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Origine http://infokiosques.net/spip.php?article=307
Comment des êtres humains ont été métamorphosés
en hommes et en femmes
Au XIXe siècle encore, le célèbre médecin
anglais Acton écrivait : "Toute idée de plaisir
sexuel chez la femme est une infâme calomnie." Esquisser
ici l’histoire de la sexualité nous mènerait
trop loin, mais il est évident que les derniers temps ont
brillé par l’absence de toute sexualité féminine.
Les fillettes, les épouses et les mères étaient
censées n’avoir pas de sexualité. Seule exception
à la règle, les putains, payées pour ce faire
par les hommes qui en avaient les moyens. La possession de la femme
par l’homme s’étant démocratisée,
tout représentant du sexe masculin dispose aujourd’hui
d’un personnel féminin comprenant en une seule personne
une putain, une mère, une compagne et une servante. Le statut
de femme-objet sévît tout particulièrement chez
les gauchistes qui formulent des postulats repris des slogans de
Mai 68 : "Baiser deux fois la même fille c’est
faire déjà partie des nantis !" (Les ravages
causés par ces nouvelles normes masculines ont été
plus d’une fois évoqués dans les témoignages.)
Non seulement notre époque a trouvé de nouvelles
normes, mais elle a aussi ses prophètes pour énoncer
des commandements déjà établis. Autrefois nous
avions les religions représentantes au moins identifiables
d’une morale subjective. En dépit de la terreur qu’elles
exerçaient, elles concédaient au moins une toute petite
place à des versions individuelles de leur morale. Aujourd’hui
nous avons la science qui, elle, se veut objective. La psychanalyse
et la psychologie qui prêchent la "vérité"
de la "nature" humaine ont créé une image
quasi irréfutable de la "nature féminine".
Au lieu d’employer les instruments qui leur sont propres pour
démontrer comment des êtres humains ont été
transformés en hommes et en femmes, elles sont devenues elles-mêmes
des instruments de manipulation sexiste pour le patriarcat. La société
des hommes a trouvé en ses sciences ses instruments les plus
efficaces de dressage à la féminité.
Parmi les rares exceptions, on compte le psychologue professeur
John Money et la psychiatre Anke A. Ehrhardt. Au lieu de manipuler
leurs sujets d’observation, ils respectent plus ou moins la
mission d’émancipation d’un service au service
de l’humanité et dans leurs recherches et leurs observations
cliniques posent avec rigueur le problème de l’identité
sexuelle. Selon leurs thèses, l’identité sexuelle
- la féminité et la virilité - n’est
pas une identité biologique mais une identité psychique.
Simone de Beauvoir : "On ne naît pas femme, on le devient."
Dans une vaste analyse intitulée "Masculin, féminin",
les Américains citent entre autres choses ce cas impressionnant
: lors d’une des circoncisions pratiquées habituellement
aux U.S.A., l’un des deux jumeaux monozygotes âgés
de sept mois a été blessé : son pénis
a été complètement brûlé. Les
parents, un jeune couple qui vit à la campagne, sont désespérés.
Dix mois plus tard, un chirurgien leur conseille d’élever
le garçon qui n’a plus de pénis comme une fille
(jugeant sans doute avec réalisme que dans notre société,
un homme sans pénis n’est pas un homme...) La mère
suit ce conseil. Elle commence à habiller, à coiffer
et à traiter l’enfant tout autrement que son jumeau.
La mère informe régulièrement les médecins
de son évolution et de leurs mesures éducatives. Elle
encourage systématiquement la coquetterie de l’enfant,
lui offre des bijoux et des rubans, lui apprend l’ordre et
la propreté.
"A quatre ans et demi, rapporte la mère, elle était
déjà beaucoup plus ordonnée que son frère.
Elle tient aussi beaucoup à ce que je lui donne son bain.
Je n’ai jamais vu une petite fille aussi ordonnée et
coquette." Un jour, l’enfant déclaré petite
fille fait pipi debout - comme le font d’ailleurs souvent
les petites filles. On le gronde et lui fait comprendre qu’il
doit s’accroupir : "Une petite fille ne fait pas ça
!" - Dans le même temps, on encourage inversement ces
attitudes chez son frère. Sa mère éclate de
rire, quand elle le voit un jour faire pipi sur les fleurs du jardin.
Le garçon imite de plus en plus son père, la fille
sa mère. Le frère claque les fesses de sa sœur,
comme son père le fait avec sa mère, il veut devenir
plus tard pompier ou policier et voudrait pour Noël un garage
avec des autos. La sœur voudrait une poupée. La mère
souhaite que tous deux fassent des études, "surtout
le garçon, c’est un homme et il est important qu’il
gagne sa vie".
