-----Message d'origine----- Envoyé : jeudi 9 décembre
2004 23:15 À : multitudes
Objet : [multitudes-infos] Le rapport entre accident et monotonie
dans le travail
" La monotonie d'une journée de travail à l'usine,
même si aucun changement de travail ne vient la rompre, est
mélangée de mille petits incidents qui peuplent chaque
journée et en font une histoire neuve; mais, comme pour le
changement de travail, ces incidents blessent plus souvent qu'ils
ne réconfortent.
Ils correspondent toujours à une diminution de salaire dans
le cas du travail aux pièces, de sorte qu'on ne peut les
souhaiter. Mais souvent ils blessent aussi par eux-mêmes;
l'angoisse répandue diffuse sur tous les moments de travail
s'y concentre, l'angoisse de ne pas aller assez vite, et quand,
comme c'est souvent le cas, on a besoin d'autrui pour pouvoir continuer,
d'un contremaître, d'un magasinier, d'un régleur, le
sentiment de la dépendance, de l'impuissance, et de compter
pour rien aux yeux de qui on dépend, peut devenir douloureux
au point d'arracher des larmes aux yeux des hommes comme des femmes.
La possibilité continuelle des incidents, machine arrêtée,
caisse introuvable, et ainsi de suite, loin de diminuer le poids
de la monotonie, lui ôte le remède qu'en général
elle porte en elle-même, le pouvoir d'assoupir et de bercer
les pensées de manière à cesser, dans une certaine
mesure, d'être sensible; une légère angoisse
empêche cet effet d'assoupissement et force à avoir
conscience de la monotonie, bien qu'il soit intolérable d'en
avoir conscience. Rien n'est pire que le mélange de la monotonie
et du hasard; ils s'aggravent l'un l'autre, du moins quand le hasard
est angoissant.
Il est angoissant, dans l'usine, du fait qu'il n'est pas reconnu;
théoriquement, bien que tout le monde sache qu'il n'en est
rien, les caisses où mettre les pièces usinées
ne manquent jamais, les régleurs ne font jamais attendre,
et tout ralentissement dans la production est une faute de l'ouvrier.
La pensée doit constamment être prête à
la fois à suivre le cours monotone des gestes indéfiniment
répétés et à trouver en elle-même
des ressources pour remédier à l'imprévu. Obligation
contradictoire, impossible, épuisante.
Le corps est parfois épuisé, le soir, au sortir de
l'usine, mais la pensée l'est toujours davantage. Quiconque
a éprouvé cet épuisement et ne l'a pas oublié
on peut le lire dans les yeux de presque tous les ouvriers qui défilent
le soir hors de l'usine.
Simone Weill, La condition ouvrière, p. 333-334 folio essai
Date: 11 Décembre 2004
Subject: RE: [multitudes-infos] Le rapport entre accident et monotonie
dans le travail
Ca m'a fait penser à "325000 Francs" de Roger Vaillant...
Et puis en fouinant un peu sur le web, on retrouve ça "J’ai
fait un mauvais rêve" par Roger Vaillant
L’Humanité-Dimanche du 11 Mars 1956
J’ai fait un mauvais rêve. L’Humanité
ne paraissait plus. J’achetais des journaux, « de l’extrême
droite à la gauche » comme on dit dans les comptes
rendus de l’Assemblée, et aussi les journaux dits de
« grande information ».
J’y lisais que les patriotes d’Algérie, de Chypre,
de Malaisie sont des brigands, des hors-la-loi, des terroristes,
et que les Français qui ne veulent pas que nos jeunes soldats
se fassent tuer pour protéger les domaines des gros colons
sont des complices d’assassins.
Je lisais que le gouvernement a bien raison de donner des subventions
« aux écoles libres ». Tant pis si les instituteurs
sont médiocres et enseignent des balivernes. Un futur ouvrier
en sait toujours assez pour se servir de ses quatre doigts. Trop
d’instruction favorise l’éclosion des mauvaises
idées.
