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LES PATHOLOGIES DE L’URGENCE
Nicole Aubert

Plus ou moins délivrés des contraintes de l’espace, il semble que nous nous retrouvions désormais livrés aux tyrannies du temps qui se traduisent, en cette fin de vingtième siècle, par une pratique doublée d’une idéologie envahissante : celle de l’action dans l’urgence.

En effet, si le mode d’action « en urgence » est longtemps demeuré une façon relativement exceptionnelle de traiter une situation en ayant recours à un dispositif spécifique pour contourner le blocage des structures habituelles (sur le plan médical, juridique, économique, politique ou social…), tel n’est plus le cas. Les dernières années du XX° siècle semblent en effet marquées par l’ascension irrésistible du règne de l’urgence, celle-ci étant en passe de devenir un mode privilégié de régulation sociale et une modalité dominante d’organisation de la vie collective.

L’urgence paraît omnipresente : il n’est que de voir le nombre et le succès des émissions de télévision fondées sur ce concept (« Urgences », « Etats d’urgence »…) pour comprendre combien cette notion a envahi le champ médiatique et, en amont le champ social. Bien sûr, il ne s’agit pas de dénier le fondement réel de l’urgence sur un plan humanitaire, social ou même économique. Sur ce dernier plan, par exemple, on sait bien que les entreprises de cette fin de siècle, sans cesse en danger d’être dépassées et anéanties par d’autres dans un contexte de mondialisation et d’intensification extrême de la concurrence, sont confrontées à la nécessité de devoir fournir toujours plus vite des réponses appropriées. Il semble néanmoins que la pratique de l’action en urgence déborde souvent les limites du nécessaire et finisse par s’ériger en idéologie. En cela, elle constitue un symptôme qui traduit le désarroi d’une société qui ne sait plus ou donner de la tête pour panser les plaies ou réduire les fractures d’un monde qui « craque » de partout, sous le poids des problèmes qu’il faudrait parvenir à régler à « temps », avant qu’il ne dégénèrent encore davantage.

L’urgence et ses déterminants

L’urgence est une notion aux contours enchevêtrés. Elle désigne à la fois, premièrement une situation (urgence contextuelle), deuxièmement un jugement porté sur cette situation (urgence subjective) et troisièmement une action tendant, en fonction de ce jugement, à remédier à cette situation (réaction immédiate). Ainsi, en poussant les choses à l’absurde, « une situation est urgente parce que, jugée urgente, elle appelle une réponse urgente » (Chodkiewicz, 2000). D’objective en première instance, l’urgence est en réalité souvent subjective et en référence étroite au système de valeurs de la société ou de la personne qui énonce le jugement d’urgence. Il y a là un processus de glissement, glissement d’une nécessité véritable justifiant une réponse rapide à une manière de faire plus ou moins systématique.

Pour expliquer ce glissement, il faut rappeler les processus qui sont à l’origine de cette modification du rapport au temps, dont l’urgence constitue le symptôme le plus exacerbé : le premier est de nature économique et consiste en la transformation du mode de régulation de nos sociétés occidentales qui sont passées peu à peu d’une régulation planifiée par l’Etat à une régulation assurée dans l’instantanéité par la logique des marchés financiers. Le second processus est technologique et consiste en la révolution survenue dans le domaine de l’information par la fusion des télécommunications et de l’informatique (Laïdi, 1994, Castells, 1998).

Ces deux phénomènes se sont conjugués pour instaurer le règne d’une économie financière régie par la dictature du « temps réel » et de l’immédiateté des réponses aux sollicitations du marché. La logique qui sous-tend cette économie s’est alors étendue à l’ensemble des sphères de la société, créant dans bien des domaines cette même exigence d’immédiateté des réponses (Aubert, 1998).

