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Origine : http://vitrine.edenlivres.fr/o/4/p/7890/excerpt
Extrait distribué par Editions du Seuil
« économie humaine» collection dirigée
par jacques généreux
Par «Économie humaine», nous entendons exprimer
l’adhésion à une finalité et à
une méthode. la seule finalité légitime de
l’économie est le bien-être des hommes, à
commencer par celui des plus démunis. et, par bien-être,
il faut entendre la satisfaction de tous les besoins des hommes;
pas seulement ceux que comblent les consommations marchandes, mais
aussi l’ensemble des aspirations qui échappent à
toute évaluation monétaire : la dignité, la
paix, la sécurité, la liberté, l’éducation,
la santé, le loisir, la qualité de l’environnement,
le bien-être des générations futures, etc.
corollaires de cette finalité, les méthodes de l’économie
humaine ne peuvent que s’écarter de l’économisme
et du scientisme de l’économie mathématique
néoclassique qui a joué un rôle central au xx
e siècle. l’économie humaine est l’économie
d’un homme complet (dont l’individu maximisateur de
valeurs marchandes sous contrainte n’est qu’une caricature),
d’un homme qui inscrit son action dans le temps (et donc l’histoire),
sur un territoire, dans un environnement familial, social, culturel
et politique; l’économie d’un homme animé
par des valeurs et qui ne résout pas tout par le calcul ou
l’échange, mais aussi par l’habitude, le don,
la coopération, les règles morales, les conventions
sociales, le droit, les institutions politiques, etc.
l’économie humaine est donc une économie historique,
politique, sociale, et écologique.
elle ne dédaigne pas l’usage des mathématiques
comme un langage utile à la rigueur d’un raisonnement,
mais refuse de cantonner son discours aux seuls cas où ce
langage est possible. au lieu d’évacuer la complexité
des sociétés humaines (qui ne se met pas toujours
en équations), l’économie humaine s’efforce
de tenir un discours rigoureux intégrant la complexité,
elle préfère la pertinence à la formalisation,
elle revendique le statut de science humaine, parmi les autres sciences
humaines, et tourne le dos à la prétention stérile
d’énoncer des lois de la nature à l’instar
des sciences physiques.
le projet de l’économie humaine est un projet ancien,
tant il est vrai que nombre des fondateurs de la science économique
ont pensé celle-ci comme une science historique, une science
sociale, une science morale ou encore psychologique. Mais ce projet
est aussi un projet contemporain qui constitue le dénominateur
commun de bien des approches (postkeynésiens, institutionnalistes,
régulation, socioéconomie, etc.) et de nombreuses
recherches (en économie du développement, de l’environnement,
de la santé, des institutions; en économie sociale,
etc.).
nous nous proposons d’accueillir ici les essais, les travaux
théoriques ou descriptifs, de tous ceux qui, économistes
ou non, partagent cette ambition d’une économie vraiment
utile à l’homme.
jacques Généreux
«il faut quitter le petit espace provincial où l’on
mène sa vie, à l’abri des léviathans,
pour apprendre que de tous les outils inventés par l’homme,
le seul sur lequel on puisse compter, c’est lui-même;
l’outil le plus fragile, le plus vite déréglé,
le plus improbable des outils et cependant le seul qui serve de
compas à la vérité.»
Anne-Marie Garat, Dans la main Du Diable, 2006.
«ce qu’il faut expliquer, ce n’est pas que l’affamé
vole ou que l’exploité fasse grève, mais pourquoi
la majorité des affamés ne vole pas et pourquoi la
majorité des exploités ne fait pas grève.»
Wilhelm Reich, Psychologie De masse Du fascisme, 1933.
introduction
«Quand on n’a plus aucune possibilité d’action
sur le monde on se détruit soi-même.
On retourne les armes contre soi.» serge Rezvani, les années
lula, 1968.
