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TRISTAN EGOLF, LE SEIGNEUR DES PORCHERIES : UN CONFLIT QUI RÉSISTE À ÊTRE DÉFIGURÉ
Emilie Charonnat


Origine : http://www.revue-klesis.org/pdf/5-Varia-Charonnat.pdf

S’il s’agit, pour toute société, de « gérer les conflits », d’annuler les tensions ou de résoudre les contradictions ; il n’en est pas de même pour le penseur, l’écrivain ou l’artiste.
Dans Qu’est-ce que la philosophie ?, Deleuze et Guattari écrivent que l’artiste dresse de puissantes « figures esthétiques » qui recoupent le chaos et nous emportent dans un double devenir, un composé qui fait de nous des « voyants ». La figure esthétique « révèle » sans annuler les tensions, sans effacer les différences.

La question que nous posons est la suivante : comment un conflit peut-il être créateur, sans s’annuler dans sa création ? Autrement dit, comment conserver une tension, et comment une tension peut-elle être effective sans se résoudre ?

Le seigneur des porcheries1 de Tristan Egolf présente une figure exemplaire d’un conflit qui résiste à la défiguration. John Kaltenbrunner, personnage central du roman, est l’incarnation parfaite de la révolte outrée, et les narrateurs veulent avec force en conserver la puissance révélatrice.

John est vécu comme un événement et produit une vision, une révélation chez les vingt- deux narrateurs – agencement collectif d’énonciation que devient Tristan Egolf lorsqu’il écrit.
Cette révélation, ils ne peuvent pas la décrire pour elle-même. On ne sépare pas l’oeuvre du soi-disant message qu’elle est sensée libérer. Ils écrivent l’histoire de John, ils l’emprisonnent dans un style, pour que l’événement ne se perde pas dans l’oubli général, mais continue de libérer sa vérité éternelle.

Il y a deux manières d’écrire une histoire : celle qui explique que rien n’a vraiment changé, et celle qui montre que rien ne peut plus être comme avant. La première juge et résolve le conflit, la seconde, plus difficile, fait signe vers l’indicible tension… Là où nous découvrirons peut-être l’ultime valeur au sein du nihilisme profond qui noie notre époque épuisée.

*

John Kaltenbrunner naît orphelin de père, dans une ville qu’il n’a jamais quittée et qui ne cessera d’être hostile à sa personnalité. Celui-ci est totalement hermétique à l’institution scolaire, incapable d’écouter le chant des professeurs ni de nouer de relation avec l’un ou l’autre de ses camarades, il passe la plupart de ses journées dans une salle vide censée l’éloigner des autres chez qui il provoque, sans rien dire ni faire, des réactions de peur et de suspicion. Ecarté de tous, il établit des plans pour développer et faire prospérer la ferme et l’élevage qu’il a lui-même mis en place de toute pièce, avec un génie que son âge aurait bien dû lui interdire puisque la ferme avait pris une ampleur et une complexité effrayante avant qu’il ait atteint l’âge de dix ans. Une sorte d’autiste génial.

Etant données cette situation en marge et la terreur qu’il inspire malgré sa fragilité toute nue, on ne s’étonnera pas de voir la vie du jeune John comme un long processus de démolition : « sa vie toute entière, écrit Egolf, resta par définition un incroyable enchaînement de coups de poisse. Et cela continua des années durant, au-delà de l’absurde jusqu’à friser l’impossible, jusqu’à ce que tous les fruits avariés, la misère et la crasse, l’interminable beuverie – tous les carburants à haut indice d’octane de la corne d’abondance – trouvent enfin un déversoir et balaient toute la campagne »2. Le rejet de sa personnalité, la destruction de sa ferme, la destitution de tout ce qu’il possédait par l’église méthodiste, la mort de sa mère et sa ruine, la prison et l’exil, l’usine de volaille, etc. jusqu’à son arrivée chez les « torche- collines », le déclenchement de la grève et l’achèvement de la destruction, l’accélération de la destruction jusqu’à sa propre mort.

