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LE MONDE DIPLOMATIQUE septembre 1996
http://www.monde-diplomatique.fr/1996/09/BIHR/6069
LES aspirations féministes des années 70 n’ont
pas encore abouti, tant s’en faut. La crise autorise même
nombre de discours demandant le renvoi des femmes dans leurs foyers.
L’éloge de la différence est de retour. Face
à cette offensive, la pression pour accéder à
l’égalité s’organise. Mais, au-delà
des revendications publiques, hommes et femmes ont toujours une
véritable révolution culturelle à entreprendre
dans leur vie privée.
Au terme de trois décennies riches en bouleversements, un
noeud de contradictions marque l’investissement des femmes
dans la société française, dont le dénouement
peut déboucher sur de multiples possibles. Pour s’en
convaincre, il suffit de parcourir la table des matières
du rapport établi par la France en vue de la quatrième
Conférence mondiale sur les femmes, mise sur pied par l’Organisation
des Nations unies, à Pékin, du 4 au 15 septembre 1995
(1). La deuxième partie s’intitule : « Un bilan
contrasté : ambiguïtés et paradoxes ».
Les deux autres titres « De l’égalité
des droits vers l’égalité de fait ? Les progrès
et les acquis » et « Vers une société
qui intègre mieux les composantes masculines et féminines
? » indiquent les avancées limitées accomplies
sur le chemin de l’égalité et les incertitudes
sur l’avenir de ces acquis. La « question féminine
» est loin d’être réglée : quels
que soient le domaine et la dimension de la vie sociale que l’on
considère, la persistance des disparités, quelquefois
importantes, entre la condition faite aux hommes et celle subie
par les femmes est patente, en dépit du principe hautement
affirmé de l’égalité entre les sexes.
Cette proclamation masque mal les différences durables dans
l’accès à la formation et à l’emploi,
dans les qualifications et les hiérarchies définies
selon la division sociale du travail, dans les rémunérations
professionnelles, dans le partage des tâches et des fonctions
au sein du couple et de la famille, dans la probabilité de
parvenir à une position sociale plus élevée,
dans l’espace public et notamment dans l’accès
aux postes de responsabilité politique, et jusque dans l’appréhension
de la vieillesse (2). Comme les inégalités sociales,
celles entre sexes se répètent et se cumulent (3)
: elles s’engendrent et se nourrissent mutuellement, en multipliant
les avantages au profit des uns et les handicaps au détriment
des autres. Ainsi la division inégalitaire du travail domestique
dresse un sérieux obstacle à l’activité,
à l’investissement dans une carrière professionnelle
des femmes.
Réciproquement, les grandes difficultés rencontrées
lors de la recherche ou de la conservation d’un emploi normal
(à durée indéterminée et à temps
plein), répondant au désir d’accomplissement
personnel et de promotion sociale, les incitent fréquemment
à se replier sur la sphère conjugale et familiale,
au profit du travail domestique. L’attribution du privé
aux femmes (mais aussi leur consentement) et l’hégémonie
des hommes sur l’espace public se génèrent et
se renforcent en un cercle vicieux. Une répartition inégalitaire
des rôles A travers les générations, les disparités
entre hommes et femmes se reproduisent non sans changements, il
est vrai. Les modèles sociaux dominants incitent, par exemple,
les adolescentes et les étudiantes à limiter délibérément
leurs ambitions scolaires, puis professionnelles, pour les rendre
compatibles avec leurs futures tâches maternelles et domestiques.
Elles se coulent ainsi très tôt dans le moule traditionnel
(4). Si des transformations importantes ont souvent considérablement
amélioré la condition féminine, ces changements
s’avèrent en définitive ambigus : ils se sont
accompagnés d’effets pervers, porteurs de nouvelles
contraintes et formes de discrimination. Ainsi, si les collégiennes
réussissent mieux, elles se voient encore le plus souvent
exclues (ou s’excluent elles-mêmes) des filières
d’excellence qui mènent vers les postes de direction
(5).
Si les femmes ont su s’imposer dans le salariat, elles restent
plus menacées par le chômage et la précarité
que leurs collègues masculins, plus souvent contraintes d’accepter
des occupations à temps partiel, dans des positions subalternes
et dans l’ensemble moins bien rémunérées.
Si les femmes ont su conquérir une certaine autonomie dans
les familles, notamment grâce à leurs revenus propres,
c’est au prix d’une « double journée »
tant les servitudes domestiques restent inégalement partagées
(6). Et quand le couple vient à se défaire, le plus
souvent à leur initiative, elles sont confrontées
à de nouvelles difficultés liées à la
garde des enfants et à leur dévalorisation relative
sur le « marché matrimonial ». Enfin, si elles
ont commencé à occuper le champ politique, c’est
encore en quantité homéopathique qu’elles accèdent
à de véritables fonctions de responsabilité
(7). Dès lors, on conçoit combien est fallacieuse
la thèse d’une « féminisation de la société
française » ou d’une « féminisation
des moeurs », développée avec un succès
relatif ces derniers temps. Cette affirmation s’appuie, pêle-mêle,
sur la supériorité démographique des femmes,
l’augmentation des familles monoparentales à «
chef » féminin, le souci croissant affiché par
la gent masculine des apparences physiques, jusqu’alors apanage
des dames, parallèlement au développement de la pratique
du sport et à la mode des produits light ou de la nouvelle
cui>sine, etc. (8). Cette prétendue « féminisation
» n’est qu’un paravent derrière lequel
se renouvelle et même se renforce la domination masculine.
