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Hommage à Michel Foucault : quelques hétérotopies, de la bibliothèque aux Communs de l'espace numérique.
Vendredi 24 octobre 2014 à 20h30. Médiathèque Jean Jeukens.
Conférence de Véronique Bonnet.

Origine : texte transmis par l'auteure

(Fig 1)

(Fig 2) Michel Foucault nous a quittés il y a trente ans.

Il avait redouté de son vivant qu'on veuille à tout prix mettre en cohérence ce qu'il avait écrit, et y voir de force une unité qui n'y était pas. Il a toujours précisé qu'il avait tâtonné, s'était débattu avec les textes et les événements. En assumant, pour ses écrits et ses conférences, des scories, des aspérités, ou comme, on dit en peinture, des repentirs.

De portrait, il ne voulait pas non plus. Il ironisait, lorsqu'on lui disait : Michel Foucault, qui êtes-vous ? sur « la morale d'état civil ».

Balzac, dans la Comédie Humaine, voulait « faire concurrence à l'état civil » en établissant comme une topologie des identités, des filiations et des alliances. Dès l'Histoire de la Folie à l'âge classique, parue en 1961 sous le titre Folie et déraison, Foucault a fait usage d'archives, de quadrillages, pour aspirer à un « droit de regard », non pour s'y enfermer.

Tout comme il a pris ses distances avec l'obligation de parler, la maladie de l'aveu, qui selon lui caractérisait ses contemporains, dans son livre de 1976, la Volonté de savoir :

(Fig 3)

« On avoue ses crimes, on avoue ses péchés, on avoue ses pensées et ses désirs, on avoue son passé et ses rêves, on avoue son enfance, on avoue ses maladies et ses misères, […] on se fait à soi-même, dans le plaisir et dans la peine, des aveux impossibles à tout autre, et dont on fait des livres. »

Dans l'ordre du discours, la conférence inaugurale qu'il prononce le 2 décembre 1970 au Collège de France, Foucault a dit de l'auteur qu'il écrivait pour effacer son visage, pour se tenir dans un espace blanc.

A ceux qui l'interrogeaient pour savoir s'il fallait le considérer comme philosophe, ou comme historien, il disait ne faire ni le travail de l'un, ni le travail de l'autre. Lors d'un entretien avec le journaliste Roger Pol-Droit, il utilisa le terme  « artificier » :

(Fig 4)

« Je suis un artificier. Je fabrique quelque chose qui sert finalement à un siège, à une guerre, à une destruction. Pour qu'on puisse passer, pour qu'on puisse avancer. »

Lanceur d'alertes, certes. Son projet a toujours été de rendre visibles les subordinations opératoires du pouvoir insensible, traduction qui, je crois, rend assez justement soft power. Et ceci avant même qu'il soit question des emprises du net, ou du séquençage du génôme humain qui intéresse tant la Silicon Valley.

Par exemple, dans son cours au Collège de France de l'année scolaire 1978-1979, Foucault invoque une bio-politique de la population, qui se double d'une anatomo­politique du corps humain. Sa thèse est que la très lisible et classique contrainte par corps est remplacée, à partir du XIXème siècle, par des dispositifs technologiques de subordination dont les intéressés peuvent ne pas se rendre compte.

Alors que Spinoza, dans son Traité Politique, préconisait un mode de gouvernance qui intègre les affects des sujets au lieu de les réprimer, Foucault appelle gouvernementalité cet agencement technologique des postures, et de canalisation des impulsions.

Michel Foucault, donc, fut non seulement lanceur d'alerte, mais aussi un artificier. Dans l'offensive, et sur le pont. Le lexique guerrier est chez lui assez récurrent. Faire le siège, sans attentisme. Dynamiter des citadelles, des remparts symboliques. Passer. Faire bouger les lignes. Sans pour autant céder à la tentation d'un activisme irresponsable, qui ferait le jeu du pouvoir.

Outils forgés, certes, par une lecture de Nietzsche, de qui il reprend les notions de généalogie, et d'archéologie. Mais aussi par une fréquentation des Lumières, notamment de Kant, dont il a traduit et commenté l'Anthropologie d'un point de vue pragmatique, pour sa thèse complémentaire. Même si dans la suite, il s'est détaché de la notion d'anthropologie, faisant de l'anthropologisme un discours relâché et abusif, le « visage de sable » de l'être humain se trouvant en sursis.

Kant, dans Qu'est-ce que les Lumières ? montre l'inconsistance d'une révolution qui inverserait seulement la place des dominés et des dominants en maintenant intacte la structure. Il s'agit plutôt de déjouer les subordinations par des outils appropriés. Ainsi, chez Kant, on trouve la préconisation « Raisonnez, mais obéissez ! », et la dissociation entre usage privé et usage public de sa raison. Dans le même sens, Michel Foucault fait la différence entre « se défendre » et « se faire justice soi-même ». Cette dernière expression reviendrait en effet à s'enfermer dans des contradictions.

Ainsi, dans un paragraphe écrit dans le cadre de sa participation au GIP, groupe d'information sur les prisons, il insiste sur la forme réfléchie et actuelle de la défense de soi par le droit, sur le ici et maintenant de l'inacceptable.

(Fig 5)

« Dans l’expression « Se défendre », le pronom réfléchi est capital. Il s’agit en effet d’inscrire la vie, l’existence, la subjectivité et la réalité même de l’individu dans la pratique du droit. Se défendre ne veut pas dire s’auto-défendre. L’auto-défense, c’est vouloir se faire justice soi-même, c’est-à-dire s’identifier à une instance de pouvoir et prolonger de son propre chef leurs actions. »

Dès lors, une définition très précautionneuse et en même temps très offensive, corrige ce qui pourrait faire contresens :

« Se défendre, au contraire, c’est refuser de jouer le jeu des instances de pouvoir et se servir du droit pour limiter leurs actions. Ainsi entendue, la défense a valeur absolue. Elle ne saurait être limitée ou désarmée par le fait que la situation était pire autrefois ou pourrait être meilleure plus tard. On ne se défend qu’au présent : l’inacceptable n’est pas relatif. »

Si j'avais pour ma part, pour contourner l'interdit du portrait, à proposer une analogie, je me réfèrerais au Banquet de Platon, auquel, en fin de vie, Foucault est revenu. En 203 c, Diotime, qui parle à la place de Socrate au moment où il devrait à son tour faire l'éloge d'Eros, fait le portrait de Socrate à travers celui d'Eros, et qualifie celui-ci de traits essentiellement dynamiques : « dormant à la belle étoile sur le pas des portes et sur le bord des chemins. »