Tristan Egolf a choisi ici un personnage extrême, dans tous les sens du terme : ce qui en fait un personnage très ambigu, un élément paradoxal. Si fin et intelligent, et pourtant une brute sans merci. En marge comme il n’est pas possible de l’être plus, mais sans la personnalité désabusée et faible de ceux qui sont rejetés (ceux par exemple qui sont appelés, dans le roman, les « rats de rivière », les « citrons », les « nègres verts », mais également les « torche-collines »), et sans que ses parents aient la position sociale la plus basse (et il semble qu’à Baker, il soit difficile de sortir de sa classe sociale). Il n’est pas mauvais, il le devient.
Petit à petit, John n’a d’autre désir que de se venger. Il décide en effet de se venger contre la communauté entière qui l’a exclu et bafoué, lorsque, arrivé comme employé à la décharge, et insensible aux aboiements du patron dominateur, il décide de prendre en main l’organisation de l’équipe, puis déclenche une grève que le développement stratégique transforme en immense crise – une crise frisant, elle aussi, l’impossible.

John est donc un personnage hors du commun à tous les niveaux : il ne correspond à rien, où plutôt, il occupe un point de vue inouï, improbable. En outre, ce point de vue est épuré par le fait qu’il n’est pas le narrateur de sa propre histoire. S’il l’avait été, tant de sentiments équivoques, tant d’idées contradictoires se seraient mêlées à son monologue intérieur. Une masse de points de vue se superposant et luttant ensemble pour donner lieu, chaque fois, à un acte choisi ou imposé. Ici, le point de vue est épuré car ce sont ses actes, et seulement eux, qui sont vus à travers un autre point de vue – celui des vingt-deux « torche-collines », employés de la décharge et narrateurs de cette histoire – qui agissent comme un prisme qui ne retiendrait qu’une seule fréquence. Le héros est réduit à une fréquence singulière, chaque point de vue étant défini par la différence qu’il instaure avec les autres points de vue. John Kaltenbrunner, une singularité irréductible qui va tout faire basculer. John, la ligne de fuite qui fait fuir tout le système. Voilà le personnage central que choisit l’auteur. Celui qui explique aux « torche- collines » qu’il ne faut pas confondre le torchon et la crasse.

*

Le roman se déroule dans une petite ville des Etats-Unis, Baker, ville dans laquelle la hiérarchie est telle qu’elle nous fait penser au code indien des castes car elle comprend cette caste improbable que nous appelons « intouchables » (ici appelés les « rats de rivière ») et qui ne participe en rien à la vie de la société, sauf à être constamment la risée, le dégoût ou le bouque émissaire de celle-ci. Chaque groupe correspond à un mode de vie bien particulier, bien qu’ils se rejoignent tous dans une logique pauvre et rigide, logique qui renvoie à la structure de la ville de Baker et ses environs. Le mode de vie de chaque membre de la communauté peut se résumer ainsi : « Nous contre Eux », puisqu’en effet « l’identité de l’indigène de base, écrit l’auteur, se définissait par son opposition butée à ce qu’il n’était pas, à des forces autres, extérieures […] De la chèvre du voisin dans votre jardin au vaisseau amiral descendant sur la ligue des nations, c’était Nous contre Eux jusqu’à la lie »3. A l’issue de la crise, la ville entière n’est plus qu’un immense tas d’ordure, un champ de bataille inimaginable où chacun est forcé de plaider coupable et entreprend un long travail de falsification des faits pour échapper à la honte et au déshonneur.

En effet, John organisa si stratégiquement la grève que « la matrice primitive de la communauté fut publiquement mise à nu […] Pour la plupart des gens du cru, la honte écrasante et le déshonneur de ce dévoilement ravageur ont laissé un douloureux arrière goût de gène »4, « désignés dans une lettre de vengeance comme des ploucs indécrottables, et des charbonniers qui n’avaient que ce qu’ils méritaient […] ils avaient dû plaider coupable, que ça leur plaise ou non »5. John ne dévoile pas seulement cette porcherie, mais comment la communauté tente désespérément de s’y maintenir : « S’ils voulaient un jour atteindre à une paix des âmes partagée, écrit Egolf, ils seraient obligés de formaliser la crise en des termes avec lesquels ils puissent apprendre à vivre. Ils allaient devoir la défigurer et l’abâtardir jusqu’à la rendre stérile, afin de pouvoir la chasser par la porte de derrière comme une intruse »6.

