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Compte rendu
Vincent De Gaulejac, La société malade de gestion, Paris, Seuil, 275 pages
par Laurie Kirouac
Cahiers de recherche sociologique, n° 41-42, 2005, p. 283-287.

Origine : http : //id.erudit.org/iderudit/1002471ar

Dans cet ouvrage, Vincent De Gaulejac questionne ouvertement la tan gente qu'a prise progressivement la science de la gestion instituée vers la fin du XXe siècle. Cette discipline témoigne d'un paradoxe inquiétant : alors que la gestion se veut une science «anhistorique», «elle se donne pour tâche d'appréhender une réalité sociale profondément marquée par l'histoire 1».

Selon l'auteur, la science gestionnaire devrait plutôt sortir de cette ambition théorique anhistorique pour ainsi arriver à s'extirper de la conception économique qui lui fait prendre en compte exclusivement ce qu'il lui est possible de mesurer dans sa volonté de connaissance des comportements humains. Le non-mesurable (émotion, imagination, etc.) existe bel et bien et pourtant il n'est pas considéré par la logique gestionnaire et managériale, sous prétexte que les données auxquelles il donne accès ne sont pas fiables et sont non pertinentes. Pourtant, à son sens, la connaissance que livrent les sciences de la gestion doit aller au-delà des paramètres économiques et des volontés d'optimisation et d'efficience pour ainsi pouvoir se consacrer au besoin de raison, de sens, de signification et de cohérence dont font preuve les individus dans leur parcours de vie collective comme individuelle. Démarche que rendrait possible une ouverture plus évidente à des savoirs autres que l'économie parmi les disciplines des sciences humaines. Cette idée sera d'ailleurs défendue tout au long de son ouvrage. L'homme, tout comme l'entreprise, n'affiche pas des comportements que le simple calcul mathématique pourrait arriver à rendre prévisibles ou encore modélisables. Pourtant la vision réductrice dont semble faire preuve la science gestionnaire s'entête à appliquer le principe du «toutes choses étant égales par ailleurs». À ce principe, De Gaulejac de répondre : «[...] dans le tourbillon de l'histoire, A n'est jamais égal à A 2».

Pour De Gaulejac, «la gestion se pervertit quand elle favorise une vision du monde dans laquelle l'homme devient une ressource au service de l'entreprise 3». Cette forme de pensée qu'il décrit comme étant l'idéologie gestionnaire et qui s'objective dans les pratiques managériales a vu le jour dans un contexte de bouleversements majeurs survenu à la fin du XXe siècle. À cette époque, l'économie financière se substitue à l'économie de production et le capital se déterritorialise. On assiste à la fusion de la télécommunication et de l'informatique qui autorise la possibilité de réponses instantanées aux marchés financiers. Ces mutations débouchent, selon De Gaulejac, sur l'instauration d'un déséquilibre entre le rapport capital-travail : dorénavant, le travail sera traité comme une ressource humaine qu'il suffit de rentabiliser de façon optimale au même titre que l'argent et les choses. Contrairement au temps du taylorisme, au cours duquel la profitabilité dégagée par le travail du management se devait d'être partagée entre les intérêts des travailleurs et du capital, l'importance du travail humain au sein de l'idéologie gestionnaire apparaît loin derrière la valeur boursière et la cupidité des actionnaires.

Ce qui préoccupe d'autant plus l'auteur, c'est que les principes d'excellence, de qualité, de rentabilité et d'adaptabilité autour desquels se structure le discours gestionnaire et manaérial voient maintenant leur champ de mise en pratique s'agrandir. À cet égard, l'auteur fait remarquer que c'est l'homme dans toutes les facettes de son existence qui se retrouve maintenant récupéré par une certaine conception proprement gestionnaire de l'être humain. Au sein de l'idéologie gestionnaire, l'homme, en tant qu'il représente un capital humain, doit faire tout ce qui relève du possible pour bonifier son potentiel d'employabilité. On demande à la famille de fabriquer un individu employable, la réussite scolaire est considérée comme un investissement essentiel. Tout travaille à nous faire croire que «la gestion des entreprises et la gestion du soi obéissent aux mêmes lois 4».

L'auteur va même puiser au sein du domaine des affaires publiques pour montrer les liens de plus en plus évidents qui unissent le discours politique et économique investis par l'idéologie gestionnaire. À ce sujet, il déplore que «la gestion privée [devienne] la référence centrale pour gouverner les hommes 5». Fonder l'action politique d'après le modèle managérial ne peut pourtant, au sens de l'auteur, que desservir l'action publique.

Si ce système gestionnaire de la recherche de l'efficacité et de l'excellence s'apparente à un mirage, c'est qu'il néglige la variété des besoins auxquels les individus se montrent sensibles. Parmi ces besoins,

De Gaulejac met au premier plan le besoin de sens. Or, le sens qui retentit du discours managérial et gestionnaire, l'auteur le qualifie d'insuffisant notamment en raison des paradoxes et incohérences dont il fait preuve, mais aussi parce qu'il néglige la nécessité d'une profondeur symbolique dans la possibilité d'un «être ensemble». Comme il le souligne, pour les entreprises, «le sens de l'acte [...] est considéré en fonction de ce qu'il rapporte. Les autres systèmes de sens sont mis de côté 6.» Pourtant, dans les vécus individuels, bon nombre d'activités humaines ne comptent pas la rentabilité pour objectif principal et ne relèvent donc pas de la logique financière. Qui plus est, remarque l'auteur, très souvent, «ce qui fait sens pour les marchés fait perdre au travail humain ses significations premières 7». Cette disjonction du sens se fait clairement ressentir notamment lorsque «les gains de productivité n'empêchent pas les licenciements, les actions montent ou baissent sans lien apparent avec les performances effectives, des entreprises ferment alors qu'elles sont rentables 8». C'est alors, nous dit-il, qu'on assiste à la fin du contrat social qui liait auparavant le monde économique, social, politique et symbolique.

