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La tyrannie de l'instant par Paul Virilio

Origine : http://www.humanite.presse.fr/journal/2002-02-22/2002-02-22-29345
L’Humanité : Article paru dans l'édition du 22 février 2002.

La tyrannie de l'instant par Paul Virilio (*)

La réalité de l'historique, c'est son présent. L'histoire passe, mais il y a un moment où elle est " présent ". Or il y a une tyrannie aujourd'hui du temps réel, de l'immédiateté, de l'ubiquité, de l'instantanéité. Cette tyrannie commence effectivement à être présente dans ce qu'on appelle la mondialisation. La mondialisation est une mondialisation au niveau du temps, et non pas au niveau de l'espace. Les antipodes sont toujours aux antipodes, les ruptures sociales entre le Nord et le Sud sont toujours là, les climats n'ont pas changé. La mondialisation, c'est le fait d'arriver dans ce point unique, qui est un point absolu, délirant, où il n'y a plus que du présent, de l'immédiateté. Je crois que les lofts, les squats sont des tentatives de retrouver un territoire, parce qu'il est impossible de s'en passer. Cette recherche de reterritorialisation représente une tentative de retour à l'espace réel. Il ne s'agit pas d'un " retour " dans le sens nostalgique. Personnellement, je me demande comment nous avons pu nous laisser piéger par l'idée d'un sixième continent totalement virtuel, la cybermentalité, totalement en apesanteur, où l'art serait enfin délivré de toutes les contingences au profit de signes, de chiffres. (...)

J'ai vraiment le sentiment que quelque chose se joue dans les lofts, dans les squats. J'emploie le mot " loft " à dessein. Quelque chose se joue de la survie de la démocratie tout court, parce que je crois que la démocratie ne survivra pas à l'électronique. Ce qu'on appelle la démocratie permanente, c'est l'idée que celle-ci puisse remplacer la démocratie intermittente. La démocratie intermittente, ce sont les votations. C'est le vote, notre vote législatif, municipal, présidentiel, mais ce sont aussi les votations directes dans les cantons suisses. C'est la démocratie intermittente. Il est clair qu'il y a une délégation, qu'il y a un élu. L'idée de la démocratie permanente, c'est que l'élu n'est plus un élu. Il est sous le contrôle de tous, prétend-on, grâce à Internet, grâce à l'électronique. Cela veut dire qu'il n'y a plus d'élus. Cela veut dire que le vrai pouvoir est dans le système qui tire les ficelles, c'est-à-dire Mawxell, Muldorch ou Berlusconi. L'idée d'une démocratie permanente, c'est la fin de l'élection. La démocratie devient impérative, elle n'est plus participative. L'élection a lieu tous les jours, mais, ce faisant, il n'y a jamais d'élections. On retrouve le problème du temps réel et de l'immédiateté.

Si le temps c'est de l'argent, la vitesse c'est le pouvoir. Et la vitesse absolue est le pouvoir absolu. Mais quand on dit absolu, cela veut dire que l'on a atteint une limite. La décélération est inévitable. Comme le disait Aristote, " l'achèvement est une limite ". Or la mondialisation est un achèvement, et donc une limite. Décélérer cela ne veut pas dire ralentir, passer de quatrième en troisième... Décélérer, cela veut dire réépouser la philosophie. Quelque part, le monde est en train de commencer à se cogner la tête contre le mur de la vitesse. La réunion de Porto Alegre est faite de premiers cris de souffrance de cette butée. Réinventer la philosophie - contre la philofolie - ne signifie pas revenir à Platon ou à Aristote, cela veut dire qu'il y a un travail à faire sur la décélération - celle de l'esprit, et pas seulement celle des moteurs. Et les arts, bien sûr, y participent. Un mot revient sans cesse, " dislocare ", qui veut dire deux choses : disloquer et délocaliser. Je crois que la dislocation a laissé place à la délocalisation : les images fuient, les images ne sont plus là.

Nous risquons de perdre non seulement le lieu de l'image, mais l'image des lieux. Or on n'habite pas un endroit sans s'en faire une image mentale ou émotionnelle. Et cette " fabrication " se fait au travers de l'art. Voilà donc des " espaces " qui, quelque part, entendent participer de la lutte contre la dislocation, ce que Jacques Derrida appelle la " déconstruction ". • vrai dire, je suis assez inquiet. Le rapport de forces entre ceux qui essaient d'être réfractaires à la " grande machine " et celle-ci est tellement inégal qu'il y aura, je crois, encore beaucoup de souffrances. (...)


(*) Philosophe, urbaniste, sociologue, enseignant au Collège international de philosophie. Derniers travaux : Stratégie de la déception, Galilée, 1999 ; Procédure du silence, Galilée, 2000.
Origine : http://www.humanite.presse.fr/journal/2002-02-22/2002-02-22-29345
L’Humanité : Article paru dans l'édition du 22 février 2002.