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Le néolibéralisme au mépris du collectif.
Souffrance au travail, management par objectifs et délitement des groupes
Vincent Charazac

Origine : http://www.cairn.info/revue-connexions-2010-2-page-121.htm

Vincent Charazac, Institut de psychologie de l’université Lyon 2 ; 50, rue Philippe de Lassalle, 69004 Lyon ;

vincent.charazac at laposte.net

Le dramatique contexte de suicides en milieu professionnel – paroxysme du développement de la souffrance au travail ? – questionne toutes les disciplines scientifiques pouvant contribuer à la compréhension d’une problématique multicausale : sciences de gestion, sociologie, droit du travail, psychologie, médecine, etc.

Nous choisissons d’approfondir ici le lien entre le groupe comme unité collective constituant la force d’intervention et de production fondamentale de toute organisation, et le mode de management dominant les organisations depuis plus d’une vingtaine d’années ; il faut comprendre par management « l’ensemble des techniques d’organisation mises en œuvre pour la gestion d’une entité économique » selon la définition qu’en donne A.-C. Martinet (1991).

Le monde du travail est sous l’influence des doctrines managériales. L’histoire de l’organisation des entreprises et institutions des secteurs privés ou publics est parcourue de courants, avec des mutations parfois radicales. Souhaitant dépasser « l’école classique » (Weber, Taylor et Fayol), « l’école des relations humaines » (Mayo et Lewin) dès les années 1930, puis le « management participatif » des années 1970 et 1980 vont utiliser le groupe comme levier de performance. Ce dernier courant s’était parfois distingué par ses excès : recours délibéré à l’affectif pour satisfaire aux exigences de productivité, confusion/transgression des champs professionnel et personnel, etc.

Mais à l’ère de la mondialisation et du néolibéralisme économiques, le management ne se revendique plus « participatif ». Il s’est adapté à l’objectif de maximisation de la rentabilité fixé par les actionnaires [1]. Et lorsque les organisations visent l’augmentation des profits à court terme et la réduction de tous les coûts – y compris salariaux –, il mute à nouveau et devient « management par objectifs [2] ». La presse économique constatait récemment que « les médecins, les syndicats et les chercheurs mettent souvent en cause les nouvelles techniques de management apparues dans les années 1990 », en citant A. Thébaud-Mony (sociologue et chercheur à l’INSERM) : « Nous sommes entrés dans une organisation du travail défavorable pour la santé des salariés avec des objectifs irréalisables imposés par le management. »

Nous avons déjà posé la question de l’influence de la configuration groupale dans la souffrance professionnelle dans un précédent article, en distinguant l’agressivité liée à l’économie groupale – endogène – de celle correspondant à un comportement singulier ou institutionnel s’agissant sur un mode pervers – exogène. Mais dans le contexte actuel du « malaise dans le travail », le groupe semble surtout faire souffrir par sa carence, voire son absence et donc la disparition de la protection qu’il pouvait offrir au sens du collectif [3]. Et si la souffrance professionnelle au temps du néolibéralisme était d’abord une pathologie de l’isolement ?

Nous tentons de vérifier cette hypothèse en distinguant quatre logiques spécifiques au management par objectifs (ainsi entendu comme déclinaison micro-économique du néolibéralisme et de la mondialisation). Précisons que cet article ne présente que les aspects pathogènes de ce mode de management et des outils qui le mettent en œuvre. Nous proposons en conclusion de glisser du domaine micro-économique vers le champ social en s’interrogeant sur l’émergence de personnalités narcissiques dont l’individualisme semble trop peu compatible avec les présupposés du collectif.

Une logique d’individualisation

Une des principales caractéristiques du management par objectifs est de conditionner l’évolution professionnelle de l’individu à l’atteinte d’une performance mesurée par ledit objectif. Il en découle un système d’appréciation et de rémunération individualisées, reposant sur le principe que tout serait quantifiable : l’objectif, la performance, l’implication, etc. H. Garner (2009) évoque ainsi « un recentrage de la gestion des ressources humaines sur la personne ». Ce constat est corrélé à la perte d’influence du politique dans le champ social (au profit d’une « financiarisation » sauvage de la société) et à celle – spectaculaire – des syndicats au sein des entreprises (le Bureau international du travail relevant une baisse considérable des affiliations depuis le début des années 1990).

