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Un peuple de locéan Indien qui vécut le même drame il y a 500 ou 1000 ans devrait nous servir de référence.
La leçon du tsunami des Badjos
Par François-Robert ZACOT

Origine : http://www.liberation.fr/page.php?Article=267709

La leçon du tsunami des Badjos
François-Robert Zacot, ethnologue.

Océan Indien, il y a 500 ou 1 000 ans. La mer plutôt calme s'agite légèrement puis frénétiquement. Soudain, une immense vague s'élève, se dirige vers le rivage et s'écrase brutalement là où vit le peuple badjo. Le raz de marée bouleverse leur destinée. Ce cataclysme les conduit à l'exode. Alors durant des siècles ils traversèrent les mers de pays et continents : la Malaisie, l'Indonésie, les Philippines, et allèrent jusqu'en Australie du Nord... Nomades, leur mystère demeurait intact.

Indonésie, il y a vingt ans. Ma première mission ethnographique en Indonésie parmi les Badjos, nomades de la mer, prenait fin. Je désespérais de connaître l'histoire de ce peuple mystérieux dont je partageais la vie depuis deux années. C'est dans une pirogue qu'un mbo («vieil homme») me légua cette histoire et me fit découvrir une réalité culturelle fascinante : ce mbo n'avait pas le droit de raconter l'histoire. Seuls les chamans, rituellement, pouvaient le faire. Il devait tenir secret ce drame où les Badjos furent victimes d'un tsunami. Le mbo raconte : «Une grande vague, immense, nous sommes restés sept jours et sept nuits dans l'eau, sans boire ni manger...» Leur mode de vie nomade commença, et l'exode aussi. Ce «secret» est confirmé par un conte badjo (Ikiko) qui indique les mêmes choses, symboliquement : «Deux frères jumeaux partent en mer et désobéissent à leur mère en emportant la théière en terre. Celle-ci se brise. Rejetés par leur mère, ils n'ont qu'un but : mourir. Dans leur exode, sur mer, ils livrent une bataille inégale, face aux Tobelos, marins redoutables coupeurs de têtes. L'aîné meurt. Plus tard, le frère cadet, qui avait refusé de revoir sa mère, décide de lui rendre visite accompagné de sa femme et de ses enfants. Lorsque sa mère malade de tristesse l'aperçoit, elle l'entoure de ses bras, lui demande pardon et meurt.» Tel est le thème, simple, de l'histoire des Badjos. Appelé Ikiko, le récit, chanté, provoque les pleurs des adultes tant les valeurs culturelles et émotionnelles d'un peuple y sont célébrées. Mais il y a plus : Ikiko est une berceuse que les grands-mères chantent pour endormir leurs petits-enfants. En fait la référence au tsunami est constante.

Ce drame que les Badjos ont vécu, nous l'avions sous nos yeux à travers les images de ces derniers jours. Certains Badjos vivent encore dans leur habitat originel, la pirogue ; la plupart sont installés dans des villages sur pilotis. Or ils mènent une existence en symbiose avec la mer. Celle-là même qui leur avait été hostile est devenue leur espace de prédilection. L'expérience du tsunami a façonné leur vision du monde, de l'humanité, d'eux-mêmes, les distinguant comme «peuple de la mer».

