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Origine : http : //id.erudit.org/iderudit/1002471ar
Dans cet ouvrage, Vincent De Gaulejac questionne ouvertement la
tan gente qu'a prise progressivement la science de la gestion instituée
vers la fin du XXe siècle. Cette discipline témoigne
d'un paradoxe inquiétant : alors que la gestion se veut une
science «anhistorique», «elle se donne pour tâche
d'appréhender une réalité sociale profondément
marquée par l'histoire 1».
Selon l'auteur, la science gestionnaire devrait plutôt sortir
de cette ambition théorique anhistorique pour ainsi arriver
à s'extirper de la conception économique qui lui fait
prendre en compte exclusivement ce qu'il lui est possible de mesurer
dans sa volonté de connaissance des comportements humains.
Le non-mesurable (émotion, imagination, etc.) existe bel
et bien et pourtant il n'est pas considéré par la
logique gestionnaire et managériale, sous prétexte
que les données auxquelles il donne accès ne sont
pas fiables et sont non pertinentes. Pourtant, à son sens,
la connaissance que livrent les sciences de la gestion doit aller
au-delà des paramètres économiques et des volontés
d'optimisation et d'efficience pour ainsi pouvoir se consacrer au
besoin de raison, de sens, de signification et de cohérence
dont font preuve les individus dans leur parcours de vie collective
comme individuelle. Démarche que rendrait possible une ouverture
plus évidente à des savoirs autres que l'économie
parmi les disciplines des sciences humaines. Cette idée sera
d'ailleurs défendue tout au long de son ouvrage. L'homme,
tout comme l'entreprise, n'affiche pas des comportements que le
simple calcul mathématique pourrait arriver à rendre
prévisibles ou encore modélisables. Pourtant la vision
réductrice dont semble faire preuve la science gestionnaire
s'entête à appliquer le principe du «toutes choses
étant égales par ailleurs». À ce principe,
De Gaulejac de répondre : «[...] dans le tourbillon
de l'histoire, A n'est jamais égal à A 2».
Pour De Gaulejac, «la gestion se pervertit quand elle favorise
une vision du monde dans laquelle l'homme devient une ressource
au service de l'entreprise 3». Cette forme de pensée
qu'il décrit comme étant l'idéologie gestionnaire
et qui s'objective dans les pratiques managériales a vu le
jour dans un contexte de bouleversements majeurs survenu à
la fin du XXe siècle. À cette époque, l'économie
financière se substitue à l'économie de production
et le capital se déterritorialise. On assiste à la
fusion de la télécommunication et de l'informatique
qui autorise la possibilité de réponses instantanées
aux marchés financiers. Ces mutations débouchent,
selon De Gaulejac, sur l'instauration d'un déséquilibre
entre le rapport capital-travail : dorénavant, le travail
sera traité comme une ressource humaine qu'il suffit de rentabiliser
de façon optimale au même titre que l'argent et les
choses. Contrairement au temps du taylorisme, au cours duquel la
profitabilité dégagée par le travail du management
se devait d'être partagée entre les intérêts
des travailleurs et du capital, l'importance du travail humain au
sein de l'idéologie gestionnaire apparaît loin derrière
la valeur boursière et la cupidité des actionnaires.
Ce qui préoccupe d'autant plus l'auteur, c'est que les principes
d'excellence, de qualité, de rentabilité et d'adaptabilité
autour desquels se structure le discours gestionnaire et manaérial
voient maintenant leur champ de mise en pratique s'agrandir. À
cet égard, l'auteur fait remarquer que c'est l'homme dans
toutes les facettes de son existence qui se retrouve maintenant
récupéré par une certaine conception proprement
gestionnaire de l'être humain. Au sein de l'idéologie
gestionnaire, l'homme, en tant qu'il représente un capital
humain, doit faire tout ce qui relève du possible pour bonifier
son potentiel d'employabilité. On demande à la famille
de fabriquer un individu employable, la réussite scolaire
est considérée comme un investissement essentiel.
Tout travaille à nous faire croire que «la gestion
des entreprises et la gestion du soi obéissent aux mêmes
lois 4».
L'auteur va même puiser au sein du domaine des affaires publiques
pour montrer les liens de plus en plus évidents qui unissent
le discours politique et économique investis par l'idéologie
gestionnaire. À ce sujet, il déplore que «la
gestion privée [devienne] la référence centrale
pour gouverner les hommes 5». Fonder l'action politique d'après
le modèle managérial ne peut pourtant, au sens de
l'auteur, que desservir l'action publique.
Si ce système gestionnaire de la recherche de l'efficacité
et de l'excellence s'apparente à un mirage, c'est qu'il néglige
la variété des besoins auxquels les individus se montrent
sensibles. Parmi ces besoins,
De Gaulejac met au premier plan le besoin de sens. Or, le sens
qui retentit du discours managérial et gestionnaire, l'auteur
le qualifie d'insuffisant notamment en raison des paradoxes et incohérences
dont il fait preuve, mais aussi parce qu'il néglige la nécessité
d'une profondeur symbolique dans la possibilité d'un «être
ensemble». Comme il le souligne, pour les entreprises, «le
sens de l'acte [...] est considéré en fonction de
ce qu'il rapporte. Les autres systèmes de sens sont mis de
côté 6.» Pourtant, dans les vécus individuels,
bon nombre d'activités humaines ne comptent pas la rentabilité
pour objectif principal et ne relèvent donc pas de la logique
financière. Qui plus est, remarque l'auteur, très
souvent, «ce qui fait sens pour les marchés fait perdre
au travail humain ses significations premières 7».
