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Femmes au travail.
Pas facile d'oublier la maison !
Une gymnastique mentale permanente faite de prévisions, de combinaisons de tâches


Interview de Annie Dussuet ( maître de conférence en sociologie à l'université de Nantes, réalisé au deuxième semestre 1998)

Quel est le poids du travail domestique des femmes sur le produit intérieur brut ?
Comment les femmes se plient-elles à une double journée de travail ?


La sociologue Annie Dussuet ( maître de conférence en sociologie à l'université de Nantes)* tente de répondre après avoir enquêté auprès de femmes salariées de milieu populaire. Surprenant...
Annie DUSSUET
Maître de conférence en sociologie de l'université de Nantes.

Il semble difficile d'expliquer pourquoi le salariat des femmes s'étendant, le travail domestique de ces mêmes femmes ne disparaît pas.
En effet, une étude statistique de l'Insee, mettant en rapport le travail domestique et le budget « temps » a montré qu'en dix ans, le temps de travail domestique hebdomadaire des hommes a augmenté de dix minutes et diminué seulement de trente minutes chez les femmes...
Il y a finalement eu très peu de changement dans la répartition du travail domestique entre les sexes. Tout se passe comme si le travail domestique était imposé aux femmes comme une partie d'elles-mêmes, de leur identité, imposé compte tenu de l'ampleur des activités domestiques dont la valeur économique et symbolique est considérable.

Ce « travail » domestique est pourtant nié. Sa valeur est regardée par les économistes comme improductive ?


Oui, parce que la valeur en économie s'acquiert par le fait de passer par le marché. Or, paradoxalement, il y a une conséquence bizarre quand on comptabilise le travail domestique en économie : on a en effet calculé que si tous les hommes qui emploient des femmes de ménage les épousaient, le PIB chuterait en moins de temps qu'il ne faut pour le dire ! Des estimations, réalisées dans les années 1980 pour savoir quelle était la valeur du travail domestique des femmes, donnent une fourchette comprise entre 32 et 77 % du PIB marchand !

Certaines activités de production doublées d'une très forte valeur symbolique, comme la cuisine, peuvent-elles être remplacées ?

Ni plat préparé, ni cuisine industrielle ne peut s'y substituer. C'est le symbole de la mère nourricière qui est en jeu. La cuisinière fait du foyer une institution. Le « Il faut bien manger » est présenté comme un simple besoin biologique mais en fait il s'agit de la création d'un groupe social. La femme qui travaille à ce que « tout soit prêt » travaille à la constitution d'un ordre familial, de même qu'une maison propre et bien rangée est le signe de l'ordre moral qui règne au foyer.
Ces valeurs-là ne trouvent aucun substitut, d'autant que le lien entre tâches matérielles et éducatives est très fort. Les femmes s'éprouvent comme mères à travers les tâches domestiques : « Il faut bien le faire ».
Le travail domestique est vécu par les femmes sur le mode de la contrainte, cela relève de la nécessité ; celui des hommes sur le mode du choix : « Je le fais mais quand j'en ai envie. » Le travail domestique est pour eux quelque chose de « facultatif » mais la notion de choix est suspecte car s'il y a choix, il n'y a pas contrainte, donc pas de travail à proprement parler...

Pourquoi ce travail domestique est-il nié, dépossédé de sa valeur ?

Il existe en réalité trois dimensions dans la représentation du travail domestique : il est « invisible », « facultatif » et « impossible à nommer » en tant que travail. Je m'explique. 80 % des femmes interrogées ne se plaignent pas du tout de leur mari. Elles prennent en charge les tâches domestiques tout en ayant une activité professionnelle et avancent la raison suivante : « Nous, nous voyons ce qu'il faut faire, les hommes non. »
Quand on leur demande comment elles ont appris, elles disent ne pas avoir appris. Elles ont vu faire leur mère, ça vient tout seul, etc. Pourtant quand on leur demande pourquoi leur époux ne le fait pas, elles répondent qu'il n'a pas appris ! Tout se complique quand on sait que certaines femmes s'ingénient à cacher certaines tâches ingrates comme si elles n'existaient pas. Ce côté « Il ne faut pas que ça se voit » est à mettre en rapport avec l'image de la fée du logis qui fait tout d'un coup de baguette magique !

Cette invisibilité, est-ce ce que vous appelez la « préoccupation » ?

Oui. C'est tout ce qui occupe l'esprit sans forcément faire travailler les mains. C'est cette partie cachée qui n'est pas prise en compte dans le « budget temps », tous les « Qu'est-ce qu'on va manger ce soir ? »
La partie invisible suppose une gymnastique mentale énorme et permanente faite de calculs, de prévisions, de combinaisons de tâches C'est ce dont les femmes parlent quand elles disent qu'il faut être « organisé ». Cette impérieuse nécessité de gérer le temps, de le maîtriser a bien sûr des conséquences sur le travail professionnel.