Presque tous les journaux que j’avais achetés approuvaient.
Les autres se bornaient à dire qu’il est dangereux
de réveiller les vieilles querelles ; mieux vaut dormir en
paix. C’était exactement comme du temps de Pétain
l’obscurantiste.
Je lisais que la productivité, en créant l’émulation,
avait transformé le travail à l’usine en un
véritable jeu, une éternelle partie de football, une
course au gros lot. Et que les ouvriers de Paris faisaient queue
rue Mouffetard pour acheter des dindes, des perdreaux, des oies
et des cailles toutes rôties.
Aucun des journaux que j’avais achetés ne protestait.
On ne parlait plus de la lutte des classes, ce dogme périmé.
La productivité rapporte à tout le monde : un cheval
au patron, une alouette à l’ouvrier.
Je lisais que le paysan français se réjouissait d’arracher
ses vignes et de planter des pommes de terre à la place.
Il touchait la prime et gardait les pommes de terre ; quelle bonne
affaire ! Et, par surplus, il assurait le salut de son âme
en luttant contre l’alcoolisme.
Aucun journal ne répondait qu’il faut pour vivre bien
plus d’hectares de pommes de terre que de vignes. L’essentiel
n’est-il pas que le vin d’Algérie se vende ?
Il est juste que le paysan français se serre la ceinture
pour faire plaisir aux gros viticulteurs d’Oranie, puisque
l’Algérie, c’est la France.
Je lisais que les Soviétiques étaient bien ennuyés
d’avoir fabriqué à leur tour des bombes atomiques,
cette arme encombrante les obligeant à une politique de coexistence
pacifique tout à fait contraire à leurs principes.
Et que les Moscovites ne pardonnant pas à Staline d’avoir
battu les armées hitlériennes, l’avaient pendu
en effigie. Mais je ne lisais rien sur le 5ème plan quinquennal,
la journée de sept heures, la semaine de cinq jours.
Aucun journal ne dénonçait les mensonges sur l’Union
Soviétique, aucun ne disait la vérité sur la
patrie du socialisme. Il est très important que le peuple
de France ne sache pas ce qui se passe de l’autre côté
du « rideau de fer » ; il risquerait de vouloir en faire
autant.
J’ai rêvé que l’Humanité ne paraissait
plus. Il fallait se chuchoter de bouche à oreille les directives
du Parti Communiste. Il fallait se passer sous le manteau des feuilles
ronéotypées. Il fallait se méfier toujours
et partout, car le secret facilite les provocations. Exactement
comme du temps de l’occupation, comme en Algérie, comme
à Chypre, comme en Espagne.
Je me suis réveillé. Ce n’était qu’un
mauvais rêve. On venait de m’apporter l’Humanité
du jour. Je lisais les gros titres : Les colonialistes abattent
leurs cartes... Maroc : la population manifeste sa joie après
la proclamation de l’indépendance... Pour l’union
des 500.000 métallurgistes parisiens... L’arme est
là, bien aiguisée, qui allait, qui va servir à
tous les travailleurs pour tous les combats de la journée.
La semaine du 18 au 24 mars sera la « semaine de l’Humanité
». Pendant toute cette semaine, achetez, vendez l’Humanité.
Organisez des ventes de masse.
Faites souscrire des abonnements.
L’Humanité est le meilleur outil d’élaboration,
de discussion et d’exécution de la politique du Parti
des travailleurs. C’est le meilleur moyen de faire connaître
la vérité. Trouver de nouveaux lecteurs à l’Humanité,
c’est donc la méthode la plus efficace de hâter
la venue du Front Populaire, la satisfaction de vos revendications
et au-delà, le changement de régime qui permettra
l’édification du socialisme et du communisme.
Roger VAILLAND Humanité Dimanche 11 Mars 1956
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