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La société malade de la gestion
Idéologie Gestionnaire, Pouvoir Managérial et Harcèlement Social
Vincent de Gaulejac
Créé par Sioly Dominique
Fiche de lecture de l’ouvrage de M. Gaujelac « La société malade de gestion»

Origine : http://mip-ms.cnam.fr/servlet/com.univ.collaboratif.utils.LectureFichiergw?ID_FICHIER=1295877017940

Page Notes de lecture du Cnam

http://mip-ms.cnam.fr/doctorat-recherche/notes-de-lecture/


L’auteur

Vincent de Gaujelac est directeur du laboratoire de changement social et professeur de sociologie à l’université de Paris VII.

Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont « Le coût de l’excellence », coécrit avec Nicole Aubert, « La lutte des places», « Les sources de la honte. »

Il préside le Comité de recherche de sociologie clinique à l’association internationale de sociologie.

Postulats

Dans l’introduction l’auteur nous montre, à l’aide d’une courte fiction, la dureté du monde hypermoderne guerrier et destructeur tout en suscitant l’adhésion de ses membres. Ce monde n’autorise pas les sentiments humains et les états d’âmes. Par cet exemple, l’auteur montre que :

- L’argument de guerre économique participe à la construction d’un imaginaire social (Castoriadis) qui sert à l’exercice d’une domination.

- La société est en plein paradoxe dans lequel l’homme attend des réponses économiques à des problèmes qui touchent à la signification de ce qui fait la société. En se consacrant entièrement à son travail, il se met totalement au service de l’économie espérant y trouver un sens à sa vie.

Ainsi, l’idée que nous traversons une crise dont les remèdes sont économiques est entretenue.

Questions et Hypothèses de l’auteur

Dans cet ouvrage l’auteur tente, à défaut d’y répondre, de trouver des axes de recherches à propos des questions :

- Pourquoi l’entreprise est-elle devenue ce monde guerrier et destructeur ?

- Peut-on sortir de cette idéologie gestionnaire, véritable épidémie qui s’étend bien au-delà des entreprises du secteur privé?

- Peut-on repenser la gestion comme instrument d’organisation et de construction d’un monde commun où le lien importe plus que le bien?

L’auteur émet l’hypothèse que, l’absence d’une morale sociale et la non prise en compte de notre environnement serait la résultante du culte de la performance, du toujours plus. Celui-ci est entretenu par l’idéologie gestionnaire combinée à certaines pratiques de management où, le Moi devenu un capital que chacun se doit de faire fructifier, nous a conduit à ce monde hypermoderne individualiste.


Première partie

Pouvoir managériale et idéologie gestionnaire

Chapitre 1

Le management entre le capital et le travail

Un manager se doit de faire cohabiter les deux pôles opposés que sont le travail et le capital et de tenir compte des composantes associées tels que par exemple matières premières, normes, conditions de travail. Le développement dans les années 1990 des multinationales et de leur volonté d’internationalisation et de financiarisation de l’économie en rend la mission que plus ardue.

L’obsession de la rentabilité financière

L’objectif premier de l’entreprise n’est plus de s’enrichir,de gagner de l’argent. Il est la bourse et son cours, les finances. L’économie financière domine l’économie industrielle. L’équilibre qui avait été atteint entre le capital et le travail est rompu. L’homme est devenu une ressource à gérer en tant que telle : réduction, flexibilité, ajustement aux lois du marché, flux tendu, … Tout le système production est impacté, modifié par ces tensions qui s’exercent sur lui. C’est le cas des ERP qui imposent leurs règles et normes jusqu’au niveau de la gestion de la production. L’époque où la qualité d’un produit faisait la richesse d’une entreprise est révolu. La stratégie ne gère plus l’entreprise mais le marché. La nouvelle règle est celle de la rentabilité immédiate. L’entreprise est un produit financier et le comptable en est le maître. C’est le règne du court terme, de la volatilité. L’actionnaire, soucieux de la rentabilité, dirige l’entreprise par la gestion des flux financiers. Il incite le dirigeant via les mécanismes stocks options, la mesure en temps réel de la rentabilité, à adhérer à cette logique financière.

L’abstraction du capital et du pouvoir

Identifiable jusqu’au milieu du 20ème siècle le pouvoir est devenu obscur. Il n’appartient plus à une famille mais à un holding. L’avenir de l’entreprise n’est plus détenu par le propriétaire, ni par des actionnaires, mais par des investisseurs institutionnels. Ce pouvoir impalpable, diffus, fait et défait des montages financiers, des alliances. Il s’organise en fonction de l’objectif qu’il s’est fixé : la bourse et son cours.

L’ambition, la peur de perdre son statut, la pression exercée par les actionnaires n’ayant peu ou prou de considération pour le travail, conduisent les tops managers à des stratégies où l’entreprise et le salarié deviennent les pièces d’un jeu boursier tels que des plans sociaux, ventes, fusions, …

Le management au service du capital

Aménager, qui a été certainement le sens premier de manager, à évoluer vers faire du ménage. La logique industrielle vers celle des finances. Taylor et son principe de production de masse associé à l’augmentation des salaires, au partage des profits est loin. Les notions de respect du travail et du travail rémunéré à sa juste valeur sont caduques.

Le travailleur n’est pas le seul à subir cette mutation. Le client est mis lui aussi au service de la bourse. Le marketing étudie et ne retient que la satisfaction subjective, génère constamment de nouveaux besoins. Il en est pour preuve l’évolution des logiciels informatiques. Le calcul de la durée de vie des produits électroménagers tels que machines à laver le linge en sont un autre exemple. Le profit est la limite au principe du client roi.

La globalisation, le développement des délocalisations des unités de production, la perte de pouvoir des syndicats et l’individualisation des rapports sociaux défavorisent le travail.

Pour être considéré, un client doit donc être soit solvable soit rentable.

L’idéologie de la défense de l’intérêt des actionnaires (corporate gouvernance), la théorie d’une économie toujours à la recherche de croissance externe, la psychologie de folie des grandeurs font que le pouvoir managérial est sous l’emprise des marchés financiers. Ce sont bien les propriétaires du capital qui en détiennent les règles.

Force est de constater que le pouvoir du capital domine tout, même le politique. Ce dernier est silencieux, quasi impotent. Quant au manager, il espère conserver son pouvoir, rester indépendant grâce à la globalisation qui déterritorialise l’entreprise, la libérant des pouvoirs locaux, législatifs, des instances politiques. C’est ce qui explique l’accroissement de la déréglementation, la libre circulation, ainsi que le développement des multinationales.

Domination des multinationales

Le pouvoir des multinationales avec des valeurs d’actifs équivalentes à ceux de certains états les égale. C’était le cas d’EXXON MOBIL qui atteignait en 2000 une puissance équivalente à celle du Chili. Cette forme de pouvoir, utilise le lobbying et est peu démocratique et échappe aux politiques, aux moyens de contrôle sur les flux financiers et du droit du travail mis en place. Les multinationales modifient l’équilibre fragile établi entre producteurs et consommateurs. L’exemple frappant du café où la production a augmenté de 20%, le revenu des producteurs a diminué de 50% et le chiffre d’affaire des cinq entreprises dominant ce secteur est multiplié par deux durant la même période. Au cours des quelques dix ans nécessaires à la mise en place de cette stratégie, les politiques sont restés silencieux.

L e pouvoir économique est à l’opposé du politique en ce sens qu’il est délocalisé, insaisissable car à géométrie variable, avec ses propres valeurs. Plus puissant, il s’est imposé. Une centaine de multinationales domine 50% de la production économique mondiale.

Liberté pour le capital, déréglementation pour le travail

Le travail est devenu un marché. Pour mener à bien le projet de la liberté économique, il faut, pour les actionnaires et certains politiques, déréglementer afin de supprimer les contraintes. Ce concept n’est pas partagé par les travailleurs qui demandent sécurité de l’emploi et respect des droits du travail. Un fossé s’est crée entre l’actionnaire qui développe la déterritorialisation du capital sa libre circulation et le travailleur dont la circulation est par contre de plus en plus contrôlée.

Deux visions du monde totalement divergentes où les uns sont préoccupés par le cours de la bourse, et les autres à trouver de quoi subsister. Ces lois expansionnistes gouvernent aussi le Fond Monétaire International qui apporte une aide aux pays les plus nécessiteux en fonction de critères préétablis (inflation, endettement), de normes, de l’instauration et du respect de politiques internes austères qui ne sont plus en relation avec leur situation intérieure. A l’opposé le Bureau International du Travail tente d’harmoniser la législation sociale et les conditions de travail. Pour réaliser cette mission, le BIT met en place des normes qui, pour être appliquées doivent être ratifiées par des gouvernants, des patrons et des syndicats siégeant à l’assemblée. Contrairement au FMI, le BIT ne sanctionne pas par un refus ou une suppression de soutient le pays qui n’aurait pas respecté une norme. Les deux visions sont représentées à travers l’exemple de ces deux organisations internationales. L’une centré sur le capital, l’autre sur l’homme.

Force est de constater que les valeurs et règles du premier affaiblissent considérablement le second. L’idéologie de la déréglementation, de la diminution de l’état appliquée au niveau mondial en serait un passage obligé tout comme la faillite de certains continents.

Chapitre 2

Les fondements de l’idéologie gestionnaire

La gestion s’est, avec les prescripteurs que sont devenus ses experts, appropriée le monde des affaires. Avec son métalangage, elle influence tout son environnement. L’idéologie gestionnaire modifie la vue que l’expert peut avoir du monde en plaçant l’homme en tant que ressource au service de l’entreprise.

Gestion et idéologie

Bouilloud et Lécuyer définissent la gestion comme un ensemble de techniques destinées à rechercher « l’organisation de la meilleure utilisation des ressources financières,matérielles et humaines » pour assurer la pérennité de l’entreprise.

Loin de se définir par son objet comme toute science ex. : vivant pour le biologique, comportement humain pour la psychologie, etc.] Elle se définit à travers un but pratique : Comment faire fonctionner l’entreprise? Pour cela, elle se décompose en domaines (gestion stratégique, gestion de production, etc), elle élabore un système du social avec un ordre de valeur, une conception de l’action à travers des processus, des normes et autres procédures. Elle se définit en tant qu’idéologie. Elle se positionne dans un monde non rationnel, entretient l’illusion de la toute puissance, de la neutralité de la technologie et dissimule un projet qui légitime le profit comme finalité. Les formations et promotions des écoles de gestion en sont le reflet. Au sein de ces écoles il est principalement question de quête de l’efficience et non pas l’étude du pouvoir, de la répartition des richesses. La gestion se transforme en véritable arme géopolitique. Tout est orchestré jusqu’au circuit, qui est fermé, aux acteurs, institutions et revues spécialisées qui se coproduisent, s’autofinancent, s’autoalimentent.

Comprendre c’est mesurer

L’objectif de rationalité basé sur l’utilisation de modèles mathématiques supprime des variables non mesurables afin de prévoir, optimiser le comportement entre autre de l’individu. Nous pénétrons dans l’ère de l’ «homo économicus », qui vit dans l’univers abstrait des mathématiques. Le subjectif, l’émotionnel et l’irrationnel n’y ont plus leur place, car étant non mesurables, ils ne sont pas fiables. Mais c’est oublier que mesurer c’est aussi comprendre. Pour cela il est nécessaire d’intégrer la raison, qu’homo économicus a savamment exclus. C’est elle qui aide à la compréhension donc à l’analyse. Le rationnel se contente de filtrer afin de supprimer ce qui peut déranger. Le risque de la quantophrénie maladie de la mesure] est bien là.

