"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Vincent de Gaulejac
Travail, les raisons de la colère

Origine : http://vitrine.edenlivres.fr/o/4/p/7890/excerpt

Extrait distribué par Editions du Seuil

« économie humaine» collection dirigée par jacques généreux

Par «Économie humaine», nous entendons exprimer l’adhésion à une finalité et à une méthode. la seule finalité légitime de l’économie est le bien-être des hommes, à commencer par celui des plus démunis. et, par bien-être, il faut entendre la satisfaction de tous les besoins des hommes; pas seulement ceux que comblent les consommations marchandes, mais aussi l’ensemble des aspirations qui échappent à toute évaluation monétaire : la dignité, la paix, la sécurité, la liberté, l’éducation, la santé, le loisir, la qualité de l’environnement, le bien-être des générations futures, etc.

corollaires de cette finalité, les méthodes de l’économie humaine ne peuvent que s’écarter de l’économisme et du scientisme de l’économie mathématique néoclassique qui a joué un rôle central au xx e siècle. l’économie humaine est l’économie d’un homme complet (dont l’individu maximisateur de valeurs marchandes sous contrainte n’est qu’une caricature), d’un homme qui inscrit son action dans le temps (et donc l’histoire), sur un territoire, dans un environnement familial, social, culturel et politique; l’économie d’un homme animé par des valeurs et qui ne résout pas tout par le calcul ou l’échange, mais aussi par l’habitude, le don, la coopération, les règles morales, les conventions sociales, le droit, les institutions politiques, etc.

l’économie humaine est donc une économie historique, politique, sociale, et écologique.

elle ne dédaigne pas l’usage des mathématiques comme un langage utile à la rigueur d’un raisonnement, mais refuse de cantonner son discours aux seuls cas où ce langage est possible. au lieu d’évacuer la complexité des sociétés humaines (qui ne se met pas toujours en équations), l’économie humaine s’efforce de tenir un discours rigoureux intégrant la complexité, elle préfère la pertinence à la formalisation, elle revendique le statut de science humaine, parmi les autres sciences humaines, et tourne le dos à la prétention stérile d’énoncer des lois de la nature à l’instar des sciences physiques.

le projet de l’économie humaine est un projet ancien, tant il est vrai que nombre des fondateurs de la science économique ont pensé celle-ci comme une science historique, une science sociale, une science morale ou encore psychologique. Mais ce projet est aussi un projet contemporain qui constitue le dénominateur commun de bien des approches (postkeynésiens, institutionnalistes, régulation, socioéconomie, etc.) et de nombreuses recherches (en économie du développement, de l’environnement, de la santé, des institutions; en économie sociale, etc.).

nous nous proposons d’accueillir ici les essais, les travaux théoriques ou descriptifs, de tous ceux qui, économistes ou non, partagent cette ambition d’une économie vraiment utile à l’homme.

jacques Généreux


«il faut quitter le petit espace provincial où l’on mène sa vie, à l’abri des léviathans, pour apprendre que de tous les outils inventés par l’homme, le seul sur lequel on puisse compter, c’est lui-même; l’outil le plus fragile, le plus vite déréglé, le plus improbable des outils et cependant le seul qui serve de compas à la vérité.»
Anne-Marie Garat, Dans la main Du Diable, 2006.

«ce qu’il faut expliquer, ce n’est pas que l’affamé vole ou que l’exploité fasse grève, mais pourquoi la majorité des affamés ne vole pas et pourquoi la majorité des exploités ne fait pas grève.»
Wilhelm Reich, Psychologie De masse Du fascisme, 1933.

introduction

«Quand on n’a plus aucune possibilité d’action sur le monde on se détruit soi-même.
On retourne les armes contre soi.» serge Rezvani, les années lula, 1968.

En juin 1963, le moine Thich Quang Duc s’asperge d’essence et s’immole par le feu dans le centre-ville de Saigon. les images horrifient l’opinion publique, tandis que madame nhu, belle-soeur du président de la République du Vietnam, ngo Dinh Diem, déclare : «ce n’est qu’un barbecue de bonze.» Deux semaines de manifestations et d’émeutes embrasent le pays. D’autres sacrifices suivront, dont celui d’une nonne bouddhiste à Hué, Thich nu Thanh Quang, qui s’immole en mai 1966. Sa mort provoque de gigantesques manifestations contre la présence américaine, y compris chez les bouddhistes états-uniens. Des années plus tard, Robert Mcnamara dira : «le courage impassible de ces bonzes en flammes a été une des plus puissantes armes utilisées contre nous au Vietnam.»

