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Origine :http://cspcl.ouvaton.org/ancien/baschet.htm
http://cspcl.ouvaton.org/article.php3?id_article=85
h
http://www.federation-anarchiste.org/ml/rubrique.php3?id_rubrique=1494
http://endehors.org/news/2103.shtml
Transformer le monde sans prendre le pouvoir Entretien
avec Jérôme Baschet * (février 2003)
Plus de 20 000 zapatistes ont occupé San Cristobal de las
Casas le 1er janvier 2003, ils n’avaient cette fois que leurs
machettes ou bâtons de paysan en main. Après les prises
de parole de Fidelia, Omar, Mister, Brus Li, Esther, Tacho et David,
commandants de l’EZLN, ils ont quitté la principale
ville du Chiapas le lendemain matin, non sans avoir démontré
leur capacité d’organisation et leur esprit de résistance.
"Nous connaissons le monde (…) parce que nous connaissons
tous ces hommes et femmes de tous les pays qui sont arrivés
dans nos villages, ils nous ont parlé de leurs luttes, de
leurs mondes et de tout ce qu’ils font. À travers leurs
paroles nous avons voyagé et nous avons vu et connu plus
de terres que n’importe quel intellectuel", a expliqué
Mister.
En France, les médias ont ignoré la manifestation.
Après vingt et un mois de silence, l’armée
zapatiste (EZLN) s’est-elle isolée, affaiblie ou renforcée
?
Le plus remarquable est sans doute que l’EZLN soit parvenue
à franchir sans sombrer une passe très périlleuse
et ait pu surmonter l’énorme déception des lendemains
de la Marche de la dignité indigène, il y a tout juste
deux ans : une marche qui a été un succès par
l’ampleur des rencontres et des mobilisations qu’elle
a suscitées, mais qui n’a eu aucun résultat
en termes législatifs. Il y a eu là un moment de découragement
qui a sans doute été très difficile à
surmonter, mais qui l’a été. Je crois que c’est
le principal acquis de cette période.
Par ailleurs, il y a sans doute une usure qui continue à
se faire sentir, qui n’a pas commencé avec la marche
mais qui a continué malgré la marche. Une difficulté
à maintenir l’esprit de résistance des communautés
dans des conditions matérielles très précaires.
Il y a sûrement des gens qui ont quitté l’organisation,
mais le fait d’avoir surmonté cette épreuve
est le signe d’une force indéniable. On aurait pu penser
qu’après une épreuve de cette sorte l’EZLN
allait tomber en déliquescence, se dissoudre. C’était
l’une des hypothèses possibles. Cela n’a pas
été le cas, l’organisation a résisté,
elle a fait la preuve de sa capacité de mobilisation lors
de la manifestation du 1er janvier de cette année, très
importante par son ampleur mais aussi par le degré d’organisation
qu’elle a démontré. Donc, malgré le rétrécissement
de l’espace des communautés zapatistes, il y a un acquis,
une démonstration de résistance très importante.
Avec la réapparition des zapatistes et la fin du silence
de leur commandement, y a-t-il un durcissement de leurs positions
vis-à-vis des partis politiques, particulièrement
du Parti de la révolution démocratique (PRD, gauche)
?
Réapparition, oui, indéniablement ; fin du silence,
c’est le moins qu’on puisse dire, puisque nous sommes
maintenant soumis à une rafale de communiqués, au
rythme d’un tous les deux ou trois jours, à peu près.
