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Dossier Travail en miettes Liberation Lundi 4 Avril 2005

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En 2004, CDD et temps partiels sont repartis à la hausse. L'emploi précaire devient-il la nouvelle norme du marché du travail ?
Des miettes de boulot
Par Sonya FAURE et Muriel GREMILLET
lundi 04 avril 2005

Un de plus. Dans la famille des emplois «Canada Dry» - ces emplois qui n'en sont pas vraiment - voici le contrat d'avenir. Depuis la semaine dernière, ce contrat aidé offre aux bénéficiaires des minima sociaux un travail : soit 26 heures par semaine payées au Smic. Pas de CDI, pas de temps complet, l'époque est au sous-emploi. Sur les 90 000 emplois créés en 2004, plus de la moitié (50 000) est bien en dessous des 35 heures, selon l'Insee. Comme Matthias, jeune libraire embauché 25 heures par semaine au Smic à 28 ans (lire page II), plus d'1,2 million de Français travaillent moins qu'ils ne le souhaitent. Principalement des femmes, principalement des jeunes. Le temps partiel subi est reparti à la hausse en 2004, confirme l'enquête emploi de l'Insee, publiée fin mars. Le gouvernement a beau exhorter les Français à travailler plus, la croissance n'est guère généreuse en emplois. Et le chômage ne cesse d'augmenter. Jeudi dernier, le chiffre est tombé. 10,1 % de la population active. Pourtant, paradoxe, les chômeurs sont de moins en moins bien indemnisés. La réforme de l'assurance chômage décidée fin 2002 a eu des conséquences sociales lourdes, comme l'a montré très récemment une étude de la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees). Avec le raccourcissement de la durée d'indemnisation du chômage, le nombre de RMistes a explosé l'an passé (+ 8,5 %). La réforme voulue par le Medef et le gouvernement a fait basculer plus rapidement des sans-emplois vers le RMI. Conséquence : en 2004, la France a dépassé le million de RMistes.

Cocktail amer. Précarisation, sous-emploi, chômage : ce cocktail au goût amer est de retour sur le marché du travail, même s'il n'est pas nouveau. Depuis vingt ans, le travail se métamorphose, et le statut de l'emploi se délite. Certes, le contrat à durée indéterminée, à plein temps, reste la norme : il représente encore plus de 86 % de l'emploi salarié. Mais la montée irrésistible de l'intérim et des CDD ne se dément pas, encore moins aujourd'hui. Les emplois atypiques (contrat à durée déterminée, stages ou contrats aidés, comme les contrats d'avenir) représentent désormais 13,3 % de l'emploi salarié. Toujours à l'affût d'un peu plus de flexibilité, les entreprises hésitent à recruter en CDI, qu'elles jugent trop difficile à rompre, faute de perspectives. Et la fonction publique, qui traditionnellement sert «d'amortisseur» aux crises de l'emploi, ne recrute plus : un facteur aggravant le chômage des jeunes diplômés et éloignant leurs chances d'obtenir un emploi stable dès leur sortie de formation.

Et si la remise en cause de l'emploi fordien classique, le CDI à plein temps, n'était plus une simple question de conjoncture ? «Le sous-emploi est en train de s'institutionnaliser», estime le sociologue Robert Castel (lire page III). Le retour du plein emploi pour tous ne semble pas pour demain. «De plus en plus inégalitaire, le marché du travail se scinde en deux, explique Patrick Cingolani, auteur d'un Que sais-je sur la précarité. D'un côté, un noyau stable de CDI et, de l'autre, un volant d'ajustement composé des temps partiels, des intérimaires voire des sous-traitants. Ce n'est pas un phénomène conjoncturel, mais une logique en marche depuis plusieurs années.» Jeunes et femmes sont les premières victimes de cette mise à l'écart. En 2004, le taux de chômage des 15-29 ans a encore progressé pour atteindre 17,4 %. Trois fois sur quatre, le temps partiel subi concerne des femmes. «Alors qu'elles souhaiteraient travailler plus, ces femmes, souvent peu qualifiées, ne trouvent pas d'emplois autrement qu'à temps partiel, poursuit Patrick Cingolani. Rares sont les postes de caissières ou d'aides à domicile à temps plein.»

Déréglementer le CDI.

