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Le Nouvel Observateur
Semaine du jeudi 17 avril 2003 - n°2006 - Notre époque
«Shootés de l’urgence»
Travail: les prisonniers du temps
Nous vivons dans nos entreprises une inquiétante tyrannie:
celle du temps trop court, affirme, après enquête, Nicole
Aubert dans son dernier livre*
Le Nouvel Observateur. – En quoi consiste ce «culte
de l’urgence» auquel, dites-vous, nous sacrifions?
Nicole Aubert. – Nous sommes aujourd’hui dans une société
qui vit de plus en plus vite, à un rythme proche de l’emballement.
«Il faut accélérer pour ne pas mourir»:
j’ai souvent entendu ces mots, y compris dans les grandes
entreprises publiques. C’est toute notre existence, personnelle
aussi bien que professionnelle, qui est touchée. De SOS-dépannage
aux thérapies brèves, des vacances tronçonnées
aux romans courts, la vie ne souffre plus de longues attentes. Le
temps est comprimé, muselé, asphyxié.
N. O. – Depuis quand avons-nous besoin d’aller aussi
vite?
N. Aubert. – Le mouvement remonte au capitalisme industriel
au xixe siècle et s’accélère de façon
foudroyante au milieu des années 1990. Il y a dix ans, c’était
encore l’idéal de l’excellence qui triomphait.
Aujourd’hui, c’est la tyrannie du temps court. Deux
faits majeurs y ont contribué. Le capitalisme financier est
tenu de réaliser des profits rapides, quitte à sacrifier
le long terme. Deuxième facteur, l’usage massif de
l’ordinateur, des mails et du portable. Ils induisent un régime
d’instantanéité et d’urgence permanentes,
où l’accessoire ne se distingue plus de l’essentiel.
Conséquence: nous assistons à une modification de
la conscience du temps. Une étude menée en 2000 auprès
d’étudiants canadiens, gros usagers du Net, montre
que le temps devient strictement subjectif, avec un enfermement
dans le moment présent et l’impossibilité d’accepter
le moindre délai.
N. O. – Comment les Français s’adaptent-ils à
ce temps de l’urgence?
N. Aubert. – Certains y trouvent leur compte. Avoir un emploi
du temps serré, répondre à des délais
de plus en plus courts galvanise beaucoup de monde! Ces shootés
de l’urgence ont besoin d’un rythme effréné
pour se sentir exister et vaincre la mort. «Quand je viens
à bout de mes urgences quotidiennes, je ne me sens pas le
maître du monde, mais tout juste», m’a dit une
consultante d’un cabinet de conseil. Beaucoup de gens évoquent
comme elle la montée d’adrénaline quand ils
ont le sentiment de triompher du temps. Le vide leur fait peur.
Mais, pour la majorité, ces défis sont douloureux.
J’ai rencontré beaucoup de salariés qui souffrent
en permanence de ce temps raccourci, haché, où ils
sautillent d’une tâche à l’autre. Ils se
plaignent d’une spirale sans fin et d’une dépossession
de leur travail. «Je suis comme un luthier qui œuvre
en permanence à un violon qui ne sort jamais», a estimé
un ingénieur. Médecins du travail, coachs, employés,
managers, psychologues: tous font état d’une raréfaction
des échanges et d’une déstructuration du collectif.
La solitude, la distance entre les gens ou la non-implication dans
le groupe se manifestent de plus en plus.
N. O. – Qui sont les plus touchés?
N. Aubert. – Les gens très consciencieux, les amateurs
de la belle ouvrage encaissent mal. Mais ce sont les cadres, fusibles
prêts à sauter à tout moment, qui travaillent
au contact du client et dans des secteurs en restructuration, qui
sont soumis aux tensions les plus fortes. La pathologie du travail
à flux tendu s’alourdit chaque année. On observe
une corrosion du caractère, une forte irritabilité,
les gens se retrouvent à vif, rongés dans leur capacité
de résistance.
N. O. – Qu’arrive-t-il à ceux qui ne suivent
plus le rythme?
N. Aubert. – Individuellement, les gens déconnectent
parfois, comme s’ils étaient victimes de surchauffe
énergétique. Mais l’issue la plus courante,
c’est de se mettre psychiquement en panne par la dépression.
Ce n’est pas pour rien que cette affection a augmenté
de 50% en dix ans. Elle est par excellence la maladie du ralentissement
du temps, où l’individu n’a plus de projet, devient
figé, bloqué, tourné vers le passé.
Notre société engendre ainsi des agités et
des prostrés, le même individu pouvant d’ailleurs
passer d’un état à un autre.
N. O. – La sphère privée elle aussi est touchée...
N. Aubert. – Elle est contaminée par la rentabilisation
de la vie professionnelle. De ce point de vue, les 35heures ont
joué un rôle à double tranchant: en compactant
la durée du travail, elles ont contribué à
affaiblir la convivialité, le lien social, et à renforcer
encore la dureté du temps court. Le temps libre est une base
arrière de repli, mais il faut alors le rentabiliser aussi:
quand il n’est pas rempli, c’est un temps « mort»
ou «perdu»! Notre société a peur du vide,
elle veut triompher du temps pour tenir la mort à distance.
Vaincre l’urgence nous donne cette illusion.
(*) «Le Culte de l’urgence. La société malade
du temps», par Nicole Aubert, Flammarion, 376 p., 19 euros.
Il y a douze ans, cette chercheuse du laboratoire du changement social
de Paris-VII avait publié «le Coût de l’excellence»
avec Vincent de Gaulejac.
Anne Fohr
Le lien d'origine : http://www.nouvelobs.com/articles/p2006/a191737.html
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