Peut-on comparer ces événements à la vague de suicides à laquelle on assiste dans certaines entreprises ? le contexte est évidemment très différent. les ravages de la guerre économique ne sont pas de même nature que les destructions d’un conflit armé. Pourtant, certains témoignages de personnes qui se donnent la mort à cause du travail expriment le souhait que leur geste serve d’exemple pour susciter une prise de conscience. ils semblent nous dire : halte à la violence, halte à la folie des réorganisations permanentes, halte à la recherche des résultats quel Quelque chose de destructeur est à l’oeuvre dans le monde du travail.

la «révolution managériale», qui devait réconcilier l’homme et l’entreprise, conduit à la lutte des places et au désenchantement.

l’idéologie gestionnaire transforme l’humain en ressource au service de la rentabilité de l’entreprise. la souffrance au travail exprime une forme d’exploitation psychique, équivalente à l’exploitation du prolétariat dans le capitalisme industriel. la colère gronde chez les salariés confrontés à des restructurations, à des réorganisations permanentes qui leur semblent aussi violentes qu’injustifiées.

comment en est-on arrivé là ? Pour quelles raisons le mal-être au travail est-il si profond alors que les conditions de travail se sont plutôt améliorées ? Depuis un siècle, le temps de travail s’est considérablement réduit, la pénibilité physique également, la protection des salariés a progressé dans bien des secteurs. Mais si les conditions objectives de travail sont plus confortables, les conditions subjectives semblent se dégrader. ce phénomène s’observe dans le secteur privé comme dans le public, dans le secteur marchand comme dans le non-marchand, dans les entreprises soumises à la compétition économique comme dans les institutions publiques. il frappe particulièrement les grandes sociétés. Mais les petites et moyennes entreprises (PMe) sont indirectement touchées à partir du moment où elles deviennent dépendantes, comme fournisseur ou comme cliente, de systèmes de gestion qui leur sont imposés. Même le secteur associatif est concerné.

De nombreux rapports officiels ont mobilisé des experts pour diagnostiquer les «risques psychosociaux» et proposer des solutions.
On a condamné le harcèlement, obligé les entreprises à négocier des accords avec les organisations syndicales pour prévenir le stress, mobilisé les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (cHScT), procédé à des «autopsies psychologiques» après chaque suicide, ouvert des instructions judiciaires contre les dirigeants pour mise en danger de la vie d’autrui… une prise de conscience semble, difficilement, émerger. Mais pour une grande majorité de responsables politiques, économiques et syndicaux, la question du travail reste secondaire par rapport à la question de l’emploi.

comment analyser les mutations à l’oeuvre dans le monde du travail ?

comment comprendre les violences, les inquiétudes et les souffrances que ces changements suscitent ? Pour quelles raisons les symptômes du mal-être, comme le stress, les dépressions, les suicides, l’épuisement professionnel, se retrouvent-ils dans des secteurs d’activité très différents ? Quelles sont les causes profondes du mal-être au travail ? Pourquoi la colère des travailleurs, face à des mutations qu’ils désapprouvent, n’arrive-t-elle pas à s’exprimer collectivement dans des mouvements sociaux ? les réponses à ces questions ne manquent pas. Pour autant, elles sont souvent partielles, faute de mettre en perspective quatre registres habituellement abordés de façon parcellaire :
– le registre macroéconomique, qui accompagne les transformations du capitalisme, en particulier la disjonction entre la production, qui reste territorialisée, et la finance, qui échappe largement à toute forme de régulation et de contrôle;
– le registre politique et idéologique, dominé par des théories néolibérales dans les gouvernements du G20, les grandes institutions internationales et les cabinets de consultants qui les conseillent;
– le registre de la gouvernance des entreprises et des organisations, tout acquise à la «révolution managériale» et à la mise en oeuvre d’outils de gestion censés rationaliser la production;
– le registre existentiel du côté des travailleurs qui expriment leur souffrance, leur impuissance et leur désespérance face à des mutations sur lesquelles ils pensent n’avoir aucune prise.

notre propos est d’analyser l’intrication complexe de ces différents plans afin de comprendre les sources du mal-être au coeur des organisations et des institutions.

la première partie analyse les mutations à l’oeuvre dans le monde du travail et les inquiétudes qu’elles suscitent. elle passe en revue les principaux diagnostics effectués sur la souffrance au travail, les enjeux scientifiques et politiques qui les sous-tendent. On s’interrogera sur les différents termes utilisés pour désigner le phénomène – entre violence, souffrance, mal-être – pour arriver à celui de «risque psychosocial».

l’exemple emblématique de France Télécom servira d’analyseur pour comprendre les liens entre la vague de suicides, les politiques de réorganisation et le management mis en oeuvre par la direction.

il montre l’aveuglement de certains dirigeants, leur refus de prendre en compte la nature du problème et leur incapacité à le comprendre.

ces dénégations ne sont pas l’exclusivité de l’opérateur téléphonique.