L’impératif d’autonomie s’est développé au point de devenir une aptitude indispensable à tout exercice professionnel dans une organisation. Il est souvent en contradiction avec l’emprise des procédures de travail ; nous y reviendrons à la fin de cette première partie.

L’injonction à atteindre les résultats individuels attaque la solidarité collective en introduisant une rivalité entre agents. Dans le journal de sa consultation « Souffrance et travail », M. Pezé (2008) signale que « l’évaluation comme dogme entraîne une autonomisation croissante du travail de chacun, des résultats à fournir, mais dans une plus grande solitude, sans les échanges avec le collectif, sans le soutien des collègues qui [avec certaines techniques managériales] deviennent même des ennemis potentiels… Bref, sans la solidarité ». Si cette individualisation présente des abords séduisants (une rémunération récompensant l’effort individuel, et non plus la seule ancienneté), H. Garner rappelle qu’elle est aussi « plus risquée, et potentiellement injuste, du fait des phénomènes d’interdépendance entre les salariés et des difficultés à isoler et donc à mesurer leurs performances individuelles ».

Les retentissements sur l’intériorité sont multiples ; l’engrenage « hyperactivité ? épuisement professionnel (Burn-out) ? passages à l’acte » est souvent dénoncé. Mais on parle moins du sentiment de honte et de culpabilité de ceux qui n’atteignent pas les objectifs ; M. Pezé évoque l’un d’eux qui se sent « seul au milieu des autres », rappelant que ce management « met le salarié en situation de conscience aiguë et constante de soi-même […]. Lorsque l’exhibition de soi échoue devant les autres, le sujet ressent de la honte ». Citons l’exemple [4] d’un cadre de Renault s’étant donné la mort en 2007 qui évoquait la pression exercée par son responsable hiérarchique : en cas d’échec, « tu vas mettre dans la merde 12000 personnes ».

L’évaluation individuelle évoque aussi une tentation d’infantilisation massivement régressive ; un récent dossier du mensuel Sciences humaines introduisait la pratique avec cette question : « Qu’ont en commun l’enfant en maternelle, le ministre, le chercheur, le médecin ou encore le policier ? » Les promoteurs de l’évaluation cherchent maladroitement à rassurer les agents (« On évalue les résultats, les performances, pas les êtres »), ces derniers pouvant trouver dans cette démarche régressive une façon très archaïque de se rassurer à travers cette sanction du surmoi.

Enfin, le développement spectaculaire du coaching individuel appelle deux remarques : le coach individuel – à l’instar du stupéfiant « ticket psy » – peut se comprendre comme la réponse du néolibéralisme à la question de la souffrance au travail, s’entendant alors comme une « panne de l’être humain ». Le système néolibéral disposant d’une réponse à chaque dysfonctionnement risquant d’entraver son expansion, il propose un dispositif de remotivation – coaching individuel – ou de prise en charge opératoire à visée explicitement thérapeutique – « ticket psy » en entreprise –, dont la dimension individuelle « nie implicitement la dimension collective du problème » selon J. Lamrani (2009). Sur un autre plan, on peut se demander si le coach individuel ne confirme pas l’individualisation à outrance [5] [, remplaçant les anciens « passages à l’acte » managériaux basés sur l’incentive collectif (repas et week-end de motivation, séminaires d’intégration) et désormais incompatibles avec « le titillement du moi idéal, chacun étant une graine de champion » qu’évoque G. Amado (2008).

Simultanément, les organisations se structurent autour des procédures (normes, modes opératoires, etc.) dont une des conséquences est la réduction de la capacité de penser et de décider collectivement. La procédure – sur laquelle s’appuient les démarches conformistes de « qualité totale » – devient donc une table de la Loi à laquelle chaque agent doit se plier et rendre compte individuellement, sous peine de nuire à l’organisation. Il en résulte régulièrement des injonctions paradoxales, entre les capacités de réaction et d’adaptation devant l’imprévu que l’organisation exige du salarié et l’impératif permanent de respect de la procédure [6].

Enfin, la logique néolibérale du « faire plus avec moins » implique que chacun soit beaucoup plus productif qu’autrefois, sans introduire de limite, comme si la course à la réduction des coûts était infinie ; M. Pezé cite un cadre supérieur évoquant « un management qui individualise les ego d’autant qu’il s’accompagne des classiques réductions de moyens et d’effectifs ».

