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Date: 10 Janvier 2004
Subject: [zpajol] USA: travailleurs avec et sans-papiers
[Un intéressant article sur la situation actuelle des travailleurs
aux USA. La dernière partie du texte s'intéresse plus
précisément à la situation des étrangers
et sans-papiers, ainsi qu'aux la conséquence de la loi "anti-terroriste"
PATRIOT sur ces personnes.]
*La peur au travail*
Que se passe-t-il aux Etats-Unis ? L'état de l'économie
se résume en un mot "la merde" ! Je crains que
la guerre d'Iraq ne touche que les familles des soldats envoyés
là-bas et qui y crèvent tous les jours. Mais l'économie
nous touche tous. Nous travaillons (ou chômons) tous sous
la menace de la peur. Et bien sûr, il n'y a aucune démocratie
sur les lieux de travail ici. Ce n'est que la peur (du chômage,
de se retrouver SDF) qui nous retient au boulot.
La guerre paraît lointaine, sauf pour les familles des soldats.
Nous n'en parlons pas. Mais je n'ai pas l'impression que beaucoup
soient pour la guerre. Tout le monde sait que ça ne se passe
pas bien, mais il faut reconnaître qu'en régle générale
les Américains ne réagissent qu'à la mort d'autres
Américains. Je ne sais comment, le racisme sur lequel notre
pays fut fondé, qui s'étend avec l'impérialisme
depuis 1898, nous a tellement empoisonné l'esprit que la
mort de milliers d'Afghans ou d'Iraqiens ne signifie rien alors
que la mort d'un ou deux Américains par jour nous préoccupe
au plus haut point. Le gouvernement s'inquiète : les médias
n'ont pas le droit de photographier les corps ou les milliers de
blessés rapatriés. Même la présence des
familles de soldats morts est interdite lors de leur rapatriement
aux Etats-Unis.
Cependant, ce manque de soutien pour la guerre est également
à mettre en relation, à mon avis, avec l'économie.
Depuis près de 30 ans, le niveau de vie des ouvriers américains
n'a cessé de baisser. Les années 1980 ont vu les attaques
contre les syndicats et les années 1990, la fuite d'emplois
vers l'étranger. Aujourd'hui, Walmart est le premier employeur
du pays, avec des effectifs dépassant le million, et comme
tout le monde sait, ce sont des emplois de pauvre, rien qui permet
réellement de survivre. Maintenant nous avons vécu
les scandales d'Enron, les contrats d'Haliburton et de Bechtel en
Iraq, les millions de dollars récompensant des PDG d'avoir
fermé des entreprises et licencié des ouvriers. A
mon avis, si beaucoup d'ouvriers américains restent sceptiques
quant aux motifs invoqués pour cette guerre, bien d'autres
s'inquiètent de ses conséquences. Nous croyons ou
ne croyons pas à cette guerre, directement en fonction, je
crois, de notre perception de ce que nous sommes devenus en tant
que classe ouvrière au cours de ces vingt dernière
années.
Sans toutefois vouloir être trop catégorique. Il reste
encore bien des imbéciles qui apprécient George W.
et qui sont empoisonnés par les mensonges véhiculées
quotidiennement à la télé. C'est là
que l'économie entre en ligne de compte. La télé
vient de nous expliquer que l'économie américaine
a cru au rythme record de 8,2 % au dernier trimestre. C'est possible
de nous mentir à propos de l'Iraq, mais lorsqu'on nous ment
au sujet de l'économie, l'ouvrier au chômage ou qui
craint pour son emploi ne tombe pas dans le panneau. C'est complétement
tordu : l'économie telle que nous la vivons ne s'améliore
pas mais, au contraire, s'empire ! Je travaille dans le transport
routier, et nous avons été mis au pied par manque
de travail pendant plusieurs jours a cours des deux dernières
semaines. Chose que nous n'avions jamais vu auparavant à
la veille de Noél (l'époque le plus active de l'année
se situe entre le mois de septembre et Noél, alors que les
mois de janvier et février sont morts). Nous nous disons,
comment sera le mois de janvier ? Partout on entend que des entreprises
ferment leurs portes ou licencient des ouvriers, et eux ils nous
racontent que l'économie atteint de nouveaux records !