Même si quelques responsables semblent s’en préoccuper, la majorité considère que face à la «crise» et à la concurrence, la priorité reste d’améliorer la productivité, la flexibilité et la rentabilité, quelles qu’en soient les conséquences humaines et sociales.

Dans ces conditions, pourquoi retrouve-t-on les mêmes symptômes de mal-être dans les secteurs non marchands et les secteurs publics ? la deuxième partie explore les sources du mal-être dans les institutions publiques. les théories du capital humain, inspiratrices de la «révolution managériale», sont au fondement du new public management.

la nouvelle gestion publique s’est imposée en France avec la révision générale des politiques publiques (RGPP).

la «modernisation», appliquée d’abord dans les entreprises publiques, concerne aujourd’hui les institutions et tout l’appareil d’État. le principe est simple : il convient de démontrer que l’administration est peu efficace et coûteuse afin d’introduire une nouvelle conception de la gestion qui va la rendre plus efficiente. Pour ce faire, il faut substituer la culture de résultats à la culture de moyens, la culture commerciale à la culture de service public, la culture managériale à la culture administrative. la réforme hospitalière, imposée inexorablement contre l’avis de la majorité des personnels concernés, illustre ce passage.

les mêmes principes sont à l’oeuvre dans les réformes qui touchent la justice, la police, le travail social, l’université, la recherche, l’enseignement, l’armée, les pompiers, Pôle emploi… les conséquences sont partout similaires. les agents de ces différentes institutions vivent sous tension.

l’application de ces nouveaux outils les met en porte-à-faux par rapport aux valeurs qui les ont conduits à choisir ces métiers. comme si l’exigence de rendre l’organisation plus efficace ne pouvait être qu’en contradiction avec les missions de l’institution, des missions auxquelles ils estiment pourtant devoir se consacrer. la multiplication des tentatives de suicide est révélatrice de ce conflit de valeurs qui ne cesse de s’intensifier avec l’application forcenée de la RGPP.

l’obsession évaluatrice et prescriptive qui accompagne la mise en oeuvre des réformes transforme en profondeur la culture de toutes ces institutions et les motifs d’adhésion qu’elle suscitait. l’introduction de l’avancement au mérite induit la compétition là où le collectif permettait une régulation des conflits. la politique du chiffre, censée mesurer l’activité réelle des agents, produit des manipulations et du non-sens qui entraînent un désenchantement massif et une perte de confiance dans la hiérarchie.

Dans ce contexte, des formes de violence paradoxale émergent, dont certaines se retournent contre les salariés eux-mêmes.

la troisième partie traite des sources du malaise. au-delà des témoignages et des diagnostics, il s’agit de considérer le mal-être au travail comme un phénomène social total qui révèle des transformations structurelles de notre société. Sur le plan économique, il est la conséquence de la fin du modèle fordiste, caractéristique du capitalisme industriel, et de l’émergence d’un nouveau modèle, dominé par la shareholder value (valeur actionnariale). Walmart est la figure emblématique de ce modèle dans lequel l’équilibre du rapport capital-travail est rompu.

en se mettant au service de la rentabilité financière, le management abandonne sa fonction première, produire de la médiation pour aider les employés à gérer les conflits et les problèmes qui les empêchent de «bien faire leur travail». le «chaos management» est le signe d’un mode de fonctionnement dans lequel le principe de destruction créatrice (Schumpeter) caractéristique du capitalisme s’inverse pour engendrer une «création destructrice». la médiation des contradictions ne s’opérant plus dans les organisations de production, ces contradictions se transforment en paradoxes. les psychologues ont montré pourquoi les injonctions paradoxales rendent fou. Dans le contexte hypermoderne, ce sont les organisations qui deviennent des systèmes paradoxants : elles produisent un univers complexe, à la fois virtuel et réel, traversé par une multiplicité d’exigences antagonistes.