Foucault, quand il faut avancer, a l'art de mettre le pied dans la porte. Il est le maître de l'effraction, des serrures, des interstices, et, du même coup, des « lignes de fuite ». On dit en ce sens « prendre la tangente », ou « tirer des bords ». Michel Foucault revendique un « droit de regard », qui est aussi un « droit de passage. » 

Et Ditotime continue, toujours selon la traduction du Banquet de Luc Brisson : « […] il ne cesse de tramer des ruses, il est passionné de savoir et fertile en expédients, il passe tout son temps à philosopher, c'est un sorcier redoutable, un magicien et un expert. »

Michel Foucault, on le verra, s'est référé à l'aventure et aux corsaires. Il a été volontiers « chineur », de documents administratifs comme de lettres de cachets, de factures, dont personne ne s'était soucié. On pourrait dire aussi bien, dans son sens initial, « hacker », ( qui fabrique des meubles à la hache) celui qui trouve toujours une astuce pour s'en sortir, « wizard » dont la magie relève d'instruments d'appréhension, qu'ils soient optiques, archéologiques, stratigraphiques.

Lire devant vous quelques passages des œuvres diverses de Michel Foucault est donc ici mon seul projet.

Dans la richesse très grande de ses propositions, j'ai retenu une seule articulation, qui l'a occupé beaucoup. Le lien qu'il fait entre le risque d'une illusion de l'universel, et son antidote : la constitution d'archives à partager, comme autant de « portes de sorties. » Qui font rencontrer des configurations autres, comme ce qui était avant et ce qui est ailleurs.

(Fig 6)

Sa dénonciation de l'illusion de l'universel prend en compte le risque qu'au nom de l'universel des dominations soient pérennisées ou instaurées. Et que le savoir soit l'alibi ou l'assise du pouvoir. Le risque, tout aussi bien, que le savoir devienne seulement un contre-pouvoir, c'est-à-dire une violence symbolique compensatoire, mais une violence symbolique quand-même. Qui fait passer pour universel ce qui est particulier.

Pour démêler le degré de connivence ou d'antagonisme entre le savoir et le pouvoir, Foucault a esquissé une histoire, puis une géographie. Pour proposer de lire les énoncés non comme des documents, mais comme des monuments, ou des archives.

Le recueil et le partage des archives serait alors un véritable remède, comme fréquentation d'espaces autres. Les seuls à permettre d'irréaliser et de discerner l'espace de l'évidence où l'on se tient.

Nous partirons donc de la bibliothèque où nous sommes pour évoquer sa version dématérialisée, montrer que la question du partage des données, dans l'espace ouvert par l'internet, big data, common data, open data, free data, fait l'objet d'offensives et de contre-offensives qui montrent l'actualité des analyses de Michel Foucault sur « les positions possibles du désir par rapport au discours. » Le navire, hétérotopie privilégiée, est alors la figure la plus opératoire.

Le plan que je suivrai sera donc le suivant :

I. L'illusion de l'universel.

1) Savoir et pouvoir

2) Histoire et géographie

3) Documents, monuments, archives.

II. Le partage des archives.

1) La bibliothèque comme hétérotopie.

2) Les Communs de l'espace numérique.

3)  Le navire des internautes.

I) L'illusion de l'universel.

1) Savoir et pouvoir.

Michel Foucault a suivi initialement une formation philosophique, et cet adjectif dit de lui qu'il est investi par un désir de savoir. Or, très vite, la recherche de la vérité, d'énoncés universels détachés de contextes relatifs, la démarche d'abstraction, de théorisation, vont lui apparaître comme faisant difficulté.

Quelle articulation entre savoir et pouvoir ?

Soit l'un, soit l'autre ? L'un, donc l'autre ? L'un contre l'autre ? L'un malgré l'autre ?

Tantôt, le savoir, à conquérir collectivement, relève du contre-pouvoir. Et on peut établir une analogie avec le point d'incandescence de la philosophie des Lumières, le « sapere aude », « aie l'audace de te servir de ton propre entendement », de Kant, dans Qu'est-ce que les Lumières ? », ouvrage déjà évoqué. Ce qui amène Kant à réinvestir un proverbe latin : « César n'est pas au dessus des grammairiens ».

Tantôt le savoir est une assise, jalousement gardée, du pouvoir.

Foucault, dans l'Ordre du discours livre une anecdote à propos de laquelle il dit qu'il tremble à l'idée qu'elle soit vraie :

« J'aimerais sur ce thème, rappeler une anecdote qui est si belle qu'on tremble qu'elle soit vraie. Elle ramène à une seule figure toutes les contraintes du discours : celles qui en limitent les pouvoirs, celles qui en maîtrisent les apparitions aléatoires, celles qui font sélection parmi les sujets parlants. »

Il va dès lors évoquer la rencontre d'un shôgun et d'un marin anglais :

« Au début du XVIIème siècle, le shogûn avait entendu dire que la supériorité des Européens -en fait de navigation, de commerce, de politique, d'art militaire-était due à leur connaissance des mathématiques. Il désira s'emparer d'un savoir si précieux. Comme on lui avait parlé d'un marin anglais qui possédait le secret de ces discours merveilleux, il le fit venir dans son palais et l'y retint. Seul à seul avec lui, il prit des leçons. Il sut les mathématiques. Il garda, en effet, le pouvoir, et vécut très vieux. C'est au XIXème siècle qu'il y eut des mathématiciens japonais. »

Dans la tradition qui est la sienne, alors que le lecteur croit l'anecdote finie, de rebondir, Michel Foucault poursuit :

« Mais l'anecdote ne s'arrête pas là : elle a son versant européen. L'histoire veut en effet que ce marin anglais, Will Adams, ait été un autodidacte : un charpentier quin pour avoir travaillé sur un chantier naval, aurait appris la géométrie. Faut-il voir dans ce récit l'expression d'un des grands mythes de la culture européenne ? Au savoir monopolisé et secret de la tyrannie orientale, l'Europe opposerait la communication universelle de la connaissance, l'échange indéfini et libre des discours. »

Lecture en effet superficielle, puisque à partir du modèle japonais de confiscation du savoir, Foucault va débusquer, dans la culture occidentale elle-même, des circulations privilégiées, ritualisées, contraintes, qui vont les endiguer et les contrôler.