Cela débute par une réécriture de l’histoire par les médias, mais les citoyens de Baker inventent eux-mêmes les histoires les plus extravagantes pour récuser le fait que la crise provienne de l’intérieur. Ils se mettent enfin d’accord : John n’a rien à voir avec la communauté, il aurait été un avorton lâché dans les toilettes d’un train au moment d’une fausse-couche tardive, il serait resté plusieurs heures sur les rails, laissant plusieurs autres trains lui briser les membres en laissant tout organe vital intact, il aurait été récupéré par un « rat de rivière », vivant comme un animal au milieu des déchets. Il avait survécu, et avait ramené à Baker quelque chose de pourri, quelque chose qui venait de l’extérieur… L’événement « John Kaltenbrunner » est un élément hétérogène qui met en péril la structure de la communauté.

Face à cette défiguration massive, une petite minorité, les vingt-deux « torche-collines » enrôlés dans la machine de guerre de John, « voyants » malgré eux, tentent de séparer la réalité de la fiction. « Notre volonté, écrivent-ils, est de préserver l’histoire d’une réalisation avant qu’elle ne soit confisquée par les gens des collines », réalisation qui signifie pour eux « la fin de la stupeur catatonique, de la soumission servile – une sonnerie de réveil et un point d’embarquement »7. L’hétérogénéité n’est pas à chasser, il faut au contraire en conserver la puissance.

Les vingt-deux « torche-collines » sont un groupe d’individus brisés, soumis, baissant la tête devant un patron complètement aliéné qui passe son temps à écraser la moindre lueur de volonté et d’amour propre, l’infime élan vital qui aurait pu les traverser. Aucune résistance de leur part. Jusqu’à l’arrivée de John, l’inclassable personnage qui trouvera à la décharge le lieu de l’aboutissement de toute une vie de révolte étouffée.

Cette défiguration du conflit entre un individu extraordinaire et la communauté qui l’a vu naître, c’est exactement ce que les torche-collines ne veulent pas admettre : car pour eux la crise fait signe vers tout autre chose : non pas la nécessité d’oublier John K., mais « revenir à lui en temps de besoin », « revenir à son hurlement décharné dans la jungle comme à notre antidote dernier cri contre la folie ordinaire »8. Et plus loin ils écrivent : « par respect profond pour le changement qu’il a amené dans une communauté complètement fossilisée et, surtout, pour l’exemple qu’il a donné à tous ceux qui ont assez d’yeux et de couilles pour voir, que nous voilà occupés à combattre l’avalanche imminente du révisionnisme local »9.

Pourtant le changement est imperceptible : après la mort de John, rien n’a vraiment changé. Tout est resté stratifié de la même manière. Les « rats de rivière » sont au bord de l’eau, les citrons à l’usine, les trolls à la chasse, les torche-collines torchent les collines… La révélation est en apparence sans effet. Du point de vue des narrateurs, pourtant, tout a changé.
Il est vrai qu’après la fin de la crise ils n’ont plus de patron, ils gèrent eux-mêmes la décharge.
C’est d’ailleurs de cette manière que tout a commencé. John avait en effet commencé à changer secrètement l’organisation des parcours et la distribution des tâches, jusqu’à aboutir à une efficacité sans égal. Néanmoins son but n’était pas d’autogérer son travail, mais d’utiliser celui-ci pour miner la ville de manière à ce qu’elle soit totalement désorientée et se détruise quasiment elle-même, par la voie du « Nous contre Eux ». La servitude dont se dépouillent les narrateurs n’est pas matérielle, puisque ce n’est pas non plus un « rapport économique » qui les avait menés à la décharge, mais un épuisement de forces d’une autre nature qui les menait tous dans cette position, objets « sur mesure » du délire oppressif du patron. Il s’agit plus de combattre la bêtise que l’inégalité sociale. Il s’agit de dénoncer la porcherie que nous portons tous en nous. La fréquence John, à travers les vingt-deux narrateurs, éclaire les flux de boue et de merde qui nous traversent tous. Cette « porcherie, écrit l’agencement collectif, que nous port[ons] en nous et que nous ne pouv[ons] pas plus fuir que nous l’approprier, la porcherie où nous cour[ons] en tous sens pour nous en échapper, mais que nous finiss[ons] par traîner avec nous où que nous all[ions] »10.

