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Origine : http://revue-interrogations.org/article.php?article=222
Cet ouvrage condense les principales thèses de la sociologie
clinique à laquelle Vincent de Gaulejac contribue depuis
désormais plusieurs dizaines d’années, en explorant
le processus de subjectivation par lequel survient d’un sujet
hétéronome (assujetti) un sujet relativement autonome
(« auteur »), qui se réapproprie ce qui le détermine.
Les douze chapitres de l’ouvrage prolongent, déclinent
et illustrent cette problématique centrale dont Vincent de
Gaulejac présente les idées clés dès
l’introduction.
Ainsi, on peut tout d’abord noter que transparaît de
cette introduction une certaine définition de la sociologie
clinique. Cette dernière travaille en l’occurrence
« au plus près » des individus, le sociologue
mettant en œuvre un travail d’objectivation en empruntant
une posture qui s’avère à la fois compréhensive
et critique (à l’image de l’analyse que Vincent
de Gaulejac effectue de « l’idéologie gestionnaire
» au sein de notre société « hypermoderne
»). De même, à travers une perspective pluridisciplinaire
attachée à l’étude des processus socio-psychiques,
la sociologie clinique a fait le deuil du fantasme d’une suprême
théorie sociologique, surplombant les autres disciplines.
Ainsi, Vincent de Gaulejac reconnaît l’existence d’une
réalité psychique ayant sa propre logique et ne se
réduisant pas à l’intériorisation de
la réalité sociale. Pour autant, il n’isole
ni n’oppose ces deux ensembles mais précise qu’ils
« sont interconnectés, articulés, entremêlés
de façon telle que l’on ne peut les appréhender
l’un sans l’autre » (p. 11). Autre idée
phare introduite par l’auteur, la critique du structuralisme,
dans sa volonté d’opérer une mise en ordre exhaustive
des réalités psychiques et sociales. Ce qui conduit
Vincent de Gaulejac à identifier ces réalités
non pas comme des structures invariantes mais plutôt comme
des processus instables. Ainsi, si l’inconscient psychique
« est moins un appareil, une machinerie, un ensemble d’instances
facilement repérables, qu’un ensemble de processus
[…] qui peuplent la psyché, sans que l’on puisse
isoler cet ensemble dans une configuration cohérente et ordonnée
», le social est quant à lui « multiple, hétéroclite,
hétérogène et polysémique » (p.
12).
Concernant la problématique de l’advènement
du sujet, Vincent de Gaulejac désire donc « rendre
compte du processus par lequel [le sujet] se construit lui-même
à partir d’un déjà là. L’homme
[…] est capable d’intervenir sur ce qui le détermine.
[…] le sujet n’est pas inerte quant à l’agencement
des différents éléments qui contribuent à
sa constitution » (p. 13). On retrouve ici en filigrane la
philosophie existentialiste de Jean-Paul Sartre et sa thèse
selon laquelle le sujet a le pouvoir de « néantiser
» le champ du pratico-inerte. Autrement dit, l’individu
a le pouvoir de dire « non » à ce qui le détermine.
Mais l’auteur développe davantage la dialectique du
déterminisme et de la liberté que ne le fait Jean-Paul
Sartre. En effet, alors qu’il accorde plus de poids aux déterminants
sociaux et psychiques que ce dernier (l’inconscient psychique
n’est ainsi pas défini comme étant de l’ordre
de la mauvaise foi mais a véritablement le statut d’impensé),
Vincent de Gaulejac prend aussi pleinement la mesure des potentialités
émancipatrices émanant des déterminants socio-psychiques.
Conception paradoxale des déterminants puisqu’ils sont
à la fois des supports et des modalités d’expression
de l’émancipation du sujet. Ainsi, notre histoire familiale
et sociale, l’histoire des institutions dans lesquelles on
s’investit et qu’on interpelle, les normes et valeurs
de notre milieu d’appartenance ou encore notre contexte socio-historique
constituent autant des « supports [que des] limites pour penser,
agir, se développer et s’insérer socialement
» (p. 14). Nous pourrions à ce propos nous référer
à bien des auteurs, et notamment à Judith Butler,
auquel renvoie Vincent de Gaulejac et qui met particulièrement
bien en évidence le processus dialectique par lequel l’individu
advient comme sujet en subissant d’abord une sujétion.
Ces quelques idées essentielles sont donc reprises dans
les différents chapitres de l’ouvrage. Les premiers
reviennent notamment sur le processus par lequel survient un sujet
« auteur », Vincent de Gaulejac mettant l’accent
sur les conditions sociales d’émergence de cet advènement.
Il relève alors le rôle d’autrui dans la socialisation
du désir du sujet, en tant que l’objet désiré
est ce qui est désigné par autrui (significatif ou
généralisé) comme objet désirable. Mais
surtout, s’il reconnaît l’existence chez l’individu
d’« une potentialité, [d’] un ressort psychique
qui le pousse à devenir [sujet] », il précise
que « cette virtualité peut, selon les contextes, être
valorisée, inhibée ou contrariée » (p.
21). La socialisation de l’individu a donc ici un poids déterminant,
sans pour autant se réduire à sa dimension coercitive.
Il s’agit d’un processus déterminant et non pas
déterministe, en ce qu’il soumet l’individu tout
en supportant sa subjectivation. En effet, les forces multiples
et contradictoires sous-tendant la socialisation engagent l’individu
à faire des choix, des compromis, des négociations…
Cela dit, loin de réduire ces contradictions à la
seule réalité sociale, Vincent de Gaulejac signale
qu’il en est de même concernant la réalité
psychique, dont les contradictions et les tensions participent,
elles aussi, à la subjectivation de l’individu. Ce
faisant, il se distingue de plusieurs de ses contemporains ‘‘sociologues
de l’individu’’, en refusant de réduire
la pluralité de l’homme à la pluralité
de sa socialisation.
