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Origine : http://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2011-4-page-995.htm
Vincent de Gaulejac « L'injonction d'être sujet dans
la société hypermoderne : la psychanalyse et l'idéologie
de la réalisation de soi-même », Revue française
de psychanalyse 4/2011 (Vol. 75), p. 995-1006.
gaulejac at univ-paris-diderot.fr
Pratiques psychanalytiques et société, un beau thème
qui explique sans doute la proposition faite à un sociologue
clinicien [1] d’écrire dans une revue habituellement
« réservée » à des psychanalystes.
Peut-être aussi une ouverture à la pluridisciplinarité
bien nécessaire pour appréhender les liens entre les
« deux scènes », celle de l’inconscient
du côté de l’intrapsychique, et celle du social.
« La psychanalyse s’intéresse au social »
écrivent les auteurs de l’argument préalable
à ce numéro. Il en va de même pour la sociologie
qui s’intéresse à la psychanalyse, à
la fois comme pratique sociale et comme théorie qui apporte
des clés de compréhension bien utiles pour comprendre
la dimension psychique des phénomènes sociaux. Ainsi,
la notion de sujet s’inscrit-elle dans une double détermination
sociale et psychique. Si l’individu est le produit d’une
histoire, cette histoire condense, d’une part, l’ensemble
des facteurs sociaux historiques qui interviennent dans le processus
de socialisation et, d’autre part, l’ensemble des facteurs
intrapsychiques qui contribuent au développement de la personne.
Loin de s’opposer, le social et le psychique, quand bien même
ils obéissent à des lois propres, s’étayent
et se nouent dans des combinaisons multiples et complexes.
La notion de sujet pose une infinité de questions qui traversent
l’histoire de la pensée depuis ses origines. Quel degré
de conscience, de volonté, de maîtrise l’homme
a-t-il sur ce qui le constitue ? Dans quelle mesure peut-il intervenir
sur son destin ? Qu’en est-il de l’unité du sujet,
de sa cohérence, de ses capacités d’action,
de son existence même ? Si la philosophie judéo-chrétienne
relayée par le Siècle des lumières l’a
mis au centre de sa conception de l’humain, la psychanalyse
et les sciences sociales ont fait éclater la notion, en critiquant
ses composantes idéalistes et idéologiques.
Si la notion est floue, éclatée, complexe, difficile
à cerner, éminemment critiquable, elle reste néanmoins
incontournable et nécessaire. Elle ressurgit en permanence
même au sein des théories les plus rétives à
la philosophie du sujet. On le constate dans les débats entre
sociologues, qu’ils prônent ou qu’ils récusent
« le retour du sujet », ou entre psychanalystes qui
utilisent une notion qui avait été récusée
par le fondateur de la psychanalyse. Ces débats prennent
une coloration particulière dans les sociétés
contemporaines où chaque individu est confronté à
une contradiction entre l’idéologie de la réalisation
de soi-même et l’injonction à obéir à
des normes précises : être adaptable, flexible, mobile
et performant. Dans ce contexte, la demande sociale vis-à-vis
de la psychanalyse est ambiguë. Elle est un refuge pour l’individu
hypermoderne fatigué de devoir se réaliser, donc éminemment
utile et nécessaire. Mais elle contribue à entretenir
cette idéologie de la réalisation de soi-même
en renvoyant le sujet à son histoire de vie.
Après quelques réflexions sur l’utilisation
de la notion de sujet dans l’histoire de la psychanalyse,
nous analyserons les avatars de la construction du sujet dans la
société hypermoderne.
La méfiance de Freud à l’encontre du
« sujet »
Aux sources de la psychanalyse, on peut remarquer une ambivalence
autour de la question du sujet. D’un côté, Freud
déloge le « sujet conscient et maître de son
destin » en montrant qu’il est en fait le jouet de son
inconscient. De l’autre, il instaure un dispositif clinique
qui met le patient au centre d’un travail sur lui-même
pour devenir un peu plus sujet de son histoire.