L’organisation est une donnée

La théorie du « fonctionnalisme » rapporte les phénomènes sociaux aux fonctions qu’ils assurent. L’organisation est de ce fait considérée comme un système dont la finalité est de se reproduire. Les écarts, niveaux de croissance attendus par rapport aux normes, paramètres qualifiants optimum ou minimum sont évalués avec des modèles mathématiques.

Cette théorie recherche, par une analyse des mécanismes d’adaptation de l’individu, à adapter celui-ci à l’organisation. Le risque de cette approche plus normative qu’explicative est de s’éloigner de la compréhension des mécanismes des fondements du pouvoir, de l’ordre auxquels les acteurs doivent se soumettre en pleine connaissance de causes.

Le règne de l’expertise

Le modèle de l’organisation scientifique du travail est l’exemple référence des « sciences » de gestion. Son objectif est d’améliorer le rendement par l’exécution de modes opératoires, résultats d’une observation et d’une analyse du travailleur par un expert. La méthode ne consiste donc pas à effectuer une recherche des causes entre différents éléments à partir d’expériences répétées. De fait, la gestion, par sa recherche du comment et non du pourquoi, ne possède pas les fondements scientifiques du modèle expérimental. C’est le pouvoir technocratique, qui nous impose ses modèles, qui représentent le monde à travers des lois statistiques où tout raisonnement et toute justification sont fondés sur des indicateurs, tableaux de bord, normes. Le travailleur est analysé comme n’importe quelle autre ressource de l’entreprise par un expert qui est juge et maître du savoir. Par contre, il est rare en ce qui concerne l’activité humaine, de pouvoir déterminer l’impact d’une modification d’un facteur sur les autres. Ceci d’autant plus que ce domaine évolue dans un environnement qui change en permanence et de plus en plus vite.

La réflexion au service de l’efficacité

La recherche permanente de l’efficience, de la rentabilité a engendré l’utilitariste.

Il faut appliquer la méthode dit « approche solution » où tout problème doit en avoir une. Celle-ci pour être pertinente doit être opérationnelle. La connaissance est produite à partir des critères d’efficience et de rentabilité. La critique sera acceptée sous réserve d’être positive. C’est-à-dire qu’elle doit aller dans le sens de l’amélioration de la performance. Tout ce qui ne peut s’insérer dans ce schéma est exclus pour irrationalité. Cette doctrine, où l’utile est la source de toutes les valeurs, va de paire avec le conformisme.

L’humain est une ressource de l’entreprise

Le pouvoir de la gestion s’étend à l’ensemble de la société. Cette science du capitalisme se réalise dans la production, la consommation, la politique, l’éducation, le droit, …

Les aspects négatifs de ce paradigme utilitariste que sont le pillage des matières premières, le stress, le harcèlement moral, et bien d’autres encore, ne peuvent justifier la quête du moindre coût, la croissance et la satisfaction des consommateurs.

Les sciences de gestion représentées par les spécialités telles la finance, la stratégie, la comptabilité se sont heurtées au domaine de l’humain. C’est l’origine des ressources humaines avec ses deux présupposés que sont, « l’homme est un facteur de l’entreprise » et « l’homme est une ressource de l’entreprise. » Ainsi sont inversés les rapports entre l’économie et le social qui voulaient que le développement de l’entreprise permette d’améliorer le bien être de l’homme.

Ce concept qui veut que l’on mesure la valeur de chacun par rapport à des critères purement financiers accentue à outrance l’idéologie de la réalisation du soi-même, l’exploitation des ressources au service du profit du gestionnaire. L’homme vit dans un monde où le temps est celui de l’entreprise, un temps abstrait qui le déconnecte de ses besoins. Les temps improductifs, tels les vacances, deviennent insupportables au gestionnaire et l’homme doit s’adapter à ce « temps - entreprise. »

Chapitre 3

Le management, la qualité et l’insignifiance

La qualité dans les années 1990 succède au thème de changement et de l’excellence.

Le management par la qualité devient le nouveau modèle et est soutenu par des instituts européens tel que l’EFQM.

Les « concepts clés » de la qualité

La qualité est représentée par la formule :

Qualité = excellence = réussite = progrès = performance = engagement = satisfaction des besoins = responsabilisation = Qualité.

- Excellence : pratique exceptionnelle de management d’une organisation. Et l’obtention de résultats basés sur 8 concepts : l’Excellence des résultats concernant la performance, les clients, le personnel et la collectivité est obtenu grâce au leadership qui soutient la politique et la stratégie qui gère le personnel, les partenariats les ressources et les processus.

- Réussite : peut se substituer à l’excellence. La qualité en est le moteur et conduit à ce que chacun soit le meilleur. Cette obligation d’être toujours meilleur en permanence engendre de nombreux perdants.

- Engagement : c’est la clé de la réussite avec le manque d’implication comme clé de l’échec. L’idéal individuel devient l’idéal collectif, la réussite de l’entreprise dépend de tous.

- Le progrès : ne pas progresser signifie stagner. Le progrès est donc une démarche continue dont le moteur est le client. Le progrès n’étant pas toujours bon et il peu y avoir des phases de régression. Il se mesure à l’implication de l’agent dans la productivité.

- La performance : «mesure des résultats obtenus par un individu, une équipe, une organisation ou un processus» Elle est la finalité recherchée. Appréciée dans une logique de compétition il en résulte un détournement du travail qui n’est plus l’exécution d’une tâche en un temps donné mais la réalisation de performances.

- Satisfaction des besoins : terme difficile à définir de part l’évolution constante de la logique de consommation non par rapport à des nécessités utilitaires mais à des désirs de distinction. Ces derniers sont du domaine humain, changeants, ambivalents et ne répondent pas aux rationalités économiques. L’entreprise va donc chercher à canaliser les besoins et les orienter vers son offre. La fidélisation du client en est le reflet, et l’entreprise ne s’intéressera à lui que s’il est solvable et s’il lui permet un accroissement de ses parts de marché. L’excellence est fonction de l’équilibre atteint entre les différents acteurs et de la satisfaction des parties prenantes de l’organisation.

Le discours de l’insignifiance

L’analyse des discours des dirigeants révèle que nombreux d’entre eux n’apportent aucune indication quant à la qualité, le sens et la réalité de l’action de l’entreprise. Il s’agit de l’insignifiance du discours, c’est à dire qu’il se referme sur lui-même. Didier Noyé a crée une matrice de mots qui, associées, peuvent former des phrases dont les mots peuvent être permutés et former une nouvelle phrase qui n’aura pas plus de réelle signification que la première. Ceci est du à ce que les termes utilisés sont à sens multiples, voir même contradictoires. Par contre, leur positivisme annule la complexité, la contradiction, et accentue la volonté d’affirmer des valeurs et une confiance apparente. L’objectif est d’obtenir l’adhésion notamment à la qualité. Ce qui est incohérent car la qualité devrait être construite sur du concret et non sur de l’idéal qui risque de désinvestir le travailleur de sa tâche. C’est le cas de l’utilisation des indicateurs pré établis et non ceux de l’agent.

La « non prescription » normalisatrice.

Il s’agit ici du double langage et l’EFQM en est un excellent ambassadeur. Identifier les bonnes pratiques d’une entreprise à l’aide d’une suite de prescriptions dans un cadre non descriptif, doit permettre d’optimiser la route de l’excellence. Le fait d’agir sans règlement obligatoire, mais plutôt suite à ce qui semble être une proposition donne l’impression d’évoluer dans un cadre non prescriptif. En réalité, l’agent est invité, sollicité à s’impliquer dans une démarche raisonnée, à s’auto évaluer à l’aide de guides pratiques. Il se met lui même en compétition, se fixe des objectifs de plus en plus ambitieux. L’agent accepte tout et, de fait, subit un pouvoir de plus en plus intense. Le processus est bouclé par la distribution de prix, de médailles encourageant les entreprises à appliquer la démarche car elles sont positionnées par rapport aux autres par un organisme extérieur. L’avantage est que ceci fournit un objectif simple au personnel, que toutes les parties prenantes sont mobilisées et que les ressources humaines sont revalorisées. L’agent s’autorise à penser que la démocratie est entrée dans les entreprises.

La quantophrénie ou la maladie de la mesure.

La méthode proposée par EFQM est de décomposer en sous éléments, eux-mêmes décomposés en sous éléments,eux-mêmes disséqués. Ainsi le résultat sont des grilles de mesures extrêmement complexes rendant illusoire la compréhension de la maîtrise de la réalité. Il est contradictoire de vouloir atomiser la qualité d’un système à un élément alors que le résultat est du à la synergie de l’ensemble. Cette maladie de la mesure permet de se rassurer par rapport à l’incertitude de la réalité rendant ainsi illusoire sa maîtrise.

La qualité, une figure du pouvoir managérial.

La qualité est un vrai sujet de luttes de pouvoir, de dominations alimentées par les experts qui recherchent la convergence d’intérêts des membres de l’entreprise. A l’origine, la méthode qualité appliquée à des machines, produits l’est maintenant à l’organisation humaine, au système social, environnements par définition peu stables dans le temps. D’autres confusions s’installent, telle celle assimilant conflit et dysfonctionnement. L’idéologie de grandes entreprises est véhiculée par leur certification par l’EFQM. Leur caractéristique commune est de gérer l’être humain rationnellement avec le but d’optimiser les résultats financiers par maximisation d’un produit et minimisation des coûts. Ainsi l’homme est donc réduit à un facteur, comme les autres, dont on mesure ce qu’il apporte à l’entreprise et non ce qu’elle lui apporte. Pour atteindre ce résultat, il faut que l’individu adhère aux valeurs telles que la flexibilité, la communication, la réactivité, la motivation, la mobilisation psychique mises au service des objectifs de l’entreprise. Ainsi le pouvoir consiste à structurer l’espace dans lequel les décisions seront prises et à définir les principes qui serviront de référents. Le pouvoir managérial impose des procédures, des normes, des principes intériorisés laissant naître ainsi le pouvoir de l’expert tel le qualiticien. Soumission volontaire puisque l’individu y adhère et participe à l’élaboration de normes, de prescriptions organisationnelles représentées sous des formes variées tels que les tableaux de bord. Il est intéressant de constater l’ambiguïté de ce management qui affiche le développement de l’autonomie, mais qui en réalité met en place des dispositifs organisationnels, véritables prescriptions de dépendance.

La fausse neutralité des outils de gestion.

Les directions de l’entreprise légitiment leurs décisions en se référant aux outils de gestion construits sur des présupposés peu explicites, des logiques et règles de calculs diverses et implicites. Les modélisations mathématiques imposent des schémas mentaux où la réflexion n’est pas de mise. C’est le cas des tableaux de bord qui modélisent la réalité et donne le sentiment d’objectivité, de transparence et d’équité là où règnent concurrence, contradiction, complexité. Ce sont les semblants de qualité et neutralité qui rendent ces tableaux de bord indispensables et font qu’ils occupent une place centrale dans l’entreprise.

Résistance et désillusion.

