps, une
autre partie de soi murmure : " Tu es un imbécile, tu
te fais avoir, tu ne t’occupes pas de tes propres intérêts
Et quand je me sens mal parce que je ne donne rien aux personnes
qui font la manche dans le métro ?
Le mendiant est mon semblable, aussi suis-je poussé à
la compassion. Mais ma peur de devenir comme lui m’incite
du même coup à le rejeter. Pour me rassurer, je me
dis : " Il n’a qu’à travailler ; c’est
le dixième depuis ce matin, je ne peux pas donner à
tout le monde… " Je ressens aussi la désagréable
impression qu’on me demande quelque chose que je n’ai
pas à donner : " C’est à l’Etat de
subvenir aux besoins des citoyens ! " Mais si je ne donne rien,
je me sens coupable : " J’ai et lui n’a rien. "
Le pire est que donner peut aussi susciter un sentiment de culpabilité
: " En donnant, j’entretiens ce système d’assistanat,
c’est malsain. " Mais cela reste néanmoins la
meilleure solution pour se déculpabiliser.
Peut-on envisager une société sans culpabilité
?
Un monde sans culpabilité – donc dans lequel on ne
se sentirait jamais fautif – serait invivable. Un enfer, même.
La culpabilité est en effet un élément essentiel
du lien entre les individus. C’est un facteur de socialisation
qui favorise l’intériorisation des normes et de la
culture dans laquelle on vit. Si elle ne nous dissuade pas de nous
entre-tuer, elle nous conduit à nous questionner sur le sens
de l’existence et la finalité de nos actes. En cela,
elle nous empêche de considérer comme allant de soi
le fonctionnement d’un monde produisant de l’inégalité,
de l’injustice et de l’exploitation.
DEFENSE :
L’indifférence : une stratégie pour se
protéger ?
Face au spectacle culpabilisant de la misère, il existe
effectivement des stratégies de défense : " Si
l’autre est dans le malheur, c’est de sa faute. "
Mais elles prouvent que quelque chose en nous nous demande de réagir.
Et plus on s’investit dans l’idéologie de la
performance, plus le spectacle de l’échec d’autrui
est insupportable : il réveille en nous l’angoisse
de devenir semblable à ce " raté ". En fait,
l’indifférence est impossible. Fuir la culpabilité
signale justement qu’on se sent coupable.
Juillet 2009
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