La célèbre phrase, « Wo Es war, soll Ich werden
» [2], est souvent citée pour décrire le projet
psychanalytique. La formule est l’objet d’une multitude
de commentaires, parfois contradictoires. Dans un essai roboratif,
M. Bompart-Porte montre que la notion de sujet a été
introduite « subrepticement » dans les traductions anglaises
et françaises de l’œuvre freudienne [3]. La consultation
de l’index anglais de la Standard Edition amène à
constater que les traducteurs, James Strachey et ses collaborateurs,
ont introduit le terme anglais, subject, plus de 1 600 fois, là
où il ne figurait pas dans le texte allemand. Parmi les 6
000 pages de l’œuvre de Freud publiées entre 1892
et 1938, le terme Subjekt (en allemand) n’apparaît que
28 fois, le plus souvent dans son sens médical, pour désigner
un « malade » ou un « patient ». Freud semble
éviter systématiquement le terme dès qu’il
entre dans le domaine de la psychanalyse. De même, le terme
Subjektivität (subjectivité) n’apparaît
que deux fois. Le fondateur de la psychanalyse substitue au terme
sujet celui de das Ich, le « Je » pronom personnel substantivé.
Cette substitution n’est pas un hasard. Elle indique sa volonté
de rompre avec la philosophie idéaliste judéo-chrétienne
ainsi qu’avec les conceptions psychologiques qui donnent au
sujet une capacité de maîtrise consciente et volontaire.
M. Bompart-Porte évoque trois raisons principales pour comprendre
la méfiance de Freud vis-à-vis de cette notion :
* la découverte du narcissisme conduit le sujet à
se poser comme le centre du monde alors qu’il est dans une
dépendance totale, dès son enfance et dans sa jeunesse,
dans la relation à ses parents, ses éducateurs, la
société. Le sentiment de toute-puissance en est la
conséquence, source du syndrome de « Soi grandiose
», selon la belle expression de Kohut [4], de la nostalgie
d’un être idéal parfait, créateur de toute
chose, qui pourrait sauver l’homme de ses malheurs, le libérer
de ses angoisses, lui redonner sa place « d’enfant roi
» qu’il occupait avant de « tomber » dans
le monde, au milieu de ses semblables. Contre ces risques d’infatuation
narcissique, Freud propose un travail « qui remet à
leur place tant les autres humains que nous-mêmes […]
et qui nous remet tous dans le monde, alors que nous avions cru
soit le dominer, soit qu’il était dominé par
une quelconque figure de la toute-puissance » (Bompart-Porte,
p. 11) ;
* la croyance en l’existence d’un « sujet »
place l’homme en équivalence de celle de Dieu et conduit
à occulter la diversité des instances psychiques.
Freud met en évidence une pluralité des « personnes
psychiques », une hétéronomie des processus
aussi bien dans le registre énergétique des pulsions,
que dans le registre topique des instances. La psyché n’a
pas d’unité. Elle est constituée d’éléments
hétérogènes et traversée par des conflits,
des oppositions, des tensions entre des forces, des processus, des
instances, sans qu’aucun d’eux n’ait la prééminence
sur d’autres. Le moi est une instance parmi d’autres,
soumis aux pressions du ça, du surmoi, de l’idéal
du moi et du moi idéal, du côté de l’intrapsychique,
et aux tensions entre des exigences internes et le monde extérieur.
Il n’y a donc pas d’unité de l’être
de l’homme, de son intériorité, de sa conscience.
Une préoccupation permanente de Freud est de déconstruire
la psyché, d’insister sur son caractère pluriel,
conflictuel, dynamique, donc de mettre en cause les théories
de l’Un. Toute formation psychique dépend de conflits,
de forces sous-jacentes et inconscientes. Le sujet comme unité
cohérente et volontaire est délogé pour laisser
émerger des compromis instables face à des forces
contradictoires ;
* la notion de sujet est du côté de la conscience,
de la maîtrise et de la rationalité, alors que la psychanalyse
est du côté de l’inconscient, des pulsions, des
contradictions intrapsychiques. Le « sujet » sous-tend
une conception idéaliste de l’homme qui pense, reconnaît,
agit jusqu’à devenir responsable de lui-même,
de ses actes, de sa volonté. Ces conceptions placent le sujet
« au-dessus », alors qu’étymologiquement
le terme désignait au départ ce qui est placé
« en dessous ». Contre les tentations idéalistes,
Freud remet le sujet « sens dessus dessous », dans la
mesure où le sujet est dominé par des pulsions, aux
prises avec des conflits internes qui peuvent le submerger, engoncé
dans une élaboration fantasmatique imaginaire qui pose la
rationalité comme un mécanisme de défense plutôt
que comme idéal à atteindre. La volonté de
maîtrise occulte l’emprise à laquelle le sujet
est confronté, c’est-à-dire les sentiments internes
sous-jacents qui sont à l’œuvre dans sa sexualité,
dans ses aspirations, dans ses ambitions, dans sa quête de
pouvoir.