Le partage des tâches est-il la solution pour éviter la double journée de travail des salariées ?

Le travail domestique est invisible, facultatif et n'est pas reconnu comme travail.
Bien sûr, mais c'est une question piégée si on ne l'envisage pas sous l'angle de la préoccupation. La machine à laver le linge n'a en rien évacué la « préoccupation lessive » par exemple. Le mari disposé à faire les courses à condition qu'on lui prépare une liste, c'est la même chose. Quand on fait le calcul des tâches d'autoproduction (cuisine, couture), les femmes interrogées disent qu'elles font cela parce que ça coûte moins cher, que c'est plus rentable. Dans leurs réponses, la plupart oublient le temps passé comme si le temps en question était du temps « choisi » comme le travail domestique ! N'empêche que ce temps affecté aux tâches domestiques n'est pas reconnu comme travail : on ne le voit pas, il est facultatif et n'est pas nommé travail.

Donc il n'existe pas !


Et voilà ! Les conséquences de ces logiques domestiques sont la dévalorisation des activités dans l'espace domestique, public et aussi professionnel des femmes. Elles contribuent à ce que les femmes intériorisent leur place de subordonnées. Il y a ici une reproduction invisible d'un processus de domination qui les conduit à entériner le rapport
inégalitaire où elles se trouvent.
Même dans le salariat, les logiques domestiques s'infiltrent. Il suffit de voir les nombreux emplois rémunérés (garde d'enfant, femmes de ménage) qui sont une traduction directe de l'emploi domestique dans la sphère professionnelle. On tient ici une clé du non changement.

Que faudrait-il faire pour que les choses changent ?

Tout changement suppose une mobilisation et l'existence de dysfonctionnements. Or, comme le travail domestique n'est pas un vrai travail, il n'y a pas vraiment de dysfonctionnement Donc pas de lutte pour le partage des tâches. La plupart des femmes avouent d'ailleurs que leur mari se dit prêt à faire le ménage si on le leur demande.
Reste que les préoccupations domestiques des femmes les désavantagent fortement. Elles ne peuvent pas satisfaire une structure de l'emploi qui s'est construite au masculin, avec des salariés libres de toute obligation domestique. Il existe un ordre social inégalitaire entre sexes.

La femme dans sa cuisine n'exerce-t-elle pas, elle aussi, un certain pouvoir de domination ?

Cette histoire de pouvoir qui serait refusé aux hommes est l'argument utilisé par ceux qui cherchent une légitimité au partage inégal du travail domestique. Rappelons qu'en Algérie, ce travail domestique est légiféré. C'est une loi, inscrite dans le code du travail !
Propos recueillis par Renaud ALKINE


* Annie Dussuet, maître de conférence en sociologie à l'université de Nantes, habite Angers.

Son ouvrage intitulé Logiques domestiques vient de paraître aux éditions L'Harmattan.


Annie Dussuet mène en ce moment un travail de recherche sur les emplois familiaux de proximité et la professionnalisation du travail
domestique.

Quelques exemples :
 


Hommes/femmes au boulot
Quelles différences ?


Il a mis la photo de sa femme et de ses enfants sur son bureau :
- Quel bon père de famille !

Elle a mis la photo de son mari et de ses enfants sur son bureau :
- Sa famille passe avant le travail.


Il a un bureau encombré :
- C'est un bosseur et un fonceur.

Elle a un bureau encombré :
- Elle est pagailleuse, sans
cervelle.


Il parle avec des collègues :
- Toujours soucieux
de concertation.

Elle parle avec des collègues :
- Encore en train de jacasser .


Il n'est pas dans son bureau :
- Il est sûrement en conférence

Elle n'est pas dans son bureau :
- Elle est sûrement aux toilettes.


On ne le trouve pas dans le service :
- Il est allé voir des clients.

On ne la trouve pas dans le service
- Elle est sortie faire des courses.


Il s'est fait critiquer par le patron
- Il va se ressaisir.


Elle s'est fait critiquer par le patron :
- Elle ne s'en relèvera pas.


Il se marie :
- Ca va le stabiliser.

Elle se marie :
- Elle va faire un enfant.


Il va être père :
- Il aura bien besoin d'une augmentation.

Elle va être mère :
- Elle va coûter cher en congé maternité.


Il part en voyage d'affaires :
- C'est excellent pour sa
carrière.


Elle part en voyage d'affaires :
- Et qu'en dit son mari ?


Il quitte la société, car il a trouvé mieux ailleurs :
- Il sait très bien saisir les occasions.

Elle quitte la société car elle a trouvé mieux ailleurs :
- On ne peut pas compter sur les femmes.


Le lien d'origine http://www.nouvelouest.com/no/mag/mag/021/a2/art-p48.htm