« Or ce thème, bien sûr, ne résiste pas à l'examen. L'échange et la communication sont des figures positives qui jouent à l'intérieur de systèmes complexes de restriction ; et ils ne sauraient sans doute fonctionner indépendamment de ceux-ci. La forme la plus superficielle et la plus visible de ces systèmes de restriction est constituée par ce qu'on peut regrouper sous le nom de rituel ; le rituel définit la qualification que doivent posséder les individus qui parlent (et qui, dans le jeu d'un dialogue, de l'interrogation, de la récitation, doivent occuper telle position et formuler tel type d'énoncé) ; »

Il s'agit ici d'une mise en abyme puisque Michel Foucault lui-même, en cet instant, se livre à cet exercice. D'où une caractérisation du rituel :

« […] il définit les gestes, les comportements, les circonstances, et tout l'ensemble des signes qui doivent accompagner le discours ; il fixe enfin l'efficace supposée ou imposée des paroles leur effet sur ceux auxquels elles s'adresse, les limites de leur valeur contraignante. »

Dès 1969, dans l'Archéologie du savoir, Foucault avait mis en évidence les modalités souterraines de raréfaction des discours, dispositifs non-écrits que l'évidence rend invisibles : les interdits intériorisés comme la sexualité et la politique, le partage entre raison et folie, l'opposition du vrai et du faux.

Il suggère par là que l'opposition entre un discours d'autorité qui articulerait savoir et pouvoir, et un discours de cohérence, qui serait susceptible de les dissocier, ne va pas de soi. Il ne faudrait pas opposer strictement un régime qui serait privateur et un autre qui se tiendrait dans une neutralité respectueuse.

Dans la conférence de 1976 au Collège de France, Il faut sauver la société, Foucault montre la persistance de cette mainmise du particulier sur l'universel. Et l'ingéniosité qu'a le particulier à se draper dans l'universel. Ce que le sociologue Pierre Bourdieu appelle, lui, violence symbolique. On peut faire un discours qui « prétend à la vérité », tout en s'excluant de « l'universalité juridico-philosophique » :

(Fig 7)

« Son rôle, ce n'est pas celui dont les législateurs ont rêvé, de Solon à Kant : s'établir entre les adversaires, au centre et au dessus de la mêlée, imposer un armistice, fonder un ordre qui réconcilie. Il s'agit de poser un droit frappé de dissymétrie et fonctionnant comme privilège à maintenir ou à rétablir, il s'agit de faire valoir une vérité qui fonctionne comme une arme. Pour le sujet qui tient un pareil discours, la vérité et le droit général sont des illusions ou des pièges. »

Dès lors, écrire l'histoire de la subordination du savoir au pouvoir ?

b) Histoire et géographie.

Foucault en écrit l'histoire, et aussi la géographie. Puisque très vite, on voit bien qu'à une époque donnée, pour une culture donnée, le prétendu universel est arraisonné de multiples manières, dans des espaces contraints.

Histoire.

Cette alternative, entre un savoir-pouvoir et un savoir contre-pouvoir, était déjà formulée dans une conférence de 1972 intitulée La vérité et les formes juridiques.

Ce titre fait état d'une histoire du rapport entre savoir et pouvoir. Certes, on se réfère déjà à une « histoire interne » de la vérité, par laquelle, en physique par exemple, l'expérience, lorsqu'elle falsifie l'hypothèse, amène le physicien à la reconfigurer, à la réécrire :

« L'hypothèse que j'aimerais proposer, c'est qu'il y a deux histoires de la vérité. La première est une sorte d'histoire interne de la vérité, l'histoire d'une vérité qui se corrige à partir de ses propres principes de régulation. C'est l'histoire de la vérité telle qu'elle se fait dans ou à partir de l'histoire des sciences. »

Mais cette histoire interne, qu'étudie l'épistémologie, se double d'une histoire externe, celle du rapport des thèses scientifiques aux pouvoirs :

« De l'autre côté, il me semble qu'il existe dans la société, ou du moins dans nos sociétés, plusieurs autres lieux où la vérité se forme, ou un certain nombre de règles du jeu sont définies – règles du jeu d'après lesquelles on voit naître certaines formes de subjectivité, certains domaines d'objets, certains types de savoir -et par conséquent l'on peut, à partir de là, faire une histoire externe, extérieure, de la vérité. »

Le savoir est contextualisé, daté, reconfiguré par des rapports de force, des coups de force. Et en ce sens, il n'a rien à voir avec une prétendue candeur dont on serait tenté de le créditer.

Dans cette conférence, à ce moment-là de sa démonstration, Foucault cite une description provocatrice de Nietzsche, qu'il extrait de l'ouvrage Vérité et mensonge au sens extra-moral :

« Au détour de quelque coin de l'univers inondé des feux des innombrables systèmes solaires, il y eut un jour une planète sur laquelle des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus orgueilleuse et la plus mensongère de l' « histoire universelle ».

Nietzsche, ici, d'une manière que Foucault caractérise comme « insolente », dit de la connaissance qu'elle est un outil de démesure, soit d'hubris, de transgression. Il la présente comme une ruse. Dans le titre de son texte, d'ailleurs, Vérité et mensonge, il suggère qu'il s'agit d'une seule et même notion, faite pour abuser. Dès lors, prolongeant la piste ouverte par Nietzsche, Foucault élabore le scénario des rapports entre savoir et pouvoir en Occident, qui comporte trois temps essentiels :

Avant le VIème siècle, en Grèce, la savoir est le domaine réservé du pouvoir. Ce qu'on appelle le « miracle grec », et qui commence à la fin du VIème siècle, est une progressive autonomisation de la connaissance par rapport au pouvoir, avec ses hauts et ses bas, jusqu'au début du XIXème siècle, qui inaugure un retour, sous un voile technique, de la confiscation du savoir par les pouvoirs.

(Fig 8) Une tapisserie d'après un carton de Rubens : Agamemnon et Achille. Cette scène fait référence au premier chant de l'Iliade d'Homère. Au moment où Agamemnon, le stratégos, le général en chef, qui a dû rendre sa captive pour éviter la colère des dieux, demande à Achille de rendre lui-aussi sa captive, Achille éprouve, à un moment, la tentation de porter la main à l'épée pour porter le fer contre Agamemnon. Mais comme Agamemnon a parlé ès qualité selon les rituels requis, Achille ne peut que s'incliner. La parole d'autorité d'Agamemnon a valeur de vérité.