Tel est pris qui croyait prendre, pourrait-on dire à propos
de la conception freudienne du sujet. « La conscience est
une qualité fugitive, qui n’appartient que de façon
passagère à un processus psychique », écrit-il
dans Moïse et le monothéisme (Freud, 1934) [5].
Du sujet au processus de subjectivation
La méfiance de Freud quant à l’utilisation
du terme dans le registre théorique ne doit pas conduire,
pour autant, à minimiser le rôle central du sujet dans
la pratique clinique. À la fin du xixe siècle, le
médecin incarnait la figure du notable, du savant, de l’expert
incontestable, réduisant le malade à un objet de traitement.
Il était inconcevable que le patient se mette à parler,
à discuter les prescriptions, à émettre un
quelconque avis sur sa maladie. L’inventeur de la psychanalyse
va opérer une véritable révolution à
partir du moment où il reconnaît ses patients «
comme sujets en devenir et non simples porteurs de symptômes
» [6]. Steven Wainrib évoque le récit du fondateur
de la psychanalyse à propos d’une de ses patientes,
Mme Emmy von N, publié dans les Études sur l’hystérie
[7]. À l’époque, Freud utilisait l’hypnose
dans une conception scientiste selon laquelle le médecin,
dépositaire du savoir, devait débarrasser le malade
de ses symptômes. Il convenait donc de prendre le contrôle
de la personnalité du patient en l’hypnotisant et d’user
de la suggestion pour le « forcer » à renoncer
à ses phobies, lui « enlever de la tête »
ses angoisses, le conduire à abandonner ses croyances erronées,
en définitive pour l’obliger à « guérir
». À la place de ses erreurs, le médecin lui
inculquait des idées saines, rationnelles et raisonnables.
Dans ce modèle, la connaissance est du côté
du thérapeute. Il sait ce qui est bon pour son patient. Par
exemple, Freud impose à Emmy d’avoir ses règles
tous les vingt-huit jours alors qu’elle les a tous les quinze
jours. Mais cette démarche normalisatrice se heurte à
des résistances de la part de sa patiente. L’interdiction
générale d’avoir des symptômes n’a
pas les résultats attendus. Emmy a toujours des douleurs
gastriques. Freud la questionne sur l’apparition de ce symptôme.
Emmy lui répond qu’elle n’en sait rien. Il insiste,
la somme de retrouver les moments où il est apparu. «
Je lui donne jusqu’à demain pour s’en souvenir,
raconte Freud. Elle me dit alors, d’un ton très bourru,
qu’il ne faut pas lui demander toujours d’où
provient ceci ou cela mais la laisser raconter ce qu’elle
a à dire. » Il accepte de l’écouter. Emmy
évoque alors la mort de son mari, sa culpabilité de
ne l’avoir pas soigné correctement parce que son bébé
« l’avait retenu au lit », sa haine vis-à-vis
de cet enfant sur lequel elle a projeté sa faute… On
pourrait dire, aujourd’hui, qu’Emmy entre en analyse.
Freud constate qu’Emmy se débarrasse de ses réminiscences
pathogènes par la parole. « Tout se passe comme si
elle s’était approprié mon procédé.
Elle semble utiliser cette conversation, en apparence menée
à bâtons rompus, comme complément de l’hypnose.
» Le médecin « supposé savoir »
est délogé au profit d’un interlocuteur auquel
la patiente raconte sa vie, ses souvenirs, des associations entre
des scènes du passé et des symptômes d’aujourd’hui.
Il n’est plus le docteur qui mène le traitement et
prescrit le remède. La patiente s’est approprié
le traitement pour le conduire à sa façon.