Pour les entreprises, cette logique de l’instantanéité (sous-tendue par le mécanisme des marchés financiers censés s’ajuster à la minute) a fait basculer la compétition du champ de l’espace dans celui du temps : c’est en gagnant du temps que l’on gagne de nouveaux marchés. Cette polarisation sur le temps s’est répercutée sur la manière dont l’entreprise se projette dans l’avenir et l’on a assisté à l’éclosion d’un « court-termisme idéologique » (Usunier, 1994), traduisant une incapacité à se projeter au-delà du courtterme, comme en écho au court terme oppressant dans lequel vivent nos sociétés. Elle s’est aussi répercutée sur le rythme de vie et de travail au quotidien, qui s’est trouvé affecté par la même exigence d’hyper réactivité. Dans l’univers hyper concurrentiel auquel l’entreprise doit faire face, l’immédiateté des réponses constitue en effet une règle de survie absolue, d’où un raccourcissement permanent des délais, une accélération continuelle des rythmes et une généralisation de la simultanéité.

Ce fonctionnement s’érige souvent en un véritable système d’action qui valorise l’urgence en tant que telle, l’idée étant qu’une entreprise vraiment efficace est censée vivre sous une pression temporelle permanente. Une sorte d’idéologisation de l’urgence imprègne alors toute l’entreprise, une urgence qui a pour but de « recentrer les humains, supposés trop lents, trop mous, trop complexes par rapport aux machines, vers un effort de célérité » (Usunier, 1994), et de les entretenir dans une sorte de disponibilité permanente, permettant à l’entreprise d’être sans arrêt à l’affût des opportunités pour les traiter le rapidement possible.

Mais ce bouleversement du rapport au temps s’est étendu aussi à la vie personnelle, parce que le mode de fonctionnement professionnel déteint sur le mode de vie privée : inexorablement, les canons de la rationalité économique (recherche du maximum de rentabilité, d’utilité, d’efficacité) se diffusent dans l’univers des occupations privées, de la gestion du temps libre et des relations interpersonnelles (Jauréguiberry, 1998). De même, à l’instantanéité du temps mondial qui sous-tend les échanges économiques et financiers correspond désormais, avec le développement incessant des technologies de la communication et l’avènement de la messagerie instantanée, une instantanéité du “ temps relationnel ” qui structure dorénavant le champ des relations entre les individus.

Ce sont les modalités et les conséquences de ces nouvelles logiques et de ce nouveau rapport au temps sur le plan collectif comme sur le plan individuel, sur le plan de la vie professionnelle comme sur celui de la vie personnelle qu’il nous faut explorer : quel est le sens, quels sont -à tous niveaux- les implications et, éventuellement, les effets pervers de cette surcharge du présent (Laïdi, 2000), au détriment du passé et de l’avenir, de cette tentative de maîtrise du temps (et donc de la mort) qui sous-tend ce règne de l’urgence ? Une société malade du temps

Pour comprendre le sens de cette tentative de maîtrise du temps, il nous faut évoquer la manière dont l’homme intériorise le remps et se projette par rapport à sa propre finitude.

Le philosophe Marcel Conche (1992) nous rappelle quelles sont les illusions auxquelles l’homme a recours pour tenter de donner un sens à son action durant le temps qui lui est imparti avant sa mort et échapper ainsi au sentiment du néant.

- La première est l’illusion morale, lorsqu’on se figure que, agissant moralement, on acquiert des mérites qui nous demeurent attachés comme des propriétés : l’homme moral acquiert en quelque sorte un droit sur le temps. C’est la signification de l’impératif moral dont Kant a montré la nature d’impératif catégorique. Cet impératif moral catégorique signifie simplement qu’il faut faire ce qu’on doit parce qu’on le doit, en sachant bien pourtant qu’il n’y a rien à attendre ; il faut agir moralement malgré la mort. “ Tu dois, bien que mortel ”, disait aussi Montaigne. La volonté morale est essentiellement une volonté tragique.

- La deuxième est l’illusion religieuse, selon laquelle notre existence - ou celle en nous d’un principe immortel, l’âme- se poursuivrait indéfiniment après la mort ; cette croyance, en anéantissant la mort dans la nuit des temps, exerce ainsi une fonction d’illusion (dénoncée par Freud). Dieu existe peut-être mais il est une illusion s’il ne sert qu’à dissimuler à l’homme sa condition mortelle.