En juin 1963, le moine Thich Quang Duc s’asperge d’essence
et s’immole par le feu dans le centre-ville de Saigon. les
images horrifient l’opinion publique, tandis que madame nhu,
belle-soeur du président de la République du Vietnam,
ngo Dinh Diem, déclare : «ce n’est qu’un
barbecue de bonze.» Deux semaines de manifestations et d’émeutes
embrasent le pays. D’autres sacrifices suivront, dont celui
d’une nonne bouddhiste à Hué, Thich nu Thanh
Quang, qui s’immole en mai 1966. Sa mort provoque de gigantesques
manifestations contre la présence américaine, y compris
chez les bouddhistes états-uniens. Des années plus
tard, Robert Mcnamara dira : «le courage impassible de ces
bonzes en flammes a été une des plus puissantes armes
utilisées contre nous au Vietnam.»
Peut-on comparer ces événements à la vague
de suicides à laquelle on assiste dans certaines entreprises
? le contexte est évidemment très différent.
les ravages de la guerre économique ne sont pas de même
nature que les destructions d’un conflit armé. Pourtant,
certains témoignages de personnes qui se donnent la mort
à cause du travail expriment le souhait que leur geste serve
d’exemple pour susciter une prise de conscience. ils semblent
nous dire : halte à la violence, halte à la folie
des réorganisations permanentes, halte à la recherche
des résultats quel Quelque chose de destructeur est à
l’oeuvre dans le monde du travail.
la «révolution managériale»,
qui devait réconcilier l’homme et l’entreprise,
conduit à la lutte des places et au désenchantement.
l’idéologie gestionnaire transforme l’humain
en ressource au service de la rentabilité de l’entreprise.
la souffrance au travail exprime une forme d’exploitation
psychique, équivalente à l’exploitation du prolétariat
dans le capitalisme industriel. la colère gronde chez les
salariés confrontés à des restructurations,
à des réorganisations permanentes qui leur semblent
aussi violentes qu’injustifiées.
comment en est-on arrivé là ? Pour quelles raisons
le mal-être au travail est-il si profond alors que les conditions
de travail se sont plutôt améliorées ? Depuis
un siècle, le temps de travail s’est considérablement
réduit, la pénibilité physique également,
la protection des salariés a progressé dans bien des
secteurs. Mais si les conditions objectives de travail sont plus
confortables, les conditions subjectives semblent se dégrader.
ce phénomène s’observe dans le secteur privé
comme dans le public, dans le secteur marchand comme dans le non-marchand,
dans les entreprises soumises à la compétition économique
comme dans les institutions publiques. il frappe particulièrement
les grandes sociétés. Mais les petites et moyennes
entreprises (PMe) sont indirectement touchées à partir
du moment où elles deviennent dépendantes, comme fournisseur
ou comme cliente, de systèmes de gestion qui leur sont imposés.
Même le secteur associatif est concerné.
De nombreux rapports officiels ont mobilisé des experts
pour diagnostiquer les «risques psychosociaux» et proposer
des solutions.
On a condamné le harcèlement, obligé les entreprises
à négocier des accords avec les organisations syndicales
pour prévenir le stress, mobilisé les comités
d’hygiène, de sécurité et des conditions
de travail (cHScT), procédé à des «autopsies
psychologiques» après chaque suicide, ouvert des instructions
judiciaires contre les dirigeants pour mise en danger de la vie
d’autrui… une prise de conscience semble, difficilement,
émerger. Mais pour une grande majorité de responsables
politiques, économiques et syndicaux, la question du travail
reste secondaire par rapport à la question de l’emploi.
comment analyser les mutations à l’oeuvre
dans le monde du travail ?