La "petite fille" suit un traitement hormonal. Après
la puberté, on lui greffera un vagin artificiel. Elle sera
une femme "normale" - à cette différence
près, qu’elle sera stérile. Il est vrai que
la faculté d’enfanter reste la seule différence
entre homme et femme. Tout le reste n’est qu’artifice,
une question d’identité psychique fabriquée.
Le problème de la transsexualité prouve d’ailleurs
bien que c’est l’identité sexuelle psychique
qui est déterminante et non l’identité biologique.
Les transsexuels sont des êtres biologiquement femmes mais
qui se sentent hommes - ou vice versa. Quelque chose s’est
"mal" passé lors de leur dressage à l’identité
sensuelle, c’est pourquoi une âme d’homme ou de
femme habite un corps qui ne lui est pour ainsi dire pas approprié.
La médecine progressiste professe aujourd’hui que dans
un tel cas, la seule solution possible est d’adapter le corps
à la conscience et non pas l’inverse. La psyché
est donc plus déterminante que l’anatomie.
Le tragique de ce drame de l’identité sexuelle réside
aussi dans le fait que notre société soi-disant égalitaire
n’accorde aucune place à un comportement ambigu : On
est soit complètement femme soit complètement homme.
Etre tout bonnement humain, mais ça ne suffit pas ! Bien
au contraire, ça peut mener un être humain à
un conflit déchirant qui se terminera bien souvent par le
suicide. Si l’on n’entre pas dans l’une ou l’autre
des deux catégories, on n’a pas de place.
Rien, pas même l’appartenance à une race ou
à une classe, ne nous marque autant que l’appartenance
à un sexe. Rien ne détermine aussi profondément
notre vie et les réactions de notre entourage que notre sexe
biologique. Avec l’exclamation, "c’est une fille
!" ou "c’est un garçon !", les dés
sont jetés. Dès le premier jour, notre sexe sert de
prétexte au dressage à la "féminité"
ou à la "masculinité". Impossible d’y
échapper. Les parents qui tentent de briser la contrainte
de la distribution des rôles n’y parviennent qu’en
partie.
L’habitude et l’inconscient leur jouent de mauvais
tours. De nombreuses études l’attestent, telle celle
de la psychologue allemande Ursula Scheu : "on ne naît
pas petite fille, on le devient" (Fischer, 1977) et celle d’Elena
Gianini Belotti dans "Du côté des petites filles"
(des femmes, Paris, 1974). La psychologue au C.N.R.S., Irène
Lézine a observé le développement psychologique
au cours de la première enfance. Elles ont entre autres choses
constaté que les mères allaitent systématiquement
leur bébé trois mois de plus si c’est un garçon
et qu’elles ne lui apprennent que trois mois plus tard à
être propre. Au cours de l’allaitement, elles laissent
aussi aux garçons de plus longues pauses qu’aux filles.
Ce qui signifie que dès l’allaitement, le dressage
est plus sévère pour une fille que pour un garçon.
Les filles doivent se soumettre, on brise leur volonté. Brunet
et Lézine concluent que le besoin d’apprivoiser l’enfant
est plus fort lorsqu’il s’agit d’une fille. Si
c’est un garçon, bien qu’il soit tout petit et
sans défense, il représente déjà le
symbole de l’autorité à laquelle se soumet la
mère elle-même.
De telles observations remettent enfin en question des constatations
de la psychologie progressiste telles que : toutes les petites filles
sont plus passives, plus tournées vers les grandes personnes
alors que les petits garçons sont plus actifs et plus tournés
vers la réalité matérielle. C’est juste
! Mais ce n’est pas inné, c’est bel et bien inculqué.
Dès le berceau !
Ursula Scheu analyse dans son livre l’essentiel des travaux
effectués dans tous les pays sur le conditionnement du rôle
sexuel de la petite fille. Elle écrit : "Il est frappant
de constater que lorsqu’on aborde la plupart des aspects de
la vie (développement de la fibre maternelle chez les petites
filles, façon dont on leur apprend à se servir de
leurs mains, à être adroites pour les intégrer
et les exploiter plus tard dans les tâches ménagères
ou professionnelles, un seul domaine reste totalement exclu celui
de la sexualité). Nous savons, bien sûr, que là
aussi les hommes et les femmes se comportent différemment,
mais nous jugeons ça "naturel". Pourtant, c’est
dans le processus même de socialisation des êtres que
se lient la passivité et la soumission féminines,
l’activité et la domination masculines. En omettant
de soulever le problème de la formation d’un comportement
spécifiquement sexuel, la science fait croire que le comportement
sexuel, tel qu’on le rencontre aujourd’hui, est un comportement
naturel."