Peu à peu, l'économie française se tertiarise. En 2004, l'industrie a perdu 98 000 emplois. Or, traditionnellement, l'emploi industriel embauchait en CDI. Les services au contraire - du commerce aux services à la personne en passant par le télémarketing - se développent : 68 000 postes créés en 2004 rien que pour les services aux particuliers. Et le plan Borloo promet d'en lancer 500 000 de plus dans les années à venir. Cependant, dans ces univers à faible productivité, on embauche prioritairement à temps partiel. «Alors que les usines fonctionnent 24 heures sur 24 et ont besoin d'un maximum de salariés à temps plein, le tertiaire, lui, doit s'adapter à la clientèle : le temps partiel répond à cette contrainte», note Dominique Goux, chef de la division emploi à l'Insee. D'où la volonté du Medef et de la droite, en général, d'assouplir le CDI. Il y a quinze jours, Nicolas Sarkozy a présenté son «contrat de travail unique». Ni tout à fait CDD ni totalement CDI, ce contrat serait très flexible, même si «le salarié verrait au fil du temps les protections et les avantages qui y sont associés s'accroître». L'idée du contrat unique s'appuie sur une tripotée de rapports sortis depuis deux ans, de Michel Virville, ancien DRH de Renault, aux économistes Cahuc et Kramarz. Tous cherchent à déréglementer le contrat à durée illimitée, accusé d'être un frein à l'embauche, en échange d'une «sécurité professionnelle» qui permettrait au salarié de retrouver un emploi entre deux longues périodes de travail. Mais, dans ce donnant, donnant, un risque subsiste : que le volet «protection» soit oublié au profit de la flexibilité. Vingt ans de transformation du marché du travail l'ont prouvé.


Libraire en sous-CDI

Matthias, 29 ans, travaille 25 heures par semaine, sur la base du Smic, soit 650 euros par mois. Par Stéphanie PLATAT

L'important était de signer. Même à n'importe quel prix, même pour 650 euros par mois. Il y a une semaine, Matthias, 29 ans, a accepté un contrat de libraire, un boulot à temps partiel, «un boulot quand même», basé sur 25 heures de travail hebdomadaires payées au Smic. «C'est la grosse couleuvre à avaler pour mettre le pied à l'étrier.»

Après sa maîtrise d'histoire, soutenue en 1999, Matthias grenouille en prépa Capes sans décrocher le concours. Il multiplie les petits boulots d'étudiants, phoning et remplacements d'enseignants. En octobre 2003, il s'inscrit pour la première fois à l'ANPE. Parallèlement, il suit la formation de libraire dispensée à l'IPC (Institut de promotion commerciale) librairie et multimédia de Lyon, et en sort diplômé un an plus tard. Pendant ses trois mois de stage, il est repéré par une librairie qui lui offre une petite prolongation, un CDD d'un mois à la fin de l'hiver. Entre-temps, Matthias était retourné sur une plate-forme téléphonique. Puis, plus rien. La librairie le rappelle finalement au printemps pour passer un entretien d'embauche.

L'urgence de dégoter un contrat se faisait sentir, puisque, depuis février, Matthias ne touchait plus aucune indemnité de chômage, «grillées durant ma formation». «Quand ils m'ont demandé si j'accepterais un temps partiel, je leur ai clairement signifié que je recherchais un temps complet.» Au final, il a signé pour 25 heures, «avec un avenant qui pourrait me faire passer rapidement à 30». Vu le peu d'offres qu'a publiées le secteur de la vente de livres, il ne «pouvait pas se permettre de cracher sur 25 heures de boulot». «A 29 ans, il était important que je décroche un CDI. Et puis je peux enfin me dire que j'ai trouvé un boulot dans le secteur qui me branche et pour lequel j'ai été formé.»

Les dix heures de travail qui manquent à sa semaine vont également manquer sur sa fiche de salaire. «Financièrement, ça va être galère.» 650 euros par mois, environ 750 s'il passe à 30 heures. «C'est loin d'être Byzance, même pour un temps complet. Ça reste un salaire de misère.» Pas de quoi assurer le quotidien, d'autant que ses économies sont bientôt épuisées. «Heureusement que nous sommes deux. Jusqu'à présent, l'un payait les factures et remplissait le frigo et l'autre se chargeait du loyer. Il va falloir adapter le système.» Soit redistribuer les tâches dans le couple. Quant aux vacances, «je savais d'entrée de jeu que je pouvais faire une croix dessus». Matthias refuse pour le moment de se faire aider par ses parents, «satisfaits» malgré tout de la nouvelle situation de leur fils. Il réfléchit déjà aux économies qu'il pourrait faire. Supprimer le superflu dans ce qui était déjà l'essentiel. «Je vais sûrement résilier mon abonnement de portable. Voire lâcher ma voiture. L'été arrive, les dépenses de chauffage vont baisser.» Autre ajustement, trouver une seconde activité pour remplir ses deux jours et demi de vacation. «J'ai pensé refaire du phoning ou donner des cours particuliers, mais ça risque de ne pas correspondre à mes horaires. Je bosse le jour des enfants et le samedi. Peut-être trouver un petit contrat d'intérim ? De toute façon, c'est le prix à payer pour rentrer dans la société.»