Freud accepte ce coup de force, sans en voir, dans un premier temps,
toutes les conséquences. Il reconnaît Emmy, non pas
seulement à travers ses symptômes, mais comme une personne
ayant un point de vue sur sa maladie et sur la façon de la
traiter. Il accepte de l’écouter comme un sujet connaissant.
Le cadre thérapeutique est alors bouleversé. Il ne
s’organise plus autour d’une relation de pouvoir structurée
dans le registre de l’aveu [8], mais dans le registre d’une
rencontre entre deux sujets qui recherchent ensemble une délivrance,
qui tentent de comprendre ensemble un problème, qui s’écoutent
mutuellement.
Le renversement de perspective qu’opère Freud, en
réponse à la demande d’Emmy, conduit à
mettre en question le primat de la connaissance « objective
» comme élément central de la guérison
pour favoriser l’émergence d’un processus de
subjectivation : l’être humain se « guérit
» dans une dynamique qui lui permet de donner du sens à
ses symptômes [9]. Ceux-ci sont l’expression de conflits,
conscients et inconscients, rencontrés dans son existence.
Le sujet ne cesse de se construire dans le mouvement qui le conduit
à s’interroger sur sa vie, son histoire, son devenir.
Ce processus de subjectivation est au cœur de la cure analytique
fondée sur une relation dans laquelle l’association
libre et l’analyse du transfert prennent une place centrale,
favorisant « une investigation menée par deux protagonistes,
qui transforme ce qu’elle rencontre et se transforme par cette
rencontre » [10].
La démarche clinique prend alors le sens que nous lui donnons
aujourd’hui. Une approche centrée sur la personne,
destinée à développer ses capacités
réflexives, à comprendre les symptômes comme
l’expression de conflits intrapsychiques, de difficultés
existentielles, de malaises liés à des situations
sociales problématiques. Un processus de production de connaissance
qui cherche moins à objectiver les phénomènes
qu’à les comprendre à partir d’une interaction
entre un sujet supposé savoir, l’analyste, et un sujet
en devenir, le patient. L’avènement du sujet est un
processus qui se développe dans une relation, une coconstruction
du savoir, une reconnaissance mutuelle, une confrontation à
l’altérité [11].
Le terme de sujet est ambigu lorsqu’il connote l’idée
d’une instance plus que d’un processus, d’un état
existant plus que d’une potentialité, d’un lieu
de maîtrise plus que d’une quête jamais définitivement
accomplie. La clinique psychanalytique conduit à mettre en
avant le processus de subjectivation comme un travail que l’individu
doit opérer sur lui-même, sur son histoire.
Le sujet dans la société hypermoderne
L’hypermodernité remet la question du sujet au centre.
Elle suscite une série d’injonctions qui prennent le
contre-pied de la position freudienne initiale : la société
narcissique remet l’individu au centre du monde dans un sentiment
de toute-puissance ; la quête de l’excellence et le
culte de la performance l’entraînent dans une quête
de réalisation de soi-même dans laquelle il entretient
l’illusion d’être son propre créateur ;
l’irrésistible ascension de la rationalité instrumentale
pose le sujet en démiurge capable de performances illimitées
dans le sens de la création comme dans celui de la destruction
[12].
La société hypermoderne se caractérise par
l’exacerbation de contradictions dans le rapport individu/société.
La richesse produite, loin de favoriser une société
plus harmonieuse, exacerbe les inégalités. Les technologies
permettent de « gagner du temps » et les individus se
plaignent d’en avoir de moins en moins. Les hommes ont accès
en « temps réel » à l’ensemble des
connaissances, mais la « montée de l’insignifiance
» (Castoriadis) semble inéluctable. Les individus ne
savent plus à quel sens se vouer. Cette « perte de
sens » éprouvée par beaucoup de nos contemporains
est l’expression d’un monde vécu comme incohérent
et paradoxal. La société hypermoderne offre des possibilités
pour favoriser l’émergence de sujets en quête
d’autonomie dans des univers contrastés. Les uns dominés
par une prescriptophrénie galopante (maladie de la prescription),
d’autres par l’anomie. Les uns souffrent d’un
excès de normes, les autres de leur absence.