- La troisième est l’illusion sociale : on lutte contre la mort et l’oubli en se donnant la peine de “ se faire un nom ”, d’acquérir la considération, la notoriété, le prestige, la gloire : on essaie vainement de ne pas mourir, de durer, alors qu’il faudrait se placer dans l’hypothèse de la mort (peut-on rendre son nom immortel à l’échelle de la vie de l’humanité ?) pour affronter le destin humain.

- La quatrième est l’illusion ontologique : je crois qu’ « il y a ». Tandis que je regarde ma maison, mes livres, mon jardin, je me laisse prendre à l’apparence de consistance du “ réel ”. J’oublie que je n’ai rien et que tout ça n’est qu’apparence. Je crois à la consistance des choses finies et je m’oublie en elles. Je suis là sur le versant de la possession et de l’avoir, non sur celui de la sagesse qui impliquerait le détachement à l’égard du périssable.

- La cinquième est l’illusion pratique dans laquelle l’agir intervient comme opium et divertissement. Dans l’action, l’homme pense à court terme : à ce qu’il y a à faire dans un avenir immédiat et proche. Il vit dans un temps rétréci en oubliant le temps immense de la nature et la mort universelle. Il a en vue seulement le fait qu’il fait quelque chose, en ne voyant pas que ce quelque chose est voué au néant. L’homme agissant qui s’occupe, qui s’affaire, vit dans un état de distraction (au sens pascalien du terme) et de rêve par rapport à sa condition et à ce qui l’attend. Il faudrait pouvoir consentir à l’action sans se perdre et s’illusionner en elle. Mais l’action n’est souvent qu’une fuite en avant, une fuite de soi, un remède à l’angoisse.

C’est là que nous pouvons tenter d’établir un lien avec la société contemporaine. De toutes les illusions que nous avons citées, il est clair que nous sommes dans les deux dernières : société fondée sur la possession et sur l’illusion du faire, de l’agir. Les deux sont liés : agir pour posséder plus, conquérir de nouveaux marchés, de nouveaux objets.

Agir pour ne pas mourir, garder notre place, assurer notre survie mais aussi, en tentant par tous les moyens de reculer les frontières de la mort, conforter notre illusion de toute puissance. C’est là que s’opère le lien avec le rapport au temps qui s’établit dans notre société. Celle-ci apparaît en effet de plus en plus comme une société malade du temps, une société dans laquelle le temps s’est emballé et le symptôme le plus criant de cette maladie, c’est l’ascension irrésistible du règne de l’urgence dont nous avons parlé précédemment.

3. L’homme pressé ou l’illusion de la maîtrise du temps


Le rapport subjectif à une situation d’urgence présente en effet une double facette : d’un côté il peut être vécu comme une contrainte (impossibilité de prendre le temps nécessaire, obligation d’agir sans délai), de l’autre il exprime une volonté de puissance. Dans tous les cas, l’urgence fait ressortir de manière extrême un rapport au temps sous tendu par une logique de la possession et de la rentabilisation : nous ne cessons de chercher à nous approprier le temps, il se présente à nous comme une donnée quantitative que nous cherchons à posséder. Avoir du temps, manquer de temps, perdre son temps, gagner du temps, nous ne cessons de vouloir soumettre et dominer le temps, par essence insaisissable. Mais, tandis que nous cherchons à posséder le temps, bien souvent, au contraire, c’est le temps qui nous pressure et nous possède. Et si le temps nous possède, c’est, encore une fois, qu’il nous est compté, qu’il n’est pas illimité, qu’il s’inscrit dans des limites étroites au bout desquelles se tient notre mort . Impossible, on l’a dit, de penser le rapport au temps sans penser le rapport à la mort et, à ce titre, l’urgence apparaît comme une exacerbation ultime de la tension du temps par rapport à l’échéance de la mort. La définition du mot « urgence » est d’ailleurs là pour le rappeler depuis le latin urgere qui signifie presser, pousser, bousculer, talonner, serrer de près, écraser, fouler, imprimer une force sur, voire accabler, tourmenter. Le mot a été employé aussi dans le sens de “ s’occuper avec insistance de quelque chose, s’acharner à la poursuite d’un but ”. Un peu plus tard apparaît, par exemple dans le Trésor de la langue française, cette notion de “ qui contraint à agir sans délai, dont on doit s’occuper sans retard ”, notion que l’on retrouve aujourd’hui dans le Grand Larousse Universsel où est défini comme urgent « ce qui ne souffre aucun retard » et implique la nécessité d’agir vite ».