Souvent la démarche de la qualité totale est considérée comme un obstacle au travail. Suivre avec les procédures amène l’agent à de la non productivité car elles sont souvent porteuses d’incohérence entre elles, telles celle du management par objectifs, et celle d’évaluation du travail en équipe. Face à des procédures, l’agent va souvent émettre une résistance tel le clivage entre le moi organisationnel et le moi véritable que l’individu a en dehors de l’entreprise. Certains mettent en place une stratégie qui consiste à se laisser instrumentaliser, à adapter son comportement, entre autre, aux variables d’évaluation. D’autres vont résister en agissant en fonction de ce qu’ils pensent correct. Et enfin il en est qui pratiqueront la grève du zèle, stratégie collective et transitoire qui consiste à appliquer à la lettre les consignes jusqu’à bloquer le système.

Chapitre 4

Les caractéristiques du pouvoir managérial

La modernisation et la mondialisation ont amené un modèle où la soumission des individus aux injonctions paradoxales se substitue au mode de gestion basé sur la discipline.

Du pouvoir disciplinaire au pouvoir managérial

L’entreprise managérial est un système socio-psychique qui transforme l’énergie psychique en force de travail. Cette technique est basée sur les principes suivants :

- Du contrôle du corps à la mobilisation du désir. Le pouvoir managérial cherche à transformer de l’énergie libidinale en force de travail par l’économie du désir exalté et la mobilisation psychique au service de l’entreprise.

- De l’emploi du temps réglementé à l’investissement de soi illimité. La psyché ne devient force utile que si elle est à la fois énergie productive et énergie assujettie. La surveillance est portée sur les résultats. Ce qui est recherché, c’est la disponibilité permanente afin que le maximum de temps soit consacré à la réalisation des objectifs. Pour y parvenir, il devient nécessaire d’abolir le temps, les frontières entre le monde du travail et le privé. A ce titre, un slogan publicitaire disait : « être joignable n’importe où, à n’importe quel moment, c’est la liberté d’être branché. » Dans notre monde, téléphone et ordinateur portables sont le prolongement du bureau à l’extérieur de l’entreprise. C’est le concept du bureau virtuel. La rigueur de la gestion du temps devient quasiment inutile car tout devient urgent et la disponibilité permanente est acceptée par l’agent. Conséquence logique du désir de réussir.

- De la soumission à l’engagement dans un projet. Le système managérial gouverne par la réalisation de projets et l’autonomie mentale contrôlée. Il est impératif que l’employé s’identifie à l’entreprise et soit porteur de ses valeurs. Initiative et créativité sont les bienvenues si elles se situent dans le cadre des orientations de l’entreprise. Les chartres d’entreprises agissent dans ce sens en stimulant les désirs et mobilisation subjective. Le management doit, par le développement et la canalisation de cette énergie, amener chacun à adhérer et participer au projet d’entreprise. Ce dernier évoluera certainement dans le temps et l’espace. L’objectif premier de l’entreprise est financier, mais le projet entreprise est du domaine des ressources humaines positionnant ainsi chaque service à la fois en tant que centre de profits et centre de coûts.

L’adhésion est univers paradoxal.

La gestion managériale s’oppose à celle de Taylor. Max Weber a montré que l’homme travaille pour son salut et pas seulement pour l’argent. Passer d’un idéal individuel à collectif n’est pas simple. Pour cela le manager est aidé à la base par les procédures de recrutement afin d’intégrer un employé le plus proche du modèle de comportements attendus. Le rôle du manager est un rôle de décisions permanentes dans un monde de

paradoxes, de contradictions (autonomie et monde hyper contraignant, créativité et monde hyper rationalité), source de cette nouvelle violence psychique. Le plus grand des paradoxes du manager est que plus il réussit et moins il est autonome car il s’identifie de plus en plus à l’entreprise qui lui donne la possibilité d’assouvir ses fantasmes de toute puissance.

Un sentiment de toute puissance qui rend impuissant

L’entreprise demande à chacun d’être entrepreneur dans un réseau flexible et un univers virtuel. L’employé devient libre mais en contre partie accepte entre autre le poids des normes, de l’autonomie contrôlée en temps réel. L’individu évolue dans un système informel, interactif et poly centré. C’est un monde de négociations et d’engagements sur résultats.

L’illusion d’infini qui est offerte au pouvoir et à l’expansion, en jouant sur le narcissisme de l’individu, le conduit à vivre avec la crainte permanente d’échecs qui le feraient rejeter du système. Cette crainte entraîne directement à l’idéal de la qualité totale et de ses zéros défauts. Tout est conçu pour un monde et des êtres parfaits. L’agent n’est plus dans un monde réel, humain, mais dans un monde où l’idéal est une norme à appliquer et où il est toujours en défaut. Cet état est en fait source de tension qui se transformera en énergie productive canalisée sur les objectifs de l’entreprise.

Une soumission librement consentie

Ce monde imaginaire met en synergie les dysfonctionnements organisationnels et psychiques comme par exemple avantages et contraintes, satisfaction et angoisse. L’individu éprouve de grandes difficultés à se sortir de la spirale dans laquelle il est entraîné car sont mis en jeu les mêmes processus que le lien amoureux. La réussite de l’entreprise est réduite au domaine du psychologique : sécurité, souffrance, dépression, …

L’individu, en cultivant son autonomie, augmente donc sa dépendance car le pouvoir est à la fois subi et exercé. Ainsi comment analyser et critiquer lorsque l’on est à l’intérieur du système, car on est alors juge et partie. Comment pousser une voiture lorsque l’on est à l’intérieur ? Ce qui, par conséquent, rend la contestation et le contre pouvoir extrêmement difficile. Il ne peut s’agir d’une quelconque aliénation puisque l’individu est le principal moteur de ce mécanisme.

La demande d’adhésion est si forte que l’agent n’osera parler de contradictions mais plutôt de dysfonctionnements dans les problèmes à résoudre. Tout faire pour que le système fonctionne est l’objectif que chacun se fixe. L’entreprise n’est donc pas incohérente parce qu’il y a moins de temps pour faire plus puisque les mangers sont à la fois les produits et les producteurs de ce système. La conséquence est que, si l’objectif n’est pas atteint, le manager se déclare donc incompétent et n’aura plus qu’à partir. Cette logique, il l’appliquera à ses collaborateurs et ainsi de suite. Mais dans la pratique, cette adhésion n’est souvent que partielle, faisant des managers des maîtres du double langage.

Chapitre 5

La morale des affaires

Les grandes entreprises possédaient une étique, une morale inculquée à chacun. C’est ainsi que la réussite financière d’un individu devait s’accompagner d’un investissement social. En fait l’argent n’était pas une fin en soi. Mais le fossé entre l’éthique des employés et celle que propose l’entreprise se creuse. Au niveau individuel la morale est loin des principes normalisateurs, mais plus centrée sur le soi et par conséquent diverge radicalement de celle de l’entreprise qui demande une adhésion totale à ces objectifs. La règle en vigueur serait plutôt « faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais. »

Le capitalisme a perdu son éthique

Il est fréquent de constater l’énergie dépensée à justifier les incohérences, les injustices telles l’enrichissement des uns et l’appauvrissement des autres, les profits accompagnés de licenciements. Ainsi

s’explique l’apparition de l’entreprise citoyenne, sa responsabilisation sociale. Par contre, des substitutions s’opèrent : logique de rentabilité maximale par la morale du bien commun, l’exclusion des moins performants par la morale du risque, logique d’obsolescence par une morale d’innovation.

- La morale du bien commun déculpabilise les acteurs du capitalisme, car le profit individuel débouche sur le bien commun.

- La morale du risque valorise l’actionnaire dynamique et courageux. Le mérite et la récompense financière est d’autant plus importante que le risque est élevé par une bourse est chaotique.

- La morale d’innovation, de progrès est certainement la meilleure publicité de l’entreprise. La croissance est le moteur du progrès, et le profit engendre le bénéfice nécessaire à l’entreprise, à la société. Le marché est le régulateur du système.

L’intérêt individuel conduit à supprimer toute opposition au capitalisme et à développer une compétition généralisée se traduisant par enrichissement et appauvrissement, profit et plans sociaux. Il devient alors nécessaire d’expliquer ces contradictions, d’éviter l’antagonisme entre le capital et le travail. L’employé quant à lui doit intégrer la logique financière comme nécessité, devenir un petit actionnaire, consommateur, retraité.

Les sciences de la gestion par le biais de méthodologie, ont traduit la production en indicateurs de rentabilité transformant ainsi tout en valeur marchande. Ce qui ne peut être comptabilisé est écarté.

L’éthique de résultats

Les analystes qui analysent les entreprises requièrent des éléments de plus en plus précis alors que l’environnement est de moins en moins fiable. Les entreprises, afin de satisfaire les investisseurs, mettent en place des montages financiers qui leur permettent de sortir des dettes ou des actifs de leurs bilans, d’augmenter leur richesse immatérielle telles que les marques, de modifier leur périmètre par le jeu des acquisitions et fusions.

Afin de s’armer contre l’opacité des résultats et les valeurs des entreprises, l’union européenne va élaborer des normes comptables. Il est intéressant de noter que le financier rémunéré en fonction des résultats commerciaux n’a pas les mêmes valeurs que l’auditeur qui évalue la performance des prévisions de celui-ci.

Le monde de la finance possède un langage efficace et qui répond à 2 postulats :

- La rationalité : les décisions sont prises objectivement après un examen approfondi des différentes alternatives et conséquences probables.

- La neutralité des outils occulte les enjeux de pouvoir et les différentes conceptions des parties prenantes de l’entreprise.

Ce langage est malheureusement déconnecté de la réalité, trop renfermé sur lui-même, du fait qu’il est réservé à une élite issue du même milieu.

Les affaires et la morale

La transparence pourrait être opposée à cette opacité et permettrait au décideur d’équilibrer les pôles économiques et humains. Elle pourrait apporter une morale et diminuer cette crise qui sépare économie et morale. Combien de dirigeants ont été limogés comme de véritables escrocs après avoir été médaillés pour leurs résultats? Combien avancent cette opacité pour masquer les causes réelles des problèmes? Cette conduite n’empêcherait pas la malhonnêteté, mais éviterait à certains de d’avancer celle-ci pour masquer les causes réelles de problèmes.

Lorsque l’argent devient une fin en soi, la morale est souvent bafouée, car elle ne fait pas bon ménage avec le business. La définition que fait Kant de la morale - « ne jamais traiter la personne humaine que comme une fin en soi » - est en contradiction avec les principes de gestion :

- L’approche expérimentale et objective considère les individus comme des objets dont on cherche à mesurer les comportements.

- L’utilitarisme conduit à traiter l’homme comme un moyen et comme une fin.

- La rationalité instrumentale conduit à le considérer comme un facteur, au même titre que les autres financiers, économiques, logistiques, de production.

- L’économisme conduit à prendre en compte le personnel comme une variable d’ajustement face aux exigences du marché.

Ce qui signifie que les managers seront toujours soumis à une tension entre leur éthique et leur fonction. Par définition, la gestion ne peut donc être morale. Le changement ne peut se produire qu’en pensant l’entreprise autrement.

L’individu ne croit plus à l’entreprise en tant qu’alternative à une société défaillante. Son adhésion est partielle, le temps de profiter des avantages que lui apporter l’entreprise.

Le fordisme a démontré en son temps et sans l’idéaliser la possibilité que logique financière, salariale et commerciale pouvaient se combiner et cohabiter. Pour aboutir à des compromis entre profit, c’est à dire survie de l’entreprise, et morale qui n’est autre que la prise en considération de l’homme, il est important de clarifier les intérêts de chacun. Le capitalisme a pris le pas sur les autre formes de gestion et la précarité augmente. Le capitalisme de Ford a perdu ses vertus et devient injuste. Ne pourrait-on donner raison à Marx ?