Une logique de mobilité et de flexibilité

L’exigence de performance du management par objectifs s’accompagne d’une très forte incitation à la flexibilité (« chaque agent doit pouvoir s’adapter à toutes les situations »), à la polyvalence (« chaque agent doit pouvoir être remplacé par un autre sans délai ») et à la mobilité (fonctionnelle et géographique). La mondialisation implique plus de réactivité et de « transculturalité » ; omnipotents, les clients sont désormais mondiaux, avec des goûts et des exigences démultipliés dans des délais raccourcis. Ces logiques contribuent à déliter le collectif : dans une organisation où chacun est remplaçable et susceptible de quitter à court terme son poste ou son lieu de travail, la notion d’esprit d’équipe devient presque paradoxale. Pour N. Aubert (2008), « “Je peux travailler avec n’importe qui” est la formule sociale du potentiel. Peu importe qui est l’autre ; dans les entreprises à changement rapide, cela ne saurait avoir la moindre importance » ; face à des personnalités « désengagées, flexibles […] les engagements durables et attachants laissent largement la place à des rencontres brèves, ordinaires, éphémères et interchangeables, “des relations où les relations commencent aussi vite qu’elles cessent” ». G. Renou rappelle que « l’entreprise France Telecom a érigé en loi la réforme permanente des organigrammes de travail », en s’appuyant sur le témoignage d’un salarié : « Ils ne veulent pas que l’on connaisse trop bien notre boulot, ni qu’on s’implique mieux, ni qu’on s’entraide entre nous. » Il constate le paradoxe dans lequel l’entreprise maintient le salarié : elle l’incite à « se donner corps et âme à sa mission », en le considérant simultanément comme « parfaitement remplaçable par n’importe qui dès qu’il rencontre une difficulté ».

P. Chanial (2009) évoque le fantasme d’une flexibilité absolue des institutions : « Comme si plus rien ne devait être institué et pérenne, comme si tout devait devenir mobile, souple, malléable. Réformable en permanence. » À travers ce qu’il appelle une « allergie, voire une phobie de l’institution commune à tous les réformateurs », on peut reconnaître la fascination qu’exercent les succès médiatiques de certaines entreprises privées organisées en « mode projet » – le plus célèbre exemple [7] français restant la Twingo de Renault – ou ayant fait de leur facilité (supposée) à changer de produits sous des délais très réduits une marque de fabrique – les secteurs ultra-concurrentiels de la téléphonie et de l’accès internet en étant représentatifs. Nous constatons cependant que l’organisation en « mode projet », ou la rapidité de changement des produits ou services proposés aux clients, n’exonèrent pas les entreprises et institutions d’une grande part de stabilité – dont nous présumons qu’elle permet précisément la souplesse des autres activités. Par ailleurs, les recherches en sciences de gestion soulignent que l’organisation en mode projet [8] entraîne pour les salariés concernés « des coûts en matière de carrière, de tensions, de contrôle voire d’identité ».

Et, au-delà du projet, mentionnons aussi le recours aux mutualisations pour les organisations en réseau, voire externalisations des équipes ne concourant pas directement au métier de l’entreprise (administration financière, du personnel, juridique, etc.). Le Business Process Outsourcing en est la forme la plus radicale ; elle consiste à confier à un prestataire la réalisation des tâches administratives, souvent prises en charge par une plate-forme de services délocalisée dans un pays dont le coût du travail qualifié est bas.

À cette époque de l’éphémère et de la compression du temps, notons l’impact du développement des réseaux dématérialisés, facette prépondérante de la toute-puissance informatique. La performance attendue par les organisations intègre la capacité à absorber de nombreuses informations en peu de temps, entraînant le sentiment général d’être « pris de vitesse par l’information ». L’informatique – qui était après-guerre un outil parmi d’autres au service d’une organisation générale – semble aujourd’hui être devenue l’organisation même, laissant à craindre que c’est à présent à l’homme de s’adapter aux systèmes et aux logiques informatiques [9] …

Enfin, les enseignements de l’expérience de S. Milgram sur l’obéissance à l’autorité peuvent être mis en perspective avec l’hégémonie du modèle de « management à distance » (censé structurer le pilotage des « centres de profit », accompagner les délocalisations, voire organiser les relations avec les sous-traitants). Il est très vraisemblable que, pour l’encadrement, la distance avec les collaborateurs pousse à l’abstraction (management par les indicateurs, relations limitées au reporting, etc.). Outre qu’elle est difficilement compatible avec l’émergence d’un collectif de travail (au sein duquel la hiérarchie serait régulièrement présente), cette distance libère plus facilement l’agressivité et la violence à l’œuvre dans les relations professionnelles (la nécessaire mesure qu’implique une relation sociale « en vis-à-vis » n’étant plus impérieuse).

