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Vincent de Gaulejac. Qui est « je » ?
Paris : Éditions du seuil p. 422-423
Marc Guyon
Analyses bibliographiques

Origine : http://osp.revues.org/index2877.html

Qui est « je » ? Incarnation d’un être singulier ? Produit d’un contexte socio-historique ? Vincent de Gaulejac propose de dépasser les antagonismes disciplinaires en posant l’existence d’un pôle psychique et d’un pôle social irréductibles, indissociables et relativement autonomes. À partir des perspectives sociologiques, analytiques ou structuralistes, il considère que « le sujet advient à partir d’un déjà-là » social via l’ordre symbolique dans lequel sont prises les relations sociales. Le psychisme et le social s’étayent alors dans une relation systémique et récursive. Le sujet est surdéterminé socialement, aussi apparaissent des points d’accumulation de déterminations contradictoires. L’advenue du sujet répond au besoin de cohérence. La subjectivation est une recherche continuelle de médiations face à des contradictions dont l’infini combinatoire dans les registres psychiques, sociaux et familiaux explique la singularité. Le sociologue n’a pas les outils pour penser cet étayage sans redéfinir les frontières disciplinaires : l’auteur introduit la notion de « processus sociopsychique » compatible avec la position de Durkheim. Ainsi, l’advenue du sujet est congruente avec l’individu artisan du système complexe qui le produit (Kaufmann).

Pour liquider le sujet hérité de la tradition judéo-chrétienne et du rationalisme, Vincent de Gaulejac se tourne alors vers la métapsychologie freudienne qui dissout le sujet dans une économie des conflits intrapsychiques. Ainsi, Freud privilégia l’emploi du mot « je ». Mais alors, quel est donc le « je » de Vincent de Gaulejac ? Est-ce une instance (le Moi ?) chargée de réaliser en actions les pulsions du ça (Freud) ? Un « parlêtre » soumis aux lois du signifiant (Lacan) ? La traduction sur le plan du psychisme individuel d’une structure proprement sociologique (Lévi-Strauss) ? Un champ de singularité (Deleuze) ? Le sujet devient une potentialité qui doit prendre conscience de son assujettissement (Butler), tant social que psychique, pour accéder à son propre désir. La production de son histoire se fait via ses œuvres par ce qu’il fait de ce que l’on a fait de lui (Sartre). Le sujet apparaît donc plus du côté de l’incertitude et de la création que de la maîtrise et de la conscience. Cette incertitude place le sujet contemporain dans une situation inconfortable. Le monde moderne était un monde stable, dominé par le Surmoi. Le monde hypermoderne est un monde en changement permanent, dominé par le narcissisme. Face à des identités flottantes émergentes, le sujet hypermoderne surnage dans une société liquide, condamné à être soi, l’élaboration psychique est interdite par des acting out permanents dans une lutte du chacun contre tous !

Ensuite, Vincent de Gaulejac aborde les zones d’ombre du sujet. Tout d’abord, la subjectivité n’est pas une valeur positive en soi. Le défaut de reconnaissance est à l’origine de blessure morale (Honneth) mais aussi d’ébranlement psychique dans les sociétés narcissiques. Certains sont tentés de faire le mal, là où la création leur semble impossible, cet enfer du « je » est l’expression ultime de la lutte pour la reconnaissance. Enfin, le désir peut être sacrifié, Primo-Lévi parle alors de naufrage spirituel. Dans l’univers concentrationnaire, la désubjectivation interdit de développer les registres réflexifs et psychiques, mais aussi la capacité d’action. Vivre dans le présent sans « je » devient un mécanisme de défense. De même, la torture entraîne : un traumatisme qui bouleverse l’économie psychique ; une altération de la personnalité due à la relation, forcée et paradoxale, avec le tortionnaire.

La fin du « je » de Vincent de Gaulejac présente les conséquences des déplacements opérés. Concernant le travail, la réflexivité devient une ressource pour le travail intellectuel (pourquoi cette restriction ?). Sur le plan épistémologique, la subjectivité n’est plus une dimension à neutraliser pour accéder à la connaissance. Enfin, les sciences humaines célèbrent le retour du sujet, dernier recours face au désenchantement du monde (Gauchet). L’approche de Vincent de Gaulejac, théorique et clinique, éclaire la pensée des différents auteurs qui se sont affrontés sur la question du sujet. Peut-être aurait-il pu établir des passerelles plus nombreuses vis-à-vis de certains auteurs, notamment en psychologie, et en particulier dans le champ du travail dans lequel il tire des conséquences ?

Marc Guyon , « V. de Gaulejac. Qui est « je » ? », L'orientation scolaire et professionnelle [En ligne], 39/3 | 2010, mis en ligne le 16 décembre 2010,

http://osp.revues.org/index2877.html

Marc Guyon