Réapparition publique lors de cette manifestation du 1er
janvier, avec son caractère impressionnant et symboliquement
très fort, c’est clair. Mais je ne vois guère
de durcissement de la position de l’EZLN et pas d’inflexion
très sensible. L’attitude très dure à
l’égard des partis politiques en général
et en particulier du PRD n’est pas vraiment nouvelle. Il y
a beaucoup d’antécédents à cette attitude
qui a certes un peu varié au gré de la conjoncture
politique, notamment aux moments où le PRD appuyait les demandes
zapatistes et indigènes en général. Cette posture
des zapatistes est logique, compte tenu de la participation du PRD
et en particulier de ses sénateurs au vote de la contre-réforme
indigène. Ce vote du PRD a été dénoncé
très clairement au lendemain de l’approbation de la
contre-réforme, fin avril 2001, et l’EZLN a alors lancé
des mots très durs contre la "trinité infernale"
qui incluait aussi bien les politiciens du PRD que du PAN ou du
PRI. C’est aujourd’hui la même chose qui ne fait
que s’amplifier. Les zapatistes ont toutes raisons d’être
furieux à l’égard d’un parti qui se dit
de gauche et qui a voté avec les autres forces politiques
représentées au Parlement cette loi tout à
fait contraire aux demandes des zapatistes et des indigènes
en général. C’est assez logique.
Que penser de l’incompréhension que rencontre aujourd’hui
le mouvement zapatiste dans les médias (1) en France ? De
la charge contre Marcos et l’EZLN pratiquée par les
magazines de la "gauche cathodique" (Les Inrockuptibles
(2), Télérama, etc.) au sujet de la correspondance
sur la question basque comme de leur silence total après
la manifestation du 1er janvier ?
Il me semble que ce n’est pas un phénomène
nouveau. On le constate depuis 1994, et plus encore depuis la rencontre
"intergalactique" de 1996. Le discours de la presse française
en particulier, mais aussi d’autres pays européens,
est catastrophique. J’ai l’impression que, dans le cas
récent de la polémique autour des échanges
de Marcos sur la question basque, on assiste en fait à la
reprise des archétypes que les médias ont construits
sur les zapatistes et sur le personnage de Marcos depuis 1994 :
un mouvement anecdotique, anachronique, réductible à
la dimension médiatique de son porte-parole (par parenthèse,
l’idée d’un Marcos omniprésent dans les
médias fait un peu sourire, surtout en France) et à
son répertoire exigu de symboles qui deviennent des obsessions
pour les journalistes français comme le fameux passe-montagne.
Il y a peu, un hebdomadaire faisait encore une fois sa une sur le
passe-montagne de Marcos, mais déjà, en décembre
2000, Le Monde passait par pertes et profits l’essentiel d’une
conférence de presse de Marcos et focalisait l’attention
sur l’annonce supposée d’un renoncement audit
passe-montagne. Ce sont les mêmes stéréotypes
qui fonctionnent, qui sont repris inlassablement d’article
en article avec, dans certains cas, une intention de nuisance évidente,
une malveillance qui utilise tout ce qui peut servir à déconsidérer
les zapatistes et Marcos en particulier, avec la plus évidente
mauvaise foi. Parler, par exemple, du "soutien ahurissant (de
Marcos) aux terroristes de l’ETA" (Télérama
du 8 janvier 2003) est un mensonge pur et simple, puisque de tout
ce dossier on peut ne retenir qu’une seule chose, c’est
que, dans ses deux lettres à l’ETA, Marcos dénonce
très clairement les méthodes et les principes d’une
organisation qui "a fait de la mort de la parole son négoce"
(avant-garde autoproclamée qui prétend agir en représentation
de tout le peuple basque, certitude de détenir la vérité
absolue qui conduit à "tuer tous ceux qui ne souscrivent
pas à cette vérité", recours au crime,
attentat contre la vie de civils, réponse aux mots par des
balles). C’est aux antipodes de tels principes que se situe
l’EZLN et il suffit de lire ces deux textes pour voir qu’il
n’y a pas d’effort minimal d’information dans
presque tous les articles parus sur ce thème.
De jeunes Tzotziles, Tzeltales, Choles, Tojolabales… nés,
comme l’EZLN, en 1983, vont avoir vingt ans. Cette nouvelle
génération s’est-elle transformée avec
ce mouvement ?
C’est une préoccupation évidente des zapatistes.