On omet de signaler que l’identité féminine
se définit désormais par deux traits classiques de
la masculinité : la détention d’un diplôme
et l’exercice d’un travail salarié. La société
s’est donc plutôt « masculinisée »,
les femmes s’alignant, en quelque sorte, sur les normes traditionnelles
des hommes. La dévalorisation du masculin, sous le coup des
critiques et des conquêtes féministes, n’a affecté
que les formes les plus grossières en même temps que
les plus spectaculaires du machisme le culte de la virilité
sans que soient pour autant entamés les fondements de cette
hégémonie, que ce soit dans l’éducation
et l’enseignement, dans le travail, dans l’univers domestique
ou dans la sphère publique. C’est seulement dans les
classes populaires, où les identités sexuelles traditionnelles
restent un des principaux éléments de valorisation,
que ce brouillage de l’image masculine aura bouleversé
quelque peu les schémas classiques (9). L’émancipation
féminine reste donc une oeuvre inachevée, à
poursuivre, en prenant appui sur les acquis grâce auxquels
les femmes sont devenues, partiellement au moins, actrices de leur
propre destin et de celui de la société entière
(10). Le principal obstacle demeure la perpétuation de la
répartition inégalitaire des rôles dans l’univers
clos de la maison. Avec la mixité défaillante de la
représentation politique, cet aspect des relations entre
hommes et femmes est resté quasi immobile ces trois dernières
décennies. Les femmes continuent à assurer plus de
90 % du travail « privé », même si une
zone négociable (la cuisine, les courses, la vaisselle) a
émergé ces dernières années (11). Là
gît bien le noyau dur de la domination masculine contemporaine.
S’attaquer directement à cette citadelle relève
d’une mission presque impossible. On touche là au coeur
de la vie privée des individus.
Or toute notre civilisation, au moins depuis la Renaissance et
plus encore à compter de l’établissement de
régimes démocratiques, repose sur des principes intangibles
tels que l’autonomie de l’intimité, garante de
la liberté individuelle, à l’égard du
champ public. Autrement dit, l’inégalité entre
les sexes s’engendre à l’ombre de la vie privée,
sous couvert de préserver les droits de la personne. On se
heurte ainsi à une première contradiction, entre aspiration
à l’égalité sexuelle et revendication
de liberté individuelle. Plus fondamentalement, se lancer
à l’assaut du mariage et de la famille déstabilisera
les identités, tant féminines que masculines, véritables
obstacles à un partage égalitaire des tâches
et à une redéfinition des statuts au sein de cet univers
(12). Or l’identité sexuelle des individus est une
composante essentielle de leur personnalité. On bute sur
un nouveau paradoxe entre égalité des sexes et identité
des personnes. L’avènement de nouvelles composantes
individuelles exigerait une vaste révolution culturelle :
l’émergence d’autres institutions domestiques
et politiques, d’autres modes de socialisation des individus,
d’un nouvel imaginaire social, etc. Aussi, plutôt qu’une
attaque frontale, vaudrait-il mieux engager une série d’offensives
latérales. Les femmes ont réussi à se soustraire
à cette « machine » à générer
et à entretenir la répartition des rôles, essentiellement
grâce à la prolongation de leur scolarité et
au travail salarié, acquis dont il est nécessaire
de développer l’effet émancipateur (13).
Par exemple, en combattant la discrimination entre filières
« masculines » et « féminines »,
principale source de reproduction des inégalités,
qui canalise encore trop souvent le deuxième sexe vers les
emplois les moins qualifiés ou qui les détourne des
postes de responsabilité. Tous les acteurs de l’éducation
nationale enseignants, conseillers d’orientation, mais aussi
élèves et parents d’élèves devraient
reconsidérer leurs habitudes de sélection et d’orientation,
l’impérialisme des mathématiques, le déséquilibre
entre disciplines littéraires et scientifiques, les critères
d’entrée actuels dans les grandes écoles, écoles
d’ingénieurs, écoles supérieures de commerce,
etc., autant de voies royales menant à des positions de pouvoir.