Comme le souligne Francis Jauréguiberry (1998) : “ l’urgence naît toujours d’une double prise de conscience : d’une part, qu’un pan incontournable de la réalité relève d’un scénario aux conséquences dramatiques ou inacceptables et, d’autre part, que seule une action d’une exceptionnelle rapidité peut empêcher ce scénario d’aller à son terme…Dit autrement, on court à la catastrophe si rien n’est immédiatement mis en oeuvre. ”

Or quelle est la catastrophe par excellence ? La mort, bien évidemment, d’où tout ce déploiement d’activités pour l’empêcher d’advenir. Et c’est là que l’urgence révèle l’irréversibilité du temps parce qu’elle met le doigt sur une échéance au-delà de laquelle il sera trop tard, on ne pourra plus revenir en arrière (Chodkiewicz, 2000) et on basculera dans la mort, c’est-à-dire dans l’absurde puisque, dans notre société, il n’existe plus de sens extérieur à la réalité que nous vivons. Avec la déthéologisation (plus de Dieu transcendant) et l’abolition des grands systèmes « porteurs de sens » (plus de Sens transcendant) il n’existe plus de parcours symbolique à accomplir pour tendre vers un sens qui existerait au delà du présent immédiat : tout se passe ici et maintenant, dans le seul présent, un présent que l’homme contemporain absolutise et sacralise (Laïdi, 2000), ce qui explique et justifie la logique de l’urgence.

C’est donc en rapport avec la volonté de triompher de la mort que l’urgence des sociétés contemporaines prend tout son sens. Elle est reliée à deux logiques : une logique de survie (très présente dans la compétition économique actuelle, de même que dans le traitement des catastrophes humanitaires) et une logique de puissance, dans laquelle la maîtrise du temps se corrèle à la maîtrise de l’espace : le désir d’ubiquité, de gain de temps, de multiplication d’opportunités (par le biais des nouvelles technologies - internet, téléphones mobiles…etc-) est, en filigrane, un désir de puissance divine.

Le désir de triompher du temps apparaît ainsi comme une forme d’ubiquité existentielle, correspondant au désir de vivre sur le maximum de registres en même temps. Dans la vie privée, le scénario inacceptable n'est pas, comme dans la sphère professionnelle, la défaite économique, mais l'opportunité ratée. Mû par le désir de réussir sa vie dans tous ses instants, porté par un souci de performance et d'intensité, « l’homme pressé » est en cela le parfait représentant de l'individu contemporain.Comme le souligne Francis Jauréguiberry (2000), « à un moment où la rédemption religieuse et les utopies sociales ne parviennent plus à définir un au-delà d'espérance producteur d'identifications et de mobilisations, l'individu n'a en effet plus d'autre horizon que sa propre vie qu'il lui faut dès lors réussir à tout prix. Démiurge de lui-même, gestionnaire de ses propres ressources, la raison de son existence se mesure alors à l'aune de l'intensité que cette même existence lui procure. Cette logique de l'alternative et du mieux potentiel ne génère pas automatiquement de l'urgence, mais elle l'autorise en suscitant des changements de dernière minute : le temps est brusqué afin de saisir l'occasion. Il s'agit d'être à la fois en situation de ne rien rater, c'est-à-dire à l'écoute (branché sur les bons réseaux) et en disposition de commuter immédiatement (zapper) sur ce qui apparaît subitement mieux ou plus intense.» Si l’on voit bien comment ce rapport «obligé » à l’urgence redéfinit la figure de l’homme contemporain, cet « homme pressé », nous n’en avons pas encore montré toutes les conséquences, notamment sur le plan des pathologies qu’il génère. Il nous faut ici distinguer les pathologies de l’urgence et ce qu’on pourrait appeler les pathologies de l’instantanéité.

Les pathologies de l’urgence.