Au-delà de cette «histoire d'amour», les Badjos nous disent quelque chose et sont dans le même temps notre miroir. D'abord, ils nous disent à travers leur culture, leur mode de vie, ce qu'ils ont fait de cette expérience du tsunami. Tout traumatisme doit être nécessairement intégré. Pour eux le responsable était la force maléfique. Ce n'est pas pour autant qu'ils se sont réfugiés à l'intérieur des terres. Par plusieurs ajustements culturels, ils ont réussi à élaborer l'événement et donner une forme à leur devenir. Cela se fait à partir des structures inconscientes. Pour ce qui concerne les Badjos il y a d'abord le déni : ne pas rester dans l'événement, dans la douleur, dans la confrontation. Déni ne veut pas dire oubli. Les Badjos ont transposé à leur façon l'événement dans leur culture et leur vie quotidienne. En donnant un statut particulier à la mémoire, au rapport à l'histoire, à la transmission. Ils ont effectué une reconstruction symbolique de leur existence. Seule façon de recommencer quelque chose, ailleurs, puisque nomades. Cette force maléfique, cause du tsunami, fut mentalement apprivoisée. Procédé éminemment puissant qui permet de l'inscrire fortement et très tôt dans les mémoires, de le dépasser. Le chamanisme a certainement contribué à cette réussite. «C'était l'époque où les divinités vivaient avec les humains...» disent les Badjos. Ensuite c'est la place donnée à l'enfant : centrale. Déni, mémoire, enfant, leur permettent de se projeter dans l'avenir, de se reconstruire, dans l'exode. Ikiko, c'est eux. La métaphore d'Ikiko rappelle les angoisses d'abandon, de perte, de pardon pour mieux les assimiler : l'élaboration badjo du tsunami fonctionne. Cette expérience est un modèle de référence, un miroir pour nos réactions.
Les réactions, populaires comme celles des médias, sont essentiellement métaphysiques : impuissance de l'homme, fautes commises,
expression des grandes impasses de notre époque, force immanente qui nous gouverne... Parce que le modernisme ne peut tout expliquer il y a tout à coup des opportunités pour de nouvelles croyances. L'homme mesure les limites opposées de sa civilisation, sa part de puissance mais aussi d'impuissance.

Au-delà de ces réactions qui n'ont d'intérêt que de confirmer notre peu de lisibilité de notre futur et l'incapacité de notre culture à donner du sens, il s'agit d'interpréter l'expérience badjo comme un rappel. Rappel de nos mécanismes de pensée, si possible de les rectifier. Par l'ampleur du phénomène, les écologistes devront retenir que cette «science» ne se résume pas à donner des indices de pollution. Certes les cataclysmes ne sont pas quotidiens, mais l'homme, lui, devrait rester une préoccupation constante. Le cas badjo ne nous dit-il pas que nous sommes en porte-à-faux, au moins sur deux registres : d'abord le tsunami qu'ils attribuent à la force maléfique (centre de leurs croyances) ne les pousse pas pour autant à fuir la mer. Ils restent dans la continuité, la vie concrète, car ils ont donné un sens à l'événement. Quant à nous, alors que seules des images nous ont atteints, nous trouvons refuge et réassurance dans des rappels théologiques, des explications abstraites à ces forces incontrôlables. Ensuite, l'aide matérielle (humanitaire et reconstruction prévue déjà !) nous semble suffisante pour les victimes. Mais celle-ci ne remplacera jamais la vraie reconstruction : psychique, symbolique, culturelle et familiale, qui demandera plusieurs générations.

Pas question de remettre en question l'élan de compassion, le témoignage de respect. Il n'est pas interdit cependant de s'interroger afin de se rapprocher d'avantage des victimes, de leur vécu. Pourquoi le délai de réaction aux drames du Rwanda, du Darfour, n'a-t-il pas été si performant ? Le monde en développement rapide a besoin de rédemption. Le tsunami nous rappelle que nous avons été très «bons». Pourquoi ? Parce que l'homme n'y avait aucune responsabilité directe ; il pouvait responsabiliser la nature, se laver de ses péchés à bon compte. Refusant le miroir. L'humanitaire a quelque chose qui réactive notre sentiment de culpabilité. Avec raison, mais aussi à tort : n'oublions pas qu'elle est une faiblesse, une fragilité de l'Occident en ces temps d'intégrismes. Le tsunami fait aussi redécouvrir la mort. «On ne lui donne pas assez de place dans notre société», entend-on. Au fond, elle est permanente, et ne dit pas son nom. Si dans d'autres civilisations elle est plus intégrée, c'est que la vie y a une vraie place.

De même l'Europe redécouvre l'enfant, mais à sa façon : quand il est orphelin, en détresse, à emprunter, à dérober. Au détriment des droits de l'homme et de ceux de l'enfant. Au nom de quelles valeurs vider ces sociétés ? Méfions-nous de privilégier l'autre, soumis, pour notre salut. Le faible, le vaincu aurait-il notre préférence parce que nous aurions quelques péchés à effacer ?

Voilà ce que les Badjos, victimes d'un tsunami, nous disent. Ecoutons ce peuple enfant. Pendant que quelque part, sur les mers, une grand-mère berce son petit-fils...

François-Robert Zacot, ethnologue dernier ouvrage paru : Peuple nomade de la mer : les Badjos d'Indonésie, Maisonneuve et Larose, 2002.