Nous posons dès lors la question suivante : en quoi cette mise au jour est-elle libératrice ? Il semble que le souvenir de John soit saisi par les narrateurs comme une puissance toujours susceptible d’être réactivée. Le souvenir n’est pas anéanti dans sa potentialité, sauf si les gens des collines, après quelques générations, l’enfouissent si profondément derrière un chaos d’opinions qu’il n’est plus possible d’y revenir, de le faire revenir, puisque manquerait le donné susceptible de faire revenir cette puissance. Ce que les vingt-deux narrateurs veulent conserver, c’est cette part virtuelle de l’événement que John a incarné, cette puissance libératrice qu’il a prodiguée à ceux qui avaient « assez d’yeux et de couilles pour voir »11. Pour voir quoi ? Pas seulement la vie de John. Quel intérêt ? Ni non plus le déroulement de la crise.
Ce que les narrateurs nous font voir se cache derrière tout ça. Ou pour dire mieux, rien n’est caché, c’est seulement que la chose n’est pas de l’ordre du visible, et ne le sera jamais. Il s’agit d’une tension instaurée entre le livre et le monde, une distance qui rend sensible à la fois au monde et à la possibilité d’un autre monde.

Egolf nous délivre, à travers ce roman, le but de tout artiste : capturer dans un matériau – ici le langage – des puissances qui ne peuvent être énoncées, et qui pourtant ne peuvent être qu’énoncées. Pousser le langage sur la limite qui le sépare et l’articule à la vie. De toutes manières, il est impossible d’énoncer la révélation que les narrateurs tentent de reconfigurer par la biographie de John. Nous serions bêtes de tenter d’énoncer le message que l’oeuvre s’efforce de transmettre : en art, il n’y a pas l’oeuvre, et ce qu’elle veut dire ; les deux sont une seule et même chose.

Si le sens commun croit maladroitement pouvoir la réduire à un message, c’est qu’il y a néanmoins une posture, en art comme en philosophie : selon Deleuze et Guattari, il s’agit toujours de crier contre la même honte, contre les compromis honteux que nous passons tous avec notre époque. Il s’agit toujours de résister : « résister à la mort, à la servitude, à l’intolérable, à la honte, au présent », écrivent Deleuze et Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie ?. Et pour cela, pour « échapper à l’ignoble », ajoutent-ils, « nous n’avons d’autre choix que de faire l’animal »12.

John, seigneur des porcheries, incarne ce cri enragé qui permet, si on l’entend, de rester debout, même (pardonnez-moi l’expression) les deux pieds dans la merde. « Faire l’animal » afin de « rester debout », paraît sans doute contradictoire. Jetons un oeil sur la dernière volonté de John que les « torche-collines » accomplissent le jour de son enterrement : une improbable chasse au cochon vaseliné dans le cimetière. « Tout le monde se percutant, écrit Egolf, et tombant et glissant et courant après la tâche rose vif, écrasant des fleurs, heurtant des pierres tombales, déquillant journalistes et spectateurs, jusqu’à ce que les voitures de patrouille finissent par surgir du portail et monter la colline, toutes sirènes hurlantes »13. Le « devenir animal » qu’invoquent souvent Deleuze et Guattari lorsqu’ils s’intéressent à l’oeuvre d’art renvoie à cette zone d’indiscernabilité entre l’animal et l’homme : cette zone où nous courons en tous sens en hurlant et tombant. Ceci nécessite la présence d’un « individu exceptionnel, et c’est avec lui qu’il faudra faire alliance pour devenir-animal »14.