Business is war

Le seul ennemi d’une grande entreprise est le concurrent. Pour survivre, il faut augmenter ses parts de marché. L’ère de la guerre économique est présente avec le slogan « combattre pour ne pas être vaincu ».

Les principes de la guerre où tous les coups sont permis, les mensonges deviennent des qualités, sont appliqués. La morale classique n’a plus court. La pression (harcèlement, plans sociaux, licenciements) est un ingrédient très utilisé à des fins de rentabilité.

Face à ce constat, il est important de se poser les questions telles que : comment l’éthique de résultats a-t-elle pu s’imposer avec des inégalités de répartition de richesses croissantes ?

Marcel Gauchet apporte comme réponse : la mort des dieux. Leur disparition fait disparaître du même coup la possibilité d’un monde enchanté, l’impossibilité d’échapper à la condition humaine. L’homme va donc essayer de construire le monde puisqu’il ne lui est plus donné. L’homme ne se satisfait pas de ce qu’il a et entre dans une logique à trois dimensions : comprendre, maîtriser et accroître.

Deuxième partie.

Pourquoi la gestion rend-elle malade ?

Chapitre 6

On ne sait plus à quel saint se vouer.

Les symboles de base de la culture d’entreprise sont en pleine mutation. Il en résulte une perte de repères et d’adhésion de la part des employés. L’exemple des licenciements alors que l’entreprise est saine est certainement celui qui nous interpelle le plus de nos jours. Force ensr de constater que ce qui donne du sens au marché en fait perdre au travail humain et à ses significations premières.

C’est la seule décision qui avait du sens

En 2001, la fermeture de 38 magasins de Marks & Spencer a provoqué immédiatement la hausse de 7% de l’action. C’était dixit le PDG « la seule décision qui avait du sens » car l’objectif était de rendre plusieurs milliards d’euros aux actionnaires qui, au-delà des pertes d’emplois qu’engendrerait une telle décision, ne se considéraient pas assez rémunérés.

Cet exemple met en perspective les différents sens des employés et du patron, véritables révélateurs de la désymbolisation. Les uns comptent sur leur salaire pour vivre alors que les autres pensent chiffres et résultats financiers, seul monde réel à leurs yeux.

Cornélius Castoriadis fournit deux significations imaginaires et sociales qui animent le monde occidental moderne :

- Le projet d’autonomie individuelle et collective. La lutte pour l’émancipation de l’être humain aussi bien intellectuelle et spirituelle qu’effective dans la réalité sociale.

- Le projet capitaliste démentiel, d’une expansion illimitée, d’une maîtrise rationnelle qui a cessé de concerner seulement les forces productives et l’économie pour devenir un projet global d’une maîtrise totale des données physiques, biologiques, psychiques, sociales et culturelles.

Ces deux approches sont éloignées l’une de l’autre, avec un conflit d’intérêt marqué pour le capital et le travail, d’autant plus que la solidarité collective du monde travail est peu exprimée de nos jours alors que l’intérêt individuel et financier se développe.

Le sens du travail est mis en souffrance

Les 5 éléments significatifs du travail sont :

- L’acte de travail : éloigné du concret, perdu dans l’abstrait, le sans frontière.

- La rémunération : indépendante de la qualité et du travail fourni.

- Le collectif du travail : quelles que soit les organisations (branche métier, corps professionnel) il disparaît, et la compétition remplace la collaboration. Les conflits et revendications ne sont plus gérés.

- L’organisation du travail devient virtuelle, permanente et instaure la flexibilité en tant que norme.

- La valeur du travail n’est plus attachée à la qualité de la réalisation mais plus à l’adhésion à un système.

Dans le monde du concret, la qualité se mesure et est souvent intuitive. Un moteur marche ou ne marche pas. Le collectif de part sa connaissance du monde réel a un rôle d’instance protectrice vis à vis de l’extérieur et permet à chacun de s’auto-évaluer, d’évaluer chacun. Il donne du sens au travail et est l’interface entre le sens du prescrit par une institution et l’argent.

Le sens prescrit par les institutions inscrit l’activité dans les mémoires socialement définies et légitimées. Le sens produit par le sujet renvoie à son histoire. Tout individu a besoin de donner du sens à son travail afin de s’accomplir tout en accomplissant sa tâche.

La tertiarisation a introduit la subjectivité. C’est la qualité d’un service rendu qui est mesurée, souvent sous la forme d’un jugement, et non plus celle d’un produit concret. La subjectivité est introduite dans les objectifs. Résultats de l’univers managérial qui exclu ainsi le non rentable, le non utile. Le sens de l’acte n’a d’intérêt que s’il rapporte. Les autres sens, valeurs de l’individu, sont donc écartées par le système et le mettent en conflit avec lui-même car son adhésion n’est que façade.

Entre le non-sens et l’insensé

La modernisation du service public en introduisant de nouvelles valeurs telles que rentabilité, efficacité et qualité transforme la fonction bureaucratique de l’agent. Elle le positionne dans un système financier.

Ainsi à la poste le guichetier, imprégné de la culture service public et de sa logique administrative, est managé de nos jours par commissionnements et intéressements pour développer son approche commerciale.

Cette logique commerciale, où la chance joue un rôle non négligeable, l’agent n’y a pas été préparé. L’individu, en réaction à cette forme d’injustice, tourne parfois le système en dérision. Ce mécanisme de défense, en réalité, dévalorise l’individu lui-même. C’est ainsi que la désynchronisation entre valeurs, sens du travail et les dispositifs de reconnaissances, d’évaluation engendre une crise de synchronisation.

L’individu face à lui-même.

Si les contraintes sociales et les morales perdent de l’importance, notamment par rapport au tout économique, alors l’individu est abandonné à lui-même avec le sentiment de ne pas contribuer au bien collectif. De fait, son travail ne fait plus sens.

La souplesse et la flexibilité deviennent obligatoires dans le but de pouvoir s’adapter à des changements parfois totalement opposés, contradictoires.

La concurrence exercée développe l’esprit d’initiative à outrance, l’individualisme dans un environnement prescriptif alors que la coopération serait nécessaire. Les critères d’évaluation sont instables de part la nature abstraite du travail ainsi que de la contribution de l’individu.

Dans l’entreprise l’informel est très important. Il est question de sécurité de l’emploi, de fidélisation, de promesses d’évolution et de bien d’autres règles non écrites. Tous ces contrats implicites ont disparu avec la révolution financière des années 1990. Les licenciements des salariés dits « vieux », les fermetures d’usines même rentables sont des exemples parmi tant d’autres où les managers trahissent les engagements pris, provoquant ainsi la rupture du contrat social.

Les valeurs de l’entreprise se substituent aux valeurs sociales, celles du bien à celles du mal. La qualité première d’un individu est sa réussite financière. Pour cela, l’individu doit projeter son idéal d’avenir dans celui de l’entreprise et introjecter les valeurs de celle-ci pour le sien. Mais plus l’individu aura le sentiment de réussir, et plus il perdra de son autonomie et, par conséquent, le sens de la réussite.

Chapitre 7

La puissance de l’argent

Quelle sont les mécanismes qui mettent en œuvre une logique financière et qui inhibe toute opposition, voir qui provoque l’adhésion de la part de ceux qui sont responsables de la mettre en œuvre ?

La réussite, une valeur pervertie

La réussite trop facile, la chance, ne donnent pas forcément le sentiment du bien mérité, au contraire. Ceci étant, la notoriété d’un individu est directement liée à sa réussite financière. La différence de rémunération entre l’infirmière et le présentateur vedette d’émissions de télévision n’en est qu’un des exemples. L’aboutissement logique où l’on mesure une réussite aux revenus est l’abandon de la morale. Ainsi le montre les affaires de corruption à un haut niveau managérial. L’abnégation de soi, le bien collectif ne sont plus d’actualité à contrario d’une perpétuelle compétition.

La main invisible va permettre de trier les individus en fonction des résultats de la compétition engagée et de passer d’un état d’émulation à celui de survie au sens animal, condamnant le moins résistant. Des organismes mondiaux tels le « World Economic Forum, the Institut of Management Development », ont mis en oeuvre un classement des entreprises en fonction de leur compétitivité, facteur important quant à la confiance des marchés financiers, des décisions des investisseurs. L’impact est le développement d’un schéma de guerre avec ses acteurs et stratégie qui, de plus, réduisent le rôle de l’état à celui d’un acteur parmi les autres.

Je veux être un numéro

Danone pour être en avance sur ces concurrents et rester le leader du marché, lance en 2001, bien que totalement rentable, une politique de restructuration drastique. Les actionnaires doivent être rassurés de voir l’entreprise gérée avec dynamisme. Les salariés quant à eux devraient en percevoir les effets positifs sur le long terme. Le boycott des produits lancé par les salariés des entreprises devant fermer provoque une scission avec les plus chanceux, mettant ainsi en avant une absence de solidarité de classe. Ainsi peut apparaître une incompréhension entre le patron et le salarié, d’autant plus importante pour le patron qu’il se sera entouré d’une structure sociale pour accompagner les départs dans les meilleures conditions.

Quelle est alors pour l’entreprise la signification d’être numéro un ?

Eliminer ses concurrents, transformer sa production en champ de course, être toujours devant les autres. Ainsi la mégalomanie des dirigeants se trouve-t-elle banaliser, tout comme la guerre économique naturalisée.

L’évolution du capitalisme ne doit pas être réduite au désir de toute puissance du dirigeant. Il faut être vigilant aux dérives de la mise en compétition de chacun en laissant de côté la collectivité. Car c’est ainsi que la rationalité économique ne peut plus intégrer l’environnement humain.

L’argent entre le besoin et le désir

Le paradoxe est atteint lorsque, dans le cadre d’une mission de fermeture d’usine, le PDG demande une augmentation de ses revenus. Mais quels sont les critères indiquant à ce dernier qu’il n’est pas rémunéré à sa juste valeur. Qu’est ce qui justifie qu’un homme reçoive en échange d’un plan de licenciements un équivalent de 1000 ans de salaires d’un employé ? Actuellement les 1% de plus riches ont un revenu égal à 57% des plus pauvres, les 3 personnes les plus riches possèdent une fortune supérieure au PIB des 58 pays les plus pauvres.

Force est de constater que l’argent ne permet plus de mesurer la valeur des choses ou des gens, mais il permet de mettre en avant de désir, la folie des écarts, répondant à des règles de plus en plus distantes de la réalité du travail. La monétarisation des activités donnant du sens, l’évaluation de la qualité de la vie par rapport à ce qu’elle coûte, à ce qu’elle rapporte, aboutit à faire éclater le domaine du symbolique.

L’argent est le moyen de se réaliser, d’accomplir tous ses rêves, de supprimer tous les obstacles. Il est devenu une fin en soi. Nous sommes dans l’imaginaire, le désir. Sans limite morale l’argent devient dangereux. Les limites entre le réel et le symbolique, transforme les désirs en besoins, l’imaginaire en réel. Une fois atteint, l’imaginaire n’en est plus un, rendant ainsi le désir à satisfaire, de plus en plus grand, tels les effets d’une drogue.

