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Plus ou moins délivrés des contraintes de l’espace,
il semble que nous nous retrouvions désormais livrés
aux tyrannies du temps qui se traduisent, en cette fin de vingtième
siècle, par une pratique doublée d’une idéologie
envahissante : celle de l’action dans l’urgence.
En effet, si le mode d’action « en urgence » est
longtemps demeuré une façon relativement exceptionnelle
de traiter une situation en ayant recours à un dispositif
spécifique pour contourner le blocage des structures habituelles
(sur le plan médical, juridique, économique, politique
ou social…), tel n’est plus le cas. Les dernières
années du XX° siècle semblent en effet marquées
par l’ascension irrésistible du règne de l’urgence,
celle-ci étant en passe de devenir un mode privilégié
de régulation sociale et une modalité dominante d’organisation
de la vie collective.
L’urgence paraît omnipresente : il n’est que de
voir le nombre et le succès des émissions de télévision
fondées sur ce concept (« Urgences », «
Etats d’urgence »…) pour comprendre combien cette
notion a envahi le champ médiatique et, en amont le champ
social. Bien sûr, il ne s’agit pas de dénier
le fondement réel de l’urgence sur un plan humanitaire,
social ou même économique. Sur ce dernier plan, par
exemple, on sait bien que les entreprises de cette fin de siècle,
sans cesse en danger d’être dépassées
et anéanties par d’autres dans un contexte de mondialisation
et d’intensification extrême de la concurrence, sont
confrontées à la nécessité de devoir
fournir toujours plus vite des réponses appropriées.
Il semble néanmoins que la pratique de l’action en
urgence déborde souvent les limites du nécessaire
et finisse par s’ériger en idéologie. En cela,
elle constitue un symptôme qui traduit le désarroi
d’une société qui ne sait plus ou donner de
la tête pour panser les plaies ou réduire les fractures
d’un monde qui « craque » de partout, sous le
poids des problèmes qu’il faudrait parvenir à
régler à « temps », avant qu’il
ne dégénèrent encore davantage.
L’urgence et ses déterminants
L’urgence est une notion aux contours enchevêtrés.
Elle désigne à la fois, premièrement une situation
(urgence contextuelle), deuxièmement un jugement porté
sur cette situation (urgence subjective) et troisièmement
une action tendant, en fonction de ce jugement, à remédier
à cette situation (réaction immédiate). Ainsi,
en poussant les choses à l’absurde, « une situation
est urgente parce que, jugée urgente, elle appelle une réponse
urgente » (Chodkiewicz, 2000). D’objective en première
instance, l’urgence est en réalité souvent subjective
et en référence étroite au système de
valeurs de la société ou de la personne qui énonce
le jugement d’urgence. Il y a là un processus de glissement,
glissement d’une nécessité véritable
justifiant une réponse rapide à une manière
de faire plus ou moins systématique.
Pour expliquer ce glissement, il faut rappeler les processus qui
sont à l’origine de cette modification du rapport au
temps, dont l’urgence constitue le symptôme le plus
exacerbé : le premier est de nature économique et
consiste en la transformation du mode de régulation de nos
sociétés occidentales qui sont passées peu
à peu d’une régulation planifiée par
l’Etat à une régulation assurée dans
l’instantanéité par la logique des marchés
financiers. Le second processus est technologique et consiste en
la révolution survenue dans le domaine de l’information
par la fusion des télécommunications et de l’informatique
(Laïdi, 1994, Castells, 1998).
Ces deux phénomènes se sont conjugués pour
instaurer le règne d’une économie financière
régie par la dictature du « temps réel »
et de l’immédiateté des réponses aux
sollicitations du marché. La logique qui sous-tend cette
économie s’est alors étendue à l’ensemble
des sphères de la société, créant dans
bien des domaines cette même exigence d’immédiateté
des réponses (Aubert, 1998).