Voyez comme chaque élément a sa place : pourquoi enduire le cochon de vaseline ? C’est plus rigolo et ça dure plus longtemps. Certes. Mais reprenons la logique deleuzo- guattarienne : le devenir animal est toujours au moins double, il emporte l’homme et l’animal dans un double devenir. Les vingt-deux deviennent des porcs, recouverts de boue, courant et renversant tout sur leur passage, en même temps que le porc devient une pensée dans l’homme, une pensée fuyante et hurlant d’effroi. Cette pensée est une résistance contre la « folie ordinaire », selon les termes d’Egolf, la « honte d’être un homme », suivant ceux de Primo Lévy, incessamment cité par Deleuze pour signaler l’alliance réglée de l’homme et de l’ignominie. Et pour revenir à la vaseline : il s’agit de faire durer le jeu, effectivement. Car le double devenir se passe entre les deux, entre homme et porc… et, pour garder la tension, il faut que ça glisse (comme en amour, on aime ce qui nous glisse entre les doigts). L’important n’est pas d’attraper le cochon, mais de courir après. L’important n’est pas l’histoire, mais le devenir non historique. L’important n’est pas de gérer le conflit, mais de le voir, de saisir la part éternelle qu’il libère pour la pensée. Toute gestion du conflit annule le seul donné de la pensée, la part virtuelle de l’événement, la vision qui nous entraîne : John comme « point d’embarquement ». La conversation et le jugement annulent la pensée. La pensée est une intensité, une tension. C’est en vertu de cette tension qu’on peut dire qu’on reste debout, même si c’est en se jetant par terre.

*

Si cette révélation induite par l’oeuvre présente une tonalité politique, c’est parce que celle-ci est première : « avant l’être, il y a la politique »15, écrivent Deleuze et Guattari.
L’oeuvre de Tristan Egolf est une oeuvre de schizo-analyse : il trace, par l’intermédiaire des points de vue qu’il fait résonner, toute une cartographie des flux de désir, révélant les dangers de chaque ligne. Dans Mille plateaux, les auteurs s’expriment en terme de lignes : à segmentation dure, souple, ligne de fuite, et dégagent eux aussi les dangers de chacune d’elles.

Ces lignes sont produites chaque fois par des machines différentes, grandes machines sociales binaires, machines de désir ou de guerre.

Nous avons vu que le roman révèle déjà deux choses : les grandes machines sociales ont bien des failles, mais, surtout, la solide volonté de se maintenir dans leur rigidité, qui ne peut être que de bêtise, dans la paix d’une guerre gelée. Pourtant, la tension insiste et révèle, comme s’il était impossible qu’une sagesse confortable existe – ignoble confort d’une « paix des âmes partagée ».

Les différentes lignes qui nous composent et se combinent sans cesse n’ont pas le même rythme, pas la même nature : certaines lignes sont dites de « segmentation dure », ce sont des lignes de coupure signifiante. Elles président aux conversations et mises au point, surcodent (les flux de désir) en permettant le jugement. C’est sur ce type de ligne que John comptait pour tout foutre en l’air. Il avait aperçu clairement que les habitants de Baker se réunissaient dans une logique du « Nous contre Eux », par laquelle chacun trouvait le contenu de son identité, traçait son territoire en rapport aux territoires environnants. Ces lignes en effet, nous viennent du dehors, elles sont données, faciles. Ce sont par ces lignes que les habitants, noyés dans leur crasse qu’ils tentent désespérément de maintenir dans un coin de leur territoire, ou mieux, de déverser secrètement n’importe où, se chamaillent en même temps qu’ils tentent avec force de saisir le coupable, ou plutôt la pyramide de coupables, qui va jusqu’aux voisins de pallier en sa base, et dont la pointe est imperméable à toute communication : le patron de la décharge, poussé à bout et effondré au fond de sa caravane depuis qu’il ne tient plus personne sous son joug, par un processus qui dépasse sa compréhension et achève son effondrement psychique : « La vanité, écrit Egolf, qu’il avait à essayer d’identifier et de localiser quelque chose qui échappait constamment à sa compréhension, par quelque bout qu’il le prenne, l’avait réduit en miettes »16. On lui demande de rendre des comptes par rapport à la grève, et lorsqu’il est arraché à sa stupeur au bout de plusieurs semaines, il apparaît aux grilles fermées de la décharge en hurlant et crachant des insultes incompréhensibles. Ce sont aussi par ces mêmes lignes que les habitants et les médias tentent de réécrire l’histoire : on veut découvrir le contenu du secret (que se passe-t-il ?), mais ce contenu doit d’abord entrer dans les grilles binaires de ce qu’ils veulent signifier. Le processus de la crise doit être trahit, le conflit défiguré, l’origine rejetée à l’extérieure et diabolisée leur permettra de reformer la structure sociale hiérarchisée.