(Fig 9) La tableau d'Ingres, Oedipe et la Sphinge. Oedipe est représenté au moment où il répond à l'énigme de la Sphinge qui terrorise toute la contrée, comme ceci est suggéré à l'arrière-plan. Il va alors débarrasser le pays de celle qui dévore ceux qui ne trouvent pas la solution, et trouver sa récompense en épousant Jocaste, la reine veuve. Sans savoir qu'il a lui-même tué le roi, son père, et qu'il va épouser sa mère/

Dans cette même conférence, Michel Foucault fait de l'Oedipe Roi de Sophocle la manifestation du basculement entre un savoir qui serait le monopole du pouvoir et un savoir qui pourrait s'opposer à lui, ne serait-ce qu'en menant l'enquête à son propos. Comme, à la suite du parricide et de l'inceste commis involontairement par Oedipe, la souillure et la peste sont sur la cité, alors Oedipe est confronté au témoignage d'un berger, qui l'a, enfant, emmené hors du palais de Jocaste :

« En effet, j'ai donné jadis à ce messager un enfant qui venait du palais de Jocaste et dont on m'a dit qu'il était son fils. »

Ce qui signe la fin de la royauté d'Oedipe.

(Fig 10) Une reconstitution de l'Acropole, qui semble dominer l'espace de la parole ouverte à tous les citoyens d'Athènes, l'agora. Persistance d'une transcendance ? Mais celle qui est vénérée sur l'Acropole est Athéna, déesse de la sagesse.

Voici ce qu'en dit Foucault : « ...quand la Grèce classique apparaît – Sophocle en représente la date initiale, le point d'éclosion -, ce qui doit disparaître pour que cette société existe, c'est l'union du pouvoir et du savoir. A partir de ce moment, l'homme de pouvoir sera l'homme de l'ignorance. Finalement, ce qui est arrivé à Oedipe c'est que, pour savoir trop, il ne savait rien. À partir de ce moment, Oedipe va fonctionner comme l'homme du pouvoir, aveugle, qui  ne savait pas, et qui ne savait pas parce qu'il pouvait trop. »

Ceci lui permet de caractériser le début de l'aventure d'une recherche de connaissance qui serait partagée et immanente :

« Ce droit d'opposer une vérité sans pouvoir à un pouvoir sans vérité a donné lieu à une série de grandes formes culturelles caractéristiques de la société grecque. »

Pourtant, même si en découlent la philosophie, l'histoire, terme qui veut dire « histoire » en grec, la controverse médiévale… Foucault précise que jamais le savoir alibi du pouvoir ne se trouve totalement aboli.

(Fig 11) Référons-nous par exemple à une œuvre de commande, faite par les Médicis au peintre Botticelli. Pallas et le Centaure. Athéna, ayant troqué sa lance contre une hallebarde alors en vigueur, porte la livrée des Médicis. Elle pose la main sur la tête du Centaure pour apaiser sa violence. Cadeau de mariage destiné à l'un des Médicis, brutal, pour lui suggérer de s'adoucir.

Michel Foucault conclut son article en évoquant la progressive exténuation de l'indépendance du savoir par rapport au pouvoir, au début du XIXème siècle, du fait de contraintes technologiques, insidieuses et invisibles. L'idéal aussi bien de la Grèce classique, que de l'humanisme de la Renaissance, que des Lumières, se trouve rogné et réagencé par des forces qui ne se laissent pas voir.

Ce qui permet de rendre compte du versant géographique de l'oeuvre de Michel Foucault.

Géographie.

L'accès au savoir et aux conditions d'un accès au savoir seraient dessinés par des rapports de force. Pour reprendre un verbe affectionné par Machiavel, le regard et le droit de regard pourraient se trouver « endigués ». D'où l'urgence de lire, pour une époque donnée, les aspérités du terrain, d'effectuer des relevés.

Foucault entreprend de dessiner les entrelacs de regards empêchés, d'espaces fermés dans lesquels ceux qui se déplacent n'ont pas idée qu'ils le sont. Pour pouvoir lire ce qui entrave, comme le formulait Kant, les trois modalités du rapport au monde, aux autres et à soi que sont le pouvoir de connaître, le pouvoir de désirer, le sentiment de plaisir et de peine.

Il convient alors de manifester, dans l'espace, des figures, des images, de la surveillance, de l'exclusion et de l'inclusion, des lignes de fuite.

(Fig 12) Prison VII de Piranèse. Figure du panoptikon, soit d'un « voir sans être vu », théorisé par Bentham, et repris par Foucault, aussi bien concernant l'asile, que l'hôpital, que la prison.

Foucault a constitué ces « cartographies », dans l'Histoire de la folie à l'âge classique seconde édition en 1972, révisée, de Folie et déraison et aussi dans Surveiller et punir, texte de 1975. Il évoque, par exemple, la notion clé de discipline dans un texte de 1974 : L'incorporation de l'hôpital dans la technologie moderne :

« La discipline est une technique de pouvoir qui implique une surveillance constante et perpétuelle des individus. […] La discipline est l'ensemble des techniques en vertu desquelles les systèmes de pouvoir ont pour objectif et résultat la singularisation des individus. C'est le pouvoir de l'individualisation dont l'instrument fondamental réside dans l'examen. L'examen, c'est la surveillance permanente, classificatrice, qui permet de répartir les individus, de les juger, de les localiser, et, ainsi, de les utiliser au maximum. A travers l'examen, l'individualité devient un élément pour l'exercice du pouvoir. »

Le regard psychiatrique est alors manifesté comme investi non seulement par le pouvoir de connaître, mais par le pouvoir de contrôler.

Quant au pouvoir de désirer, un article initialement publié dans le journal Le Monde daté du 5 novembre 1976, intitulé L'Occident et la vérité du sexe, permet à Michel Foucault de manifester comment à travers la sexualité, l'opposition entre montrer et cacher est symptômatique d'une confusion entre autonomie et fascination, liberté et libertinage. Il développera, dans l'Histoire de la sexualité, notamment dans l'Usage des plaisirs, comment ce qui était considéré dans la Grèce classique comme compatible et réfléchi le rapport à l'épouse et le rapport aux garçons, s'est trouvé progressivement honni et tabou. Notre société, selon Foucault, qui énonce ceci bien avant Facebook et autres réseaux sociaux où l'intime s'étale, a fini par réaliser la fiction qui est celle de Diderot dans Les bijoux indiscrets, ou un tyran rêve de faire parler les corps de ses sujets.