Et la guerre continue contre les ouvriers. Howard's Express, une
entreprise de transport routier régional opérant principalement
dans les États de New York et de New Jersey, a poussé
les ouvriers à se mettre en grève au printemps, et
fonctionne depuis en recourant à des jaunes et à des
vigiles. Un fabriquant de cartonnage ondulé à côté
de mon boulot, Star Container, en activité depuis 75 ans,
a informé ses chauffeurs syndiqués qu'ils seront tous
remplacés par des sous-traitants non syndiqués. Même
si comme moi, tu travailles pour une des plus grandes entreprises
de transport à l'échelle nationale, tu n'es plus en
sécurité. Elle vient d'être rachetée
par le numéro 2 et nous, qui pour la plupart avons dèjà
perdu notre emploi 3 ou 4 fois lorsque l'entreprise de transport
pour laquelle nous travaillions a fermé, nous nous disons
: "nous voilà repartis pour un tour". Allons-nous
perdre notre travail dans une fusion ? Une chose est certaine :
nous autres, les ouvriers qui ont bâti ces entreprises, qui
faisons le boulot, serons les derniers à savoir. Parler de
démocratie n'est qu'une farce. C'est la tyrannie des patrons.
Les syndicats ont oublié comment se battre. Partout et toujours,
les syndicats se conforment à la loi (chez Start Container,
le syndicat est "en train de négocier". Comment
négocier alors qu'un homme menace "demain je te tue"
? La seule réponse c'est de fermer la boîte, de ne
pas "négocier" les conditions de ton assassinat.)
Les entreprises enfreignent la loi, elles s'en foutent. Et elles
gagnent.
C'est partout la même chose : les ouvriers craignent de perdre
leur emploi. J'ai fait une livraison cette semaine, et l'ouvrier
jamaican au service transport m'a dit que l'entreprise allait fermer
pendant 2 jours pendant les fêtes, et que c'était mauvais
pour lui car il ne serait pas payé pour ces jours. C'est
classique : dans la grande majorité des emplois niveau ouvrier,
ne sont payés ni les jours de fête, ni les congés,
ni les arrêts de maladie. Tu n'es payé que pour les
heures travaillées. Cet homme m'a également dit qu'il
faisait beaucoup d'heures, mais que le patron n'appliquait pas une
majoration de 50 % pour les heures supplémentaires (au-delà
de 40 heures) comme la loi l'exige ! Ca aussi c'est classique. Les
ouvriers ne sont pas des lâches, même si on aimerait
les voir s'unir pour exiger leurs droits. Si j'en juge d'après
mon expérience, ils seraient licenciés simplement
pour le fait d'avoir demandé à leur patron de respecter
la loi. Et la loi ne ferait rien pour les venir à leur secours.
Ainsi, chaque ouvrier vit dans la peur, car il peut être licencié
à tout moment.
C'est d'ailleurs ce que démontrent les luttes au Centre des
travailleurs latinos. C'est encore pire pour les ouvriers immigrés,
et affreux pour ceux qui n'ont pas de papiers. La situation des
sans-papier s'est beaucoup dégradée ces deux dernières
années. Sous la loi PATRIOT, les policiers dans n'importe
quel coin du pays sont dorénavant chargés d'appliquer
les lois sur l'immigration, ce qui n'était pas le cas auparavant
[NdC: à propos de la loi PATRIOT, voir les liens que j'ai
ajouté en fin de textes]. Seule exception, la ville de New
York, et ce uniquement parce qu'un fort mouvement sous forme de
protestations et de manifestations de la part des associations locales,
des syndicats et d'autres obligea le maire à signer un arrêt
interdisant la police municipale de mettre en application des lois
sur l'immigration. D'autres municipalités dans le pays ont
voté des lois similaires, et des groupements se sont constitués
dans différentes localités à travers les Etats-Unis
pour défendre les droits civils contre la loi PATRIOT. Dernièrement,
nous avons entendu parler de camionneurs arrêtés et
détenus en vue de leur expulsion du pays car des policiers
chargés de la sécurité du transport routier
(vérification du poids, du nombre d'heures de conduite) commencent
à réclamer le permis de travail ("carte verte")
à des chauffeurs pourtant munis d'un permis de conduire en
régle. C'est la première fois qu'on voit ça.