Le danger propre à cette ligne dure est la Peur : nous nous reterritorialisons sur n’importe quoi, durcissons nos segments pour nous rassurer et croire que nous ne perdons rien.

Le second type de ligne, qui coexiste avec les précédentes, opère une segmentarisation souple, moléculaire : ce sont des lignes qui naissent par hasard, on ne sait pas pourquoi. Ce sont des lignes de fêlure, un toboggan de possibilités qui ne se laisse pas surcoder. Lorsque John débarque à la décharge, les « torche-collines » restent muets, stupéfaits devant l’improbable nature qu’il manifeste : il n’a rien à faire là-bas, il n’a pas du tout l’attitude de tous ceux qui ont fini dans ce lieu où l’on n’arrive, semble-t-il, que par épuisement. Ils avoueront plus tard que dès cette première rencontre, chacun sentit que quelque chose se passait, et qu’ils auraient, sans comprendre tout à fait comment ni pourquoi, un rôle à jouer. Ils sentirent les failles imperceptibles, autant de sous-entendus déterritorialisants qui révèlent une activité souterraine, ou le contenu du secret importe moins que la forme elle-même : il se passe quelque chose. Et pour ce qui est de l’apparition de John à la communauté, cela se passe à un stade avancé de la grève, lorsqu’il est reconnu comme étant cet enfant orphelin et exilé, qui est revenu foutre la merde… une page de journal met au courant la communauté de son existence parmi eux et de la possibilité qu’il soit entièrement la cause de la crise. A ce moment là, la structure merdique de Baker devient floue. D’une machine binaire : « Un conflit clair et net, en noir et blanc, Nous contre Eux, écrit l’auteur, Baker contre les charognards, l’industrie contre les services d’hygiène, etc, [on] glissait à présent dans une indéfinissable zone grise où toutes les parties concernées avaient perdu leurs repères »17.

Danger propre à cette ligne souple : la Clarté : « Au lieu de la grande peur paranoïaque, nous nous trouvons pris dans mille petites monomanies, des évidences et des clartés qui jaillissent de chaque trou noir, et qui ne font plus système mais rumeur et bourdonnement, lumière aveuglante qui donne à n’importe qui la mission d’un juge, d’un justicier, d’un policier pour son compte »18. Mais, très vite, les habitants retrouvent la logique binaire du « Nous contre Eux ».

En effet, sur les deux lignes à la fois : Le danger est le Pouvoir : par lequel on cherche à fixer la machine de mutation dans la machine de surcodage pour bloquer les lignes de fuite.

Sur les lignes souples, on perçoit et on parle littéralement : c’est ici que l’âme de la communauté est mise à nue, la structure merdique de Baker apparaît alors même qu’elle se met à devenir floue. Car sur ces lignes, on est comme sur une bascule : tentés d’interpréter l’événement, on penche vers l’usage de la segmentarisation dure ; attirés vers une autre lumière, comme l’insecte attiré par la chaleur de la révélation, on bascule vers une déterritorialisation absolue, le dernier type de ligne que nous allons observer – la ligne de fuite.