Pour les entreprises, cette logique de l’instantanéité
(sous-tendue par le mécanisme des marchés financiers
censés s’ajuster à la minute) a fait basculer
la compétition du champ de l’espace dans celui du temps
: c’est en gagnant du temps que l’on gagne de nouveaux
marchés. Cette polarisation sur le temps s’est répercutée
sur la manière dont l’entreprise se projette dans l’avenir
et l’on a assisté à l’éclosion
d’un « court-termisme idéologique » (Usunier,
1994), traduisant une incapacité à se projeter au-delà
du courtterme, comme en écho au court terme oppressant dans
lequel vivent nos sociétés. Elle s’est aussi
répercutée sur le rythme de vie et de travail au quotidien,
qui s’est trouvé affecté par la même exigence
d’hyper réactivité. Dans l’univers hyper
concurrentiel auquel l’entreprise doit faire face, l’immédiateté
des réponses constitue en effet une règle de survie
absolue, d’où un raccourcissement permanent des délais,
une accélération continuelle des rythmes et une généralisation
de la simultanéité.
Ce fonctionnement s’érige souvent en un véritable
système d’action qui valorise l’urgence en tant
que telle, l’idée étant qu’une entreprise
vraiment efficace est censée vivre sous une pression temporelle
permanente. Une sorte d’idéologisation de l’urgence
imprègne alors toute l’entreprise, une urgence qui
a pour but de « recentrer les humains, supposés trop
lents, trop mous, trop complexes par rapport aux machines, vers
un effort de célérité » (Usunier, 1994),
et de les entretenir dans une sorte de disponibilité permanente,
permettant à l’entreprise d’être sans arrêt
à l’affût des opportunités pour les traiter
le rapidement possible.
Mais ce bouleversement du rapport au temps s’est étendu
aussi à la vie personnelle, parce que le mode de fonctionnement
professionnel déteint sur le mode de vie privée :
inexorablement, les canons de la rationalité économique
(recherche du maximum de rentabilité, d’utilité,
d’efficacité) se diffusent dans l’univers des
occupations privées, de la gestion du temps libre et des
relations interpersonnelles (Jauréguiberry, 1998). De même,
à l’instantanéité du temps mondial qui
sous-tend les échanges économiques et financiers correspond
désormais, avec le développement incessant des technologies
de la communication et l’avènement de la messagerie
instantanée, une instantanéité du “ temps
relationnel ” qui structure dorénavant le champ des
relations entre les individus.
Ce sont les modalités et les conséquences de ces nouvelles
logiques et de ce nouveau rapport au temps sur le plan collectif
comme sur le plan individuel, sur le plan de la vie professionnelle
comme sur celui de la vie personnelle qu’il nous faut explorer
: quel est le sens, quels sont -à tous niveaux- les implications
et, éventuellement, les effets pervers de cette surcharge
du présent (Laïdi, 2000), au détriment du passé
et de l’avenir, de cette tentative de maîtrise du temps
(et donc de la mort) qui sous-tend ce règne de l’urgence
? Une société malade du temps
Pour comprendre le sens de cette tentative de maîtrise du
temps, il nous faut évoquer la manière dont l’homme
intériorise le remps et se projette par rapport à
sa propre finitude.
Le philosophe Marcel Conche (1992) nous rappelle quelles sont les
illusions auxquelles l’homme a recours pour tenter de donner
un sens à son action durant le temps qui lui est imparti
avant sa mort et échapper ainsi au sentiment du néant.
- La première est l’illusion morale, lorsqu’on
se figure que, agissant moralement, on acquiert des mérites
qui nous demeurent attachés comme des propriétés
: l’homme moral acquiert en quelque sorte un droit sur le
temps. C’est la signification de l’impératif
moral dont Kant a montré la nature d’impératif
catégorique. Cet impératif moral catégorique
signifie simplement qu’il faut faire ce qu’on doit parce
qu’on le doit, en sachant bien pourtant qu’il n’y
a rien à attendre ; il faut agir moralement malgré
la mort. “ Tu dois, bien que mortel ”, disait aussi
Montaigne. La volonté morale est essentiellement une volonté
tragique.
- La deuxième est l’illusion religieuse, selon laquelle
notre existence - ou celle en nous d’un principe immortel,
l’âme- se poursuivrait indéfiniment après
la mort ; cette croyance, en anéantissant la mort dans la
nuit des temps, exerce ainsi une fonction d’illusion (dénoncée
par Freud). Dieu existe peut-être mais il est une illusion
s’il ne sert qu’à dissimuler à l’homme
sa condition mortelle.