Cette disjonction du sens se fait clairement ressentir notamment
lorsque «les gains de productivité n'empêchent
pas les licenciements, les actions montent ou baissent sans lien
apparent avec les performances effectives, des entreprises ferment
alors qu'elles sont rentables 8». C'est alors, nous dit-il,
qu'on assiste à la fin du contrat social qui liait auparavant
le monde économique, social, politique et symbolique.
Malgré tout, note l'auteur, le modèle managérial
demeure le plus répandu, ce qui l'amène nécessairement
à provoquer des effets de pouvoir.
Ce modèle prend la forme de technologies, de procédures,
d'aménagements et de discours omniprésents dans le
quotidien des travailleurs. Ses principes finissent par servir de
réfèrent général et, de fait, «concourent
à façonner la réalité», toujours
sous l'apparence d'une forte objectivité 9.
Bien entendu, ce nouveau pouvoir managérial est caractéristique
d'une période sociohistorique donnée. Il succède
au pouvoir disciplinaire (Foucault), mais s'en détache par
les attentes qu'il exige des individus. Le pouvoir managérial
ne s'intéresse plus à l'investissement des corps ni
à leur discipline. Il cherche plutôt à investir
les désirs et les propriétés psychiques de
l'individu. Plus spécifiquement, l'entreprise soumise aux
règles de performance managériales cherche à
confondre succès des employés et succès de
l'entreprise en mobilisant l'énergie libidinale des travailleurs
vers des objectifs de performance élevés qu'elle cherche
en- suite à mesurer individuellement. Ainsi, dans sa réalité,
le travailleur, tout comme l'entreprise, doit chercher à
devenir le «numéro un», ce qui impose bien souvent
qu'il entre en concurrence directe avec ses collègues qui
poursuivent le même objectif. Pour ce faire, rien ne doit
être épargné. On attend du travailleur qu'il
s'inscrive dans un rapport d'identification avec l'entreprise. Les
réalisations de l'entreprise prennent l'apparence d'objectifs
personnels de façon à être vécues chaque
fois comme un succès individuel inscrit dans une trajectoire
personnelle. Dans un tel contexte, au sens de De Gaulejac, c'est
ni plus ni moins le désir de «toute-puissance»
qui se trouve sollicité dans les attentes et les exigences
formulées par le discours managérial. D'un pouvoir
disciplinaire qui s'exerçait sous un mode de domination explicite,
on passe graduellement à un mode de pouvoir qui s'exerce
par le libre consentement et qui arrive à convaincre et donc
à mobiliser les capacités psychiques par la voie de
la séduction.
À l'évidence, ce type de pouvoir ne va pas sans causer
de heurts. Ses conséquences s'expriment sous la forme de
maux psychologiques et psychosomatiques dont souffrent les individus
contemporains, tels que le stress, la dépression, la fatigue,
l'anxiété, le burnout, etc. À l'échelle
de la société, ces maladies individuelles, loin d'être
des cas isolés, sont pour De Gaulejac «des phénomènes
sociaux avant d'être des maladies personnelles 10».
Leurs sources sont inscrites dans un mode de fonctionnement et d'organisation
proprement social. D'où à son sens le problème
fondamental qui relie l'idéologie gestionnaire à ces
formes de mal être : la gestion produit ces formes de mal être
et, en même temps, elle propose aux individus souffrant toute
une gamme d'outils pour les aider à mieux gérer leur
subjectivité. Autrement dit, au lieu d'aborder de plein front
les contradictions dont fait état le système économique
tel qu'il est organisé actuellement, le discours de la gestion
préfère régler les conséquences au cas
par cas par la proposition d'un discours sur la bonne gestion de
soi.
C'est ce constat que dresse De Gaulejac lorsqu'il écrit :
«On saisit ici la dimension idéologique de ces approches :
les contradictions sociales ne sont en définitive que des
problèmes relationnels. À partir du moment où
il n'y a pas de conflit d'intérêts entre le capital
et le travail, les problèmes de l'entreprise peuvent être
réglés dans le registre de la subjectivité
11.» Avec cet ouvrage, De Gaulejac relance la réflexion
sur les dégâts engendrés par le capitalisme
financier à l'heure de la mondialisation. Il s'en prend à
son coeur même, à sa logique d'organisation, pour montrer
en quoi cette logique ne coïncide pas avec une vision de l'homme
qui se veut respectueuse des capacités réflexives
et imaginaires qui lui sont propres. Et tant que la science de la
gestion ne procédera pas à une «révolution
épistémologique 12» qui remettrait en question
de façon radicale les façons de penser l'entreprise
ainsi que la place accordée au travail humain, dans la perspective
d'un mieux-être collectif au niveau subjectif comme matériel,
le type d'organisation que propose une branche plus idéologique
que scientifique de la science gestionnaire continuera de porter
violence à ce qui sépare l'homme de la chose.
Laurie KIROUAC
Université du Québec à Montréal
Notes
1. p. 54.
2. p. 53.
3. p. 45.
4. p. 152.
5. p. 214.
6. p. 125.
7. p. 120.
8. p. 119.
9. p. 74.
10. p. 190.
11. p. 154.
12. p. 106.
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