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Bulletin Sans Titre n° 19 Eté 2004
Origine :
http://www.forumcivique.org/index.php ?lang=FR&site=ARCHIPEL&sub_a=ARCHI_120&article=602
et
http://www.forumcivique.org/index.php
?lang=FR&site=ARCHIPEL&sub_a=ARCHI_121&article=609
TRIBUNE : La théorie comme instrument de domination
1ère partie :
Le façadisme théorique
30 11 2004
Dans les groupes militants, activistes, politiquement engagés,
l'activité intellectuelle est valorisée comme moyen
utile voire indispensable de la lutte sociale: être cultivé-e,
avoir lu beaucoup de bouquins de référence en vogue,
écrire des articles, organiser des séminaires ou des
réunions sur des thèmes importants, publier un journal.
Cette valorisation a pour corollaire que le terrain de la pensée
et de l'expression rationnelle, théorique, est occupé
par des personnes en vue, respectées, qui parlent et écrivent
plus que les autres, sont écoutées.
On organise des forums, des séminaires, des conférences
où des spécialistes s'expriment puis répondent
aux questions du public. Tout cela n'est pas très autogéré
ni égalitaire à première vue, il pourrait donc
être intéressant de creuser ce qui pose problème
au travers de cette spécialisation de l'activité intellectuelle.
Il est une pratique largement répandue dans la caste des
penseur-euses: l'élaboration d'un jargon, vocabulaire particulier
à tel champ de réflexion ou tel courant de pensée.
On nous explique: «l'emploi de mots précis est nécessaire
pour élaborer des concepts précis. Il faut faire l'effort
de lire et de comprendre pour participer à la discussion».
Cependant, rendre son discours obscur aux personnes non initiées
par l'emploi de mots ésotériques constitue à
l'évidence une pratique de pouvoir. On pourra observer plus
d'une fois des personnes reconnues se permettre de tenir des discours
creux, voire de raconter n'importe quoi, du moment que c'est dans
des termes obscurs. Nos milieux politico-alternatifs ne sont nullement
affranchis de ces techniques de prestige. Assez souvent, la forme
semble plus importante que le fond, le fait de distiller son discours
dans des termes correspondant aux modes politiques et intellectuelles
confère une crédibilité a priori. Dire que
la forme des propos théoriques prédomine sur leur
fond ne signifie pas que ce fond est absent. Disons plutôt
qu’il est invisibilisé par une bonne dose d'opacité,
sorte de masque qui impose l'adhésion ou le silence avant
même que le sens théorique ne soit perceptible. Evoquons
ici plusieurs types d'opacité, et leurs usages dans nos milieux
en manque de théorie.
Les scientifico-austères
Dans le cadre de la Recherche institutionnelle, toute une série
de normes et canons formels sont adoptés, qui fondent la
crédibilité des apports théoriques sur leur
habillage rationaliste et objectiviste: développement complet
et ordonné des démonstrations, mises en lien entre
les données de terrain/laboratoire et l'élaboration
de modèles théoriques, référençage
systématique et codifié des sources, discussion de
productions universitaires antérieures, etc. Ces exigences
rendent les travaux universitaires aussi austères qu'inaccessibles
aux non-initié-e-s; ils peuvent même suffire à
leurrer des initié-e-s qui sont encore cloisonné-e-s
par spécialités et sont tenus par les marques de prestige
et les convenances ? Il n’y a rien de plus ignorant qu’un
intellectuel, quand tu le sors de son domaine spécifique.
Il y eut un exemple assez marquant de ce phénomène
dans l'actualité scientifique des années 90, connu
sous le nom d'affaire Sokal-Bricmont, les deux auteurs du livre
«Impostures intellectuelles» publié peu de temps
après l'affaire en question.
Nous vous en livrons un résumé parce que c'est à
la fois drôle et éclairant.
En mai 1996, la revue américaine Social Text publiait un
article d' A. Sokal, physicien de l'Université de New York,
au titre pompeux: «Violer les frontières: vers une
herméneutique transformatrice de la gravité quantique».
L’un des objectifs prétendus de ce travail était
de remettre en cause les fondements de la science orthodoxe.
Presque en même temps, A. Sokal faisait paraître dans
une autre revue américaine, Lingua Franca, un second article
révélant qu'il avait composé une parodie, un
pastiche. Délibérément, il avait accumulé
des énoncés approximatifs, fantaisistes souvent faux
ou même absurdes. Précisant que les nombreuses citations,
empruntées aux auteurs postmodernes, étaient strictement
exactes, notre persifleur avouait qu'il avait échafaudé
une pseudo-démonstration parfaitement inconsistante. En fait,
il s'agissait d'une expérimentation: «Une revue de
pointe consacrée aux Cultural Studies publierait-elle un
article pimenté d'absurdités, A) s’il avait
de l'allure, B) s’il flattait les présupposés
idéologiques de la rédaction' La réponse, malheureusement,
est oui». 1
Les motivations du pavé dans la mare jeté par Sokal
rencontrent une partie des questions que je pose, mais à
un autre niveau et dans une autre direction. Je ne développerai
donc pas ici son propos et les termes de la polémique qui
s'en sont suivis. Je n'en retiendrai que la démonstration
que l'on peut effectivement leurrer une revue savante en y publiant
un texte absurde, puisqu'il suffit d'une signature réputée
pour l'accréditer.