- La troisième est l’illusion sociale : on lutte contre
la mort et l’oubli en se donnant la peine de “ se faire
un nom ”, d’acquérir la considération,
la notoriété, le prestige, la gloire : on essaie vainement
de ne pas mourir, de durer, alors qu’il faudrait se placer
dans l’hypothèse de la mort (peut-on rendre son nom
immortel à l’échelle de la vie de l’humanité
?) pour affronter le destin humain.
- La quatrième est l’illusion ontologique : je crois
qu’ « il y a ». Tandis que je regarde ma maison,
mes livres, mon jardin, je me laisse prendre à l’apparence
de consistance du “ réel ”. J’oublie que
je n’ai rien et que tout ça n’est qu’apparence.
Je crois à la consistance des choses finies et je m’oublie
en elles. Je suis là sur le versant de la possession et de
l’avoir, non sur celui de la sagesse qui impliquerait le détachement
à l’égard du périssable.
- La cinquième est l’illusion pratique dans laquelle
l’agir intervient comme opium et divertissement. Dans l’action,
l’homme pense à court terme : à ce qu’il
y a à faire dans un avenir immédiat et proche. Il
vit dans un temps rétréci en oubliant le temps immense
de la nature et la mort universelle. Il a en vue seulement le fait
qu’il fait quelque chose, en ne voyant pas que ce quelque
chose est voué au néant. L’homme agissant qui
s’occupe, qui s’affaire, vit dans un état de
distraction (au sens pascalien du terme) et de rêve par rapport
à sa condition et à ce qui l’attend. Il faudrait
pouvoir consentir à l’action sans se perdre et s’illusionner
en elle. Mais l’action n’est souvent qu’une fuite
en avant, une fuite de soi, un remède à l’angoisse.
C’est là que nous pouvons tenter d’établir
un lien avec la société contemporaine. De toutes les
illusions que nous avons citées, il est clair que nous sommes
dans les deux dernières : société fondée
sur la possession et sur l’illusion du faire, de l’agir.
Les deux sont liés : agir pour posséder plus, conquérir
de nouveaux marchés, de nouveaux objets.
Agir pour ne pas mourir, garder notre place, assurer notre survie
mais aussi, en tentant par tous les moyens de reculer les frontières
de la mort, conforter notre illusion de toute puissance. C’est
là que s’opère le lien avec le rapport au temps
qui s’établit dans notre société. Celle-ci
apparaît en effet de plus en plus comme une société
malade du temps, une société dans laquelle le temps
s’est emballé et le symptôme le plus criant de
cette maladie, c’est l’ascension irrésistible
du règne de l’urgence dont nous avons parlé
précédemment.
3. L’homme pressé ou l’illusion de la maîtrise
du temps
Le rapport subjectif à une situation d’urgence présente
en effet une double facette : d’un côté il peut
être vécu comme une contrainte (impossibilité
de prendre le temps nécessaire, obligation d’agir sans
délai), de l’autre il exprime une volonté de
puissance. Dans tous les cas, l’urgence fait ressortir de
manière extrême un rapport au temps sous tendu par
une logique de la possession et de la rentabilisation : nous ne
cessons de chercher à nous approprier le temps, il se présente
à nous comme une donnée quantitative que nous cherchons
à posséder. Avoir du temps, manquer de temps, perdre
son temps, gagner du temps, nous ne cessons de vouloir soumettre
et dominer le temps, par essence insaisissable. Mais, tandis que
nous cherchons à posséder le temps, bien souvent,
au contraire, c’est le temps qui nous pressure et nous possède.
Et si le temps nous possède, c’est, encore une fois,
qu’il nous est compté, qu’il n’est pas
illimité, qu’il s’inscrit dans des limites étroites
au bout desquelles se tient notre mort . Impossible, on l’a
dit, de penser le rapport au temps sans penser le rapport à
la mort et, à ce titre, l’urgence apparaît comme
une exacerbation ultime de la tension du temps par rapport à
l’échéance de la mort. La définition
du mot « urgence » est d’ailleurs là pour
le rappeler depuis le latin urgere qui signifie presser, pousser,
bousculer, talonner, serrer de près, écraser, fouler,
imprimer une force sur, voire accabler, tourmenter. Le mot a été
employé aussi dans le sens de “ s’occuper avec
insistance de quelque chose, s’acharner à la poursuite
d’un but ”. Un peu plus tard apparaît, par exemple
dans le Trésor de la langue française, cette notion
de “ qui contraint à agir sans délai, dont on
doit s’occuper sans retard ”, notion que l’on
retrouve aujourd’hui dans le Grand Larousse Universsel où
est défini comme urgent « ce qui ne souffre aucun retard
» et implique la nécessité d’agir vite
».