la «révolution managériale» conduit à transformer l’individu en capital qu’il faut faire fructifier. les nouvelles technologies d’information et de communication (nTic) favorisent des formes inédites d’instrumentalisation et de contrôle. la dictature du chiffre et la culture de l’urgence s’imposent dans tous les registres de l’organisation du travail. elles nourrissent un imaginaire social fondé sur la toute-puissance de l’économie financière, le positivisme, la flexibilité et la montée de l’insignifiance. la perte de sens révèle une crise symbolique dans laquelle la valeur travail se réduit à des critères de rentabilité pour l’entreprise, en contradiction avec les valeurs que chaque travailleur attribue à son activité, alors même qu’on contre une conception guerrière de l’économie, les résistances sont nombreuses. Reste à comprendre pourquoi la colère qu’elle suscite, lorsqu’elle n’arrive pas à trouver des formes d’expression collective, se transforme en mal-être individuel.

les données recueillies pour écrire cet ouvrage viennent de plusieurs sources. comme chercheur intervenant, j’ai eu accès à la plupart des terrains évoqués (en particulier iBM, PSa, France Télécom, SncF, Pôle emploi, RaTP, eDF). j’ai recueilli nombre de témoignages, dont certains confiés spontanément par des personnes qui connaissent mes travaux et souhaitaient y apporter leur contribution. Des situations ont été exposées dans des groupes d’implication et de recherche animés à l’institut international de sociologie clinique sur différents thèmes : face à la souffrance au travail, violences de la réussite – violences de l’échec, la lutte des places, sujet au travail – travail du sujet 1.

1. http ://sociologieclinique-iisc.com

ces analyses s’appuient essentiellement sur les recherches menées au laboratoire de changement social (lcs) depuis quarante ans. Dans les années soixante-dix, sous la direction de Max Pagès, nous avions développé un programme de recherche sur «les phénomènes de pouvoir dans les organisations» à partir d’une problématique pluridisciplinaire. l’idée était de mettre en perspective les enjeux économiques, politiques, idéologiques et psychologiques du pouvoir. Kairos, le dieu du moment propice, nous mettra en contact avec IBM, l’entreprise en pointe qui incarnait la «révolution managériale ». nous avons été parmi les premiers chercheurs, du moins en France, à analyser ce modèle, à en montrer la face d’ombre, à décrire les mécanismes d’emprise du pouvoir managérial, en particulier dans le registre psychique (Pagès, Bonetti, Gaulejac, Descendres, 1979).

j’ai poursuivi cette investigation clinique et critique avec nicole aubert dans Le Coût de l’excellence (1991). en parallèle, eugène enriquez mettait «l’organisation en analyse» (1992) et développait une clinique du pouvoir pour mettre en évidence les jeux du désir et du pouvoir dans différents types d’entreprises (1998). De nombreuses recherches suivront, en particulier celles qui furent menées par les doctorants. le laboratoire peut s’enorgueillir de cinq prix de thèse qui ont récompensé une jeune génération de chercheurs à laquelle je souhaite rendre hommage 2. la plupart de ces travaux ont été publiés et sont facilement accessibles. ils illustrent l’intérêt de croiser une perspective sociologique avec une démarche clinique (Gaulejac, Hanique, Roche, 2008).

2. il s’agit de Fabienne Hanique, Marie anne Dujarier, emmanuel Gratton et aude Harlé, qui s’est vu décerner deux prix, celui du Monde de la recherche, comme les précédents, et celui du Sénat.

la perspective clinique consiste à aller «au plus près du vécu des acteurs» pour comprendre comment ils vivent les phénomènes, comment ils les éprouvent (dans leur corps, dans leur psyché), et ce qu’ils peuvent en dire. le clinicien cherche à partager ce vécu, à le comprendre avant de l’expliquer, ou plutôt à le comprendre pour l’expliquer. compréhension et explication sont intimement liées.

l’attitude compréhensive ne s’oppose pas à la posture explicative, elle la complète. la plongée dans la subjectivité ne s’oppose pas à l’objectivité bien au contraire : l’exploration de la subjectivité est un chemin pour produire des hypothèses sur la singularité du vécu individuel que l’on peut commencer à généraliser lorsque, au-delà de la singularité de chaque cas, on retrouve des constantes, des invariants, des éléments communs et transversaux. l’exploration de chaque situation singulière permet de comprendre des processus généraux dans la perspective ouverte par edgar Morin à propos de la complexité : chaque élément contient la totalité du système auquel il appartient (Morin, 1990). chaque cas illustre des processus à l’oeuvre dans la totalité de l’organisation, et chaque organisation est le produit d’une société qu’elle contribue à produire.