L’individu hypermoderne [13] est enjoint de se présenter
comme un homme libre, responsable, créatif, capable de faire
des projets, et en même temps de se couler dans des modèles
(être bon élève, diplômé, bien
dans sa peau…), des contraintes (concours, sélections,
embauche…), des normes très strictes. On lui prescrit
d’être autonome, mais la conquête de l’autonomie
passe par l’acceptation de cadres, l’incorporation d’habitus,
l’intériorisation de façon de faire et de façon
d’être. On le constate dans les institutions, en particulier
l’école, les entreprises, l’ensemble des organisations
qui médiatisent le rapport individu/société.
On le voit également dans les familles dans lesquelles l’enfant
doit faire preuve très tôt d’une autonomie pour
pouvoir répondre à l’exigence du projet parental.
L’enfant doit faire ce qu’il veut, c’est-à-dire
prouver qu’il est autonome pour se conformer à ce que
ses parents souhaitent qu’il soit. L’exigence d’autonomie
est fondamentalement paradoxale.
Dans les sociétés hypermodernes, l’individu
doit se couler dans des moules de socialisation conformes, tout
en affirmant une singularité irréductible. Il doit
être commun et hors du commun, semblable et différent,
affilié et désaffilié, ordinaire et extraordinaire.
Lorsque les définitions sociales de l’identité,
liées à la généalogie, à l’appartenance
de classe, au statut scolaire ou professionnel, sont de plus en
plus différenciées, relatives et instables, chaque
individu est conduit à se définir lui-même pour
affirmer une existence, pour mettre de l’unité face
à la diversité, de la cohérence face aux contradictions.
Mais il faut plus encore. Il lui faut se distinguer, affirmer une
spécificité, mettre en acte cette exigence d’autonomie
par des caractéristiques remarquables, d’être
« hors du commun ». Il se définit alors moins
comme un semblable que comme une exception. Comme si être
seulement comme les autres était irrémédiablement
être quelconque. « Aujourd’hui, injonction est
faite à chacun d’inventer son futur, si possible avec
originalité, de sortir des cadres imposés. »
[14] Il faut donc sortir de l’ordinaire, se dépasser,
se surpasser. Il faut échapper aux catégories ordinaires
pour se projeter dans la conquête d’un soi grandiose.
La définition de soi et la quête identitaire passent
par la nécessité de réaliser des exploits personnels,
de répondre à l’exigence du toujours plus.
L’idéologie de la réalisation de soi-même
À partir du moment où la responsabilité de
son destin incombe à l’individu lui-même, où
la vie s’inscrit dans un projet entrepreneurial d’excellence
et de dépassement perpétuel, il devient responsable
de sa réussite ou de son échec. Il ne peut donc s’en
prendre qu’à lui-même. La dénonciation
des inégalités objectives cède le pas à
la mise en évidence des carences et des incompétences
individuelles. L’individu est condamné à réussir.
Et cette réussite est sans limites, sans fin, sans repos.
Il ne s’agit pas d’atteindre un but, il s’agit
d’être le meilleur. Chacun doit progresser sans cesse.
La réussite devient un but en soi. Les traductions concrètes
du succès – un diplôme, un emploi, un salaire,
un niveau de vie – disparaissent derrière une nécessité
psychique : satisfaire un idéal de perfection et d’excellence.
Il s’agit de se dépasser. Et l’on sait que l’idéal
de perfection s’étaye sur un désir de toute-puissance.
La condamnation à réussir est une exigence qui s’enracine
dans les normes d’une société de compétition.
Lorsque cette exigence rejoint les désirs mégalomaniaques
inconscients, elle est intériorisée comme un absolu.
Plus le sujet cherche à s’accomplir dans la culture
de la haute performance, plus l’échec est inéluctable
puisque la perfection reste à jamais inaccessible. Pointe
alors l’angoisse de l’échec, la crainte de ne
plus être à la hauteur, la peur de ne plus y arriver,
le sentiment d’être mauvais, la « fatigue d’être
soi » [15], le sentiment d’être pompé,
vidé et sans ressort. Toutes ces « pathologies de l’hypermodernité
» analysées par Jean Cournut [16].
