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Origine : http://osp.revues.org/index2877.html
Qui est « je » ? Incarnation d’un être
singulier ? Produit d’un contexte socio-historique ? Vincent
de Gaulejac propose de dépasser les antagonismes disciplinaires
en posant l’existence d’un pôle psychique et d’un
pôle social irréductibles, indissociables et relativement
autonomes. À partir des perspectives sociologiques, analytiques
ou structuralistes, il considère que « le sujet advient
à partir d’un déjà-là »
social via l’ordre symbolique dans lequel sont prises les
relations sociales. Le psychisme et le social s’étayent
alors dans une relation systémique et récursive. Le
sujet est surdéterminé socialement, aussi apparaissent
des points d’accumulation de déterminations contradictoires.
L’advenue du sujet répond au besoin de cohérence.
La subjectivation est une recherche continuelle de médiations
face à des contradictions dont l’infini combinatoire
dans les registres psychiques, sociaux et familiaux explique la
singularité. Le sociologue n’a pas les outils pour
penser cet étayage sans redéfinir les frontières
disciplinaires : l’auteur introduit la notion de « processus
sociopsychique » compatible avec la position de Durkheim.
Ainsi, l’advenue du sujet est congruente avec l’individu
artisan du système complexe qui le produit (Kaufmann).
Pour liquider le sujet hérité de la tradition judéo-chrétienne
et du rationalisme, Vincent de Gaulejac se tourne alors vers la
métapsychologie freudienne qui dissout le sujet dans une
économie des conflits intrapsychiques. Ainsi, Freud privilégia
l’emploi du mot « je ». Mais alors, quel est donc
le « je » de Vincent de Gaulejac ? Est-ce une instance
(le Moi ?) chargée de réaliser en actions les pulsions
du ça (Freud) ? Un « parlêtre » soumis
aux lois du signifiant (Lacan) ? La traduction sur le plan du psychisme
individuel d’une structure proprement sociologique (Lévi-Strauss)
? Un champ de singularité (Deleuze) ? Le sujet devient une
potentialité qui doit prendre conscience de son assujettissement
(Butler), tant social que psychique, pour accéder à
son propre désir. La production de son histoire se fait via
ses œuvres par ce qu’il fait de ce que l’on a fait
de lui (Sartre). Le sujet apparaît donc plus du côté
de l’incertitude et de la création que de la maîtrise
et de la conscience. Cette incertitude place le sujet contemporain
dans une situation inconfortable. Le monde moderne était
un monde stable, dominé par le Surmoi. Le monde hypermoderne
est un monde en changement permanent, dominé par le narcissisme.
Face à des identités flottantes émergentes,
le sujet hypermoderne surnage dans une société liquide,
condamné à être soi, l’élaboration
psychique est interdite par des acting out permanents dans une lutte
du chacun contre tous !
Ensuite, Vincent de Gaulejac aborde les zones d’ombre du
sujet. Tout d’abord, la subjectivité n’est pas
une valeur positive en soi. Le défaut de reconnaissance est
à l’origine de blessure morale (Honneth) mais aussi
d’ébranlement psychique dans les sociétés
narcissiques. Certains sont tentés de faire le mal, là
où la création leur semble impossible, cet enfer du
« je » est l’expression ultime de la lutte pour
la reconnaissance. Enfin, le désir peut être sacrifié,
Primo-Lévi parle alors de naufrage spirituel. Dans l’univers
concentrationnaire, la désubjectivation interdit de développer
les registres réflexifs et psychiques, mais aussi la capacité
d’action. Vivre dans le présent sans « je »
devient un mécanisme de défense. De même, la
torture entraîne : un traumatisme qui bouleverse l’économie
psychique ; une altération de la personnalité due
à la relation, forcée et paradoxale, avec le tortionnaire.
La fin du « je » de Vincent de Gaulejac présente
les conséquences des déplacements opérés.
Concernant le travail, la réflexivité devient une
ressource pour le travail intellectuel (pourquoi cette restriction
?). Sur le plan épistémologique, la subjectivité
n’est plus une dimension à neutraliser pour accéder
à la connaissance. Enfin, les sciences humaines célèbrent
le retour du sujet, dernier recours face au désenchantement
du monde (Gauchet). L’approche de Vincent de Gaulejac, théorique
et clinique, éclaire la pensée des différents
auteurs qui se sont affrontés sur la question du sujet. Peut-être
aurait-il pu établir des passerelles plus nombreuses vis-à-vis
de certains auteurs, notamment en psychologie, et en particulier
dans le champ du travail dans lequel il tire des conséquences
?
Marc Guyon , « V. de Gaulejac. Qui est « je »
? », L'orientation scolaire et professionnelle [En ligne],
39/3 | 2010, mis en ligne le 16 décembre 2010,
http://osp.revues.org/index2877.html
Marc Guyon
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