Une logique de rejet

Le management par objectifs tolère difficilement la baisse de performance parce qu’elle menace l’expansion des résultats – ou des profits dans le secteur marchand. Il en résulte un rejet, parfois progressif et subtil, de ceux qui n’y arrivent pas ou plus. N. Aubert dépeint une société « dans laquelle tout semble possible, mais qui rejette impitoyablement ceux qui ne réussissent pas à rester dans la course », évoquant « l’hyperperformance » : « Exigence de performance poussée à l’extrême qui s’impose à tous les individus et aboutit à un clivage entre ceux qui suivent le rythme et ceux qui n’y parviennent pas. »

Rappelons, avec G. Jacob et M. Natanson, la logique de la performance qu’a établi le management par objectifs : « En contrepartie d’un investissement sans limites dans le travail, l’entreprise prétendait apporter la possibilité de se dépasser, de réussir, de devenir meilleur […] Mais les temps ont changé, il ne s’agit plus d’un système d’adhésion narcissique à une organisation idéalisante mais d’un système de prescriptions idéales, sanctionnées socialement, qui oblige non plus à adhérer mais à faire comme s’il était possible de réaliser l’idéal, au risque d’être fatigué d’être soi. » Nous y reviendrons à la fin de cet article.

L’environnement ultraconcurrentiel du néolibéralisme et de la mondialisation a des conséquences endogènes au sein des organisations ; il accentue le clivage entre les « performants » et les autres. C. Dejours remarque « en temps de guerre économique, on n’a pas besoin de bras cassés ». G. Renou évoque un technicien de France Telecom proche de la cinquantaine : « Il ne vaut plus rien : tout le monde le lui répète. » La défaillance du collectif est alors destructrice : « S’il a été amené à s’en laisser convaincre […], c’est aussi qu’il n’avait plus autour de lui ses collègues d’équipe d’autrefois. Il aurait alors pu résister, en riant et se réconfortant mutuellement, aux mots si déstabilisants des chefs […]. Toutes les équipes soudées ont été sciemment démembrées par la hiérarchie […]. La solidarité ne peut plus avoir cours. » La mise en œuvre de cette logique de rejet implique donc une attaque des liens collectifs.

La figure de l’athlète de haut niveau est souvent convoquée par le management par objectifs. Certains salariés sont invités à se dépasser, à repousser leurs limites, à rechercher la plus haute performance – le coach étant là pour les accompagner individuellement. V. de Gaulejac (2009) remarque que lorsque chacun doit être hors du commun, la société ne peut plus produire de lien. Au plan individuel, le « salarié de haut niveau » est à la recherche du summum de la performance, signe d’un idéal du moi écrasant. Enivré d’action, il risque en permanence la culpabilité, la dépression, voire le suicide en cas d’échec, sanctions auto-infligées à la hauteur de la galvanisation – et de la fausse contenance – en cas de succès. Ces extrêmes évoquent des stades du développement psychique très archaïques que nous approfondirons.

G. Jacob et M. Natanson notent que « l’individu conquérant est en même temps un fardeau pour lui-même ». Le management le place structurellement en situation de double contrainte : la pression que les objectifs exercent sur lui entraîne un stress censé le galvaniser (sur le « modèle » du sportif dont la puissance serait démultipliée par l’enjeu) ; mais s’il se laisse envahir par ce stress, bientôt suivi d’affects dépressifs [10], il a conscience du risque de « mise au rebut » que cette baisse d’énergie entraînera invariablement. Or, H. Selye a établi depuis presque un siècle que la troisième et ultime étape physiologique du syndrome général d’adaptation est une phase d’épuisement correspondant à la défaillance des capacités d’adaptation.
Une logique d’immédiateté, de maximisation et de combat.