comment comprendre les violences, les inquiétudes et les
souffrances que ces changements suscitent ? Pour quelles raisons
les symptômes du mal-être, comme le stress, les dépressions,
les suicides, l’épuisement professionnel, se retrouvent-ils
dans des secteurs d’activité très différents
? Quelles sont les causes profondes du mal-être au travail
? Pourquoi la colère des travailleurs, face à des
mutations qu’ils désapprouvent, n’arrive-t-elle
pas à s’exprimer collectivement dans des mouvements
sociaux ? les réponses à ces questions ne manquent
pas. Pour autant, elles sont souvent partielles, faute de mettre
en perspective quatre registres habituellement abordés de
façon parcellaire :
– le registre macroéconomique, qui accompagne les transformations
du capitalisme, en particulier la disjonction entre la production,
qui reste territorialisée, et la finance, qui échappe
largement à toute forme de régulation et de contrôle;
– le registre politique et idéologique, dominé
par des théories néolibérales dans les gouvernements
du G20, les grandes institutions internationales et les cabinets
de consultants qui les conseillent;
– le registre de la gouvernance des entreprises et des organisations,
tout acquise à la «révolution managériale»
et à la mise en oeuvre d’outils de gestion censés
rationaliser la production;
– le registre existentiel du côté des travailleurs
qui expriment leur souffrance, leur impuissance et leur désespérance
face à des mutations sur lesquelles ils pensent n’avoir
aucune prise.
notre propos est d’analyser l’intrication complexe
de ces différents plans afin de comprendre les sources du
mal-être au coeur des organisations et des institutions.
la première partie analyse les mutations à l’oeuvre
dans le monde du travail et les inquiétudes qu’elles
suscitent. elle passe en revue les principaux diagnostics effectués
sur la souffrance au travail, les enjeux scientifiques et politiques
qui les sous-tendent. On s’interrogera sur les différents
termes utilisés pour désigner le phénomène
– entre violence, souffrance, mal-être – pour
arriver à celui de «risque psychosocial».
l’exemple emblématique de France Télécom
servira d’analyseur pour comprendre les liens entre la vague
de suicides, les politiques de réorganisation et le management
mis en oeuvre par la direction.
il montre l’aveuglement de certains dirigeants, leur refus
de prendre en compte la nature du problème et leur incapacité
à le comprendre.
ces dénégations ne sont pas l’exclusivité
de l’opérateur téléphonique.
Même si quelques responsables semblent s’en préoccuper,
la majorité considère que face à la «crise»
et à la concurrence, la priorité reste d’améliorer
la productivité, la flexibilité et la rentabilité,
quelles qu’en soient les conséquences humaines et sociales.
Dans ces conditions, pourquoi retrouve-t-on les mêmes symptômes
de mal-être dans les secteurs non marchands et les secteurs
publics ? la deuxième partie explore les sources du mal-être
dans les institutions publiques. les théories du capital
humain, inspiratrices de la «révolution managériale»,
sont au fondement du new public management.
la nouvelle gestion publique s’est imposée
en France avec la révision générale des politiques
publiques (RGPP).
la «modernisation», appliquée d’abord
dans les entreprises publiques, concerne aujourd’hui les institutions
et tout l’appareil d’État. le principe est simple
: il convient de démontrer que l’administration est
peu efficace et coûteuse afin d’introduire une nouvelle
conception de la gestion qui va la rendre plus efficiente. Pour
ce faire, il faut substituer la culture de résultats à
la culture de moyens, la culture commerciale à la culture
de service public, la culture managériale à la culture
administrative. la réforme hospitalière, imposée
inexorablement contre l’avis de la majorité des personnels
concernés, illustre ce passage.
les mêmes principes sont à l’oeuvre dans les
réformes qui touchent la justice, la police, le travail social,
l’université, la recherche, l’enseignement, l’armée,
les pompiers, Pôle emploi… les conséquences sont
partout similaires. les agents de ces différentes institutions
vivent sous tension.
l’application de ces nouveaux outils les met en porte-à-faux
par rapport aux valeurs qui les ont conduits à choisir ces
métiers. comme si l’exigence de rendre l’organisation
plus efficace ne pouvait être qu’en contradiction avec
les missions de l’institution, des missions auxquelles ils
estiment pourtant devoir se consacrer. la multiplication des tentatives
de suicide est révélatrice de ce conflit de valeurs
qui ne cesse de s’intensifier avec l’application forcenée
de la RGPP.
l’obsession évaluatrice et prescriptive qui accompagne
la mise en oeuvre des réformes transforme en profondeur la
culture de toutes ces institutions et les motifs d’adhésion
qu’elle suscitait. l’introduction de l’avancement
au mérite induit la compétition là où
le collectif permettait une régulation des conflits. la politique
du chiffre, censée mesurer l’activité réelle
des agents, produit des manipulations et du non-sens qui entraînent
un désenchantement massif et une perte de confiance dans
la hiérarchie.