La course au toujours plus

Les mouvements des marchés qui permettent aux acteurs responsables de toucher des commissions, engendrent de façon mécanique d’autres changements déterminés, de plus en plus fréquents, nécessitent une grande réactivité et provoquent à terme une hyperactivité. Chaque action doit être planifiée, avoir une suite, se rendant ainsi indispensable à un ensemble qui n’est pas pour autant réaliste. Ainsi l’angoisse de l’inactivité est combattue avec la mise en place de cette chaîne de dépendance. L’analyste financier est un représentant de ce type d’obligations où l’on arrive à travailler pour des choses auxquelles on ne croit pas forcément, amenant ainsi à se poser la question sur le sens de sa mission, si ce n’est d’avoir des revenus supérieurs aux collègues.

La compétition est bien là : plus d’argent que les autres. L’individu est «le nez dans le guidon.» Il vit en permanence avec le stress. Plus de place au désoeuvrement qui est source de réflexion, de prise de conscience,de remise en cause. Ce désir de toujours plus, d’expansion infinie va au-delà de la nécessité économique et touche plus les dirigeants que l’employé de base. La guerre économique est alors un alibi qui alimente la peur, qui alimente à son tour l’aliénation dans le toujours plus.

Chapitre 8

La gestion de soi

Après le Taylor et l’instrumentalisation de l’homme, la technocratie et la normalisation de l’homme, la gestion managériale développe la rentabilisation de chaque individu, sa productivité à chaque étape de sa vie tels, par exemple, les diplômes qu’il doit acquérir comme preuve d’employabilité.

Le capital humain

Norbert Bensel, directeur de ressources humaines de Daimler-Chrysler, considère les collaborateurs comme faisant partie du capital de l’entreprise. A ce titre, le coût de la vie humaine est calculé : combien coûte de fabriquer un médecin, combien rapporte-il à la société ? Ce calcul s’opère aussi bien au niveau de l’entreprise qu’au niveau de la société. De fait tout devient, de la sexualité aux idées, business. Chaque travailleur, voir même chômeur, doit devenir un entrepreneur et gérer sa carrière.

Un nouveau projet de société est établi : l’homme entreprenant, avec ses critères de pragmatisme, d’utilitarisme, de compétition, de rentabilité, de désir de gain et puissance. Le tout s’inscrit dans un monde où le temps et les distances sont abolis, où s’imbriquent temps libre, bureaux, vie de famille et travail. Le «temps mort» n’existe plus. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer les activités hors temps scolaire que les familles imposent aux enfants et dont l’objectif est de leur offrir le maximum pour un meilleur avenir.

Le management familial

L’homme aurait tendance à reproduire chez lui le comportement de son manager. Les principales caractéristiques étant détectées, il est possible d’en déduire que l’ère du management familial est instaurée.

La famille telle une entreprise se doit de produire des individus employables. Le couple y pourvoit à part égale, chacun menant de front et en vraie compétition vie familiale et vie professionnelle. L’équipe famille doit absolument gagner.

Dans ce schéma, l’enfant est pris en compte sous tous les aspects, qu’ils soient psychologiques, intellectuels ou physiques. Les choix et orientations le concernant sont sélectionnés afin de favoriser sa réussite. Les meilleurs se verront attribuer un véritable plan de carrière. Si besoin tous les moyens, soutiens scolaires, médicaux, paramédicaux, sont mis en œuvre pour qu’il puisse s’épanouir dans ce monde de paradoxes. L’enfant devra vivre cette compétition non comme une contrainte mais comme un investissement délaissant la pression, l’anxiété aux parents.

La comptabilité existentielle

Le chômage est interprété de nos jours comme un défaut d’employabilité, d’inadaptation d’une partie de la société face aux besoins des entreprises. La résolution de problème doit venir des sans emplois eux-mêmes en améliorant leurs compétences. Le salarié n’en est pas pour autant épargné quant à la gestion de sa carrière et de ses compétences. La vie se résume à un plan de carrière à gérer soi-même et de nombreux moyens techniques et humains sont mis à disposition à ces fins. Parmi ceux-ci, il est possible de citer « l’activation du développement vocationnel et personnel », les bilans de compétences, qui sont en fait projet d’accompagnement de l’individu dans ces choix de carrière.

La productivité est l’existence première pour la survie. Il faut rationaliser l’homme qui obéit aux mêmes lois que les entreprises en tant qu’entrepreneur de sa propre vie.

La réalisation de soi même

Les techniques, outils, coachs, spécialistes du conseil constituent le vaste éventail offert aux plus fortunés pour gérer le soi et sa subjectivité. Il lui faut apprendre à faire face à l’échec, aux stress et changements radicaux. Le sujet doit manager cette partie de soi pour son autonomie, son estime personnelle avec comme

objectif d’accroître sa performance, sa rentabilité. Une des méthodes la plus répandue dans le monde managérial est celle de Schutz. « L’efficacité de l’individu dans sa vie ou sa performance au travail sont dues avant tout par la qualité de ses relations à lui-même et à son environnement » nous dit Valérie Brunel. Son bonheur et son profit conciliables suppriment de fait le conflit travail - capital, et réduit les problèmes de l’entreprise au domaine de la subjectivité. Centré sur lui-même, l’individu s’éloigne du fonctionnement global de l’entreprise et de ses violences qui y règnent.

Chapitre 9

La part maudite de la performance

Le modèle managérial, progrès par rapport au modèle hiérarchique et disciplinaire en favorisant autonomie, communication et mobilité se développe. Mais cette perception des managers n’est pas partagée par les ouvriers qui y voient de nombreuses contradictions notamment les répercussions humaines et sociales qu’engendrent la profitabilité financière.

Les 2 faces de la gestion performante

Jean-Marie Descarpenties explique les points clés de la méthode, basée entre autre sur l’informatique embarquée, qu’il a mise en œuvre pour le redressement d’une entreprise de transport :

1. Contrôle renforcé des chauffeurs : chacun suit en direct ses résultats, s’adapte en temps réel au changement de planning, et est suivi en permanence avec les technologies tel que le GPS, boîte noire et autres techniques spécialisées

2. Obligation de résultats des chauffeurs : sont en plus les interlocuteurs privilégiés de l’entreprise, et leur rentabilité est mesurée en permanence.

3. Exclusion naturelle des moins performants : incapacité à s’adapter, le chauffeur est abandonné. Par contre les rémunérations des plus performants sont augmentées de 20% ou plus.

A ce titre, P. Moeglin écrit « plus la flexibilité croit, plus celle de chaque agent tend à diminuer sous l’effet des contrôles en cours de route … » Zéro défaut, juste à temps, autant de principes qui tendent à faire travailler plus, plus vite et à tout justifier. Le bilan est contrasté, même chez les cadres qui, depuis peu, sont concernés par ce type de management.

Managing in a high performance culture

Des méthodes visant à diminuer moralement et psychologiquement les employés qui, pour certains, démissionneront d’eux-mêmes, sont prônées, voire exportées en tant que modèles par quelques groupes tel que Cap Gemini.

Ainsi, il a été porté sur la place publique par le quotidien « Le Monde » les techniques d’évaluations des collaborateurs chez IBM. Véritable programme où chacun est évalué et classé sur une échelle de 1 à 4. Le manager a même un quota de 4 à respecter, induisant ainsi l’utilisation de critères subjectifs pour atteindre les objectifs qui leur sont fixés.

Face à un tel comportement la sanction négative ne tarde pas. Démoralisation, perte de symboles, s’exprime par une perte de croyance en les valeurs d’excellence de cette entreprise, par des sentiments d’injustice.

On est de trop on coûte trop cher

Pour les ressources humaines les effectifs sont un coût. Ainsi, se développent les licenciements, plans sociaux. Stratégies qui se traduisent par des souffrances masquées par les impératifs financiers.

Les observations médicales révèlent que les problèmes psychologiques principalement dus à la peur sont en forte hausse. Les médecins ont établi 5 catégories de troubles somatiques et psychosomatiques : psychiques, digestifs, dermatologiques, cardiovasculaires et comportementaux.

L’étude menée lors de la fermeture, faisant suite à plusieurs plans sociaux, de l’usine Chausson, a souligné le caractère purement financier, administratif, et les techniques des procédures employées par les managers.

La souffrance vécue par les sinistrés est même passée totalement inaperçue des syndicats, de leur propre aveu, convaincus du bon plan social qu’ils venaient de négocier.

Ce traumatisme où il faut se reconstruire, vaincre la peur, l’insécurité après avoir accepté la perte de soi et de son vécu, nécessite un long travaille psychologique.

L’individu doit s’impliquer, au besoin tout quitter pour s’installer ailleurs à tout moment, abandonner son tissu social, passer du connu à l’inconnu. Les sentiments humains n’ont plus leur place en ce monde. Au-delà de la perte d’emploi, s’ajoute l’histoire de l’individu qui s’efface

Les similitudes avec le travail de deuil font que la perte d’emploi s’apparente psychologiquement à la mort. La situation est vécue comme une dépression de soi avec un sentiment de honte, de culpabilité, d’échec non mérité face à des gagnants glorifiés.

La dégradation des conditions de travail

La course effrénée à la performance développe la précarité des emplois. Cette précarité est une facilité, offerte aux employeurs, d’évacuer les risques sur les emplois, les jeunes ou les intérims. Les conséquences d’une telle politique se mesurent au nombre d’accidents du travail en forte hausse depuis plus de 10 ans. Ainsi les employés, qui évaluent leur travail trop pénible et estiment subir des pressions et cadences infernales, sont de plus en plus nombreux, corroborant les problèmes récurrents de mal de dos recensés.

L’exploitation de l’homme telle qu’elle était au début du 19ème siècle est toujours d’actualité dans des sociétés telles que les centres d’appels, de téléventes, … surnommés parfois par les employés «la bétaillère»

L’exploitation due aux horaires, flexibilité, rémunérations indexées sur la satisfaction des clients, pression permanente, reste souvent inaperçue de par l’importante mobilisation psychique qu’imposent ces conditions de travail. En fait, les violences des conditions de travail glissent à un niveau psychologique.

Les violences innocentes

Cacher la réalité de leur devenir aux salariés engendre une révolte impuissante du fait du flou de la situation. « Plus l’implication personnelle des salariés est sollicitée pour favoriser la réussite de l’entreprise, plus la vulnérabilité est grande face à un abandon.» Ceci est vérifié notamment lors des fermetures d’usines.

D’autre part les managers, du à la position où ils sont tenus responsables de ces sanctions, bien que fréquemment ils n’en soient pas informés, ne sont pas exclus de ce drame psychologique.

Rationalisation de la productivité impose de s’adapter ou bien d’être rejeter. Dans les organisations réticulaires le salarié est livré à lui-même quant aux solutions à apporter aux incohérences du système.

Loin des pouvoirs de décisions, souvent abstraits, l’individu est contraint de s’auto évaluer, s’auto accuser.

Le système arrive à son paroxysme lorsque le décideur, générateur de la violence, devient innocent et celui qui subit coupable et sanctionné. Les systèmes sociaux sont mis au banc des accusés avec comme chef d’inculpation : obstacle au développement de l’économie. La lutte en devient donc d’autant plus illégitime que la solidarité est remplacée par l’individualisme. Le principe : « prééminence de l’intérêt collectif et des valeurs de cohésion sociale sur le libre jeu des intérêts particuliers », est remis profondément en cause.

Le développement des individus en supprimant les règles et lois étatiques et juridiques n’est qu’un mirage que prônent certaines des classes et qui en réalité prive l’individu du droit d’être semblable à tous les autres de par l’inexistence sociale de certains. La performance sans limite à donc des frontières.

Chapitre 10

Une société d’individus sous pression

La diminution du temps de travail et l’augmentation des revenus en partie due aux évolutions des technologies, n’ont pas libéré l’homme du travail, puisqu’il doit en faire plus en moins de temps, subissant ainsi une pression de plus en plus importante.