Conforter et développer l’emploi des femmes suppose
ensuite : une réduction massive du temps de travail (sur
la semaine, l’année, la vie active tout entière)
afin de lutter contre le chômage ou la précarité
et de trouver une solution de rechange au temps partiel, véritable
piège pour les mères de famille ; une négociation
par branches, entreprises et établissements pour définir
aussi strictement que possible, dans les conventions collectives,
les postes de travail, et qu’enfin le principe « à
travail égal, salaire égal » devienne réalité
; le développement des structures d’accueil des enfants
en bas âge financées sur fonds publics : crèches
collectives, crèches familiales, réseaux d’assistantes
maternelles, crèches parentales, etc. ; une révision
des congés pour garde d’enfants malades ou postnataux,
de façon à obliger les hommes à en prendre
leur part, sans possibilité de la transférer au bénéfice
de leur épouse ou compagne. Enfin, en dépit des réticences
qu’elle suscite, la parité pourra seule introduire
les femmes au coeur des autorités exécutives, législatives
ou judiciaires (14) et réaliser l’égalité
citoyenne. Cet objectif nécessite des étapes et un
ensemble de mesures étroitement liées : scrutin proportionnel
généralisé ; limitation sévère
du cumul des mandats, simultanés (un mandat municipal, cantonal
ou régional et un mandat national ou européen) et
successifs (pas plus de deux consécutifs, tous mandats confondus)
; obligation aux formations politiques d’un seuil maximum
(par exemple 60 %) de candidats d’un même sexe en position
éligible quelle que soit la consultation ; soumission du
financement public des partis politiques (mais aussi des syndicats
et des associations) au respect de la proportionnalité dans
leurs organes dirigeants (autant d’hommes et de femmes dans
ces instances que parmi leurs adhérents).
Toutes ces propositions peuvent ressembler à un catalogue
hétéroclite. Leur unité est cependant bien
réelle, puisque toutes visent à mettre fin à
l’assignation prioritaire des femmes à l’espace
et au travail domestiques, qui est au fondement de la domination
masculine. Elles permettront de repenser les rôles, en obtenant
du conjoint ou compagnon un partage plus équitable dans l’administration
de la maisonnée, et de garantir à chacun(e) l’ouverture
à l’ensemble des activités du dehors.
Alain Bihr et Roland Pfefferkorn.
********
(1) Claire Aubin et Hélène Gisserot, Les Femmes en
France : 1985-1995, La Documentation française, Paris, 1994.
Voir aussi les articles de Sophie Sensier, « La longue marche
des femmes », et d’Ingrid Carlander, « La lutte
inachevée des femmes scandinaves », Le Monde diplomatique,
septembre 1995.
(2) Sur l’ensemble de ces points, on trouvera une synthèse
des données chiffrées disponibles dans notre ouvrage
Hommes/femmes : l’introuvable égalité, Editions
de l’Atelier, Paris, 1996.
(3) Alain Bihr et Roland Pfefferkorn, Déchiffrer les inégalités,
Syros, Paris, 1995, chapitre XIII, notamment pp. 491-518.
(4) Marie Duru-Bellat, « Les processus d’autosélection
des filles à l’entrée en première »,
L’Orientation scolaire et professionnelle, no 22, 1993.
(5) Michèle Ferrand, Françoise Imbert, Catherine
Marry, « Normaliennes scientifiques et polytechniciennes :
des destins improbables ? », Regards sociologiques, Strasbourg,
nos 9-10, 1995. Le Bureau international du travail (BIT) vient de
montrer l’importance du niveau d’éducation dans
la promotion et la rémunération des femmes au long
de leur carrière professionnelle : More and Better Jobs for
Women : An Action Guide, BIT, Genève, 1996.
(6) Monique Haicault, « La gestion ordinaire de la vie en
deux », Sociologie du travail, 1984/3.
(7) Eliane Viennot (sous la direction de),> La Démocratie
« à la française » ou les femmes indésirables,
publications de l’université Paris-VII, 1996.
(8) Claude Fischler, « Une ``féminisation`` des moeurs
? », Esprit, Paris, novembre 1993.
(9) Sur tous ces points, cf. François de Singly, «
Les habits neufs de la domination masculine », Esprit, novembre
1993.
(10) Sur le rôle des femmes dans les transformations de la
société française, lire Jean-Pierre Terrail,
La Dynamique des générations. Activité individuelle
et changement social (1968/1993), L’Harmattan, Paris, 1995.
(11) Bernard Zarca, « La division du travail domestique :
poids du passé et tension au sein du couple », Economie
et statistique, no 228, janvier 1990.
(12) Idem.
(13) Une partie des propositions qui suivent sont directement reprises
de Claire Aubin et Hélène Gisserot, op. cit., chapitre
3 (pp. 79-97) et annexe 2 (pp. 109-120).
(14) Lire l’article d’Eliane Vogel-Polsky, «
Faire de l’Union un levier pour l’égalité
des sexes », Le Monde diplomatique, juillet 1996.
LE MONDE DIPLOMATIQUE septembre 1996
http://www.monde-diplomatique.fr/1996/09/BIHR/6069
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