Le pouvoir de désirer supérieur, l'éthique, fait l'objet des derniers écrits de Foucault, où il se rapproche du gouvernement de soi du stoïcisme (Dans Le souci de soi, Foucault reprend à son compte les procédures qui consistent à essayer d'écrire en soi, par des exercices, des énoncés conjuratoires.) et du « parler vrai » du cynisme (Lorsque, dans son dernier cours au collège de France, Foucault parle du « courage de la vérité », soit de la parrhésia, il énonce son caractère exceptionnel car, généralement, entravé. .)

Sentiment de plaisir et de peine, aussi, esthétique dûment travaillée par des censures et des tendances lourdes, imposées de l'extérieur.

Une telle géographie évite une approche qui serait seulement historique et porteuse de malentendus. N'oublions pas que 1516 est l'année de parution du Prince de Machiavel, hard power, aussi bien que de l'Utopie de Thomas More, soft power : visibilité, parois transparentes, regards qui se surveillent mutuellement.

Fig 13 Panoptique contemporain. Retour à une verticalité qui échappe.

3) Documents, monuments, archives.

On voit ici apparaître le notion d'epistémé. Ce qui est lu des couloirs de circulation des bâtiments, va concerner les monuments textuels.

Dès 1969, dans l'Archéologie du savoir, Michel Foucault avait mis en évidence les modalités souterraines de raréfaction des discours, dispositifs non-écrits que l'évidence rend invisibles. Et Les mots et les choses ont pour sous-titre Une archéologie des sciences humaines.

(Fig 14) Un archivage de carton de l'insignifiant lui-même, qui manifeste la fréquence ou la rareté de certaines structures. Comme l'ont pratiqué Wharol et Perec.

Foucault énonce, à cette fin, dans l'Archéologie du savoir, des préconisations surprenantes.

S'intéresser davantage à la syntaxe qu'à la sémantique. Et, par là, opposer deux régimes de la vérité.

« Volonté de vérité comme prodigieuse machine destinée à exclure. »

« Vérité qui serait richesse, fécondité, force douce et insidieusement universelle »

D'où, toujours dans l'Archéologie du savoir, des mesures de réduction du document au monument, à l'archive :

« On ne cherche donc pas à passer du texte à la pensée, du bavardage au silence, de l'extérieur à l'intérieur, de la dispersion spatiale au pur recueillement de l'instant, de la multiplicité superficielle à l'unité profonde, on demeure dans la dimension du discours. » 

Dans une archéologie, une coupe stratigraphique, il s'agit d'apercevoir des structures récurrentes ou rares. Une modalité d'écriture, ou de savoir faire,  à une époque donnée qui s'ouvre et se ferme. A laquelle succède une autre.

Discerner, à partir des archives, qui sont à saisir non pas comme des documents, mais comme des monuments. Faire de l'archéologie, pour saisir non pas des énoncés mais des constantes et des ruptures. Une épistémé, puis une autre.

L'universel est suspect. A deux titres : pour Michel Foucault il peut être l'alibi du pouvoir et constituer, à ce titre, un enfermement, c'est-à-dire une illusion. In, en latin, signifie « dans », et ludere veut dire « jouer ». Le jeu ne se conçoit que comme espace clos sur lui même, axiomatique ou parenthèse. Si celui qui veut savoir se croit émancipé des rapports de pouvoir, il peut méconnaître qu'il se situe dans un contexte particulier de domination, qu'il exerce ou qu'il subit. 

En réalisant des relevés, Foucault propose l'antidote de l'illusion de l'universel. Penchons-nous alors sur des hétérotopies sont des lignes de fuite. Non pas seulement des formes de dépaysement ou de voyage, mais des « pas de côté ».

II. Partager les archives.

(Fig 15) Rayonnages d'une bibliothèque.

1) La bibliothèque.

Nous sommes à la médiathèque Jeukens, qui a, l'hiver dernier, inauguré son portail numérique, dans la logique d'une dématérialisation des données, l'informatique permettant un basculement du « présentiel » vers le « distantiel. » Les outils spatiaux que Foucault propose sont fondamentaux pour construire une analyse des paradoxes contemporains concernant l'espace numérique et ses confusions.

Je vais dans un premier temps me référer au partage des archives que la bibliothèque permet. Lieu très décisif, dans la géographie de Foucault, la bibliothèque est « un espace autre », une « ligne de fuite », ou encore une « hétérotopie », doublée d'une « hétérochronie ».

Pour expliquer ce de quoi il s'agit, je vais me référer à une conférence intitulée Des espaces autres. Nous allons en lire, ensemble, des extraits.

Qu'est-ce qu'une hétérotopie ?

(Fig 16)

Utopie.

« Il y a d'abord les utopies. Les utopies, ce sont les emplacements sans lieu réel. Ce sont les emplacements qui entretiennent avec 1'espace réel de la société un rapport général d'analogie directe ou inversée. C'est la société elle-même perfectionnée ou c'est l'envers de a société, mais, de toute façon, ces utopies sont des espaces qui sont fondamentalement essentiellement irréels. »

(Fig 17)

Hétérotopie.

« Il y a également, et ceci probablement dans toute culture, dans toute civilisation, des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui ont dessinés dans l'institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d'utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l'on peut trouver à l'intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. Ces lieux, parce qu'ils sont absolument autres que tous les emplacements qu'ils reflètent et dont ils parlent, je les appellerai, par opposition aux utopies, les hétérotopies ; ... »

(Fig 18) Une hétérotopie ambivalente l'Embarquement pour Cythère de Watteau. Les amants vont-ils à Cythère, ou reviennent-ils de Cythère, île d'Aphrodite, métaphore du rapport amoureux ?

(Fig 19) le miroir, utopie et hétérotopie.