La pression du toujours plus et la menace de perdre sa place.

Accroître la rentabilité et ne pas être rétribuer à sa juste valeur est un modèle de gestion qui illustre 3 phénomènes majeurs : la culture de l’urgence, les illusions de la motivation par les résultats et la peur d’être mis sur la touche.

Dans l’entreprise managériale, les difficultés à garder sa place, à contrôler son environnement, à être reconnu, sont autant de craintes à ne plus faire partie du jeu organisationnel.

Que le meilleur gagne est un principe difficilement réfutable, d’autant plus que ce n’est pas l’organisation qui désigne la place de chacun, mais l’individu lui-même à travers ses résultats. La concurrence est devenue un mode de fonctionnement normal, tendant à banaliser les risques du système en focalisant l’attention sur les performances de chacun. La finalité est que pour être apprécié, il devient nécessaire d’aller au-delà des attentes.

Ce système managérial suscite narcissisme et agressivité. La réussite de l’entreprise et celle de l’agent sont tellement liées que ce dernier s’est identifié à elle et imagine ainsi assouvir son pouvoir.

Les nouvelles pathologies du travail

La quête d’un but irréalisable conséquence des contradictions du système transforme le manager en forçat, le travail en drogue. L’appareil psychologique n’a plus la souplesse pour faire face aux ravages de la charge de travail. Un cadre sur cinq se «dope» pour faire face aux grands maux dont la dépression est certainement un des plus grands.

Le symptôme le plus significatif est celui des congés. Les vacances de plusieurs semaines sont pour certains de plus en plus rares. L’hyperactivité avec ses effets psycho stimulants rend l’individu dans incapable de se détendre et provoque des effets pathologiques: migraines du week-end, angoisses des vacances.

L’hyperactivité se défini comme «une surcharge de travail. Elle s’installe durablement car elle est considérée normale. Acceptée volontairement» elle en est plus difficilement quantifiable. L’absence de critères objectifs de réussite développe une menace qui au lieu de démobiliser moralement l’individu le conduit à cette hyperactivité, symptôme social en expansion tout comme le stress.

Le stress stimulant ou maladie

Vaguement défini, le stress est en augmentation alarmante. Il devient chronique, engendre souffrances psycho émotionnelles et troubles somatiques importants.

La réussite de l’entreprise performante demande une forte résistance au stress. Malheureusement on ne recherche pas les causes, mais sa gestion par des exercices de relaxation, voir même de la médication. Selon les statistiques le stress arrive juste après le mal de dos et touche 28% des salariés européens. Les conséquences peuvent être dramatiques pour la santé car il peut être source de maladies cardiovasculaires, cancer, suicides … L’absence de contrôle de l’employé, les délais, cadences et pressions imposées en sont les principales causes. Selon la médecine du travail, ce mal atteint même le simple employé voir même les plus défavorisés, montrant du doigt la nouvelle forme d’organisation. Face à cette épidémie s’est développé un silence ignorant ce mal être. L’entreprise perçoit le stress comme un stimulant positif à la performance et, du coup, les causes ne sont pas remises en cause.

Harcèlement moral ou morale du harcèlement

D’après l’étude de Anna Diamantapoulou, les victimes se comptent par dizaine de millions en Europe, tout comme le livre de Marie-France Hirigoyen fut un électrochoc en révélant ce scandale et conduisit à une loi.

Cette reconnaissance légale est un immense progrès, mettant en cause les agissements pervers, mais non les causes telle que la pression permanente.

L’organisation, produit de l’homme, n’en est pas pour autant un être humain. Elle n’obéit donc pas aux mêmes lois biologiques et psychologiques, et n’a donc pas les mêmes impacts pathologiques, somatiques et psychosomatiques. D’où l’importance de ne pas faire d’anthropomorphisme organisationnel.

Un système paradoxal, violent, incertain, quant à ses règles peut susciter des comportements somatiques, des sentiments de toute puissance, de soumission, et autres formes de perversion qui peuvent amener un individu à « peter les plombs. » Le harcèlement est souvent le fait d’une situation d’ensemble.

Soumis à la pression, les employés se sentent harcelés et, le système, le capitalisme,le libéralisme, responsables de ces comportements sont des organes abstraits. Aucune prise n’étant possible sur eux, l’individu se défoule sur son collègue, collaborateur, le prenant pour le coupable.

Dans la société hypermoderne, chaque individu est un maillon sur lequel s’exercent d’importantes pressions le plaçant dans la position à la fois de harcelé et de harceleur.

N’étant pas uniquement comportemental, il convient de mettre en place des politiques de prévention organisationnelle, structurelle.

Une quête éperdue de reconnaissance

Trois tendances managériales mettent le système sous pression : l’écart entre les objectifs fixés et les moyens attribués, l’écart massif entre les prescriptions et l’activité concrète, l’écart entre les récompenses attribuées et les rétributions effectives. Cette tension est d’autant plus élevée que les critères de réussite sont élevés ainsi que les risques d’échec.

L’employé croit en l’entreprise, mère toute puissante. De ses discours, il attend des faits réels de développement personnel, gratification, reconnaissance. Comme pour un enfant la crise l’amène à la peur de perdre l’amour maternel, que son objectif « anaclitique »(objet sur lequel le sujet s’appuie pour son développement) lui fasse défaut.

Face à l’angoisse, la défense est souvent le repli sur soi et l’activisme forcené. Agents dociles, instrumentalisés, concentrés sur leurs objectifs, ils deviennent les proies privilégiées du harcèlement soit en tant que victime, soit en tant qu’acteur. Dans une telle conjoncture une réussite ne peut être que temporaire.

Devenue répétitive, la violence est donc harcelante. Contrairement à l’univers hiérarchique qui s'adressait au Sur Moi, l’univers managérial sollicite le narcissisme.

Le contrat avec l’entreprise est narcissique. Elle attend de lui qu’il devienne partie prenante, et qu’il y investisse sa libido. Le plus surprenant est que l’employé n’est pas outragé qu’on lui en demande trop, mais plutôt qu’on ne lui donne pas assez. La rupture du contrat est quelque chose d’intolérable, c’est une vraie destruction que va vivre l’individu. Mis au placard l’employé et l’entreprise trouveront une sortie honorable en la maladie.

Le culte de la performance, du narcissisme, de l’exigence de réussite conduisent inévitablement à l’échec. Albert Jacquard écrit : «Un gagnant ça produit immanquablement des perdants. » et inévitablement, il y a plus de perdants.

L’externalisation des coûts psychiques et sociaux du travail

Albert Jacquard écrit « Pour les entreprises, le chômage n’est pas un problème, c’est une solution. »

C’est un fait que l’on peut constater : lorsque les effectifs baissent, les actions montent entraînant pour les rescapés plus de flexibilité. Les managers utilisent l’emploi comme le levier pour obtenir des baisses de charges. Cette logique dénote la déresponsabilisation des entreprises en la matière.

Ce combat est identique à celui de la reconnaissance d’une maladie en tant que maladie professionnelle. Il faut la preuve d’un lien entre les conditions de travail et la maladie. Ce qui, dans le registre psychosomatique est souvent impossible. Doit-on parler de mal être ou de maladie, dépression ou désespoir ? Qu’est-ce qui est l’origine ?

C’est l’éternel débat entre « la vie n’a pas de prix » et « la santé a un coût ».Pour sortir de cette contradiction il faudrait pouvoir calculer les coûts économiques, sociaux et humains de cette quête de la performance. La gestion devrait pouvoir fournir de tels outils permettant de mesurer la perte. En attendant, il serait pertinent de diminuer la pression.

Halte au productivisme et à l’activité forcenée

L’activisme mène à penser que l’inactif est oisif et, par conséquent, n’a pas droit à une existence sociale.

Un tel comportement général conduit le monde à sa perte. La seule alternative serait de rompre avec l’entreprise de destruction appelée par certains développement ou aussi mondialisation.

Entre ces deux visions opposées, la réhabilitation d’une morale désuète et du désoeuvrement. « Le désoeuvrement consiste à affirmer l’existentiel comme finalité plutôt que la production, la qualité de l’être au monde plutôt que la puissance.

L’homme est devenu l’esclave du travail au lieu de s’en affranchir. Ceci étant un monde de désoeuvrement est une utopie. Dans notre société c’est tout de même le travail qui apporte sécurité, autonomie, allongement de la durée de vie, et bien d’autres des conforts modernes dont l’homme jouit de nos jours. Le désoeuvrement est luxe principalement pour les plus démunis. L’homme a besoin de support matériel pour vivre. Le travail doit être un moyen et non la finalité de l’existence.

L’école est devenue le lieu d’apprentissage du travail et non celui où l’on apprend la vie ensemble, le partage. On y emmagasine dès le plus jeune age du savoir, l’esprit de compétition. On pourrait rêver d’une école humaniste, sans lutte, compétition.

Chapitre 11

Eclatement des classes sociales et lutte des classes

La mobilité et l’adaptation permanente sont des exigences de survie dans la société hypermoderne et induisent l’instabilité des positions individuelles. D’après MM. Gaulejac et Taboada-Léonetti, un des constats établi est que la lutte des places se substitue à la lutte des classes.

Le risque de perdre sa place

Le changement de classe social est un mouvement qui progresse en permanence. Une des migrations la plus spectaculaire est celle des agriculteurs, des ouvriers et employés vers les milieux intermédiaires. D’autre part la reproduction sociale est un facteur qui stabilise la situation des niveaux plus élevés. 35% de la population active est au niveau intermédiaire contre 15% en 1990. Cette fluidité sociale est largement due à la précarité de l’emploi.

Plus de 1 500 000 d’emplois par an disparaissent, provoquant un taux de mobilité annuel de 24% des classes inférieures et de 12% en ce qui concerne les catégories intermédiaires et cadres. Cette mobilité est donc largement imposée, et plus particulièrement pour les plus défavorisés.

La reconversion est une étape inévitable. La flexibilité est devenue une norme et oblige l’individu à rompre avec son milieu d’origine et lui fait perdre ses repères et symboles. Ce système est à l’opposé de l’ancien qui recherchait la stabilité et prévoyait au contraire une montée progressive dans l’échelle sociale

Une société de désintégration

Avec le contrat social l’intégration était possible grâce au travail. Chaque individu était ancré à une des strates « métier » de la société et la promotion sociale était possible par l’obtention d’un diplôme ou l’ascension hiérarchique au sein de l’entreprise. A côté ces classes «professionnelles » cohabitaient d’autres types de classes telles que la bourgeoisie, le prolétariat et le sous prolétariat indiquant par là même qu’une hiérarchie était établie. Cette hiérarchisation était un facteur stimulant l’aspiration du bas vers le haut.

A l’opposé, de nos jours, le travail canalise les finalités de l’existence sur la carrière et laisse de côté les idéaux d’égalité, de justice, de partage de richesse entre les différentes classes.

La baisse d’emploi a aiguisé l’individualisme. L’automatisation et l’externalisation sont la suite logique de la quête de rentabilité et ont fait exploser la précarité et l’insécurité. Il est possible de distinguer 3 pôles d’emplois : permanent,s périphériques et précaires. En 1993 sur les 25 millions d’actifs, 13 étaient en situation de précarité.

Eclatement de la classe ouvrière.

Le déclin de la classe ouvrière avec ses 1300000 emplois supprimés en 20 ans va au-delà de l’aspect quantitatif. Les non qualifiés sont employés, réemployés aux tâches de nettoyage, de surveillance dans des sociétés de services spécialisées dans ce type d’activités.