L’injonction d’être sujet dans une société
liquide
La société industrielle fixait les individus dans
des cadres sociaux (la classe, le sexe, le métier, la profession,
l’habitat) et des normes de comportement qui définissaient
les contours d’identités stables et reconnues. Il n’en
va plus de même aujourd’hui. « À notre
époque de modernité liquide, non seulement le placement
des individus dans la société, mais les places mêmes
auxquelles ils pensent avoir accès et dans lesquelles ils
peuvent souhaiter s’établir se confondent perpétuellement.
» [17].
Comment se socialiser durablement tout en étant
flexible, mobile et adaptable ?
Plus les « mondes sociaux » s’ouvrent les uns
aux autres, plus la globalisation produit de l’indifférenciation,
plus les modèles culturels tendent à s’interpénétrer,
plus l’individu éprouve le besoin de se distinguer.
Chaque individu-sujet peut établir des relations avec différents
mondes sociaux, développer une socialité réticulaire
(en réseaux). Lorsque les relations sont multiples, chacune
d’elle est plus fragile, plus instable, plus éphémère.
Si l’individu hypermoderne peut se brancher dans l’instantanéité,
il peut se débrancher ou être débranché
tout aussi rapidement. Confronté à l’instabilité
permanente et à des injonctions paradoxales multiples, l’individu
est condamné à se positionner comme sujet. Il lui
faut s’affirmer, effectuer des choix, résister aux
ballottements de l’histoire, rebondir après une exclusion,
se transformer pour s’adapter aux changements. Il perd ses
repères, ses certitudes, ses valeurs. Ses croyances elles-mêmes
deviennent incertaines. Il devient lui-même incertain face
aux questions qu’il lui faut résoudre : comment exister
socialement ? Comment se faire une place dans le monde ? Comment
la garder ? Comment être « branché » ?
Comment ne pas se laisser « débrancher » ? Comment
se faire reconnaître ?
Dans un monde instable et agité, chaque individu cherche
des lieux pour rompre l’isolement et l’errance. Les
hommes et les femmes recherchent des groupes ou des institutions
auxquels ils peuvent appartenir, trouver une sécurité.
Dans un monde dans lequel tout change en permanence, le monde du
ttm (Time to move) [18]. D’où la tentation communautaire
de s’installer dans un groupe qui prenne en charge les angoisses
et les incertitudes que la quête d’identité porte
en elle. Tentation de la secte, du repli identitaire vers les rives
traditionnelles et intégristes des religions, ou encore tentation
du refuge dans des « tribus » qui donnent le sentiment
d’exister.
La modernité dessinait les contours d’une société
stable, organisée à partir d’un pouvoir central,
à l’intérieur d’un territoire délimité
par des frontières claires, identifiables, cadrée
symboliquement par des référents clairs entérinés
par la loi et l’éducation, structurée autour
d’institutions vénérées, solidement ancrées
dans une culture ancienne, des hiérarchies fortes et respectées.
Les distinctions de classes, de diplômes, de statuts, d’ancienneté
fondaient un ordre social sans doute inégalitaire et injuste,
mais solide et structurant. Autant d’éléments
qui suscitaient un fonctionnement psychique dominé par le
surmoi, l’angoisse de castration, le sentiment de culpabilité
face à la transgression, l’intériorisation de
la loi, le respect de l’autorité. L’hypermodernité
dessine les contours d’une société fluide, globale,
polycentrée, déterritorialisée. Une société
qui déborde les frontières, qu’elles soient
administratives, nationales, géopolitiques (Europe), économiques
(circulation des capitaux financiers), culturelles ou intellectuelles
(Wikipédia). Les distinctions de classes se brouillent à
l’aune de l’éclatement des classes sociales traditionnelles
comme la bourgeoisie ou la classe ouvrière. Les référents
symboliques qui fondaient les cadres sociaux se brouillent. La norme
est au changement permanent, à la mobilité, à
la flexibilité, à l’adaptabilité, à
la réactivité et à l’instantanéité.