Ce qu’il y a de politique dans la contrainte à
l’hétérosexualité
L’hétérosexualité et l’homosexualité
sont des catégories culturelles, injustifiables avec des
arguments biologiques. L’hétérosexualité
dominante est un fait de culture, une hétérosexualité
forcée. Dans Le comportement sexuel de la femme, Kinsey nous
dit déjà à quel point elle ne savait se justifier
par nature.
"On n’insiste jamais assez sur le fait que le comportement
de tout être vivant dépend des stimuli qu’il
rencontre, de ses possibilités anatomiques et physiologiques,
de ses premières expériences. Sans avoir été
marqué par des expériences antérieures, un
animal devrait réagir de façon identique à
des stimuli identiques, que ces stimuli proviennent de son propre
corps, d’un autre individu du même sexe ou d’un
individu du sexe opposé.
Il est aberrant de classifier le comportement sexuel en onanisme,
hétérosexualité et homosexualité, pour
établir par là trois types de réactions ou
que des individus visent ou pratiquent une activité sexuelle
à l’exclusion des autres. L’anatomie ou la physiologie
des réactions sexuelles et de l’orgasme ne nous apprennent
pas en quoi diffèrent les réactions propres à
l’onanisme, l’hétérosexualité et
l’homosexualité.
La seule valeur de ces termes, c’est qu’ils nous renseignent
sur l’origine du stimulus sexuel ; toutefois, ils ne devraient
pas servir à caractériser les personnes réagissant
à ces différents stimuli. Nous aurions les idées
plus nettes si nous les faisions complètement disparaître
de notre vocabulaire. Nous pourrions nous contenter de dire que
des relations sexuelles entre êtres humains ont lieu soit
entre un homme et une femme, soit entre deux femmes, soit entre
deux hommes, ce qui reviendrait à exposer les faits de façon
bien plus objective. ”
Dans une société où la procréation
n’est plus le but premier des rapports sexuels, l’homosexualité
devrait être aussi naturelle à l’épanouissement
des êtres que l’hétérosexualité
ou l’auto-érotisme. Et s’il n’en est pas
ainsi, c’est pour des raisons politiques. Car enfin, seule
une hétérosexualité promue au rang de dogme
peut assurer aux hommes le monopole sexuel - sous prétexte
de la "petite différence" : ainsi se gouverne le
monde des hommes où les femmes se retrouvent entièrement
dépendantes, exploitées sans merci, dans leur vie
privée, comme partout ailleurs.
L’amour est la clef de cette dépendance.
C’est au nom de l’amour que les femmes lavent les chemises
des hommes, qu’elles élèvent seules leurs enfants,
qu’elles consolent et encouragent leur mari dans ses problèmes
professionnels. Leur abnégation finit par les rendre schizophrènes
(comme Rita L., devenue schizophrène une fois que son mari
l’a quittée, sa seule raison d’être. A
la question, mais pourquoi s’est-elle tant dévouée
pour lui, elle répond : "Par amour").
C’est au nom de l’amour que les femmes sont exploitées.
Dans ces conditions, la sexualité n’est pas une affaire
privée mais politique. Quant à l’hétérosexualité
exclusive, c’est l’instrument décisif du pouvoir
des hommes dans la lutte des sexes. Contre cette situation, on peut
et on doit affirmer qu’il y a une alternative. Quand l’amour
des femmes ne sera plus un privilège naturel des hommes,
il faudra qu’ils fassent un effort. Et pour tenir le coup,
il faudrait qu’ils révisent leur position. Mais "jouer
les simples bouche-trous" (Christa), ça ne marche plus.
C’est pour cette seule et unique raison qu’ils se cramponnent
tant à leur petite différence.
Ecoutons deux féministes américaines :
Dans son analyse les rapports de pouvoir entre les sexes "Réflexion
sur la libération de la femme", publiée dans
Les temps modernes en 1972, Susan Sonntag écrit : "Si
nous ne voulons pas que la libération sexuelle se révèle
vouée à l’échec, nous devons nous-mêmes
redéfinir la sexualité. Car ni les rapports sexuels
en soi ni les aventures à la chaîne ne nous satisfont.
En ce domaine, une éthique vraiment libératrice doit
rejeter le dogme du moment de l’hétérosexualité.
Une société non répressive, une société
où les femmes et les hommes sont subjectivement et objectivement
égaux sera obligatoirement une société bisexuée,
androgyne."
Et Shulamith Firestone, dans son livre Libération de la
femme et révolution sexuelle, relie le problème de
la sexualité à la lutte des classes, et déclare
: "De même que la révolution socialiste vise non
seulement à abolir les privilèges des classes, mais
aussi à supprimer les différences qui les fondent,
la révolution féministe, elle, ne doit pas seulement
viser à supprimer les privilèges des hommes, mais
à supprimer la différence des sexes elle-même
: les différences proprement sexuelles n’auraient alors
plus la moindre conséquence sociale. (Ce serait le retour
à une pansexualité spontanée - la "perversion
polymorphe" de Freud - qui remplacerait alors l’homo-,
l’hétéro- et la bisexualité.)"