Plus de 50% des ouvriers sont passés au statut d’employés en étant salariés de la grande distribution ou de sociétés de services, alors qu’auparavant plus des ¾ l’étaient dans les industries. D’après M. Verret, la classe ouvrière est éclatée en 3 pôles : promotionnel, traditionnel et en perdition.

Dans le contexte moderne, la classe ouvrière n’est plus en lutte contre le capitalisme, vision marxiste du monde industrielle. La disparition de cette lutte est un des symptômes de l’éclatement de la classe ouvrière. Fatigués, humiliés par les licenciements et fermetures d’usines, les exclus du système sont en errance, en reconstruction de leur identité et les rescapés culpabilisent et sont honteux d’avoir survécus. Les uns comme les autres sont convaincus d’avoir été trompés par des discours masquant la réalité, l’objectif final.

Pour autant, le travail ouvrier a toujours cours dans ses principes de qualité et rémunération. Seul l’esprit collectif de cohésion sociale a disparu. Ce qui laisse supposer que cette classe est redescendue à un niveau archaïque lui rendant la possibilité de promotion plus compliquée.

Eclatement de la bourgeoisie

Pour Michel Pinçon et Monique Pinçon Charlot c’est la seule classe à avoir résisté aux tensions importantes. Elle est restée consciente de sa position et a survécu à son éclatement en 3 pôles : une dynamique, un accroché aux traditions et une déchéance sociale.

L’hyper bourgeoisie, premier de ces pôles, issue du monde ingénieur s’empare du pouvoir en se mettant au service d’une logique financière, s’éloignant ainsi du projet industriel. Elle est déterritorialisée, sans frontière,cosmopolite, impalpable, virtuelle et son objectif individuel est de s’enrichir. Sa stabilité est l’image de ses succès et de ses échecs.

Des dynasties se sont crées et ont contribué à la globalisation. Issues de la vieille bourgeoisie la bourgeoisie a su trouver les ressources, a su s’adapter à la lutte des places et ainsi perdurer.

Les pôles, précédemment cités, sont issus des règles du jeu du monde du business qui, indépendantes des us, coutumes et traditions de la bourgeoisie, ont fait exploser la gestion par héritage de père en fils qui épargnait de générations en générations et faisait en sorte que l’enfant intègre les grandes écoles. Cette ancienne stratégie est révolue et le nombre de diplômés et cadres supérieurs sur la touche augmente.

Certains d’entre eux vivent dans l’illusion d’appartenir à un niveau haut niveau social, et pour se défendre envoient leurs enfants dans les écoles les plus réputées, mettent tout en œuvre pour leur réussite, gère leur scolarité à l’identique d’un plan de carrière afin qu’ils puissent pénétrer les hautes sphères de la société. Ils peuvent être comparés à ces pur-sang qui sont entraînés et soignés uniquement pour la compétition qui n’accepte qu’un gagnant et laisse derrière beaucoup de perdants.

Une nouvelle classe dominante ?

Le débat de société s’est déplacé de celui des « classes sociales » à celui « des places.» En 1990, Pierre Bourdieu dénonçait « le bouleversement des rapports de classes en faveur des propriétaire du capital » et la collusion entre « la noblesse d’état et la noblesse d’entreprise pour mettre en œuvre un projet de politique de domination planétaire.»

Le capital est dominé par des organisations sans frontières. Ce pouvoir est détenu par l’hyper bourgeoisie dans les postes clés des sociétés et des médias. Il est basé sur une culture libérale où les obstacles et ce qui est jugé inutile sont supprimés. De fait elle se sépare de ses filiations et la reproduction sociale devient une interrogation, mettant en doute le long terme, la pérennité de cette classe sociale composée d’individus d’origine très diverse.

Ce monde, de l’hyper bourgeoisie, est régi par les mêmes règles et affichent les mêmes valeurs que celui des managers de hauts niveaux issus du monde de l’industrie, notamment par le caractère éphémère des positions, la compétition effrénée de ses membres générant un attrait démesuré de l’argent et le développement de l’individualisme. La gestion est du court terme et l’on gagne en « ayant la peau de l’autre ». Ces caractères sont la cause de la perte de mémoire de cette classe ainsi que le manque de loyauté de ces membres.

L’éclatement des classes n’est pas la fin des inégalités

L’effet héritage est toujours très important dans la prédisposition d’appartenance à telle ou telle autre classe, mais les choix des orientations scolaires et professionnelles sont devenus instables en grande partie de part les expériences vécues.

Eric Maurin écrit que « les positions dans la hiérarchie du salariat sont toujours aussi largement dépendantes de l’origine sociale. »

Les diplômes et la position initiale de l’individu à son insertion dans l’entreprise sont de plus en plus importantes. La formation continue est aussi devenue un enjeu important, aidant l’individu à sortir de son milieu ainsi que le fer de lance au libéralisme. Il est important d’équilibrer les chances de chacun et pour cela l’enseignement s’est ouvert à tous. Pour autant le marché du travail est devenu plus concurrentiel et les inégalités toujours importantes. 75% des enfants appartenant à la catégorie des moins favorisés est en échec scolaire contre 15% de ceux des plus favorisés. La reproduction sociale est bien toujours présente.

Les moins favorisés bénéficient peu de la formation permanente, obstacle supplémentaire à leur reconversion s’ajoutant à celui de leur niveau scolaire et d’origine sociale. L’effet pervers de la fragilisation de l’emploi est que la personne est rendue responsable de son devenir.

Le monde marxiste visait à faire renverser le capitalisme par le prolétariat. Les débats politiques droite gauche en étaient la représentation médiatique. Actuellement ces débats sont remplacés par ceux de la croissance pour lutter contre le chômage. Ils positionnent ainsi la lutte des places au cœur de la discussion afin que chacun ait une existence sociale.

C’est ainsi que les sans emplois, loin de former une communauté de situations à défendre, point de départ à la formation d’une classe, forment un ensemble hétérogène tant par les origines que les situations en cours. Les associations de chômeurs ont du mal à faire bouger cette masse pour obtenir un emploi, car chacun œuvre avant tout pour lui-même. L’exclusion conduit à un combat solitaire qui vise à trouver sa place dans la société et non à changer la société.

Chapitre 12

La politique contaminée par la gestion

Le politique se comporte en homme d’affaire et ce dernier s’empare du politique en y important les règles, valeurs et modèle managérial afin de rendre la cité plus performante.

Le primat de l’économie sur le politique

La société est soumise à des forces contradictoires. Le pouvoir éloigné de la base n’a plus les mêmes références et logiques. Ainsi, face à la fermeture d’usines, les élus répondront par des chiffres positifs de création d’emplois au niveau national. L’un raisonne dans le symbole alors que l’autre est dans l’économique et ses comptabilités. Accusée d’œuvrer pour les spéculateurs la politique s’en trouve dévalorisée. Les questions abondent à propos du rôle de la politique dans le projet pour l’humanité plutôt que dans la question des effets du développement économique qui, au lieu de développer le social, le détruit.

L’éducation au service de l’économie

L’emprise des milieux économiques sur l’éducation est croissante et la considère comme devant être un service au monde économique. Elle devrait être assurée par des prestations qui adapteraient ainsi le futur agent aux besoins et contraintes de l’entreprise. Celui-ci doit prendre conscience et acte de la nécessité à se former en permanence.

Nombreux sont les pays où le monde éducatif est soumis à des critères d’évaluation de production qui n’intègrent pas la qualité, et où le salaire des enseignants est assujetti en grande proportion à ses résultats. L’Europe est, à ce jour, protégée de cette pratique, mais pour combien de temps? En effet dans les discours politiques se trouvent les termes du capital humain tel que pragmatisme, qualification, tolérance zéro, avancement au mérite, etc. De nombreux élus sont convaincus de la priorité à accorder à l’économie. Ils considèrent que sa croissance et sa maîtrise deviennent critiques pour développer le social.

La dictature du chiffre

Le politique subit une grave crise en délaissant le débat sur la cité, sa vie, son organisation, son sens et en se concentrant principalement sur la gestion de l’économie.

Les réponses aux questions des citoyens restent comptables : taux de croissance, taux de chômage, déficit, nombre de fonctionnaires, etc. Patrick Vebert note : « Nous disposons d’un curieux thermomètre puisque nous ne savons pas s’il nous indique la bonne température. » En effet, on mesure par exemple le nombre d’emplois créés mais non de ceux supprimés. Il n’y a pas d’évaluation réelle de la nature des richesses produites ou détruites, donc du bien être du citoyen.

Les modèles de la gestion managériale sont importés dans le public laissant entrevoir une privatisation totale de fonctionnements perçus comme archaïques et bureaucratiques.


L’idéologie gestionnaire tue la politique

L’homme politique envahi par l’idéologie gestionnaire choisit de gérer plutôt que de gouverner et intègre ce modèle dans ses cabinets et ministères. De fait, l’électeur évalue le politique avec les mêmes critères que ceux du monde du travail. L’homme politique se comporte comme un PDG, un produit à vendre, et en subit les mêmes sanctions. Tout comme le PDG, il n’est plus l’image, le guide spirituel et n’incarne plus le modèle à suivre.

Le citoyen - client

Pour être élu le politique doit plaire. Pour cela, il suit l’humeur de l’opinion publique du lieu et du moment afin de plaire. La souplesse, l’adaptabilité du futur au présent tue le futur et, du même coup, le projet. La conséquence en est le désintérêt des citoyens pour la politique et l’abstention en est la représentation, tout comme le vote de l’extrême.

Pour autant, le citoyen n’est pas indifférent. Il est très exigeant et l’élu croule sous ses doléances. Il doit être réactif, disponible et polyvalent. Tout comme pour l’homme du privé, les frontières du temps et de l’espace sont bousculées.

Perte de crédibilité et impuissance.

A gérer l’Etat comme une entreprise, la politique devient impuissante car elle n’est plus la garante du bien social et de l’intérêt général. La déterritorialisation, l’abstraction du capital, la circulation en temps réel des capitaux, la dénationalisation des entreprises ont fait perdre à l’état ses capacités de contrôle. La fracture a eu lieu entre social, économie et politique. « Vendue au grand capital », « impuissante face à une société ce marché » la politique à perdue sa crédibilité.

La construction d’un monde commun

« Oubliez vos intérêts privés pour l’intérêt général » est un slogan désuet qui a perdu toute sa noblesse. D’une façon générale, l’individu ne se sent plus comptable de faire société et se recentre sur ses intérêts propres. Le « privatisme » supprime les relations sociales, l’espace social. L’individu n’est plus considéré comme un citoyen mais comme un travailleur et consommateur. Il n’y a plus « le vivre », « l’agir ensemble » de la démocratie. Ce modèle est désuet.

Pour retrouver sa crédibilité le politique doit combattre l’idéologie gestionnaire, solliciter le citoyen – acteur pour construire un monde meilleur,plus juste et se mettre au service d’un projet de civilisation humaine, soucieux de son environnement.

Chapitre 13

Le lien vaut mieux que le bien

Guérir de cette maladie de la gestion tient plus d’un traitement homéopathique, de la persévérance à retrouver puis à maintenir l’équilibre entre le social, le politique et économique.

Une gestion plus humaine des ressources

L’économie devrait respecter 3 principes : respect de l’écologie et du développement durable, respect de l’espèce humaine et de la société et le respect de la vie psychique.