entre l’individu, l’organisation et la société, les relations sont systémiques et récursives, au sens où chacun est à la fois le produit et le producteur de ce qui le produit : l’individu et l’organisation sont produits et producteurs de la société qui les produit.

la question du mal-être au travail illustre cette complexité et l’intrication des registres économique, organisationnel, idéologique et psychologique.
encore plus que d’autres questions sociales, elle nous conduit à explorer la subjectivité et l’imaginaire social à l’oeuvre dans son émergence. c’est dire que la volonté bien compréhensible de certains de vouloir «objectiver» le phénomène passe à côté de l’essentiel : pourquoi le stress, le harcèlement, l’épuisement professionnel, la dépression, le suicide apparaissent-ils massivement dans l’univers du travail alors que les conditions concrètes de son exercice semblent s’être plutôt améliorées ? nous avons là un symptôme dont il nous faut décrypter la signification. il ne s’agit donc pas d’en mesurer la «réalité», mais plutôt d’en comprendre les sources, moins de faire la preuve de son existence que de constater qu’il a une consistance subjective qui lui donne une existence effective.

certains vont nier la «réalité» du phénomène justement parce que ses incidences subjectives sont massives. la subjectivité est alors assimilée à l’impalpable, à l’indicible, à l’immatériel. À ce titre, elle est sujette à caution. il vaut donc mieux la laisser de côté, ne pas trop s’en préoccuper comme s’il s’agissait d’une illusion, de fantasmes et de choses inexplicables, donc par nature incompréhensibles, du moins dans une démarche «scientifique». Pour ceux qui se réclament d’une conception objectiviste de la science, la seule réalité qui compte est du côté de la matière, de la rationalité, de la maîtrise, le reste n’est qu’état d’âme et littérature. ils considèrent la souffrance psychique comme un épiphénomène, un registre mystérieux qu’il vaut mieux mettre à l’écart et dont l’existence, tant qu’elle n’est pas prouvée selon les paradigmes de la «vraie science», n’a aucune raison d’être. la construction d’une représentation rationnelle du monde n’est pas compatible avec l’idée que la subjectivité en est un élément incontournable. ils veulent bien, malgré tout, laisser une place à l’humain, à condition de pouvoir le transformer en variable, en facteur, en ressource, pour le rendre mesurable. les dimensions affectives, émotionnelles, sensibles, les embarrassent parce qu’ils ne savent pas comment les traiter. ils les considèrent comme irrationnelles sinon menaçantes. c’est la raison pour laquelle l’expression d’une souffrance, d’un mal-être, de troubles psychosomatiques, provoque tant d’incompréhensions, alors même que ces incompréhensions accentuent un peu plus le phénomène lui- même. la négation du mal-être est un élément aggravant puisqu’il empêche de lui donner du sens (Barus-Michel, 2004), de le relier au niveau collectif, d’analyser les rapports entre le vécu et les conditions de travail.

l’ambition de cet ouvrage est de montrer l’intrication permanente et indissociable de l’objectif et du subjectif, du personnel et du structurel, de l’existentiel et du social dans le rapport au travail. c’est en comprenant comment ces différents registres sont liés les uns aux autres que l’on peut trouver des «solutions» pour favoriser le bien-être au travail. On me reproche parfois de privilégier les aspects négatifs de l’entreprise, de noircir la réalité, de penser du côté du mal plutôt que du côté du bien. je m’intéresse au mal-être non par amour de ce qui va mal, ni en raison d’une fascination morbide face à la souffrance ou la violence, mais pour rendre au travail sa valeur. comprendre ce qui ne va pas bien, c’est agir pour aller mieux. le pessimisme dans la réflexion est au fondement de l’optimisme dans l’action. la pensée critique est le terreau de l’imaginaire créatif qui permet de penser un monde meilleur. c’est en comprenant les raisons de la colère que l’on peut espérer transformer sa force destructrice en énergie créatrice.

le Mal-ÊTRe au TRaVail, PReMieRS cOnSTaTS

«Pas bien dans sa tête, pas bien dans son corps.»
un syndicAliste de chez continentAl, FrAnce 2, 19 juillet 2010.