Comme ce raisonnement provoque encore bien des angoisses de castration
et bien des réactions hystériques chez les hommes,
et comme il n’est pas encore très répandu, je
tiens à préciser :
Cela signifierait que les individus se définiraient d’abord
comme des êtres humains et ensuite seulement comme hommes
ou femmes. L’anatomie ne serait plus un destin. Les femmes
et les hommes ne seraient plus forcés de jouer un rôle,
l’obsession de la virilité serait aussi dénuée
de sens que le complexe de féminité. La division du
travail et l’exploitation propre à chaque sexe prendraient
fin. Seule la maternité biologique resterait l’affaire
des femmes, mais la maternité sociale (c’est-à-dire
l’éducation des enfants) serait aussi bien l’affaire
des hommes que des femmes. La vie des hommes et des femmes ne se
réglerait plus sur la contrainte des rôles, mais sur
les besoins et les goûts de chacune et de chacun (chacun pourrait
se montrer passif ou actif, à son gré). Les individus
communiqueraient entre eux, aussi librement qu’ils le voudraient
et suivant leurs besoins et leurs désirs (sexuels compris),
- sans qu’il soit tenu compte de l’âge, de la
race et du sexe (il n’y aurait plus de classes dans cette
société libérée). Utopie qui ne se réalisera
qu’après-demain sans doute, mais buts et perspectives
qu’ici et maintenant nous ne devons pas perdre de vue, car
ils sont appelés à déterminer nos actes.
Je résume ma thèse sur l’importance de la sexualité
dans l’oppression et la libération des femmes (et des
hommes) :
1. Les relations hommes/femmes sont - indépendamment de
la volonté dé l’individu isolé - fonction
des rapports de domination qui caractérisent cette société.
Les femmes y sont des êtres inférieurs, les hommes
des êtres supérieurs. Ces structures de pouvoir se
reflètent dans la sexualité.
2. Les normes sexuelles dominantes, et donc les pratiques sexuelles
représentent l’instrument privilégié
pour établir ces rapports de force entre hommes et femmes.
Les femmes n’auront de chance de devenir plus autonomes et
plus indépendantes des hommes que dans la mesure ou elles
ne seront plus à leur merci dans leur vie privée,
dans la mesure où le dogme du primat de l’hétérosexualité
pourra être remis en question. Alors et alors seulement, les
femmes pourront choisir en toute liberté entre hétéro
et homosexualité, mais surtout, les femmes ne doivent pas
se croire obligées de mettre immédiatement en pratique
de telles idées.
La simple possibilité d’une alternative, la naissance
d’amitiés nouvelles entre femmes nous apportent déjà
quelque liberté, et nous ouvrent d’autres horizons.
Je précise qu’il ne peut et ne doit pas s’agir
d’imposer de nouvelles normes. Il ne s’agit pas de forcer
les femmes à devenir bisexuelles ou homosexuelles. Mais toutes
doivent avoir une chance de remettre en question ce qui allait de
soi jusqu’à présent.
Les femmes - c’est ce qui me semble le plus important - doivent
pouvoir dire enfin leur vérité. Elles ne devraient
plus se laisser intimider ni terroriser par les normes dominantes
mais comprendre que leurs problèmes sont ceux de la plupart
des femmes. Les femmes doivent enfin pouvoir parler de leurs angoisses,
de leur dépendance, de leurs contradictions et de leurs espoirs.
Aujourd’hui, nous sommes encore loin de l’égalité
des droits, les relations entre hommes et femmes sont toujours des
rapports de force basés sur "la puissance" et "l’impuissance"
respectives des sexes. Et aujourd’hui encore, les hommes qui
sont pour la plupart les premiers à profiter de la situation
actuelle, n’ont aucun intérêt à en changer
(ils ne semblent d’ailleurs guère convaincus d’y
gagner à long terme - notamment en tant qu’êtres
humains).
Dans ces conditions toute lutte de libération des femmes
devra s’attaquer directement aux privilèges des hommes,
à leurs privilèges individuels comme à leurs
privilèges collectifs, et cela sans épargner les maris,
amants, etc. Les témoignages montrent bien dans quelle mesure
la lutte des sexes est pour toute femme une lutte quotidienne.
Mais aux yeux des femmes, dans le doute et l’isolement cette
lutte semble encore bien individuelle et parfois sans espoir.
Alice Schwarzer
P.S. Ces deux textes sont extraits de la deuxième partie,
"La fonction de la sexualité dans l’oppression
des femmes", du livre d’Alice Schwarzer La petite différence
et ses grandes conséquences, paru en 1977 aux éditions
des femmes.
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