Robert Castel, sociologue, décortique la transformation du marché du travail :
«Le sous-emploi s'institutionnalise»
Par Cécile DAUMAS et Sonya FAURE

Depuis plus de trente ans, le sociologue Robert Castel étudie la question du travail. Auteur de Métamorphoses de la question sociale, référence en sociologie, il a publié en 2003 l'Insécurité sociale (1).

Comment analysez-vous la montée actuelle de la précarisation et du sous-emploi ? Est-ce conjoncturel ou l'expression d'une mutation du marché du travail ?

Temps partiel, CDD, intérim ou emplois aidés : on disait hier ces emplois «atypiques». Aujourd'hui, ils ne le sont plus. Je pense que nous sommes dans une période où le sous-emploi s'institutionnalise. Je n'aurais pas dit cela il y a quelques années mais, aujourd'hui, j'avance cette hypothèse. Avec 10 % de chômeurs, le plein-emploi n'est plus envisageable, au moins dans les années à venir. Et par les marges commencent à s'institutionnaliser ces nouvelles formes d'activité qui redéfinissent ce que signifie «être employé». Au début des années 80, quand les premières politiques publiques d'insertion sont apparues, on pensait que le chômage massif serait provisoire. Mais progressivement on s'installe dans un sous-emploi de masse : de nombreuses personnes sont aptes au travail, mais ne peuvent pas accéder à l'emploi à temps plein, et à durée indéterminée. Si ce processus prenait de l'ampleur, nous irions vers une sortie de la société salariale.

Pourtant, on n'a jamais autant exhorté les Français à travailler plus ?

Nous sommes face à un paradoxe. Alors que le non-emploi se développe, un discours inflationniste et hystérique, comme l'illustre la polémique des 35 heures, pousse à l'activité. Selon le gouvernement et le Medef, les Français ne travaillent pas assez, la France serait devenue un parc de loisirs. On culpabilise les chômeurs et les RMistes dans une période de sous-emploi massif. «Il n'y a pas d'emploi, mais on va quand même vous employer !» Pour sortir de ce paradoxe, on institutionnalise donc le sous-emploi : on met en place des dispositifs, comme le RMA (revenu minimum d'activité) et les emplois de service de Jean-Louis Borloo, qui ressemblent à de l'emploi sans en être vraiment. Comme la justification économique du travail ne fonctionne plus - on ne gagne pas sa vie à travailler à mi-temps -, on la remplace par une justification morale et culpabilisante. «Il est obscène de ne pas travailler», assènent ces discours. Cette posture rappelle le XIXe siècle où la mise au travail des pauvres et des vagabonds, toujours soupçonnés de vivre au crochet des riches, se faisait par la contrainte et la morale.

Avec cette transformation de l'emploi, le chômage change-t-il aussi de nature, comme le montre la bascule de nombreux chômeurs vers le RMI ?

Le chômage, tel qu'on l'entend de façon classique, «fonctionne» dans un contexte de plein-emploi. C'est un marché commandé par l'offre et la demande avec l'ANPE et l'Unedic pour réguler les frictions. Maintenant, c'est plutôt le non-emploi qui caractérise la situation actuelle, avec des personnes capables de travailler mais sans travail. Le chômage est de moins en moins géré à partir du monde du travail. Depuis les nouvelles règles d'indemnisation plus restrictives, la bascule de nombreux chômeurs vers le RMI illustre ce changement : l'Unedic et les partenaires sociaux sont en train d'abandonner la prise en charge du non-emploi. Le RMI devient l'ultime niveau de la prise en charge du chômage. Avec la dégradation de la nature de l'emploi, on glisse vers un système de protection qui relève de l'assistanat et de la logique des minima sociaux. Ce qui, évidemment, implique un affaiblissement de la protection du salarié.

Comment réassurer les situations ?