Autant d’éléments qui sollicitent un fonctionnement
psychique dominé par le narcissisme, l’idéal
du moi, l’angoisse de perte d’objet, le sentiment de
honte face aux exigences d’excellence, un moi flexible, volatile,
adaptable, ouvert à la polysémie du monde. Il ne s’agit
plus de s’attacher dans la durée, mais de se laisser
flotter au gré des rencontres, des péripéties
affectives et professionnelles. Le sujet n’advient plus dans
la maîtrise, la volonté, la force morale, mais dans
le dépassement des limites, l’excès, la capacité
de louvoyer dans les contradictions du monde, dans sa capacité
à se dégager des injonctions paradoxales qui l’assaillent
de toute part.
Cette vision d’un monde brownien [19], dans lequel chaque
individu est une particule élémentaire qui erre à
la recherche de groupes auxquels il puisse se raccrocher, permet
sans doute de comprendre un des aspects essentiels des angoisses
contemporaines. Chaque individu doit lutter pour exister socialement
et pour éviter de basculer dans la désinsertion sociale
; lutte solitaire qui tend à briser les solidarités
parce qu’elle met chacun en compétition avec tous les
autres ; lutte pour décrocher les meilleures notes, les meilleurs
diplômes, effectuer la meilleure carrière du côté
de la compétition pour le pouvoir ; lutte pour trouver un
emploi, pour être accepté par les institutions, pour
avoir un minimum de reconnaissance, pour sortir d’une assignation
stigmatisante du côté des résistances à
l’exclusion.
Angoisse d’être soi, insécurité, solitude,
désespérance, ainsi décrit, le monde de l’hypermodernité
semble impitoyable. Pourtant, ce monde tellement décrié
est aussi celui où l’individu peut exprimer sa liberté.
La réalisation de soi-même est une chance et un fardeau.
L’autonomie est une conquête face au risque permanent
d’hétéronomie (être gouverné par
l’extérieur) [20]. La mobilité remet en question
un monde dans lequel les places de chacun étaient assignées
au départ sans espoir de changement. Si le moi de chaque
individu est devenu un capital qu’il faut faire fructifier,
tous les fruits ne sont pas amers. Reste à chacun de lutter
du côté d’Éros plutôt que de Thanatos,
pour les forces de vie et de bien-être plutôt que pour
celles qui sont porteuses de mort, de chaos et de mal-être.
Si l’on peut espérer qu’Éros soit victorieux,
la contradiction est toujours là, tapie à l’ombre
du sujet face à son désir.
À l’heure de l’individualisme triomphant, on
assiste à une tension de plus en plus vive entre l’exigence
« d’être soi » et l’appauvrissement
de l’espace intérieur, la dissolution de l’intériorité
qui donne au sujet sa consistance subjective. L’injonction
à agir confronte le sujet à une sorte d’acting
out permanent plutôt qu’à prendre le temps de
l’élaboration psychique et intellectuelle. Condamné
à être mobile, flexible, adaptable, l’individu
devient flottant, instable, à la limite insaisissable. Que
deviennent, dans ce contexte, la consistance, la persistance nécessaire
à l’étayage psychique, à la construction
de soi comme sujet, à la sécurité intérieure,
à la confiance en soi ? L’individu est ballotté,
déstabilisé par le changement comme s’il ne
parvenait pas à exister dans la continuité. Il flotte
au gré des modes et des courants de la société
liquide.
Dans ce contexte, la psychanalyse est un recours et un
piège.
Un recours face aux pathologies de l’hypermodernité,
à l’angoisse du vide, au flottement des identités.
Le sujet peut y trouver un point de repère, un point de terre
ferme dans un océan d’incertitude. S’il ne sait
plus à quel sens se vouer, il peut espérer trouver,
dans une relation transférentielle à durée
indéterminée et dans un cadre protégé,
un point de repère qui redonne sens à sa vie. Un piège,
parce la psychanalyse peut, sans le savoir, participer à
l’individualisation qui renvoie chacun à produire le
sens de son existence ; participer à l’idéologie
de la réalisation de soi-même qui donne l’illusion
que le développement personnel est la finalité de
l’existence ; contribuer à la psychologisation des
problèmes sociaux. Faute de réponse politique, l’individu
hypermoderne est invité à s’affirmer comme sujet
dans une quête personnelle, subjective et individuelle. «
Entre l’amour de soi jusqu’à l’éviction
du reste (narcissisme) et la volonté d’abolition de
soi dans ses expressions les plus variées, entre l’absolu
de l’être et l’être-rien, peut-être
n’aurons-nous plus jamais fini de balancer. Voilà en
tout cas la douleur lancinante, journalière, que nul objet
sacral ne nous permettra d’oublier : l’inexpiable contradiction
du désir inhérente au désir même d’être
sujet. » [21].