Ce qui conduit à : la gestion doit être appréhendée à partir des sciences sociales, la finalité de l’entreprise est d’abord humaine et sociale, le travail doit être considéré aussi sous l’angle de l’activité.

Le profit est certainement vital pour l’entreprise mais cela ne doit pas être une fin en soi. Une gestion plus humaine, où l’homme n’est pas qu’un instrument avec un coût, est plus que nécessaire à la restauration de la crédibilité de la gestion.

De l’individu ressource à l’individu sujet

L’être humain se veut unique et relié à ses congénères pour s’accomplir. Il est réflexif et, de fait, peut imaginer autre chose que le réel, participant ainsi au changement de la société. La capacité délibératrice de l’être

humain lui permet d’accorder sa réflexion et son action. Elle est l’esprit critique de l’individu et développe sa capacité réflexive. La société actuelle avec ses prescriptions inhibe cet atout, alors qu’il faudrait développer la créativité et la confiance en l’individu. Le droit et ses lois ne règlent pas tout. Preuve en est du renforcement de la protection des travailleurs qui génère une menace de fuites des capitaux. Et pourtant, l’entreprise ne trouve pas sa finalité en elle-même, mais est un moyen de produire une société, et devrait en améliorer le tout. Même le sujet, qui n’appartient à personne, est conscient que son devenir passe par le collectif. Il ne doit pas se laisser assujettir par ses désirs et ceux d’autrui. Il lui appartient de connaître ses fantasmes et angoisses afin de concilier son développement et celui de ce qui fait la société. L’énergie libidinale doit être canalisée vers le bien collectif.

Redonner du sens à l’action

Le vide que tente de combler la gestion est loin du domaine du symbolique dont les valeurs sont elles-mêmes loin du matériel. L’homme rationnel centré sur ses résultats est amputé des besoins qui donnent un sens à sa vie et dont le symbolique est l’expression, entre autre, par le langage ou la communication. Le double langage, véritable arme des managers, génère un véritable paradoxe qui peut, comme le souligne Paolo Alto, rendre fou. Bateson explique que la seule parade est de communiquer sur le paradoxe lui-même à l’aide d’un

méta langage qui permet de l’analyser de l’extérieur. En effet, ce n’est pas toujours à partir des éléments cause d’un problème que l’on trouve la solution, puisque l’on est dans le problème en lui-même, dans ce qui le produit. En réalité, il faut développer la connaissance qui permet de le comprendre, et pour cela il faut distinguer utilité et sens. C’est typiquement le cas d’une fin qui, une fois atteinte, n’a plus de sens, puisque ce n’est plus une fin. Ainsi l’accumulation de richesses ne peut avoir de sens que dans le cadre du bien de l’ensemble. Comprendre comment l’individu produit le sens de ses actions permet de définir la valeur qu’il leur donne, car, lorsque l’activité fait sens pour le sujet, son adhésion est réellement acquise et il mobilise alors ses capacités réflexives et délibératrices.

Retrouver la foi de donner en public

« La triple obligation de donner, de recevoir et de rendre » est la règle de base constitutive de toute société. L’entreprise qui est une microsociété doit intégrer cette règle. Le don en est le fondement sans pour autant être gratuit ou sans « intérêt » au sens mercantile, mais en assurant la réciprocité entre les sujets et en tendant de trouver une harmonie entre les intérêts individuels et collectifs. C’est d’abord le lien social qu’il faut tisser et ni l’intérêt ni l’utilité n’en sont les moteurs, tandis que la dimension symbolique en est le socle. L’intérêt serait de s’occuper plus de générosité, de respect mutuel, plutôt que d’accumuler des richesses non redistribuées.

De la société de marché à l’économie solidaire

On peut difficilement échapper à l’alternative énoncée par Pierre Bourdieu : «La politique qui vise à garder la confiance des marchés perd la confiance du peuple. » Vient alors la question de savoir comment retrouver l’équilibre entre l’économie, le social et le politique. La promotion de quelques principes tels que la-non violence économique, l’allègement du travail, la considération de la richesse comme moyen pour renforcer la cohésion sociale ne doivent ignorer que l’entreprise a besoin du capital, du travail et du marché. Le manager est le garant de l’équilibre entre ces 3 pôles. C’est avec cet objectif que, par exemple, un fond de pension canadien demande aux entreprises de garantir l’emploi, le droit du travail et l’environnement. D’autres expériences tels que les comptes épargne temps en compensation à la flexibilité révèlent une recherche de gratuité et d’échanges avec un esprit non marchand. Le commerce équitable et l’économie solidaire se basent sur des valeurs qui visent à rétablir les relations entre producteurs et consommateurs. L’ensemble de ces méthodes privilégie les solidarités actives et les protections, les services communautaires. Elles développent des liens sociaux et une économie de services essentiels à la collectivité. De même que l’importance du lien est à privilégier par rapport au bien.

Conclusion

En conclusion, l’auteur reprend les grands thèmes qu’il a développés dans son ouvrage :

- La gestion de l’homme en tant que ressource exploitable au même titre que les finances, les matières premières et les technologies. L’individu doit être adapté à l’entreprise.

- La culture de la haute performance lui est enseignée, le mettant ainsi devant l’alternative de perdre ou de gagner. Le perdant, quant à lui, est abandonné à lui-même, délaissé, et ce, malgré parfois des gains de productivité et la bonne santé de l’entreprise.

Pour transformer l’homme en machine de guerre économique, l’entreprise a mis en place le pouvoir managérial, dont la manœuvre consiste à piéger l’employé dans ses propres désirs en développant son narcissisme. Il s’agit d’un travail psychologique qui vise à accroître toujours plus « l’investissement de soi au sein de l’entreprise. » L’individu devient ainsi le moteur même du culte du gain et, du même coup, tue l’esprit du collectif.

Paradoxalement à cette croissance financière et technologique, on assiste à la dégradation des conditions de travail et à la précarité. Même la politique est atteinte par la maladie de la gestion et cherche à gérer la société avec les mêmes règles que celles appliquées à l’entreprise où, malheureusement, est mis en opposition richesse et bien-être.

Il devient urgent pour l’Homme de repenser la gestion en recherchant un nouvel équilibre entre les actionnaires, les clients et le personnel tout en intégrant la qualité de l’environnement et les solidarités sociales.

Critique de l’ouvrage

Cet ouvrage nous propose, pour comprendre la tendance des sociétés modernes à être endoctrinées par l’idéologie gestionnaire, une analyse du management, véritable technologie de pouvoir visant à faire adhérer les individus aux exigences de l’entreprise et de ses actionnaires, ainsi que celle de la gestion qui utilise la rationalité et le pragmatisme pour justifier la guerre économique et ses effets.

La réussite de cet ouvrage tient principalement à l’analyse détaillée du management et de son action psychologique sur l’employé ainsi que le trop virtuel et impalpable de notre société. Les exemples et annexes inclus sont non seulement des appuis aux démonstrations, mais aussi des éléments de réflexion fournis au lecteur, ne serait-ce que par leurs références à son vécu et à son environnement. D’autre part, bien qu’excellent, le livre comporte de nombreuses redondances, notamment dans les observations et conclusions de l’auteur, ne laissant aucun doute quant à ses « considérations militantes plutôt que gestionnaires. »

Cet ouvrage n’apporte pas de solutions aux maux de notre monde. Il s’agit plutôt d’un constat, de son analyse et de quelques voies à explorer.

En ce qui concerne l’actualité du sujet, il est intéressant de noter les évènements suivants qui se sont produits durant ces derniers jours.

- Le Monde Diplomatique d’avril 2005 traitait, entre autres, de « L’école britannique livrée au patronat.». M. Anthony Blair entame une réforme du système éducatif en Angleterre à l’aide de trois nouveaux leviers. « Le premier est constitué par de puissantes agences gouvernementales comme le Bureau des normes éducatives qui pratique des inspections très strictes dans les établissements, et l’Agence pour la formation des enseignants, chargés de superviser la formation initiale et continue des maîtres. Le deuxième est la tentative de recyclage des proviseurs et des principaux pour en faire des cadres de direction fermement engagés aux services des objectifs gouvernementaux. Le troisième, qui fait l’objet de cet article, est le secteur privé, décrit en 1998 comme capable, entre tous, de piloter le changement et l’innovation … »

- La Montagne du mercredi 4 mai 2005 relatait les premières manifestations contre les trains privés. « La région lorraine a été choisie pour ce rassemblement unitaire car c’est depuis cette région que s’élancera, le 13 juin, le premier train de marchandises privé en France, alors que le fret ferroviaire international est ouvert à la concurrence depuis le 15 mars 2003n en application d’une directive européenne.

Ce convoi sera assuré par CFTACargo, filiale de Connex (groupe Veolia Environnement), et acheminera de la chaux depuis les fours meusiens de Dugny et de Sorcy vers deux sites sidérurgiques de la Sarre, en Allemagne.

Ce marché représente 200 000 tonnes transportées en 2004. »

- L’Express du 2 mai 2005 présentait son dossier économique : « Enquête sur les patrons millionnaires. » Ce phénomène déjà évoqué à plusieurs reprises au cours des années précédentes est relancé par le départ de l’ex-PDG de Carrefour, Daniel Bernard, qui doit recevoir 9 millions d’euros pour prix de son départ. Du reste ce haut dirigeant « n’avait toujours compris pourquoi tout ce bruit et pourquoi toute cette fureur. Pourquoi les 9 millions qu’il doit percevoir pour prix de son départ (auxquels s’ajouteront, si Dieu lui prête une longue vie, 29 millions de retraite complémentaire, dite retraite chapeau) était la source d’un nouveau scandale. … »

Ces faits sont les derniers exemples des paradoxes engendrés par le règne absolu du gestionnaire et auxquels nous sommes confrontés. A savoir, l’épidémie des règles de gestion du secteur privé contaminant même le monde de l’éducation, la recherche permanente de suppression du secteur public au profit du privé sous prétexte de rentabiliser le service public, et, enfin, les écarts de revenus entre les dirigeants et les employés de base dont on tente de se justifier par la responsabilité énorme qui pèse sur les épaules des ses hauts personnages. Il est intéressant de noter à propos du dernier fait qu’il est estimé, de nos jours, qu’un PDG ne devrait pas percevoir plus de 20 fois le salaire d’un cadre moyen, soit entre 500 000 et 800 000 euros, bonus compris.

Bibliographie

- Les jeunes de la rue (en collaboration avec Guy Mury).

- L’empire de l’organisation (en collaboration avec M. Pagès, M. Bonetti, D. Descendre).

- De l’assistance publique aux assistantes maternelles (en collaboration avec M. Bonetti et D. Descendre).

- La névrose de classe.

- L’organisation dynamique dans les organisations publiques (en collaboration avec M. Bonetti et J. Fraisse).

- L’ingénierie sociale (en collaboration avec M. Bonetti et J. Fraisse).

- Femme au singulier ou la Parentalité solitaire (en collaboration avec N. Aubert).

- Le coût de l’excellence (en collaboration avec N. Aubert).

- Sociologie clinique en collaboration avec S. Roy).

- La lutte des places (en collaboration avec I. Taboada-Léonotti).

- La gourmandise du tapir (en collaboration avec A. Bron).

- Les sources de la honte.

- L’aventure psychosociologique (en collaboration avec N. Aubert et K. Navridis).

- L’histoire en héritage. Roman familial et trajectoire sociale.

- Récits de vie et histoire sociale ( en collaboration avec A. Levy).