Par ailleurs, Vincent de Gaulejac précise que de ce processus
de subjectivation adviennent plusieurs figures du sujet, tels le
sujet social (celui qui a ‘‘fabriqué’’
sa place dans la société environnante), le sujet existentiel
(celui qui affirme son désir d’exister pour lui-même),
le sujet réflexif (celui qui pense par lui-même) ou
encore le sujet acteur (celui qui se réalise par ses actes,
ses travaux…). Sachant que ces différentes figures
du sujet s’inscrivent dans une réalité constituée
elle-même de multiples paliers (socio-historique, psychique,
cognitif et praxéologique). De la même manière,
il décline dans le quatrième chapitre « les
multiples visages de l’identité », revenant sur
sa trilogie conceptuelle dans laquelle il distingue l’identité
héritée, acquise et espérée des individus.
Ce faisant, Vincent de Gaulejac tente de dégager les multiples
facettes et l’aspect plurivoque du processus de subjectivation
par lequel l’individu construit, déconstruit et reconstruit
son identité personnelle.
À travers des références aussi diverses que
Pierre Bourdieu, Cornélius Castoriadis ou Émile Durkheim,
l’auteur défend une conception historico-sociale de
l’inconscient. L’inconscient est donc histoire et l’autonomie
constitue une conquête par laquelle le sujet parvient à
prendre ses distances par rapport aux discours et significations
qu’il a reçus en héritage. Ce qui ne signifie
aucunement que l’individu doive « s’arracher »
à son histoire, comme le laisse entendre Claude Dubar dont
Vincent de Gaulejac se distancie :
Pour Claude Dubar, l’individu doit ‘‘s’arracher’’
à l’histoire pour être autonome. L’identité
généalogique et l’identité personnelle
seraient en opposition radicale. […] Il y a là un parti
pris individualiste et antifamilialiste qui conduit à esquiver
le poids des registres symboliques, en particulier fondés
sur ‘‘l’impératif généalogique’’,
et des registres affectifs, en particulier les enjeux oedipiens,
dans l’attachement de l’héritier à son
héritage et dans la constitution de l’identité
héritée. […] Le désir d’échapper
à une histoire banale ou même malheureuse ne suffit
pas à se dégager de l’héritage familial.
C’est au contraire en reconnaissant son inscription généalogique
que l’individu peut véritablement se défaire
de son empreinte, s’il le souhaite (p. 67-68).
Dans les derniers chapitres de l’ouvrage, Vincent de Gaulejac
inscrit le processus par lequel peut survenir un sujet « auteur
» dans le contexte socio-historique de l’hypermodernité
et indique que les injonctions normatives sommant aux individus
de se conduire en sujets autonomes fragilisent plus qu’elles
ne renforcent les subjectivités contemporaines. Il délivre
alors une sorte de portrait-type des individus hypermodernes, marqués
par leur démesure et leur volonté de jouer constamment
avec les limites, le préfixe ‘‘hyper’’
désignant l’excès avec lequel ils appréhendent
notre modernité. D’un point de vue psychique, l’hypermodernité
se situe donc « du côté de l’idéal
du moi, du dépassement des limites et de la réalisation
de soi-même […], autour d’un noyau narcissique,
un idéal d’excellence ». Ce qui occasionne des
pathologies dominées par la dépression, « une
soif inextinguible de reconnaissance » (p. 147) mais aussi
de véritables angoisses et crises existentielles. Vincent
de Gaulejac évoque alors le cas dramatique de Richard Durn,
dont la trajectoire biographique est un cas idéal-typique
des effets destructeurs de l’hypermodernité. Traumatisé
par un quotidien qui lui renvoie constamment ‘‘à
la face’’ son insignifiance et faute d’obtenir
ce qu’il désire, Richard Durn « détruit
l’objet même de son désir, en l’occurrence
les figures du pouvoir, de la notabilité, de la considération
» (p. 165).
Si les effets pervers de l’hypermodernité ne réservent
pas systématiquement le même sort qu’à
Richard Durn, de nombreux individus en subissent néanmoins
le poids normatif. Or, ce dernier s’avère d’autant
plus écrasant lorsque les individus ne sont pas en position
de questionner et de commenter les injonctions paradoxales de leur
vie quotidienne. Cette réflexivité ordinaire est pourtant
nécessaire au processus de subjectivation en tant que c’est
notamment en posant des questions à son existence qu’on
lui donne un sens et qu’on parvient à « se situer
dans ce monde et dans ses relations avec autrui » (p. 177).
En résumé, il se dégage incontestablement
de cet ouvrage de Vincent de Gaulejac une véritable portée
heuristique. Mais l’ouvrage interpelle aussi la conscience
éthique et politique de ses lecteurs et les sensibilise plus
que jamais aux affres de l’hypermodernité. Il ne faudrait
pas pour autant identifier Vincent de Gaulejac à un auteur
sceptique ou à un prêtre désenchanteur. Au contraire,
nous pouvons avancer, en paraphrasant Pierre Bourdieu, que ce que
le contexte socio-historique fait, la sociologie clinique peut le
défaire. En effet, « si l’individu ne peut changer
l’histoire, dans la mesure où ce qui s’est passé
n’est pas modifiable, il peut modifier la façon dont
cette histoire est agissant en lui. Cest dans ce travail que le
sujet peut advenir » (p. 197).
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