Obtenir le plus de profits dans les délais les plus réduits… La visée de maximisation s’est accompagnée d’un impératif de vitesse. D’où le conflit avec les valeurs traditionnelles qui structuraient jusqu’alors les organisations – N. Aubert citant « la fidélité, l’engagement, la loyauté » – et supposaient un long terme. L’auteur redoute même que cette course à l’immédiateté et à l’excès permette d’évacuer la question du sens, en repoussant toutes les limites. G. Jacob et M. Natanson évoquent « une exigence accrue de responsabilité qui enjoint un “individu trajectoire” de décider et d’agir en permanence dans sa vie privé comme professionnelle ».

Cette logique se diagnostique également à travers l’emprise des indicateurs sur le quotidien des salariés. Supports des objectifs, ils évoquent un fantasme de « toute quantification » et renvoient aux stades prégénitaux du développement psychique – problématique phallique, signant l’émergence du sentiment de toute-puissance. La gestion de l’activité par les indicateurs permet en outre de se débarrasser de l’angoisse de la singularité : un objectif de ventes – chiffré – fixé à un agent commercial peut exonérer sa hiérarchie d’apprécier d’autres critères ou d’autres variables contextuelles et subjectives qui viendraient nuancer l’évaluation. Critère structurellement individualisable, il peut aussi permettre à l’encadrement de se débarrasser d’une appréciation collective des résultats ; la prise en compte de la réalité d’une équipe peut être rejetée (comme l’illustrent G. Jacob et M. Natanson, « Débrouillez vous [pour atteindre l’objectif], je ne veux pas le savoir [11] »), bien qu’elle puisse expliquer qu’un objectif n’ait pas été atteint (tensions, blocages, voire absentéisme…).

Notons que ce phénomène se rencontre aussi dans la relation que des institutions entretiennent avec leurs usagers ; par exemple dans le secteur social, certaines structures mesurent leur performance à travers des indicateurs quantifiables (nombres d’usagers reçus, montant de prestations versées…) qui jettent un voile protecteur sur la détresse sociale des demandeurs.

Les procédures indiquent un fantasme de maîtrise totale sur l’activité – « tout est prévisible et sous contrôle grâce à la norme et à la procédure » –, les indicateurs signalent un fantasme de quantification systématique et universelle – « tout peut se mesurer et chacun est soumis à un chiffre en dépit des singularités humaines ».

Nous remarquons enfin l’exploitation par certains managers de la sémantique guerrière pour encourager – pêle-mêle – l’individualisme, le dépassement de soi et la résistance à la souffrance, la lutte pour la survie, la conquête de parts de marchés, l’anéantissement de la concurrence, le plaisir et la fierté à se partager les gains obtenus, l’appartenance au clan des vainqueurs, etc. Faut-il alors s’étonner que la concurrence externe – entre les entreprises – se propage à l’intérieur des organisations – entre les individus ? Dans un contexte [12] de concurrence exacerbée par un néolibéralisme qualifié de « sauvage », l’agressivité semble constituer un potentiel de développement pour l’entreprise. Le clivage est tellement puissant que dans la même dynamique, la perspective de conflits internes aux organisations est stigmatisée (Salmon, 2009) rappelle que les « chartes d’éthique » internes aux grandes entreprises ont pour vocation de dénier les conflits endogènes, à la différence des anciens « règlements » professionnels. Le management se sent d’autant plus libre de stimuler cette agressivité qu’elle est symboliquement projetée sur l’extérieur – la concurrence – et bannie en interne – au nom de l’éthique.

Mais ne nous y trompons pas : si l’agressivité est stimulée dans l’organisation, sa condamnation dans le discours officiel ne suffit pas à la contenir au quotidien. D. Lhuilier (2009) rappelle que « la montée de la violence dans les situations de travail est le produit de ces forces de désintégration sociale qui constituent des individus solitaires aux prises à des relations intersubjectives sans médiation collective et institutionnelle assurant une fonction de tiers ».

Par ailleurs, cette référence guerrière permet d’écarter la question fondamentale du sens de l’activité et de la participation de chaque salarié à sa réalisation. Lorsque les desseins d’une institution ou l’objectif d’une entreprise sont devenus inintelligibles [13] ou absurdes – telle la course aux profits financiers à court terme –, le rassemblement des forces de travail autour de la concurrence – « notre administration doit s’adapter pour rester compétitive » – ou de la guerre – « notre entreprise doit se battre pour survivre en remportant des parts de marché » – peut sembler fédérateur. Le slogan « vaincre ou mourir » motive encore plus en période de crise économique et sociale – « la défaite, c’est le chômage assuré ». Ce mécanisme régressif (« la guerre » renvoyant aussi aux jeux enfantins) élude les interrogations profondes sur le sens de l’engagement individuel et collectif en mobilisant chez les individus des angoisses massives – crainte de ne pas « être à la hauteur », concurrence entre salariés, perte d’emploi – bloquant la pensée : quand c’est la guerre, il ne s’agit plus de réfléchir, il faut « foncer dans le tas ».