Dans une recherche récente, Ehrenberg (1999) a montré comment, à la fin du deuxième millénaire, la « fatigue d’être soi » a pris le pas sur l’angoisse névrotique, pathologie dominante de la fin du XIXème siècle. Au profil du névrosé, défini par un conflit entre le désir et l’interdit, il oppose celui de l’homme insuffisant qui souffre d’une impossibilité de se sentir à la hauteur, d’une incapacité à faire face à des exigences intérieures toujours plus extrêmes. Par rapport au premier, qui souffre d’une trop grande pression d’interdits, le second souffre d’une trop grande surcharge de possibles.

Ainsi, l’individu contemporain, placé dans la nécessité d’agir à tout prix et d’agir de plus en plus vite en s’appuyant sur ses seuls ressorts internes, est contraint à l’initiative bien plus qu’à l’obéissance : « il est confronté à la question de ce qu’il est possible de faire et non à celle de ce qu’il est permis de faire, il subit moins la contrainte du renoncement (permis/défendu) que celle de la limite (possible/impossible) » (Ehrenberg). Or il y a tant de possibles et dans tant de domaines et il faut les accomplir si vite que cela en devient impossible. Le sentiment de ne jamais pouvoir en faire assez, de ne pas être à la hauteur ou de ne pouvoir mener l’action dans les délais obligés, que nous avions aussi décrit dans le Coût de l’Excellence (1991) constituerait ainsi le premier revers de l’individualisme conquérant (qui s’oppose à l’individualisme négatif si bien décrit par Robert Castel) et conduirait à ce que nous appelions des maladies de l’idéalité ou à cette pathologie de l’insuffisance que constitue, par excellence, l’implosion dépressive décrite par Ehrenberg. Si l’implosion dépressive (Ehrenberg) constitue un mode d’expression possible de l’incapacité à faire face (et l’une des pathologies privilégiées de l’individualisme contemporain), l’explosion addictive, dans laquelle on se « shoote » à l’urgence et au passage à l’acte, en constitue à notre sens une autre. Tout se passe comme si, dans la vacuité et l’angoisse collective actuelle, l’urgence s’installait comme un « ersatz de sens », comme si la vitesse de résolution des problèmes pouvait à elle seule donner du sens à l’action (Aubert, 1998).

Tout ceci conduit au développement de ce qu’il faut bien considérer comme des pathologies de l’urgence qui n’ont pas encore été véritablement étudiées. Certains auteurs (Ettighoffer, Blanc, 1998) ont juste esquissé le portrait de ce qu’ils appellent l’homme stochastique, d’après le terme utilisé pour désigner les phénomènes relevant du hasard et des probabilités : « ses valeurs sont emportées dans un maelström de sensations fugaces qui ont perdu toute logique…L’homme stochastique n’a plus de discipline personnelle, on ne sait pas s’il rentrera chez lui ce soir et à quelle heure…éclatée, sa trajectoire est aussi erratique que sa vie, laissant mille malheureux sur sa route. Un jour, on le trouvera cramponné à son téléphone et à son portable, dans les toilettes d’un TGV qui part pour une destination qui n’a rien à voir avec celle de son billet…Branché sur les réseaux électroniques, l’homme stochastique est vidé de son sens, soumis aux pures sensations de l’immédiateté, qui lui sert désormais de stimulus artificiel dont il a du mal à se passer…Ses sens sont surstimulés, son esprit survolté, son langage haché, comme ses phrases qu’il ne finit jamais : il surfe… »

On pourrait penser qu’il s’agit là d’un tableau extrême. Pourtant qui d’entre nous ne connaît , dans son entourage, au moins une personne dont le comportement se rapproche de celui que nous venons d’évoquer ?

Si nous retournons maintenant dans l’univers de l’entreprise où se rencontre le plus cette problématique de l’urgence, nous pouvons chercher à cerner les caractéristiques des managers « malades de l’urgence », qui se plaignent d’être confrontés à l’obligation d’agir sans cesse dans une urgence extrêmement contraignante. Ce qu’il y a de plus frappant chez ceux, c’est qu’ils se disent dans l’impossibilité d’agir autrement que selon ce mode : l’Urgence apparaît dans leur discours comme une nécessité absolue, sans qu’il soit possible de remettre en cause ce qui constitue pour eux un postulat de base.