Dans ce contexte, des formes de violence paradoxale émergent,
dont certaines se retournent contre les salariés eux-mêmes.
la troisième partie traite des sources du malaise. au-delà
des témoignages et des diagnostics, il s’agit de considérer
le mal-être au travail comme un phénomène social
total qui révèle des transformations structurelles
de notre société. Sur le plan économique, il
est la conséquence de la fin du modèle fordiste, caractéristique
du capitalisme industriel, et de l’émergence d’un
nouveau modèle, dominé par la shareholder value (valeur
actionnariale). Walmart est la figure emblématique de ce
modèle dans lequel l’équilibre du rapport capital-travail
est rompu.
en se mettant au service de la rentabilité financière,
le management abandonne sa fonction première, produire de
la médiation pour aider les employés à gérer
les conflits et les problèmes qui les empêchent de
«bien faire leur travail». le «chaos management»
est le signe d’un mode de fonctionnement dans lequel le principe
de destruction créatrice (Schumpeter) caractéristique
du capitalisme s’inverse pour engendrer une «création
destructrice». la médiation des contradictions ne s’opérant
plus dans les organisations de production, ces contradictions se
transforment en paradoxes. les psychologues ont montré pourquoi
les injonctions paradoxales rendent fou. Dans le contexte hypermoderne,
ce sont les organisations qui deviennent des systèmes paradoxants
: elles produisent un univers complexe, à la fois virtuel
et réel, traversé par une multiplicité d’exigences
antagonistes.
la «révolution managériale» conduit à
transformer l’individu en capital qu’il faut faire fructifier.
les nouvelles technologies d’information et de communication
(nTic) favorisent des formes inédites d’instrumentalisation
et de contrôle. la dictature du chiffre et la culture de l’urgence
s’imposent dans tous les registres de l’organisation
du travail. elles nourrissent un imaginaire social fondé
sur la toute-puissance de l’économie financière,
le positivisme, la flexibilité et la montée de l’insignifiance.
la perte de sens révèle une crise symbolique dans
laquelle la valeur travail se réduit à des critères
de rentabilité pour l’entreprise, en contradiction
avec les valeurs que chaque travailleur attribue à son activité,
alors même qu’on contre une conception guerrière
de l’économie, les résistances sont nombreuses.
Reste à comprendre pourquoi la colère qu’elle
suscite, lorsqu’elle n’arrive pas à trouver des
formes d’expression collective, se transforme en mal-être
individuel.
les données recueillies pour écrire cet ouvrage viennent
de plusieurs sources. comme chercheur intervenant, j’ai eu
accès à la plupart des terrains évoqués
(en particulier iBM, PSa, France Télécom, SncF, Pôle
emploi, RaTP, eDF). j’ai recueilli nombre de témoignages,
dont certains confiés spontanément par des personnes
qui connaissent mes travaux et souhaitaient y apporter leur contribution.
Des situations ont été exposées dans des groupes
d’implication et de recherche animés à l’institut
international de sociologie clinique sur différents thèmes
: face à la souffrance au travail, violences de la réussite
– violences de l’échec, la lutte des places,
sujet au travail – travail du sujet 1.