« et je crois qu'entre les utopies et ces emplacements absolument autres, ces hétérotopies, il y aurait sans doute une sorte d'expérience mixte, mitoyenne, qui serait le miroir. Le miroir, après tout, c'est une utopie, puisque c'est un lieu sans lieu. Dans le miroir, je me vois là où je ne suis pas, dans un espace irréel qui s'ouvre virtuellement derrière la surface, je suis là-bas, là où je ne suis pas, une sorte d'ombre qui me donne à moi-même ma propre visibilité, qui me permet de me regarder là où je suis absent - utopie du miroir. »

Scrupule de l'auteur, devant une forme mixte :

« Mais c'est également une hétérotopie, dans la mesure où le miroir existe réellement, et où il a, sur la place que j'occupe, une sorte d'effet en retour ; c'est à partir du miroir que je me découvre absent à la place où je suis puisque je me vois là-bas. À partir de ce regard qui en quelque sorte se porte sur moi, du fond de cet espace virtuel qui est de l'autre côté de la glace, je reviens vers moi et je recommence à porter mes yeux vers moi-même et à me reconstituer là où je suis; le miroir fonctionne comme une hétérotopie en ce sens qu'il rend cette place que j'occupe au moment où je me regarde dans la glace, à la fois absolument réelle, en liaison avec tout l'espace qui l'entoure, et absolument irréelle, puisqu'elle est obligée, pour être perçue, de passer par ce point virtuel qui est là-bas. »

(Fig 20) le miroir des Ménines de Vélasquez, que Foucault a travaillé dans Les mots et les choses.

(Fig 21) détail.

Michel Foucault établit qu'il y a des hétérotopies de crise, de déviation, chroniques, éternitaires, festives...

(Fig 22)

Le jardin.

« L'hétérotopie a le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles. C'est ainsi que le théâtre fait succéder sur le rectangle de la scène toute une série de lieux qui sont étrangers les uns aux autres; c'est ainsi que le cinéma est une très curieuse salle rectangulaire, au fond de laquelle, sur un écran à deux dimensions, on voit se projeter un espace à trois dimensions; mais peut-être est-ce que l'exemple le plus ancien de ces hétérotopies, en forme d'emplacements contradictoires, l'exemple le plus ancien, c'est peut-être le jardin. »

Michel Foucault se livre alors à un rappel historique :

« Il ne faut oublier que le jardin, étonnante création maintenant millénaire, avait en Orient des significations très profondes et comme superposées. Le jardin traditionnel des persans était un espace sacré qui devait réunir à l'intérieur de son rectangle quatre parties représentant les quatre parties du monde, avec un espace plus sacré encore que les autres qui était comme l'ombilic, le nombril du monde en son milieu, (c'est là qu'étaient la vasque et le jet d'eau); et toute la végétation du jardin devait se répartir dans cet espace, dans cette sorte de microcosme. »

Ce qui ouvre une analogie :

« Quant aux tapis, ils étaient, à l'origine, des reproductions de jardins. Le jardin, c'est un tapis où le monde tout entier vient accomplir sa perfection symbolique, et le tapis, c'est une sorte de jardin mobile à travers l'espace. Le jardin, c'est la plus petite parcelle du monde et puis c'est la totalité du monde. Le jardin, c'est, depuis le fond de l'Antiquité, une sorte d'hétérotopie heureuse et universalisante (de là nos jardins zoologiques). »

(Fig 23) Un tapis-jardin.

L'hétérotopie se double d'une hétérochronie.

« Les hétérotopies sont liées, le plus souvent, à des découpages du temps, c'est-à-dire qu'elles ouvrent sur ce qu'on pourrait appeler, par pure symétrie, des hétérochronies ; l'hétérotopie se met à fonctionner à plein lorsque les hommes se trouvent dans une sorte de rupture absolue avec leur temps traditionnel. »

Pourquoi la bibliothèque est-elle une hétérotopie ?

(Fig 24)

« D'une façon générale, dans une société comme la nôtre, hétérotopie et hétérochronie s'organisent et s'arrangent d'une façon relativement complexe. Il y a d'abord les hétérotopies du temps qui s'accumule à l'infini, par exemple les musées, les bibliothèques; musées et bibliothèques sont des hétérotopies dans lesquelles le temps ne cesse de s'amonceler et de se jucher au sommet de lui-même, alors qu'au XVIIe, jusqu'à la fin du XVIIe siècle encore, les musées et les bibliothèques étaient l'expression d'un choix individuel. »

La référence à la bibliothèque se poursuit par une référence à une « archive générale » qui résonne pour nous, en 2014, de manière toute spéciale :

« En revanche, l'idée de tout accumuler, l'idée de constituer une sorte d'archive générale, la volonté d'enfermer dans un lieu tous les temps, toutes les époques, toutes les formes, tous les goûts, l'idée de constituer un lieu de tous les temps qui soit lui-même hors du temps, et inaccessible à sa morsure, le projet d'organiser ainsi une sorte d'accumulation perpétuelle et indéfinie du temps dans un lieu qui ne bougerait pas, eh bien, tout cela appartient à notre modernité. Le musée et la bibliothèque sont des hétérotopies qui sont propres à la culture occidentale du XIX' siècle. »

Une hétérotopie ou des hétérotopies ?

Une hétérotopie ou des hétérotopies ? Chaque ouvrage est-il comme une ligne de fuite possible ? Un espace autre ?

(Fig 25) Bibliothèque d'Uppsala.

A la bibliothèque d'Uppsala, en Suède, Foucault a pu lire beaucoup de manuscrits précieux du XVI siècle concernant l'anatomie.

(Fig 26)

Le tableau d'Arcimboldo. Hétérotopie porteuse d'hétérotopies.

Les Mots et les Choses, dit Foucault, ont leur lieu de naissance dans un texte de Borgès. L'auteur de « la bibliothèque de Babel » évoque « une certaine encyclopédie chinoise ».

(Fig 27)

« Ce livre a son lieu de naissance dans un texte de Borges. Dans le rire qui secoue à sa lecture toutes les familiarités de la pensée – de la nôtre, celle qui a notre âge et notre géographie-ébranlant toutes les surfaces ordonnées et tous les plans qui assagissent pour nous le foisonnement des êtres, faisant vaciller et ébranlant pout toujours notre pratique millénaire du Même et de l'Autre. »

(Fig 28) La tour de Babel, tableau de Martens van Volkenboch.

Lévi-Strauss, en 1962, dans la Pensée sauvage, a opposé sociétés chaudes et sociétés froides, logiques contradictoires et logiques participatives. Le texte de Foucault, Les mots et les choses, fait intervenir des outils très proches.