Comme le souligne Francis Jauréguiberry (1998) : “
l’urgence naît toujours d’une double prise de
conscience : d’une part, qu’un pan incontournable de
la réalité relève d’un scénario
aux conséquences dramatiques ou inacceptables et, d’autre
part, que seule une action d’une exceptionnelle rapidité
peut empêcher ce scénario d’aller à son
terme…Dit autrement, on court à la catastrophe si rien
n’est immédiatement mis en oeuvre. ”
Or quelle est la catastrophe par excellence ? La mort, bien évidemment,
d’où tout ce déploiement d’activités
pour l’empêcher d’advenir. Et c’est là
que l’urgence révèle l’irréversibilité
du temps parce qu’elle met le doigt sur une échéance
au-delà de laquelle il sera trop tard, on ne pourra plus
revenir en arrière (Chodkiewicz, 2000) et on basculera dans
la mort, c’est-à-dire dans l’absurde puisque,
dans notre société, il n’existe plus de sens
extérieur à la réalité que nous vivons.
Avec la déthéologisation (plus de Dieu transcendant)
et l’abolition des grands systèmes « porteurs
de sens » (plus de Sens transcendant) il n’existe plus
de parcours symbolique à accomplir pour tendre vers un sens
qui existerait au delà du présent immédiat
: tout se passe ici et maintenant, dans le seul présent,
un présent que l’homme contemporain absolutise et sacralise
(Laïdi, 2000), ce qui explique et justifie la logique de l’urgence.
C’est donc en rapport avec la volonté de triompher
de la mort que l’urgence des sociétés contemporaines
prend tout son sens. Elle est reliée à deux logiques
: une logique de survie (très présente dans la compétition
économique actuelle, de même que dans le traitement
des catastrophes humanitaires) et une logique de puissance, dans
laquelle la maîtrise du temps se corrèle à la
maîtrise de l’espace : le désir d’ubiquité,
de gain de temps, de multiplication d’opportunités
(par le biais des nouvelles technologies - internet, téléphones
mobiles…etc-) est, en filigrane, un désir de puissance
divine.
Le désir de triompher du temps apparaît ainsi comme
une forme d’ubiquité existentielle, correspondant au
désir de vivre sur le maximum de registres en même
temps. Dans la vie privée, le scénario inacceptable
n'est pas, comme dans la sphère professionnelle, la défaite
économique, mais l'opportunité ratée. Mû
par le désir de réussir sa vie dans tous ses instants,
porté par un souci de performance et d'intensité,
« l’homme pressé » est en cela le parfait
représentant de l'individu contemporain.Comme le souligne
Francis Jauréguiberry (2000), « à un moment
où la rédemption religieuse et les utopies sociales
ne parviennent plus à définir un au-delà d'espérance
producteur d'identifications et de mobilisations, l'individu n'a
en effet plus d'autre horizon que sa propre vie qu'il lui faut dès
lors réussir à tout prix. Démiurge de lui-même,
gestionnaire de ses propres ressources, la raison de son existence
se mesure alors à l'aune de l'intensité que cette
même existence lui procure. Cette logique de l'alternative
et du mieux potentiel ne génère pas automatiquement
de l'urgence, mais elle l'autorise en suscitant des changements
de dernière minute : le temps est brusqué afin de
saisir l'occasion. Il s'agit d'être à la fois en situation
de ne rien rater, c'est-à-dire à l'écoute (branché
sur les bons réseaux) et en disposition de commuter immédiatement
(zapper) sur ce qui apparaît subitement mieux ou plus intense.»
Si l’on voit bien comment ce rapport «obligé
» à l’urgence redéfinit la figure de l’homme
contemporain, cet « homme pressé », nous n’en
avons pas encore montré toutes les conséquences, notamment
sur le plan des pathologies qu’il génère. Il
nous faut ici distinguer les pathologies de l’urgence et ce
qu’on pourrait appeler les pathologies de l’instantanéité.