1. http ://sociologieclinique-iisc.com
ces analyses s’appuient essentiellement sur les recherches
menées au laboratoire de changement social (lcs) depuis quarante
ans. Dans les années soixante-dix, sous la direction de Max
Pagès, nous avions développé un programme de
recherche sur «les phénomènes de pouvoir dans
les organisations» à partir d’une problématique
pluridisciplinaire. l’idée était de mettre en
perspective les enjeux économiques, politiques, idéologiques
et psychologiques du pouvoir. Kairos, le dieu du moment propice,
nous mettra en contact avec IBM, l’entreprise en pointe qui
incarnait la «révolution managériale ».
nous avons été parmi les premiers chercheurs, du moins
en France, à analyser ce modèle, à en montrer
la face d’ombre, à décrire les mécanismes
d’emprise du pouvoir managérial, en particulier dans
le registre psychique (Pagès, Bonetti, Gaulejac, Descendres,
1979).
j’ai poursuivi cette investigation clinique et critique avec
nicole aubert dans Le Coût de l’excellence (1991). en
parallèle, eugène enriquez mettait «l’organisation
en analyse» (1992) et développait une clinique du pouvoir
pour mettre en évidence les jeux du désir et du pouvoir
dans différents types d’entreprises (1998). De nombreuses
recherches suivront, en particulier celles qui furent menées
par les doctorants. le laboratoire peut s’enorgueillir de
cinq prix de thèse qui ont récompensé une jeune
génération de chercheurs à laquelle je souhaite
rendre hommage 2. la plupart de ces travaux ont été
publiés et sont facilement accessibles. ils illustrent l’intérêt
de croiser une perspective sociologique avec une démarche
clinique (Gaulejac, Hanique, Roche, 2008).
2. il s’agit de Fabienne Hanique, Marie anne Dujarier, emmanuel
Gratton et aude Harlé, qui s’est vu décerner
deux prix, celui du Monde de la recherche, comme les précédents,
et celui du Sénat.
la perspective clinique consiste à aller «au plus
près du vécu des acteurs» pour comprendre comment
ils vivent les phénomènes, comment ils les éprouvent
(dans leur corps, dans leur psyché), et ce qu’ils peuvent
en dire. le clinicien cherche à partager ce vécu,
à le comprendre avant de l’expliquer, ou plutôt
à le comprendre pour l’expliquer. compréhension
et explication sont intimement liées.
l’attitude compréhensive ne s’oppose pas à
la posture explicative, elle la complète. la plongée
dans la subjectivité ne s’oppose pas à l’objectivité
bien au contraire : l’exploration de la subjectivité
est un chemin pour produire des hypothèses sur la singularité
du vécu individuel que l’on peut commencer à
généraliser lorsque, au-delà de la singularité
de chaque cas, on retrouve des constantes, des invariants, des éléments
communs et transversaux. l’exploration de chaque situation
singulière permet de comprendre des processus généraux
dans la perspective ouverte par edgar Morin à propos de la
complexité : chaque élément contient la totalité
du système auquel il appartient (Morin, 1990). chaque cas
illustre des processus à l’oeuvre dans la totalité
de l’organisation, et chaque organisation est le produit d’une
société qu’elle contribue à produire.
entre l’individu, l’organisation et la société,
les relations sont systémiques et récursives, au sens
où chacun est à la fois le produit et
le producteur de ce qui le produit : l’individu et l’organisation
sont produits et producteurs de la société qui les
produit.
la question du mal-être au travail illustre cette complexité
et l’intrication des registres économique, organisationnel,
idéologique et psychologique.
encore plus que d’autres questions sociales, elle nous conduit
à explorer la subjectivité et l’imaginaire social
à l’oeuvre dans son émergence. c’est dire
que la volonté bien compréhensible de certains de
vouloir «objectiver» le phénomène passe
à côté de l’essentiel : pourquoi le stress,
le harcèlement, l’épuisement professionnel,
la dépression, le suicide apparaissent-ils massivement dans
l’univers du travail alors que les conditions concrètes
de son exercice semblent s’être plutôt améliorées
? nous avons là un symptôme dont il nous faut décrypter
la signification. il ne s’agit donc pas d’en mesurer
la «réalité», mais plutôt d’en
comprendre les sources, moins de faire la preuve de son existence
que de constater qu’il a une consistance subjective qui lui
donne une existence effective.
certains vont nier la «réalité» du phénomène
justement parce que ses incidences subjectives sont massives. la
subjectivité est alors assimilée à l’impalpable,
à l’indicible, à l’immatériel.