Autrefois les militaires justifiaient les pertes humaines en expliquant qu’on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs. Mais qui reconnaîtrait aujourd’hui qu’on ne livre pas une guerre économique sans casser des hommes ?

Du « un pour tous » au « chacun pour soi »

Dans son analyse des drames survenus chez France Telecom, G. Renou, insiste sur la fonction de « reconnaissance réciproque » du collectif : « C’est par la médiation du “nous”, de ce qui est commun, indivis, que nous pouvons avoir la chance de devenir quelque chose comme un “je” », par opposition à un « modèle individualiste hégémonique » survalorisant le succès individuel. Cette fonction correspond au mécanisme d’identification, fondement de la cohésion et de l’unité du groupe. S. Freud souligne que l’identification ne peut fonctionner que si les narcissismes individuels sont restreints et qu’émerge un leader occupant la place de l’idéal du moi des membres du groupe.

Nous avons fait l’hypothèse que les logiques à l’œuvre dans le management par objectifs attaquaient les liens collectifs en sollicitant des individualités au mépris de la configuration groupale. Faut-il, dès lors, s’étonner de l’émergence de personnalités narcissiques, semblant bloquées à des stades de développement psychique très archaïques, et réfractaires aux exigences de la vie sociale ? Nous sommes troublés par la résonance entre ces individus tolérant si peu la frustration qu’implique la vie en communauté – rétifs à la gratuité, au partage, au don – et les valeurs du néolibéralisme économique – qui, dans sa course à la rentabilité, stigmatise l’état-providence et se méfie des dispositifs sociaux fondés sur la solidarité ; rappelons que pour R. Reagan en 1981 : « L’État n’est pas la solution aux problèmes, parce que l’État est le problème. »

Quand il annonce que la concurrence implique la guerre économique, quand il donne comme seul sens au travail l’accumulation de profits à court terme, le néolibéralisme mobilise chez chaque salarié des mouvements régressifs. Puisque l’organisation macro-économique est fondée sur le « chacun pour soi », puisque les cadres sociaux sont remplacés par la « loi du plus fort », les personnalités narcissiques peuvent librement s’imposer. A. Green (1993) remarque que des impératifs financiers indifférenciés ont remplacé le fondement social. Débarrassé de contrepoids idéologiques, le néolibéralisme, devenu dominant, est libre d’imposer ses références conflictuelles. L’auteur rappelle que le management néolibéral est agi par des hommes qui y trouvent une voie de satisfaction pulsionnelle de maîtrise, voire de domination, satisfaction qui se constate aussi chez ceux qui sont la cible de cette domination, dans une sorte de fatalité soumise. Rappelant que « la personnalité narcissique est le produit d’une société où les hommes ne sont plus reliés entre eux », A. Green souligne l’enchaînement tragique de la pulsion de mort : égoïsme ? narcissisme ? destructivité. Il explique le développement de ces personnalités par l’incapacité de la culture à créer de nouvelles valeurs sociales autour desquelles les hommes puissent s’identifier et se fédérer.

Dans quelle mesure certains suicides reliés à la souffrance professionnelle constituent-ils la contrepartie tragique de ces personnalités ? Organisé autour d’un idéal du moi écrasant, le sujet narcissique ne tolère aucune « dégradation » – objectif non atteint, promotion non obtenue, etc. P. Moreira et H. Prolongeau en présentent un exemple outré à travers le suicide tragique d’un salarié de Renault (qui avait réalisé « le rêve de sa vie » en devenant cadre et qui avait « une obligation de réussite » en participant au lancement d’un nouveau véhicule) : « Les policiers le découvrent pendu à la porte de la chambre de son fils. […] Sur une ardoise blanche, il a rédigé un dernier message. D’abord quelques mots à sa famille, accompagnés d’un petit cœur, en haut à gauche “Je vous aime, vous n’y êtes pour rien, je ne peux plus rien assumer, ce boulot c’est trop pour moi ! Ils vont me licencier et je suis fini […] Je ne saurais pas faire leur top série de merde à Ghosn [14] [14] C. Ghosn est, depuis 2005, le président directeur général...
suite et Patrice H.” » Quand l’atteinte de l’objectif remplace inconsciemment le sens donné à l’investissement professionnel, tout échec [15] devient insupportable – « mieux vaut mourir qu’être rejeté par l’entreprise ». Ce dramatique exemple illustre aussi l’infantilisation à l’œuvre dans la logique d’individualisation.