Les pathologies de l’urgence.
Dans une recherche récente, Ehrenberg (1999) a montré
comment, à la fin du deuxième millénaire, la
« fatigue d’être soi » a pris le pas sur
l’angoisse névrotique, pathologie dominante de la fin
du XIXème siècle. Au profil du névrosé,
défini par un conflit entre le désir et l’interdit,
il oppose celui de l’homme insuffisant qui souffre d’une
impossibilité de se sentir à la hauteur, d’une
incapacité à faire face à des exigences intérieures
toujours plus extrêmes. Par rapport au premier, qui souffre
d’une trop grande pression d’interdits, le second souffre
d’une trop grande surcharge de possibles.
Ainsi, l’individu contemporain, placé dans la nécessité
d’agir à tout prix et d’agir de plus en plus
vite en s’appuyant sur ses seuls ressorts internes, est contraint
à l’initiative bien plus qu’à l’obéissance
: « il est confronté à la question de ce qu’il
est possible de faire et non à celle de ce qu’il est
permis de faire, il subit moins la contrainte du renoncement (permis/défendu)
que celle de la limite (possible/impossible) » (Ehrenberg).
Or il y a tant de possibles et dans tant de domaines et il faut
les accomplir si vite que cela en devient impossible. Le sentiment
de ne jamais pouvoir en faire assez, de ne pas être à
la hauteur ou de ne pouvoir mener l’action dans les délais
obligés, que nous avions aussi décrit dans le Coût
de l’Excellence (1991) constituerait ainsi le premier revers
de l’individualisme conquérant (qui s’oppose
à l’individualisme négatif si bien décrit
par Robert Castel) et conduirait à ce que nous appelions
des maladies de l’idéalité ou à cette
pathologie de l’insuffisance que constitue, par excellence,
l’implosion dépressive décrite par Ehrenberg.
Si l’implosion dépressive (Ehrenberg) constitue un
mode d’expression possible de l’incapacité à
faire face (et l’une des pathologies privilégiées
de l’individualisme contemporain), l’explosion addictive,
dans laquelle on se « shoote » à l’urgence
et au passage à l’acte, en constitue à notre
sens une autre. Tout se passe comme si, dans la vacuité et
l’angoisse collective actuelle, l’urgence s’installait
comme un « ersatz de sens », comme si la vitesse de
résolution des problèmes pouvait à elle seule
donner du sens à l’action (Aubert, 1998).
Tout ceci conduit au développement de ce qu’il faut
bien considérer comme des pathologies de l’urgence
qui n’ont pas encore été véritablement
étudiées. Certains auteurs (Ettighoffer, Blanc, 1998)
ont juste esquissé le portrait de ce qu’ils appellent
l’homme stochastique, d’après le terme utilisé
pour désigner les phénomènes relevant du hasard
et des probabilités : « ses valeurs sont emportées
dans un maelström de sensations fugaces qui ont perdu toute
logique…L’homme stochastique n’a plus de discipline
personnelle, on ne sait pas s’il rentrera chez lui ce soir
et à quelle heure…éclatée, sa trajectoire
est aussi erratique que sa vie, laissant mille malheureux sur sa
route. Un jour, on le trouvera cramponné à son téléphone
et à son portable, dans les toilettes d’un TGV qui
part pour une destination qui n’a rien à voir avec
celle de son billet…Branché sur les réseaux
électroniques, l’homme stochastique est vidé
de son sens, soumis aux pures sensations de l’immédiateté,
qui lui sert désormais de stimulus artificiel dont il a du
mal à se passer…Ses sens sont surstimulés, son
esprit survolté, son langage haché, comme ses phrases
qu’il ne finit jamais : il surfe… »
On pourrait penser qu’il s’agit là d’un
tableau extrême. Pourtant qui d’entre nous ne connaît
, dans son entourage, au moins une personne dont le comportement
se rapproche de celui que nous venons d’évoquer ?
Si nous retournons maintenant dans l’univers de l’entreprise
où se rencontre le plus cette problématique de l’urgence,
nous pouvons chercher à cerner les caractéristiques
des managers « malades de l’urgence », qui se
plaignent d’être confrontés à l’obligation
d’agir sans cesse dans une urgence extrêmement contraignante.