À ce titre, elle est sujette à caution. il vaut donc
mieux la laisser de côté, ne pas trop s’en préoccuper
comme s’il s’agissait d’une illusion, de fantasmes
et de choses inexplicables, donc par nature incompréhensibles,
du moins dans une démarche «scientifique». Pour
ceux qui se réclament d’une conception objectiviste
de la science, la seule réalité qui compte est du
côté de la matière, de la rationalité,
de la maîtrise, le reste n’est qu’état
d’âme et littérature. ils considèrent
la souffrance psychique comme un épiphénomène,
un registre mystérieux qu’il vaut mieux mettre à
l’écart et dont l’existence, tant qu’elle
n’est pas prouvée selon les paradigmes de la «vraie
science», n’a aucune raison d’être. la construction
d’une représentation rationnelle du monde n’est
pas compatible avec l’idée que la subjectivité
en est un élément incontournable. ils veulent bien,
malgré tout, laisser une place à l’humain, à
condition de pouvoir le transformer en variable, en facteur, en
ressource, pour le rendre mesurable. les dimensions affectives,
émotionnelles, sensibles, les embarrassent parce qu’ils
ne savent pas comment les traiter. ils les considèrent comme
irrationnelles sinon menaçantes. c’est la raison pour
laquelle l’expression d’une souffrance, d’un mal-être,
de troubles psychosomatiques, provoque tant d’incompréhensions,
alors même que ces incompréhensions accentuent un peu
plus le phénomène lui- même. la négation
du mal-être est un élément aggravant puisqu’il
empêche de lui donner du sens (Barus-Michel, 2004), de le
relier au niveau collectif, d’analyser les rapports entre
le vécu et les conditions de travail.
l’ambition de cet ouvrage est de montrer l’intrication
permanente et indissociable de l’objectif et du subjectif,
du personnel et du structurel, de l’existentiel et du social
dans le rapport au travail. c’est en comprenant comment ces
différents registres sont liés les uns aux autres
que l’on peut trouver des «solutions» pour favoriser
le bien-être au travail. On me reproche parfois de privilégier
les aspects négatifs de l’entreprise, de noircir la
réalité, de penser du côté du mal plutôt
que du côté du bien. je m’intéresse au
mal-être non par amour de ce qui va mal, ni en raison d’une
fascination morbide face à la souffrance ou la violence,
mais pour rendre au travail sa valeur. comprendre ce qui ne va pas
bien, c’est agir pour aller mieux. le pessimisme dans la réflexion
est au fondement de l’optimisme dans l’action. la pensée
critique est le terreau de l’imaginaire créatif qui
permet de penser un monde meilleur. c’est en comprenant les
raisons de la colère que l’on peut espérer transformer
sa force destructrice en énergie créatrice.
le Mal-ÊTRe au TRaVail, PReMieRS cOnSTaTS
«Pas bien dans sa tête, pas bien dans son corps.»
un syndicAliste de chez continentAl, FrAnce 2, 19 juillet 2010.
«Travailler c’est trop dur, et voler c’est pas
beau.
Demander la charité c’est quelque chose Que j’peux
pas faire.
chaque jour que moi je vis, On me demande de quoi moi je vis, je
dis que je vis sur l’amour et j’espère de vivre
vieux.»
zAchAry richArd, Travailler c’esT TroP Dur.
le travail occupe une place centrale dans l’existence
humaine.
il représente un phénomène social total qui
concerne tous les registres de l’existence au croisement de
l’être de l’homme et de l’être de
la société. il doit être analysé dans
sa complexité alors que sa vision est actuellement fragmentée
dans une multiplicité d’approches partielles et parcellaires.