Pour dépasser la présentation des attaques du lien collectif qu’opère structurellement le management par objectifs et proposer des perspectives alternatives, il faut interroger à la fois les réaménagements macro-économiques (Quelle parade au paradigme néolibéral ?) et leur mise en œuvre micro-économique (via d’autres méthodes puisque les « sciences » du management déclinent en pratiques le modèle macro-économique dominant). Un des principaux enjeux de cette problématique est de déterminer si la valeur du travail collectif peut être rétablie par le seul changement des méthodes de management (ce que les dernières préconisations ministérielles et leurs traductions au sein de certaines grandes entreprises laissent croire). Ou si, a contrario, la restauration de l’importance de la dimension groupale implique de réformer le système macro-économique, et donc les valeurs qu’il défend. Vu son ampleur et sa complexité, cette problématique devra être analysée dans un prochain article.

Enfin, au plan individuel, la régression – si fulgurante soit-elle – vers des mécanismes archaïques de la personnalité et des relations sociales ne doit pas devenir une fatalité. En refusant le lit de Procuste du management par objectifs, paradoxalement confortable (comme le rappelle A.-L. Diet [2003]), certains individus acceptent de renoncer à l’omnipotence des stades prégénitaux et d’affronter les renoncements consécutifs, de dépasser certaines angoisses et complexes pour se dégager d’un narcissisme clivant. Si ce dépassement implique de se mesurer à d’autres épreuves, il leur permet d’accéder à des valeurs dépassant la maximisation des profits matériels ou symboliques : la solidarité, l’entre-aide, le don. Au plan interpersonnel, ils peuvent appréhender les relations sociales au-delà des rapports de force et de la lutte pour la survie.

Des individus perpétuant la dynamique d’adaptation fondamentale du comportement qui a permis à l’Homo sapiens d’évoluer vers une socialisation plus complexe.

Comprenant que l’on était plus fort collectivement, les hommes de Cro-Magnon acceptaient certaines frustrations individuelles pour assurer leur survie et la continuité de l’espèce. Décidant de profiter de la puissance protectrice et contenante du groupe, ils se dégageaient progressivement de la loi du plus fort.

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ZANNAD, H.2009. « L’individu et l’organisation projet », Revue française de gestion, n° 196.

Notes

[1] G. Renou (2009) constate que chez France Telecom, « l’objectif d’attractivité financière semble dépasser en importance celui de la qualité des prestations offertes aux clients ». Pour P. Moreira et H. Prolongeau (2009), « les financiers ont coiffé la casquette des capitaines d’industrie », évoquant l’apparition d’un nouveau dogme : « Tu peux faire absolument ce que tu veux si tu ramènes 15 % à l’action » ; les « ressources humaines » deviennent une variable d’ajustement : la réduction des coûts salariaux (recours à la sous-traitance, plans sociaux, délocalisations) s’accompagne presque mécaniquement d’une hausse du cours de l’action. À ce titre, il est frappant de constater que les marchés financiers n’ont pas durablement sanctionné France Telecom malgré le drame social qui parcourt cette entreprise depuis plusieurs années.

[2] Dans ce modèle, le pilotage de l’organisation s’effectue au travers d’indicateurs régulièrement mesurés, au regard desquels les agents doivent justifier de leur production (selon le principe du reporting). F. Guinochet (2007) cite un salarié de Renault : « D’un côté, on nous demande de nous impliquer dans le projet d’entreprise, de l’autre, l’ambiance se déshumanise. Tout passe par des objectifs froids, calibrés, chiffrés », rappelant qu’en 2007, chaque cadre de l’entreprise s’est vu assigner cinq objectifs chiffrés dont le respect a un lien direct avec la rémunération.
Il faut relever que la théorie anglo-saxonne du « New Public Management » adapte ce modèle pour le rendre applicable aux institutions mettant en œuvre un service public. Cette théorie et ses outils sont au cœur des réformes touchant les administrations depuis une trentaine d’années (y compris en France).