*

C’est « une ligne, écrivent Deleuze et Guattari, qui n’admet plus du tout de segment, et qui est plutôt comme l’explosion des deux séries segmentaires. Elle a percé le mur, elle est sortie des trous noirs. Elle atteint à une sorte de déterritorialisation absolue. « Elle avait fini par en savoir tant qu’elle ne pouvait plus rien interpréter. Il n’y avait plus d’obscurités pour elle qui lui fissent voir plus clair, il ne restait qu’une lumière crue ». On ne peut aller plus loin dans la vie que dans cette phrase de James »19. Le secret est ici sans contenu et sans forme : on devient tout le monde, et même on devient monde, on trace une ligne abstraite faite de singularités, parce qu’on est plus personne, parce qu’on a plus rien à cacher. Sur ces lignes, « dans l’acceptation tranquille de ce qui arrive », nous devenons « passagers clandestins d’un voyage immobile »20. « C’est sur les lignes de fuite, écrivent-ils, qu’on invente des armes nouvelles, pour les opposer aux grosses armes d’Etat […] il la crée plutôt qu’il ne la suit, il est lui-même l’arme vivante qu’il forge »21.

La ligne de fuite correspond à ce que les auteurs nomment le « devenir imperceptible » : « Rien ne peut se passer ni s’être passé, écrivent-ils. Plus personne ne peut rien pour moi ni contre moi. Mes territoires sont hors de prise, et pas parce qu’ils sont imaginaires au contraire : parce que je suis en train de les tracer »22. Et puisqu’on ne peut aller plus loin, le danger propre à cette ligne est : « une mort, une démolition, au moment même où tout se dénoue »23. Fin du livre : John meurt brisé, en chien de fusil dans les mauvaises herbes, laissant autour de lui les mégots froissés de ses dernières cigarettes. Etrangement, cette mort semble si naturelle, comme lorsqu’on meurt de vieillesse, en s’endormant. Sauf que John a à peine plus d’une vingtaine d’années, et qu’il est brisé par son combat. Cette impression de naturel peut s’expliquer car toutes les lignes sont présentes dès le début : les lignes de fuite qui font fuir le système, et les segments qui durcissent, s’efforçant de colmater les fuites. La ligne de fuite tourne en ligne de mort, néanmoins John meurt pour que vive autre chose, même, et peut-être surtout, si ce n’est pas son intention. Cet autre chose est exactement la révélation et son écriture par les « torche-collines ».

L’immanence de toutes ces lignes fait qu’il est souvent difficile de les démêler, d’autant plus que ces lignes ne signifient rien : aucune structure signifiante ne peut les représenter (puisque celle-ci est générée par les premières lignes). Seul quelque chose comme l’oeuvre d’un artiste peut nous les présenter, comme un labyrinthe dans lequel le destinataire peut circuler. C’est une histoire de cartographie. Et si écrire est une histoire de politique – surtout lorsqu’on est pas « engagé », l’attitude est ici à l’opposé de tout militantisme – c’est parce qu’on écrit avec ces mêmes lignes. L’artiste se situe à un carrefour de lignes réelles qui nous traversent tous, il n’écrit pas avec ses souvenirs personnels (mémoire rétrospective), mais avec les lignes impersonnelles qu’il capture et qu’il remet en jeu (mémoire créatrice). Cet acte est immédiatement politique. Mais il faut comprendre qu’il y a deux types de politique comme « deux types de relations très distinctes : des rapports intrinsèques de couples qui mettent en jeu des ensembles ou des éléments bien déterminés (les classes sociales, les hommes et les femmes, telle et telle personne, les militants et les gouvernants, le maître et l’esclave), et puis des rapports moins localisables, toujours extérieurs à eux-mêmes, qui concernent plutôt des flux et des particules s’échappant de ces classes, de ces sexes, de ces personnes (…) rapports de doubles »24. Ces rapports de doubles, c’est aussi ce que Deleuze et Guattari nomment « devenirs ».