«Travailler c’est trop dur, et voler c’est pas beau.
Demander la charité c’est quelque chose Que j’peux pas faire.
chaque jour que moi je vis, On me demande de quoi moi je vis, je dis que je vis sur l’amour et j’espère de vivre vieux.»
zAchAry richArd, Travailler c’esT TroP Dur.

le travail occupe une place centrale dans l’existence humaine.

il représente un phénomène social total qui concerne tous les registres de l’existence au croisement de l’être de l’homme et de l’être de la société. il doit être analysé dans sa complexité alors que sa vision est actuellement fragmentée dans une multiplicité d’approches partielles et parcellaires. «Très curieusement, le travail semble à ce point une expérience partagée et transmise depuis des générations qu’il se présente d’abord comme une évidence, une sorte de seconde nature de l’homme, une nécessité allant de soi. […] cette notion vole en éclats dès lors que les uns et les autres – provenant notamment de disciplines différentes – s’efforcent de l’appréhender» (Billiard, 1996).

Pour les entreprises, le travail est surtout abordé à travers le prisme de la rentabilité, de l’organisation de la production, de la gestion des ressources humaines, donc à partir de critères essentiellement économiques, juridiques, managériaux et financiers. les aspects existentiels, subjectifs ou socioculturels passent après. ils ne sont pris en compte qu’en cas de crise, lorsqu’on ne peut plus faire autrement. Mais le plus souvent, l’entreprise considère qu’elle n’a pas à interférer dans le registre existentiel, considéré comme privé.

les professionnels et les praticiens traitent la question du travail à partir d’une vision disciplinaire partielle et spécialisée comme le droit du travail, l’ergonomie, l’ingénierie, la psychologie du travail, la médecine, la gestion… chacune de ces approches apporte une connaissance parcellaire qui privilégie un aspect particulier. les pratiques délimitent des compétences, des fonctions, des savoirs spécialisés, des représentations spécifiques, des expertises particulières.

les spécialistes du travail sont nombreux, chacun travaillant selon des logiques professionnelles souvent cloisonnées et répondant à des demandes opératoires ciblées. entre le gestionnaire des ressources humaines, le conseiller juridique ou financier, l’inspecteur du travail, l’ingénieur, le technicien, le médecin, le psychologue, le coach, le contrôleur de gestion, le manager, l’ergonome, chacun à «sa» vision du travail à partir de laquelle il se représente le travail de l’autre. le plus souvent, il considère sa vision comme primordiale et cherche à l’imposer aux autres quand il en a le pouvoir. chacun défend sa conception et tend à rejeter toute autre considération qui n’emploie pas ses termes. l’unidimensionnalité impose la spécialisation et la division des tâches, ce qui exclut une représentation complexe et multidimensionnelle.

les travailleurs eux-mêmes ont une connaissance empirique du travail, à partir des compétences requises pour exercer leur activité.

le travail représente une part importante de leur vie, source de plaisir et d’angoisse, de contrainte et de créativité, de dépendance et d’autonomie. c’est à la fois un moyen de subsistance, de réalisation de soi-même, une nécessité vitale, un élément de socialisation.

Source de satisfaction et de souffrance, le travail est un déterminant essentiel des itinéraires biographiques et de la place occupée dans la société.

les chercheurs sont aussi confrontés à l’éclatement disciplinaire.

le travail, comme objet scientifique, est éclaté entre la médecine, le droit, la sociologie, la démographie, la statistique, la psychologie, la gestion, l’économie, l’ergonomie, chacune de ces disciplines s’étant construite sur des paradigmes propres, des référents théoriques singuliers et des démarches méthodologiques spécifiques. le cloisonnement disciplinaire renforce à l’extrême ces particularismes et ces découpages.

il n’existe aucune université, aucun institut qui regroupe les sciences du travail dans un même lieu pour favoriser la transdisciplinarité dans ce domaine. Bien au contraire, chaque approche disciplinaire est souvent plus préoccupée par des luttes d’influence et de territoires que par une mise en perspective des apports de connaissance des uns et des autres. «ce n’est pas la discipline qui doit décider de l’objet, mais l’objet qui doit décider des différentes théories nécessaires pour le construire. l’indiscipline est l’une des premières qualités du chercheur.

Dans sa capacité à déconstruire son objet de recherche pour mieux le construire, à se débarrasser de ses présupposés pour mieux il nous faut donc analyser les différentes facettes du travail afin de mieux comprendre les raisons du mal-être que l’on observe aujourd’hui.