Pour les travailleurs immigrés, ça commence à
devenir très angoissant. Même dans le désamiantage,
travail dangereux qui pour cette raison est effectué par
des immigrés latino-américains, le renouvellement
du permis de conduire est devenu tout d'un coup indispensable, et
comme il te faut un permis de travail pour obtenir le permis de
conduire, plein d'ouvriers désamianteurs ne peuvent plus
travailler.
La lutte de 6 ouvriers dans un magasin du quartier, qui pour différents
motifs ont tous été licenciés, est un cas typique
rencontré au Centre des travailleurs latinos. Ils étaient
obligés d'effectuer de longues heures de travail, parfois
jusqu'à 80 heures par semaine, sans paiement des heures supplémentaires
ni même le SMIC. Cela nía rien d'exceptionnel. Ce qui
l'est en revanche, c'est que ces ouvriers sont venus au Centre des
travailleurs latinos, ont appris leurs droits, ont surmonté
leur peur, et attaquent le patron en justice pour les salaires qu'il
a volé, environ 90.000 dollars sur une période de
3 ans. Nous avons manifesté devant le magasin et demandé
aux passants de ne pas y faire leurs courses tant que le patron
ne paient pas ce qu'il doit. Les ouvriers veulent leur argent, mais
espèrent aussi faire de ce magasin un exemple et élargir
la lutte aux autres magasins du quartier.
Un jugement rendu par la Cour Suprême des Etats-Unis en mars
2002, la "Hoffman decision", complique la situation. Dans
ce procès, le tribunal a décidé qu'un ouvrier
sans papiers et licencié injustement parce qu'il avait essayé
de monter un syndicat, ne pouvait prétendre à un rappel
de salaires comme ses collègues munis de papiers. C'est la
première fois qu'un tribunal établit une distinction
entre travailleurs sur la base de leur statut légal. Jusque
là, le droit du travail avait toujours pris le dessus par
rapport à la législation sur líimmigration,
ce qui signifie que le droit du travail était, malgré
ses défauts, la loi du pays, mais sans plus. Depuis que tous
les patrons ont eu vent de cette décision, ils se sont mis
à licencier les ouvriers sans papiers ; leurs avocats leur
conseillent, "ne vous inquiétez pas, ne faites rien,
aucun tribunal ne vous obligera à réembaucher ou à
payer ces ouvriers". Or, ce qu'il faudra pour changer les conditions
des travailleurs ici, ce sont de plus en plus d'actions directes
et organisées, pas des tribunaux.
Un optimiste dirait que les conditions auxquelles sont confrontés
l'ensemble des ouvriers américains nous obligeront à
voir nos intérêts communs. Il faut reconnaître
que la bureaucratie syndicale préconise enfin la régularisation
de la situation de tous les immigrés, alors qu'il y a dix
ans elle était contre, ceci dans la défense ses intérêts
propres. Les syndicats étant en voie de disparition, pour
conserver leur poste, les plus intelligents d'entre eux ont compris
que les ouvriers latino-américains travaillant à bas
salaire essayaient de s'organiser. Certes, la même bureaucratie
syndicale qui appelait, il y a 10 ans, à "acheter américain"
et qui rejetait la faute sur les importations du Japon, en vient
parfois à soutenir la solidarité transfrontalière.
Certes, il arrive plus fréquemment aujourd'hui que des syndicats
critiquent l'OMC ou poursuivent des groupes américains en
justice au nom de syndicalistes colombiens assassinés, par
exemple. Un pessimiste dirait que le racisme a toujours été
un outil pour diviser la classe ouvrière et que le monde
de l'ouvrier américain à 20 dollars de l'heure n'est
pas celui de l'immigré travaillant à 4 dollars de
l'heure, et encore moins celui des millions de jeunes noirs et latinos
en prison. Un pessimiste dirait que les Américains ne comprennent
que s'ils sont en train de se faire tuer ou de perdre leur emploi,
que sinon, le racisme les a rendus complétement aveugles
à ce que le gouvernement fait dans díautres pays,
et qu'eux aussi, ils bénéficient des richesses volées
à d'autres pays ; il demanderait comment dans un pays à
tel point abruti par la télé et par les centres commerciaux
est-ce qu'on pourrait un jour retrouver une conscience de classe.