[3] Pour D. Lhuilier (2006), « l’appartenance à un collectif de travail et à une communauté professionnelle permet à la fois l’accès à une référence identificatoire et la mise commun des défenses ».

[4] Rapporté par S. des Déserts (2007).

[5] J. Lamrani explique que cette individualisation touche aussi l’offre de formation professionnelle, visant essentiellement « la gestion des “personnalités” […] et ne prenant pas en compte le contexte organisationnel et institutionnel ».

[6] G. Jacob et M. Natanson (2010) relèvent que la qualité totale constitue « une tentative pour gérer les contradictions entre la nécessité de solliciter l’initiative des salariés et celle de les contrôler ». Ils identifient une autre injonction paradoxale : « L’impossibilité de tenir à la fois les indicateurs quantitatifs mis en place par les directions et les critères qualitatifs portés par les salariés pour faire du bon travail. »
Pour A. Demailly (2010), la qualité totale (et le dispositif de contrôle qu’elle implique) vise « moins la qualité intrinsèque des produits ou des prestations que leur conformité à des normes de production ».

[7] Au point qu’il a désormais acquis une dimension mythique, qu’il conviendra de revisiter avec plus de recul.

[8] Prenant acte de cette évolution, G. Jacob et M. Natanson notent que les systèmes de reconnaissance à venir « devront tenir compte de l’évaluation des coopérations mises en œuvre pour dépasser les évaluations individualisées ».

[9] G. Jacob et M. Natanson constatent que « comme toute rupture avec un mode de production antérieure, la mondialisation allie une innovation technologique majeure à une nouvelle organisation du travail. […] La mondialisation est le fruit de l’informatique et de la nouvelle division du travail qu’elle permet, en désintégrant la chaîne de la création de valeur à l’échelle de la planète ».

[10] Que les auteurs qualifient de « pathologie du temps (le déprimé est sans avenir) et de la motivation (le déprimé est sans énergie, son mouvement est ralenti, sa parole lente). Le déprimé est l’envers exact de nos normes de socialisation ».

[11] À travers cette citation, les auteurs relèvent aussi que le management par objectifs permet à l’encadrement de se désengager de la production, « en abandonnant les soucis lancinants de l’organisation de l’activité concrète aux salariés de première ligne […] auxquels ils ne peuvent, eux, se dérober ».

[12] Pour V. de Gaulejac, la concurrence a été utilisée comme alibi pour « faire plus avec moins » (hausse de la productivité à moyens constants). Il remarque que les mêmes efforts sont demandés aux agents du secteur public (réductions des coûts et des effectifs) sans qu’ils soient au cœur d’une guerre économique (absence de concurrence), mais sous prétexte de modernisation…

[13] Selon G. Renou, « la financiarisation de l’économie, articulée aux innovations des sciences du management, a modifié radicalement la donne. Le travail est en train de perdre son sens aux yeux des salariés ». Pour P. Moreira et H. Prolongeau, « l’entreprise n’est plus qu’un instrument de rentabilité financière », l’objet même de son activité étant passée au second plan.

[14] C. Ghosn est, depuis 2005, le président directeur général de Renault, Dacia, Nissan et Infiniti.

[15] Pour G. Jacob et M. Natanson, le suicide peut découler d’une « disqualification de la contribution que l’individu apporte à l’entreprise et du mérite qui est le sien », les auteurs évoquant une véritable « disgrâce ».

Résumé

Le néolibéralisme économique a trouvé dans le « management par objectifs » un levier de changement radical et accéléré des organisations.
Comment cette nouvelle pratique de direction des hommes au travail s’applique-t-elle à la configuration groupale ?
En quoi ses modalités de mise en œuvre au quotidien pourraient-elles contribuer à expliquer certains aspects de la souffrance professionnelle ?
L’auteur distingue quatre logiques spécifiques au management par objectifs et incompatibles avec l’œuvre collective : individualisation, mobilité/flexibilité, rejet et combat ; il analyse l’émergence simultanée de personnalités narcissiques.

Vincent Charazac « Le néolibéralisme au mépris du collectif. », Connexions 2/2010 (n° 94), p. 121-133.

www.cairn.info/revue-connexions-2010-2-page-121.htm