Notes
[1] La sociologie clinique a pour objet d’analyser les rapports
entre l’être de l’homme et l’être
de la société. Elle s’intéresse à
la dimension existentielle des rapports sociaux (V. de Gaulejac
, F. Hanique et P. Roche (2007), La sociologie clinique, Enjeux
théoriques et méthodologiques, Toulouse, Érès).
Retour
[2] Cette formule donne lieu à des débats permanents
quant à sa traduction en français. Retenons ici l’une
d’entre elles : « Là où ça était,
Je doit advenir. » Retour
[3] M. Bompart-Porte (2006), Le sujet, Paris, L’Esprit du
temps. Retour
[4] H. Kohut (1974), Le Soi, Paris, puf. Retour
[5] S. Freud (1934-1938), Der Mann Moses und die monotheistische
Religion, gw, XVI, p. 202. Retour
[6] S. Wainrib (2006), Subjectivation ou conditionnement ?, in
R. Perron, Psychanalystes qui êtes-vous ?, Paris, InterÉdition.
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[7] S. Freud, J. Breuer (1895), Études sur l’hystérie,
Paris, puf, 1973, p. 35. Retour
[8] M. Foucault (1976), La Volonté de savoir, Paris, Gallimard.
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[9] J. Barus-Michel (2004), Souffrance, sens et croyance, Toulouse,
Érès. Retour
[10] J.-L. Donnet (2005), La Situation analytique, Paris, puf.
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[11] V. de Gaulejac (2009), Qui est « JE » ?, Paris,
Le Seuil. Retour
[12] N. Aubert, V. de Gaulejac (2007), Le Coût de l’excellence,
Paris, Le Seuil. Retour
[13] N. Aubert (2004), L’Individu hypermoderne, Toulouse,
Érès (ouvrage collectif). Retour
[14] J.-C. Kaufmann (2003), Tout dire de soi, tout montrer, Débat,
n° 125. Retour
[15] A. Ehrenberg (1998), La Fatigue d’être soi, Paris,
Odile Jacob. Retour
[16] J. Cournut (2004), Les défoncés, in Nicole Aubert,
L’Individu hypermoderne, Toulouse, Érès (ouvrage
collectif). Retour
[17] Z. Bauman (2003), Liquid Modernity, Cambridge, Polity Press.
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[18] L’expression vient des entreprises soumises à
« la révolution managériale » comme France
Télécom qui en avait fait un principe sacré
de management. V. de Gaulejac (2011), Travail, les raisons de la
colère, Paris, Le Seuil. Retour
[19] De Charles-Hébert Brown, chimiste ayant étudié
l’étude du comportement des structures moléculaires,
prix Nobel de chimie en 1979 avec G. Wittig. Retour
[20] C. Castoriadis (1975), L’Institution imaginaire de la
société, Paris, Le Seuil. Retour
[21] Marcel Gauchet (1985), Le Désenchantement du monde,
Paris, Gallimard, p. 305.Retour
Résumé
« La psychanalyse s’intéresse au social »
écrivent les auteurs de l’argument de ce numéro.
Il en va de même pour la sociologie qui s’intéresse
à la psychanalyse, à la fois comme pratique sociale
et comme théorie qui apporte des clés de compréhension
sur la dimension psychique des phénomènes sociaux.
Si l’individu est le produit d’une histoire, cette histoire
condense l’ensemble des facteurs sociaux et historiques qui
interviennent dans le processus de socialisation et l’ensemble
des facteurs intrapsychiques qui contribuent au développement
de la personne. Loin de s’opposer, le social et le psychique,
quand bien même ils obéissent à des lois propres,
s’étayent et se nouent dans des combinaisons multiples
et complexes.
Vincent de Gaulejac « L'injonction d'être sujet dans
la société hypermoderne : la psychanalyse et l'idéologie
de la réalisation de soi-même », Revue française
de psychanalyse 4/2011 (Vol. 75), p. 995-1006.
www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2011-4-page-995.htm
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