L’attention qu’ils portent à la mise en place
de projets éducatifs, qui sont devenus maintenant réalité,
montre bien qu’ils ont ce souci de former de nouvelles générations,
zapatistes ou non, mais en tout cas engagées dans la résistance
et la lutte. Ces jeunes sont là, on sent leur enthousiasme
et leur énergie. Mais en même temps que va-t-il advenir
du mouvement zapatiste et, de manière plus générale,
de la lutte indigène dans un contexte qui est très
difficile ? Ces acquis et ces germes d’avenir sont là,
mais encore faut-il que les conditions permettent que cette résistance
se développe et ne s’épuise pas. Le risque d’affaiblissement
est toujours présent, et tout cela conditionne la possibilité
pour ces germes d’espérance de se développer
vraiment.
On a parlé, au sujet des origines du zapatisme, des "matrices"
dont ce courant serait issu, comme la théologie de la libération,
certaines tendances du marxisme ou de l’anarchisme (Flores
Magón) au Mexique. Une recherche sociale comme celle de John
Holloway (3) semble à son tour influencée par l’expérience
du mouvement indigène au Chiapas. Le zapatisme est-il devenu
lui-même une matrice ?
Une matrice, je ne sais pas. Le terme correspond peut-être
mal à l’indéfinition revendiquée par
les zapatistes. Qu’il y ait des traces très fortes,
des empreintes, sur les gens, sur les jeunes dans les communautés
indiennes, c’est certain. On sent chez eux une possibilité
de parler, une récupération de leur histoire en même
temps qu’une ouverture sur le monde, une réflexion
politique et morale en train de se fortifier, mais j’insiste
sur la fragilité de tous ces projets, de toutes ces réalisations
en cours, parce qu’elles se font toujours dans des situations
d’urgence, de difficultés très grandes et qu’elles
peuvent être interrompues du jour au lendemain. Il n’y
a pas de garantie absolue que tout ce qui est en train de se développer
puisse réellement croître comme on le souhaiterait.
Par ailleurs, vers l’extérieur, l’écho
du zapatisme me semble indéniable. Il marque la pensée
critique. Ce n’est peut-être pas très sensible
en France, mais ça l’est dans d’autres pays,
et certainement au Mexique. Il y a un apport du zapatisme à
la pensée critique qui se fait sentir dans un livre comme
celui de John Holloway, Cambiar el mundo sin tomar el poder (el
significado de la revolucion hoy), dont le titre – "Changer
le monde sans prendre le pouvoir (le sens de la révolution
aujourd’hui)" – est la reprise directe de l’un
des thèmes principaux des zapatistes. La formule semble destinée
à circuler amplement à travers le monde, de cercles
de réflexion en publications et de publications en manifestations
; elle amène certainement à reformuler les apports
du marxisme et les traditions libertaires. Cette part toujours active
du zapatisme est bien là, je crois.
* Auteur de L’Etincelle zapatiste (éditions Denoël,
voir Le Monde libertaire de l’été 2002).
(1) La désinformation et le confusionnisme culminent avec
les éditions Mille et une nuits, qui publient Marcos, le
maître des miroirs, essai de Vazquez Montalban, et vont jusqu’à
annoncer, en "quatrième de couverture", qu’après
avoir "marché sur Mexico en 2001" Marcos a signé
un accord avec le gouvernement et, bien sûr, "ôté
son fameux passe-montagne", révélant son identité.
(2) Un certain Marc Saint-Upéry écrit dans l’hebdomadaire
des BBB (bourgeois, blancs, branchés) une méchante
diatribe contre "le sous-commandant en dessous de tout",
accusé d’être "solidaire des tueurs d’ETA",
et exige des "représentants de l’EZLN (…)
une rectification de leur position". Tout s’éclaire
si on lit, dans Le Monde diplomatique de janvier, du même
Saint-Upéry, journaliste à Quito, un éloge
de l’organisation indienne d’Équateur qui a "su
combiner lutte sociale et pratique institutionnelle".
(3) Irlandais installé au Mexique, chercheur en sciences
sociales de l’université de Puebla.
Entretien publié à Paris dans Le Monde libertaire
n° 1308, du 20 au 26 février 2003
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