« On s'est longtemps plu à citer ces langues où les termes manquent, pour exprimer des concepts tels que ceux d'arbre ou d'animal, bien qu'on y trouve tous les mots nécessaires à un inventaire détaillé des espèces et des variétés. Mais, en invoquant ces cas à l'appui d'une prétendue inaptitude des «primitifs » à la pensée abstraite, on omettait d'abord d'autres exemples, qui attestent que la richesse en mots abstraits n'est pas l'apanage des seules langues civilisées. […]

« Parmi les plantes et les animaux, l'Indien ne nomme que les espèces utiles ou nuisibles ; les autres sont classées indistinctement comme oiseau, mauvaise herbe, etc. » (Krause, p. 104.) »

Dans le même sens, Foucault, dans les Mots et les Choses, se réfère à un livre de Borgès qui contient lui-même un livre :

(Fig 29)

« Ce texte cite « une certaine encyclopédie chinoise, où il est écrit que les animaux se divisent en

a) appartenant à l'Empereur b) embaumés c)apprivoisés d) cochons de lait e) sirènes

f) fabuleux

g) chiens en liberté h) inclus dans la présente classification i) qui s'agitent comme des fous j) innombrables k) dessinés avec un pinceau très fin en poil de chameau l) et caetera m) qui viennent de casser la cruche n) qui de loin ressemblent à des mouches. Dans l'émerveillement de cette taxinomie, ce qu'on rejoint d'un bond, ce qui, à la faveur de l'apologue, nous est indiqué comme le charme exotique d'une autre pensée, c'est la limite de ma nôtre, l'impossibilité nue de penser cela. »

D'où une dissociation entre les utopies et les hétérotopies :

« les utopies consolent (espace merveilleux et lisse) les hétérotopies inquiètent, sans doute parce qu'elles minent secrètement le langage, parce qu'elles brisent les noms communs ou les enchevêtrent, parce qu'elles ruinent d'avance la syntaxe, et pas seulement celle qui construit des phrases -celle moins manifeste qui fait tenir ensemble les mots et les choses. »

Le livre de Borgès est un tableau sans espace cohérent. A la fois miroir et ligne de fuite. Ce qui permet de saisir l'étrangeté de l'espace initial.

En effet, à supposer que soit ainsi manifesté l'étrangeté, par le dépaysement et le charme de la limite de la pensée, l'étrangeté peut sauver. De l'étrangeté que serait l'absence d'étrangeté. Celle-là même, mortifère, qui neutralise la curiosité, enferme dans « l'esprit des lieux. »

(Fig 30)

« Tout récemment aussi, on a inventé une nouvelle hétérotopie chronique, ce sont les villages de vacances; ces villages polynésiens qui offrent trois petites semaines d'une nudité primitive et éternelle aux habitants des villes; et vous voyez d'ailleurs que, par les deux formes d'hétérotopies, se rejoignent celle de la fête et celle de l'éternité du temps qui s'accumule, les paillotes de Djerba sont en un sens parentes des bibliothèques et des musées, car, en retrouvant la vie polynésienne, on abolit le temps, mais c'est tout aussi bien le temps qui se retrouve, c'est toute l'histoire de l'humanité qui remonte jusqu'à sa source comme dans une sorte de grand savoir immédiat. »

Le net comme hétérotopie chronique ? Là où Hannah Arendt redoutait l'hystérie collective d'une proximité sans distance, faut-il voir comme une revanche du savoir, contre les entraves du pouvoir ?

2) Les Communs de l'espace numérique.

Les bibliothèques et les musées, initialement espaces réservés ( je pense à la librairie de Montaigne, ou aux chambres des merveilles, aux cabinets de curiosité, au Cabinet des médailles et des antiques de Richelieu, devenu celui du roi) se sont progressivement ouverts. Jusqu'à devenir médiathèques, à se doter de portails numériques.

Foucault n'a pas connu la place que l'internet a fini par prendre dans nos vies. Mais certains de ses énoncés envisagent bien des réseaux, des écheveaux. Et aussi des codes, qui programment des structures, sans que ceux qui s'y meuvent aient idée de où ils se trouvent.

La prévalence de la syntaxe pour repérer les formes de discours amène Foucault à se référer au « code », au début des Mots et des Choses.

« Les codes fondamentaux d'une culture-ceux qui régissent son langage, ses schémas
perceptifs, ses échanges, ses techniques, ses valeurs, la hiérarchie de ses pratiques... »

Foucault y évoquait la possibilité, par le dépaysement hétérotopique, d'un regard sur l'échange des discours, des femmes, et des biens :

« En essayant de remettre au jour cette profonde dénivellation, c'est à notre sol, silencieux et naïvement immobile, que nous rendons ses ruptures, son instabilité, ses failles ; et c'est lui qui s'inquiète à nouveau sous nos pas. »

Dans Des espaces autres, Foucault parle de juxtapositions, de réseaux, d'écheveaux :

(Fig 31)

« L'époque actuelle serait peut-être plutôt l'époque de l'espace. Nous sommes à l'époque du simultané, nous sommes à l'époque de la juxtaposition, à l'époque du proche et du lointain, du côte à côte, du dispersé. Nous sommes à un moment où le monde s'éprouve, je crois, moins comme une grande vie qui se développerait à travers le temps que comme un réseau qui relie des points et qui entrecroise son écheveau. »

Que dire alors de la possibilité, où qu'on se trouve, d'accéder à des fonds numérisés ? De cette ouverture sans précédent des archives à quiconque les vise ? Mais cette visée fait-elle même objet d'un traçage, souvent insoupçonné, qui rajoute l'archive à l'archive. Pour qui ? Pour quoi ? La vie privée devient, sous l'euphémisme du Big Data, monnayable et corvéable, et peut être analysée en termes de gouvernentalité.

La technologie peut introduire des modalités, des procédures, des contrôles qui sont privateurs. En actualisant les propositions de Foucault, on peut faire le lien avec les derniers développements concernant le nouveau panoptikon qu'est devenu le net. Les réseaux, comme sociographes indélébiles, constituent des traçages, font l'objet de négociations, à la fois économiques et politiques.

Alors, que, pour reprendre à Foucault, la notion d'archivage intégral, comment éviter le paradoxe d'un archivage qui serait lui-même objet d'une surveillance, et d'une appropriation dissymétrique ?

Faire, alors, par exemple, de la question des Commons, et de la double revendication qu'elle porte, de rétablir des séparations dans l'extériorité, et de refonder dans l' intériorité un souci éthique d'usages collectifs qui n'épuisent pas la ressource, une piste ?