Une autre caractéristique de ces personnes est qu’elles fonctionnent sur un mode très perfectionniste qui contribue à amplifier l’urgence et, donc, les problèmes ressentis.

Tout est urgent, tout doit être effectué dans l’immédiat et, simultanément, tout doit être très bien fait. Le sujet « malade de l’urgence » perd alors ses capacités à hiérarchiser les problèmes -ils sont tous aussi urgents les uns que les autres- et se montre en même temps incapable de renoncer à un certain nombre de choses (faire ceci plutôt que cela ou faire ceci avant cela ou ceci moins bien que cela) et incapable de dire pourquoi il ne peut pas renoncer à ceci ou cela, ne pas faire ceci ou cela. Comme il est simultanément incapable de renoncer à une certaine manière de faire les choses, c’est à dire très bien, le plus parfaitement possible, la combinaison des deux est évidemment problématique, puisque, pour faire très bien les choses, il faut du temps et que le temps, dans le contexte actuel d’extrême intensification de la concurrence et d’instantanéité du temps mondial dont nous avons parlé plus haut, c’est précisément ce qui manque le plus.

Ce qui frappe dans la problématique du sujet « malade de l’urgence », c’est la dimension d’hypercontrôle dont il est animé : il veut garder le contrôle (de lui- même, des autres, de la situation) et, pour cela, relever le défi de tout réussir dans les contraintes de temps qui lui sont données. On retrouve là la problématique de la toute puissance dont nous parlions tout à l’heure. Dans ce contexte, le temps devient l’objet premier du désir, un objet que l’on veut posséder et qui échappe sans cesse. Un objet qui apparaît aussi comme un manque à être, un peu comme l’objet petit a dont parlait Lacan.

Tout se passe comme si , dans cette problématique de l’avoir et de la possession qui marque le rapport au temps dans nos sociétés, le temps faisait l’objet d’une sorte de pulsion d’emprise : une pulsion d’emprise sur le temps, en tant qu’objet insaisissable et toujours dérobé dans le contexte d’urgence généralisé qui caractérise le fonctionnement de notre société.

C’est quand cette possibilité de contrôle disparaît, parce que les contraintes de la réalité font que l’individu n’arrive plus, faute de temps, entre autres, à être à la hauteur de ses exigences intérieures de perfection et d’idéal qu’il a investies sur l’entreprise, que survient la dépression dont nous parlions plus haut. Une dépression qui apparaît comme pathologie de l’insuffisance, pathologie de l’estime de soi et qui atteint l’individu qui ne se sent plus à la hauteur parce qu’il ne parvient plus à vivre l’idéal qu’il s’est lui-même fixé. La dépression apparaît alors comme contrepartie de l’homme qui, voulant être son propre souverain, fût-ce dans l’entreprise, ne parvient plus à l’être, parce qu’il ne peut plus agir, vaincu par le temps.

Cependant, à côté de cette logique de gain et de vitesse, une autre logique existe qui vise à ne pas se laisser déposséder de sa propre temporalité, et de ses propres rythmes et qui « réintroduit l'épaisseur du temps de la maturation, de la réflexion et de la méditation là où le heurt de l'immédiat et de l'urgence oblige à réagir trop souvent sous le mode de l'impulsion » (Jauréguiberry, 2000) . C’est cette tension entre deux logiques d’action, ce dialogue obligé entre, d’un côté une contrainte d’urgence et d’ «immédiateté » qui hache et pulvérise le temps dans un contexte de sacralisation du présent, de l’autre une tentative de reconquête de soi dans une continuité s’inscrivant dans un ordre de référence porteur de sens, qui caractérise le nouveau rapport au temps et l’imaginaire des individus de la société « hypermoderne » .
Références bibliographiques

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USUNIER J. C., « Une critique de la fonctionnalité de l’urgence », Temporalistes, n°29, pp.5-9.



Le lien d'origine : http://www.cee-recherche.fr/fr/sem_intens/seance16/patho_urgence.pdf