Et c’est bien ces devenirs que la communauté tente d’annuler dans une histoire conforme, une déformation du conflit. Il faut une histoire qui explique que John est un accident qui vient d’ailleurs, qui n’a aucune incidence sur la structure de la communauté, sauf à être jugé d’avance comme une impureté (rappelons-nous l’histoire de l’avorton ferrovière-rat de rivière). Alors qu’il n’est pas un accident qui vient d’ailleurs, mais un événement qui arrive à la structure elle-même, et la concerne singulièrement. Evénement dont la puissance ne peut être conservée et réactivée qu’à travers l’oeuvre d’un agencement collectif d’énonciation.

*

Nous annoncions la découverte d’une valeur par delà le nihilisme. Nous invoquons, pour cette conclusion, Baruch Spinoza (qu’on nous pardonne la réduction et l’usage que nous en faisons) et Albert Camus (à qui je laisserai la dernière parole).

Dans la philosophie de Spinoza, l’idée de l’idée d’une affection ne change pas l’affection elle-même, ni le monde au sein duquel elle a lieu. Par contre elle est le fil d’une libération relative uniquement fondée sur la raison : on devient cause de soi. Alors c’est notre rapport au monde qui change (si l’on peut dire qu’il y a un monde), le monde lui-même n’est que très peu touché. Les narrateurs seraient (auraient) en quelque sorte cette idée de l’idée : alors que John serait l’idée elle-même : l’incarnation de l’événement. John va au bout de ce qu’il peut. Il meurt. Mais l’idée de l’idée, elle, rend éternelle sa résistance. Comme une idée dans l’esprit de ceux qui voient… et qui, eux-mêmes, dès lors, perpétue cette puissance de résistance qui consiste à devenir ce que l’on est. Si la vie de John est démesurée, un certain type de mesure, qui est une tension, prend naissance à sa suite. Entre la vie démesurée de John et la démesure de la servilité établie, il y a la VIE, qui est un éternel conflit, une tension qui révèle l’existence d’une valeur par delà le nihilisme.

A ceux qui pensent que la mesure est une qualité de ces systèmes clos et oppressifs, et que la révolte est une démesure, nous répondons en citant Albert Camus : « La mesure n’est pas le contraire de la révolte. C’est la révolte qui est la mesure, qui l’ordonne, la défend et la recrée à travers l’histoire et ses désordres. L’origine même de cette valeur nous garantit qu’elle ne peut être que déchirée. La mesure, née de la révolte, ne peut se vivre que par la révolte. Elle est un conflit constant, perpétuellement suscité et maîtrisé par l’intelligence. Elle ne triomphe ni de l’impossible, ni de l’abîme. Elle s’équilibre à eux. Quoique nous fassions, la démesure gardera toujours sa place dans le coeur de l’homme, à l’endroit de la solitude. Nous portons tous en nous nos bagnes, nos crimes et nos ravages. Notre tâche n’est pas de les déchaîner à travers le monde ; elle est de les combattre en nous-mêmes et dans les autres. La révolte, la séculaire volonté de ne pas subir dont parlais Barrès, aujourd’hui encore, est au principe de ce combat. Mère des formes, source de vraie vie, elle nous tient toujours debout dans le mouvement informe et furieux de l’histoire »25.


Notes

1 Traduction de Rémy Lambrechts, Paris, Gallimard, 1998.

2 Ibid., p. 20.

3 Ibid., p. 492.

4 Ibid., p. 21.

5 Ibid.

6 Ibid., p. 22.

7 Ibid., p. 30.

8 Ibid.

9 Ibid., p. 31.

10 Ibid., p. 602.

11 Ibid., p. 31.

12 G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 103.

13 T. Egolf, op. cit., p. 605.

14 G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 297.

15 Ibid., p. 249.

16 Tristan Egolf, op.cit., p. 329.

17 Ibid., p. 492.

18 Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, p. 279.

19 Ibid., p. 241.

20 Ibid., p. 242.

21 Ibid., p. 250.

22 Ibid., p. 244.

23 Ibid., p. 250.

24 Ibid., p. 240.

5 A. Camus, L’homme révolté, chap. « La pensée de midi », Paris, Gallimard, 1950, p. 376.

http://www.revue-klesis.org/pdf/5-Varia-Charonnat.pdf