La notion de Commons, travaillée outre-Atlantique par l'économiste Elinor Oestrom, rejoint les pistes ouvertes par Hannah Arendt, dans sa période américaine. et aussi la question de la préservation des hétérotopies, chez Michel Foucault.

Comment préserver un accès aux archives qui relève d'une neutralité ? L'internet est né neutre, a-centré, comme commutation de paquets.

(fig 32) Dialogue d'ordinateurs à ordinateurs, commutation de paquets.

Voici ce que Foucault écrivait dans les Mots et les choses :

(Fig 33)

« De nos jours, l'emplacement se substitue à l'étendue qui elle-même remplaçait la localisation. L'emplacement est défini par les relations de voisinage entre points ou éléments; formellement, on peut les décrire comme des séries, des arbres, des treillis. »

(Fig 34)

« D'autre part, on sait l'importance des problèmes d'emplacement dans la technique contemporaine : stockage de l'information ou des résultats partiels d'un calcul dans la mémoire d'une machine, circulation d'éléments discrets, à sortie aléatoire (comme tout simplement les automobiles ou après tout les sons sur une ligne téléphonique), repérage d'éléments, marqués ou codés, à l'intérieur d'un ensemble qui est soit réparti au hasard, soit classé dans un classement univoque, soit classé selon un classement plurivoque, etc. »

La question du stockage est abordée de manière frontale.

Mais ailleurs, de manière oblique, Foucault insiste sur l'importance de l'accès à un dehors, propre à irréaliser l'ici, pour permettre une saisie réfléchie.

La revendication d'une délimitation entre dimension privée et dimension publique, et celle d'une intériorité attentive à soi et aux autres tente de suggérer, contre la tendance lourde d'un obscurcissement de l'humanisme, de bonnes pratiques. Soit la possibilité d'une appropriation hétérotopique. Pour remédier à l'étrangeté de l'absence d'étrangeté.

Si la vérité relève d'un rapport de pouvoir, et si « celui qui peut » se fait passer pour « celui qui sait », comment rétablir l'exception enchantée d'un savoir qui demande des comptes aux pouvoirs autrement que par une contre-technologie, celle du partage de la connaissance ?

Si le devenir de l'internet est la constitution, pour quelques-uns, d'une omni-surveillance, c'est-à-dire d'une tyrannie, par exemple par les désormais très repérés « filets dérivants » qui récoltent les métadonnées de ceux sur lesquels il serait bon d'avoir prise un jour, comment ruser, se glisser dans l'interstice ?

Faut-il alors, sacraliser, découper par des paroles et des dispositifs juridiques, un lieu des Communs ? Ou en prolonger la tradition là où elle s'est préservée ?

Dépasser, alors, l'évidence de la sacralisation, et la passivité du donné pour aller vers l'activité du revendiqué :

« Or, malgré toutes les techniques qui l'investissent, malgré tout le réseau de savoir qui permet de le déterminer ou de le formaliser, l'espace contemporain n'est peut-être, pas encore entièrement désacralisé - à la différence sans doute du temps qui, lui, a été désacralisé au XIXe siècle. Certes, il y a bien eu une certaine désacralisation théorique de l'espace (celle à laquelle l'ouvre de Galilée a donné le signal), mais nous n'avons peut-être pas encore accédé à une désacralisation pratique de l'espace. Et peut-être notre vie est-elle encore commandée par un certain nombre d'oppositions auxquelles on ne peut pas toucher, auxquelles l'institution et la pratique n'ont pas encore osé porter atteinte : des oppositions que nous admettons comme toutes données : par exemple, entre l'espace privé et l'espace public, entre l'espace de la famille et l'espace social, entre l'espace culturel et l'espace utile, entre  l'espace de loisirs et l'espace de travail; toutes sont animées encore par une sourde sacralisation. »

Concevoir, alors, la navigation sur la toile comme une errance sans lucidité, en proie à une gouvernementalité ? Qui repère les impulsions de ceux qui s'y déplacent pour mieux les solliciter, les orienter ? Ou la possibilité des Commons, dimension hétérotopique non assujettie, comme « pas de côté » éclairant, qui rétablirait un droit de regard ?

L'internet est né libre. Faut-il consentir à son usage dissymétrique et non neutre ?

Big data ? Closed data ? Open data seulement? Common data ? Free data ?

(Fig 35) le logo et le projet de Wikipédia.

3) En guise de conclusion : le navire des internautes.

(Fig 36) la nef des fous de Jérôme Bosch

Dans l'Histoire de la folie à l'Age Classique, Foucault évoque le statut du fou avant l'Hôpital. Par exemple à travers la nef des fous, dont on espère la guérison, parce que le navire leur permet de rencontrer des carrefours, des rives, des espaces autres.

Bateau ivre, médication potentielle.

La nef est comme l'hétérotopie par excellence, celle qui fait rencontrer toutes les autres, lieux de plaisirs, de désirs, de jardins, qui peuvent asservir ou libérer, faire des sujets des objets, et des corps des surfaces asservies à des regards se prétendant omniscients et protecteurs.

Relisons des Espaces autres :

« Maisons closes et colonies, ce sont deux types extrêmes de l'hétérotopie, et si l'on songe, après tout, que le bateau, c'est un morceau flottant d'espace, un lieu sans lieu, qui vit par lui-même, qui- est fermé sur soi et qui est livré en même temps à l'infini de la mer et qui, de port en port, de bordée en bordée, de maison close en maison close, va jusqu'aux colonies chercher ce qu'elles recèlent de plus précieux en leurs jardins, vous comprenez pourquoi le bateau a été pour notre civilisation, depuis le XVIe siècle jusqu'à nos jours, à la fois non seulement, bien sûr, le plus grand instrument de développement économique (ce n'est pas de cela que je parle aujourd'hui), mais la plus grande réserve d'imagination. »

(Fig 37) Le logo de Wikisource, de Creative Commons.

Le navire de l'internaute, devant se frayer une route à travers les intentions privatrices, les appropriations qui entravent, l'assignation à une réalité préoccupante, est-il contraint à ignorer l'ailleurs ?

(Fig 38)

« Le navire, c'est l'hétérotopie par excellence. Dans les civilisations sans bateaux les rêves se tarissent, l'espionnage y remplace l'aventure, et la police, les corsaires. »

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CC-By-Sa 4.0