Je crois que la seule chose à faire, c'est de continuer à
enfoncer ces contradictions, s'organiser, mettre l'autorité
en question, essayer de créer des médias alternatives
et rester humains, et en tant qu'ouvriers américains, exprimer
notre solidarité envers tout travailleur, qu'il soit immigré
ou non, qui tente de redresser la tête, parce que je comprends
que nous sommes liés par le sort et que devant la peur et
l'autocratie au travail, seul un imbécile pourrait croire
que le monde de l'ouvrier à 20 dollars l'heure n'est pas
celui de l'ouvrier à 4 dollars l'heure, car tous les deux,
nous pourrons nous trouver à la rue demain si nous ne nous
battons pas pas.
John Marco*, (New York, decembre 2003)
*John Marco est camionneur dans une entreprise de transport routier
à New York.
Le Monde Libertaire - Hors série n 24 du 25 décembre
2003
Notes à propos de la loi PATRIOT:
Déclarations d'Amnesty International:
"La législation donne au gouvernement des pouvoirs extraordinaires
en matière de détention qui ne s'appliquent qu'aux
étrangers : il est en conséquence particulièrement
important de veiller à ce que les communautés immigrées
ne soient pas injustement prises pour cible. Amnesty International
craint également que les commissions militaires spéciales
prévues par le décret présidentiel du 13 novembre
ne soient discriminatoires, dans la mesure où elles ne s'appliquent
qu'aux ressortissants étrangers, qui seront jugés
selon des normes de justice inférieures à celles en
vigueur pour les citoyens américains. L'organisation a demandé
l'abrogation de ce décret."
"Amnesty International craint que des personnes placées
en détention lors des vagues d'arrestations qui ont suivi
les attentats du 11 septembre pour avoir enfreint les lois sur l'immigration
(ce qui, aux États-Unis, ne leur donne pas le droit d'être
assistées d'un avocat commis d'office) ne soient l'objet
d'une procédure sommaire de reconduite à la frontière
sans avoir eu la possibilité de se défendre ou de
bénéficier d'une assistance juridique. Un certain
nombre de personnes arrêtées auraient accepté
de partir de leur plein gré peu après leur placement
en détention ; on ignore si elles ont toutes pu bénéficier
d'une assistance juridique."
http://web.amnesty.org/library/Index/FRAAMR511702001?open&of=FRA-USA
Excellent article paru dans Culture et conflit :
Terrorisme, immigration et patriotisme. Les identités sous
surveillance
Résumé de l'article, par Ayse Ceyhan
"La loi Patriot établit clairement un lien entre terrorisme
et immigration. Mais il convient de remarquer que cette association
ne vise plus les clandestins comme c'était le cas jusque-là
dans les discours et législations sécuritaires. Cette
fois-ci les cibles sont les étrangers entrés sur le
territoire des Etats-Unis avec un visa en règle fourni par
un des consulats américains au Moyen-Orient ou en Europe.
Les critiques portent non seulement sur les dysfonctionnements du
système d'attribution de visas mettant en cause le département
d'Etat et l'INS, mais aussi sur l'absence de coopération
entre les agences comme la CIA, le FBI et l'INS. Quant aux bénéficiaires
de ces visas, on leur reproche d'abuser de l'hospitalité
et de la tolérance américaines. Cependant cette focalisation
sur les immigrés légaux en provenance des pays du
Moyen-Orient et d'Asie Centrale ne doit pas masquer la poursuite
de la référence à l'immigration clandestine
dans les jeux politiques et électoraux au niveau local. Ainsi,
à la veille des élections du gouverneur, qui auront
lieu en 2002 dans certains Etats, il n'est pas rare de voir des
candidats désigner dans leurs discours les immigrés
clandestins d'origine hispanique comme des terroristes potentiels
dont il faut se protéger "
http://conflits.revues.org/article.php3?id_article=546
ZPAJOL liste sur les mouvements de sans papiers
* archives : <http://news.gmane.org/gmane.politics.activism.zpajol>
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