«Très curieusement, le travail semble à ce point
une expérience partagée et transmise depuis des générations
qu’il se présente d’abord comme une évidence,
une sorte de seconde nature de l’homme, une nécessité
allant de soi. […] cette notion vole en éclats dès
lors que les uns et les autres – provenant notamment de disciplines
différentes – s’efforcent de l’appréhender»
(Billiard, 1996).
Pour les entreprises, le travail est surtout abordé à
travers le prisme de la rentabilité, de l’organisation
de la production, de la gestion des ressources humaines, donc à
partir de critères essentiellement économiques, juridiques,
managériaux et financiers. les aspects existentiels, subjectifs
ou socioculturels passent après. ils ne sont pris en compte
qu’en cas de crise, lorsqu’on ne peut plus faire autrement.
Mais le plus souvent, l’entreprise considère qu’elle
n’a pas à interférer dans le registre existentiel,
considéré comme privé.
les professionnels et les praticiens traitent la question du travail
à partir d’une vision disciplinaire partielle et spécialisée
comme le droit du travail, l’ergonomie, l’ingénierie,
la psychologie du travail, la médecine, la gestion…
chacune de ces approches apporte une connaissance parcellaire qui
privilégie un aspect particulier. les pratiques délimitent
des compétences, des fonctions, des savoirs spécialisés,
des représentations spécifiques, des expertises particulières.
les spécialistes du travail sont nombreux, chacun travaillant
selon des logiques professionnelles souvent cloisonnées et
répondant à des demandes opératoires ciblées.
entre le gestionnaire des ressources humaines, le conseiller juridique
ou financier, l’inspecteur du travail, l’ingénieur,
le technicien, le médecin, le psychologue, le coach, le contrôleur
de gestion, le manager, l’ergonome, chacun à «sa»
vision du travail à partir de laquelle il se représente
le travail de l’autre. le plus souvent, il considère
sa vision comme primordiale et cherche à l’imposer
aux autres quand il en a le pouvoir. chacun défend sa conception
et tend à rejeter toute autre considération qui n’emploie
pas ses termes. l’unidimensionnalité impose la spécialisation
et la division des tâches, ce qui exclut une représentation
complexe et multidimensionnelle.
les travailleurs eux-mêmes ont une connaissance empirique
du travail, à partir des compétences requises pour
exercer leur activité.
le travail représente une part importante de leur vie, source
de plaisir et d’angoisse, de contrainte et de créativité,
de dépendance et d’autonomie. c’est à
la fois un moyen de subsistance, de réalisation de soi-même,
une nécessité vitale, un élément de
socialisation.
Source de satisfaction et de souffrance, le travail est un déterminant
essentiel des itinéraires biographiques et de la place occupée
dans la société.
les chercheurs sont aussi confrontés à l’éclatement
disciplinaire.
le travail, comme objet scientifique, est éclaté
entre la médecine, le droit, la sociologie, la démographie,
la statistique, la psychologie, la gestion, l’économie,
l’ergonomie, chacune de ces disciplines s’étant
construite sur des paradigmes propres, des référents
théoriques singuliers et des démarches méthodologiques
spécifiques. le cloisonnement disciplinaire renforce à
l’extrême ces particularismes et ces découpages.
il n’existe aucune université, aucun institut qui
regroupe les sciences du travail dans un même lieu pour favoriser
la transdisciplinarité dans ce domaine. Bien au contraire,
chaque approche disciplinaire est souvent plus préoccupée
par des luttes d’influence et de territoires que par une mise
en perspective des apports de connaissance des uns et des autres.
«ce n’est pas la discipline qui doit décider
de l’objet, mais l’objet qui doit décider des
différentes théories nécessaires pour le construire.
l’indiscipline est l’une des premières qualités
du chercheur.
Dans sa capacité à déconstruire son objet
de recherche pour mieux le construire, à se débarrasser
de ses présupposés pour mieux il nous faut donc analyser
les différentes facettes du travail afin de mieux comprendre
les raisons du mal-être que l’on observe aujourd’hui.
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