Malgré tout, note l'auteur, le modèle managérial demeure le plus répandu, ce qui l'amène nécessairement à provoquer des effets de pouvoir.

Ce modèle prend la forme de technologies, de procédures, d'aménagements et de discours omniprésents dans le quotidien des travailleurs. Ses principes finissent par servir de réfèrent général et, de fait, «concourent à façonner la réalité», toujours sous l'apparence d'une forte objectivité 9.

Bien entendu, ce nouveau pouvoir managérial est caractéristique d'une période sociohistorique donnée. Il succède au pouvoir disciplinaire (Foucault), mais s'en détache par les attentes qu'il exige des individus. Le pouvoir managérial ne s'intéresse plus à l'investissement des corps ni à leur discipline. Il cherche plutôt à investir les désirs et les propriétés psychiques de l'individu. Plus spécifiquement, l'entreprise soumise aux règles de performance managériales cherche à confondre succès des employés et succès de l'entreprise en mobilisant l'énergie libidinale des travailleurs vers des objectifs de performance élevés qu'elle cherche en- suite à mesurer individuellement. Ainsi, dans sa réalité, le travailleur, tout comme l'entreprise, doit chercher à devenir le «numéro un», ce qui impose bien souvent qu'il entre en concurrence directe avec ses collègues qui poursuivent le même objectif. Pour ce faire, rien ne doit être épargné. On attend du travailleur qu'il s'inscrive dans un rapport d'identification avec l'entreprise. Les réalisations de l'entreprise prennent l'apparence d'objectifs personnels de façon à être vécues chaque fois comme un succès individuel inscrit dans une trajectoire personnelle. Dans un tel contexte, au sens de De Gaulejac, c'est ni plus ni moins le désir de «toute-puissance» qui se trouve sollicité dans les attentes et les exigences formulées par le discours managérial. D'un pouvoir disciplinaire qui s'exerçait sous un mode de domination explicite, on passe graduellement à un mode de pouvoir qui s'exerce par le libre consentement et qui arrive à convaincre et donc à mobiliser les capacités psychiques par la voie de la séduction.

À l'évidence, ce type de pouvoir ne va pas sans causer de heurts. Ses conséquences s'expriment sous la forme de maux psychologiques et psychosomatiques dont souffrent les individus contemporains, tels que le stress, la dépression, la fatigue, l'anxiété, le burnout, etc. À l'échelle de la société, ces maladies individuelles, loin d'être des cas isolés, sont pour De Gaulejac «des phénomènes sociaux avant d'être des maladies personnelles 10». Leurs sources sont inscrites dans un mode de fonctionnement et d'organisation proprement social. D'où à son sens le problème fondamental qui relie l'idéologie gestionnaire à ces formes de mal être : la gestion produit ces formes de mal être et, en même temps, elle propose aux individus souffrant toute une gamme d'outils pour les aider à mieux gérer leur subjectivité. Autrement dit, au lieu d'aborder de plein front les contradictions dont fait état le système économique tel qu'il est organisé actuellement, le discours de la gestion préfère régler les conséquences au cas par cas par la proposition d'un discours sur la bonne gestion de soi.

C'est ce constat que dresse De Gaulejac lorsqu'il écrit : «On saisit ici la dimension idéologique de ces approches : les contradictions sociales ne sont en définitive que des problèmes relationnels. À partir du moment où il n'y a pas de conflit d'intérêts entre le capital et le travail, les problèmes de l'entreprise peuvent être réglés dans le registre de la subjectivité 11.» Avec cet ouvrage, De Gaulejac relance la réflexion sur les dégâts engendrés par le capitalisme financier à l'heure de la mondialisation. Il s'en prend à son coeur même, à sa logique d'organisation, pour montrer en quoi cette logique ne coïncide pas avec une vision de l'homme qui se veut respectueuse des capacités réflexives et imaginaires qui lui sont propres. Et tant que la science de la gestion ne procédera pas à une «révolution épistémologique 12» qui remettrait en question de façon radicale les façons de penser l'entreprise ainsi que la place accordée au travail humain, dans la perspective d'un mieux-être collectif au niveau subjectif comme matériel, le type d'organisation que propose une branche plus idéologique que scientifique de la science gestionnaire continuera de porter violence à ce qui sépare l'homme de la chose.

Laurie KIROUAC
Université du Québec à Montréal

Notes

1. p. 54.

2. p. 53.

3. p. 45.

4. p. 152.

5. p. 214.

6. p. 125.

7. p. 120.

8. p. 119.

9. p. 74.

10. p. 190.

11. p. 154.

12. p. 106.