La solution idéale serait de sécuriser les parcours professionnels en dépit des turbulences. Par exemple, au Danemark, la flexibilité est importante mais il n'y a pas de trou noir du chômage, comme en France : les sans-emploi sont indemnisés à hauteur de 90 % de leur salaire et sur cinq ans. En contrepartie de lourds impôts, une part importante du PIB est consacrée à l'éducation et à la reconversion professionnelle. Il y a une réelle volonté politique et une mobilisation financière. Cette flexibilité n'est pas sauvage, elle est indemnisée. En France, on impose la flexibilité sans procurer de ressources pour l'assumer positivement. Mais comment peut-on demander à un travailleur de faire preuve de souplesse, de polyvalence et d'esprit d'initiative sans lui garantir un minimum de sécurité et de protection ?

(1) Publié au Seuil, «République des idées», 96 pp., 10,50 euros.


De l'école de commerce aux guichets du RMI

Fraîchement diplômée et malgré une recherche d'emploi active, Hélène, 25 ans, touche 374 euros par mois d'allocation.
Par Stéphanie PLATAT

«J'ai eu du mal à me dire que je faisais partie du million de bénéficiaires. On se sent un peu humiliés en fait.» Hélène a eu 25 ans en septembre, l'âge auquel d'habitude on finit ses études pour entrer hardiment dans la vie active. Un âge auquel elle a effectivement terminé ses études mais où elle est devenue allocataire du RMI.

«Décalage».

En faisant sa demande au centre d'action sociale de la ville d'Arras, d'où elle est originaire, Hélène ne se sentait pas à sa place, «comme en décalage». Même si elle s'était préparée à devoir remonter ses manches pour faire son trou, il n'empêche que, «pour le moral, ce n'est pas évident», résume-t-elle sobrement. Sans emploi pour une durée supérieure à trois mois, n'ayant jamais assez travaillé pour toucher le chômage, la jeune diplômée s'est vue en droit de réclamer cette allocation. «On croise de tout au guichet RMI. Des jeunes sans bagages aux plus de 50 ans pour qui ça va être dur de retrouver un boulot. Des gens avec des vraies difficultés, des dossiers lourds.» Et elle au milieu, diplômée d'une école de commerce à Lyon, spécialisée dans les relations avec l'Asie, l'Afrique et l'Amérique latine, et titulaire du diplôme de l'Ircom d'Angers, une école de communication. «Les conseillers étaient étonnés qu'avec ma formation je me retrouve quand même devant eux. En fait, ils sont plus habitués à voir des gens avec un bagage scolaire plus restreint. Et comme ils ne s'adaptent pas au cas qui est devant eux, j'ai franchement eu le sentiment qu'ils ne pourraient rien pour moi.»

Elle a démarré ses recherches en octobre, avec les seules indemnités du stage qu'elle a effectué pour valider sa formation angevine. 350 euros pour trois mois. 374 euros de RMI tombent mensuellement. Hélène cherche du travail dans l'action solidaire, elle postule un peu partout, guette les annonces sur les sites spécialisés. Plus de 70 lettres déjà envoyées, de quoi faire la fortune de la Poste mais pas la sienne. «J'en suis à mon sixième entretien d'embauche», cinq déjà infructueux donc. «Trop commerciale pour certains, trop communicante pour d'autres, ou pas assez expérimentée pour les derniers, ils ont toujours de bonnes raisons pour me recaler.» Elle a passé tous ces entretiens à Paris, de quoi faire aussi la fortune de la SNCF. Elle rentabilise sa carte de transport 12-25 ans. «L'Anpe, en accord avec la SNCF, me rembourse mes trajets. Mais le quota est fixé à trois entretiens par trimestre. Ils doivent penser qu'au bout de trois ça doit être bon. Il faut que ce sixième entretien réussisse car sinon j'aurai explosé mon stock.»

Bonne élève. Une fois par trimestre, elle fait un point avec les services municipaux d'Arras. Une conseillère «charmante» l'encourage dans sa recherche à temps plein. Bonne élève, elle lui amène son classeur plein de lettres de motivation et de réponses stéréotypées négatives. Comme elle vit toujours chez ses parents, elle n'a pas l'inquiétude du loyer à payer. Le régime dissocié aux pâtes n'est pas pour tout de suite. «Ils patientent, ils me voient me démener et chercher mais il n'empêche qu'ils sont quand même désolés pour moi.» Son ami, employé à la Sncf, assure pour les week-ends et les sorties. «Heureusement qu'ils sont là pour me soutenir. Quand les lettres de refus arrivent, généralement toutes en même temps, il y a de quoi sombrer et déprimer. Alors, je craque et pleure un bon coup.» Elle se rassure en se disant qu'elle n'est pas la seule dans ce cas. «Parfois je rêve d'une manif des jeunes en galère, un genre de révolution.»