Ce qu’il y a de plus frappant chez ceux, c’est qu’ils
se disent dans l’impossibilité d’agir autrement
que selon ce mode : l’Urgence apparaît dans leur discours
comme une nécessité absolue, sans qu’il soit
possible de remettre en cause ce qui constitue pour eux un postulat
de base.
Une autre caractéristique de ces personnes est qu’elles
fonctionnent sur un mode très perfectionniste qui contribue
à amplifier l’urgence et, donc, les problèmes
ressentis.
Tout est urgent, tout doit être effectué dans l’immédiat
et, simultanément, tout doit être très bien
fait. Le sujet « malade de l’urgence » perd alors
ses capacités à hiérarchiser les problèmes
-ils sont tous aussi urgents les uns que les autres- et se montre
en même temps incapable de renoncer à un certain nombre
de choses (faire ceci plutôt que cela ou faire ceci avant
cela ou ceci moins bien que cela) et incapable de dire pourquoi
il ne peut pas renoncer à ceci ou cela, ne pas faire ceci
ou cela. Comme il est simultanément incapable de renoncer
à une certaine manière de faire les choses, c’est
à dire très bien, le plus parfaitement possible, la
combinaison des deux est évidemment problématique,
puisque, pour faire très bien les choses, il faut du temps
et que le temps, dans le contexte actuel d’extrême intensification
de la concurrence et d’instantanéité du temps
mondial dont nous avons parlé plus haut, c’est précisément
ce qui manque le plus.
Ce qui frappe dans la problématique du sujet « malade
de l’urgence », c’est la dimension d’hypercontrôle
dont il est animé : il veut garder le contrôle (de
lui- même, des autres, de la situation) et, pour cela, relever
le défi de tout réussir dans les contraintes de temps
qui lui sont données. On retrouve là la problématique
de la toute puissance dont nous parlions tout à l’heure.
Dans ce contexte, le temps devient l’objet premier du désir,
un objet que l’on veut posséder et qui échappe
sans cesse. Un objet qui apparaît aussi comme un manque à
être, un peu comme l’objet petit a dont parlait Lacan.
Tout se passe comme si , dans cette problématique de l’avoir
et de la possession qui marque le rapport au temps dans nos sociétés,
le temps faisait l’objet d’une sorte de pulsion d’emprise
: une pulsion d’emprise sur le temps, en tant qu’objet
insaisissable et toujours dérobé dans le contexte
d’urgence généralisé qui caractérise
le fonctionnement de notre société.
C’est quand cette possibilité de contrôle disparaît,
parce que les contraintes de la réalité font que l’individu
n’arrive plus, faute de temps, entre autres, à être
à la hauteur de ses exigences intérieures de perfection
et d’idéal qu’il a investies sur l’entreprise,
que survient la dépression dont nous parlions plus haut.
Une dépression qui apparaît comme pathologie de l’insuffisance,
pathologie de l’estime de soi et qui atteint l’individu
qui ne se sent plus à la hauteur parce qu’il ne parvient
plus à vivre l’idéal qu’il s’est
lui-même fixé. La dépression apparaît
alors comme contrepartie de l’homme qui, voulant être
son propre souverain, fût-ce dans l’entreprise, ne parvient
plus à l’être, parce qu’il ne peut plus
agir, vaincu par le temps.
Cependant, à côté de cette logique de gain et
de vitesse, une autre logique existe qui vise à ne pas se
laisser déposséder de sa propre temporalité,
et de ses propres rythmes et qui « réintroduit l'épaisseur
du temps de la maturation, de la réflexion et de la méditation
là où le heurt de l'immédiat et de l'urgence
oblige à réagir trop souvent sous le mode de l'impulsion
» (Jauréguiberry, 2000) . C’est cette tension
entre deux logiques d’action, ce dialogue obligé entre,
d’un côté une contrainte d’urgence et d’
«immédiateté » qui hache et pulvérise
le temps dans un contexte de sacralisation du présent, de
l’autre une tentative de reconquête de soi dans une
continuité s’inscrivant dans un ordre de référence
porteur de sens, qui caractérise le nouveau rapport au temps
et l’imaginaire des individus de la société
« hypermoderne » .
Références bibliographiques
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Le lien d'origine : http://www.cee-recherche.fr/fr/sem_intens/seance16/patho_urgence.pdf
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