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Le travailleur et l'artiste

Origine : http://www.humanite.presse.fr/journal/2003-11-25/2003-11-25-383153
L’Humanité : Article paru dans l'édition du 25 novembre 2003.
La chronique de Cynthia Fleury
Le travailleur et l'artiste

Depuis l'été 2003, la mobilisation des intermittents du spectacle et de l'audiovisuel autour de la réforme de leur assurance chômage nous invite à interroger la place qu'ils occupent dans la société, mais surtout à décrire les implications et les transformations qu'ils opèrent sur le monde du travail en règle générale. Longtemps, la société s'est construite sur l'antinomie du travailleur et de l'artiste, mais aujourd'hui il n'est plus aussi aisé de les opposer vu que les activités de création et d'innovation semblent faire de plus en plus modèle dans la société, et que les conditions qui étaient jadis les leurs, et qui paraissaient exotiques aux yeux des autres, tendent à devenir un paradigme. La crise des intermittents nous a en effet confrontés à la question philosophique de savoir comment et pourquoi une société se modifie et se développe, et comment certaines catégories qui semblaient autrefois singulières deviennent exemplaires.

C'est ici l'une des questions que se pose Pierre-Michel Menger dans son ouvrage Portrait de l'artiste en travailleur (1), qui remarque que les activités de la création artistique ne sont plus " l'envers du travail " mais au contraire " l'expression la plus avancée des nouveaux modes de production et des nouvelles relations d'emploi engendrés par les mutations récentes du capitalisme ". En ce sens, Menger pose la question : l'artiste serait-il le dernier avatar, la dernière " métamorphose " du capitalisme, et l'art une sorte de " principe de fermentation du capitalisme " dans la mesure où l'artiste incarnerait le travailleur du futur, une sorte d'" idéal possible du travail qualifié à forte valeur ajoutée " ? Il ne s'agit donc pas d'affirmer ici ce qu'Habermas prophétisait, en 1985, dans son livre le Discours philosophique de la modernité, à savoir " la fin, historiquement prévisible, de la société fondée sur le travail ", mais de poursuivre la réflexion sur la mutation - sa valorisation ou sa dévalorisation - qu'il connaît.

Le travail, moins qu'une valeur en voie de disparition, comme le soulignait Dominique Méda (2), en 1995, remanie continuellement son idéal. La philosophe nous rappelait d'ailleurs à quel point le travail ne peut plus être un " concept univoque ", notamment parce qu'il masque des " rapports différents au temps, et particulièrement au temps autonome ". En lisant ces quelques lignes, on pense naturellement à la réforme des 35 heures et aux RTT (3), mais l'on devrait également songer à la question de l'intermittence : car qu'est-ce que l'intermittence sinon la fin de la distinction entre travail et temps libre, sachant que ce dernier est souvent intégralement consacré au travail ?

Tout d'abord que recèle, selon Menger, " le travail artistique qui puisse être enseigné aux autres modes de production " ? Plusieurs choses : une hyper-flexibilité de la main-d'oeuvre, la fin de certaines formes de contrôle et de hiérarchisation sclérosantes au profit de la valorisation et de l'épanouissement de l'individu, la découverte du talent comme facteur complémentaire de production, enfin la fin d'un sentiment d'aliénation puisque cesse la concurrence entre la vie et le travail.

L'individu est alors appelé à " se comporter en entrepreneur de sa propre carrière " ; mais voilà, si le portrait du travailleur change, les inégalités qu'il subit varient pareillement, et tous ceux qui n'ont pas le " talent " d'être des intermittents du spectacle, et de bénéficier de leurs privilèges, souffrent néanmoins des mêmes conséquences. " D'où l'inversion spectaculaire des signes entre précarité élective du professionnel sans attaches organisationnelles " qui sait jouer de la concurrence (donc des enchères) à son profit, et " précarité subie du travailleur en réserve d'emploi ". Nous vivons dans une société où plus personne n'est à l'abri et où le sentiment de précarité définit sans doute le lien social. Et la découverte, assez récente, de " l'emploi précaire de luxe " - on pense au CDD des joueurs de football qui les " délivrent de l'attachement prolongé à un club employeur qui les aurait privés de réaliser, par mobilité sur le marché des engagements, la totalité de leur valeur sportive et marchande espérée " - n'a pas été une conquête sociale pour tout le monde ! La " démocratie du génie " et l'" individualité comme capital admirable " structurent, elles aussi, des mécanismes inégalitaires. Gardons-nous de trop optimiser les transactions du marché du travail avec celui du monde de l'art.


(1) Pierre-Michel Menger Portrait de l'artiste en travailleur Le Seuil, 2002.

(2) Dominique Méda, Le travail, une valeur en voie de disparition ?, Champs Flammarion, 1998.

(3) Réduction du temps de travail.


Origine : http://www.humanite.presse.fr/journal/2003-11-25/2003-11-25-383153
L’Humanité : Article paru dans l'édition du 25 novembre 2003.