Le rapport de pouvoir qui découle de ce façadisme
théorique prend la forme d'une hiérarchisation entre
celles et ceux «à même de comprendre» et
les autres, mais également entre les savoirs et les disciplines
légitimes et celles qui ne le sont pas. On peut retrouver
ces tendances dans les textes que nous produisons et faisons circuler,
sans doute parce que l'université n'est pas très éloignée
de certain-e-s d'entre nous. Mais aussi parce qu'en marge de la
production académique, certaines idées nous touchent
et pallient à notre impuissance à fonder nos actes
et nos convictions sur une pensée théorique visiblement
forte.
Romantico-virtuoses et marketingo-subversifs
Ce façadisme «scientifico-austère»s'augmente,
dans nos milieux, d'une autre tendance à laquelle prétend
échapper ? Est-ce si sûr ? ? Le monde universitaire.
On pourrait le qualifier de façadisme «romantico-virtuose»
ou encore «marketingo-subversif» (ça, c'est pour
les mots très éminemment savants...). L’empire
des mots ne passe plus seulement par le côté obscur
de leur force, mais aussi par leur pouvoir séducteur. La
mise en spectacle de la pensée connaît ainsi un degré
supplémentaire: elle est non seulement virtuose parce qu'elle
est complexe, mais aussi parce qu'elle est belle. Cette esthétique
de la virtuosité intellectuelle passe par toute une gamme
de procédés stylistiques: écriture imagée
et métaphores filées, travail sur le rythme des phrases,
ton intransigeant, «radical», inclusif, sous-entendus
subtils, urgentisme, raccourcis sportifs ou sexy. Bref, tout un
travail de forme qui crée le mystère, la patine de
sérieux ou de subversion, et qui, tout en suscitant le plaisir
des lecteurs et des interlocuteurs, voire leur fascination, rend
souvent le propos incompréhensible, ou rend en tout cas inutile
sa compréhension, l'adhésion intuitive ayant pris
le pas sur l’analyse critique.
Dans sa version la plus élitiste, la forme se rapprochera
du jargon universitaire en lui en empruntant, sur le mode généralement
implicite, les références politico-intellectuelles
savantes. Les idées seront formulées de façon
si complexes et abstraites qu'il ne sera plus question de les comprendre,
mais plutôt de les admirer. Leur obscurité sera le
témoin d'une «intelligence subtile». Dans sa
version «démocratisée», les phrases pourront
être courtes et le vocabulaire quasi-courant, mais l'usage
des images chocs et des formules bien balancées sera encore
plus grossier, faisant à elles seules la preuve d'une radicalité
qu'il s'agira d'adopter par intuition. Que ce soit dans le cadre
élitiste des cercles d'initié-e-s (intellectuels
subversifs), ou dans le cadre un peu plus ouvert d'une «subversion
de masse marketinguisée» (achetons, nous aussi, un
petit badge à l'effigie du Che ou de Mao, en vente dans toutes
les boutiques de gadgets in), ces textes et ces postures constitueront
surtout de beaux objets à mettre sous le bras pour faire
son petit effet. Il n'est pas question ici, répétons-le,
de soutenir que ces textes sont sans contenu, mais que celui-ci
est masqué par la forme. Il ne s'agit pas non plus de rejeter
la poésie et le plaisir des mots, mais de clarifier les objectifs
et les moyens que nous mettons derrière nos textes ou nos
propos, de distinguer la revendication de nos intuitions, ressentis
et soucis esthétiques, comme éléments créateurs
de sens, de subversion et de plaisir, de leur usage manipulatoire:
verser dans les canons de l'intellectualisme subversivement brillant
ou de l'activisme brillamment radical, c'est flatter un véritable
romantisme, c'est encourager notre tendance pour les films d'action
et la religion. Les formes d'adhésion que suscitent ces procédés
sont trop souvent à l'antipode des raisonnements sur lesquels
nous prétendons fonder nos pensées et nos actes.
Ces fonctionnements entraînent le maintien d'une hiérarchisation
figée des réflexions et des luttes (prioritaires/secondaires,
globales/locales, générales/particularistes, théoriques/pratiques
etc., mais aussi le renforcement des hiérarchies dans la
prise de décision, l'appauvrissement du champ de la discussion
en excluant la frange des personnes «non compétentes»
ou «non informées» , ou encore la diffusion d'icônes,
l'alimentation des modes militantes, le renforcement des codes identitaires
qui nous traversent, et produisent exclusion et réflexes
grégaires.
De manière générale, ces mécanismes
se produisent dans la logique d'un mode de discussion où
ce qui compte est plus d'impressionner les autres (groupes politiques,
membres de son propre groupe) et par là affirmer son propre
pouvoir sur elles-eux, plutôt que de parvenir à un
résultat collectif valable et intéressant. On rejoint
ici la réflexion sur les modes de débat et de prise
de décision.
Et on touche à des problèmes de fond sur comment
construire ensemble à partir de, et en tenant compte des
différences, plutôt que de former des tribus identitaires
qui s'affrontent au grand jeu de «qui détient la vérité».
Langage et structures de pouvoir
On nous objectera que le langage, écrit ou oral, constitue
toujours un moyen d'exclusion pour celles et ceux qui n'ont pas
les clés de sa maîtrise. En effet, ce constat ne concerne
pas seulement les castes intellectuelles, mais également
les populations constituant des «catégories dominées».
Celles-ci peuvent posséder des codes linguistiques connus
d'elles seules, comme par exemple les langues étrangères
ou composites de communautés de personnes déplacées,
les argots et jargons de milieux populaires spécifiques (milieux
ouvriers ou paysans, corps de métiers, etc.) ou des groupes
ayant partagé le même destin générationnel
(jeunes ou personnes âgées). De manière générale,
le monopole de codes culturels (et des valeurs qu'ils expriment)
au sein d'un milieu fermé permet à ce milieu de le
protéger des «autres», de conserver le secret
de certaines pratiques et savoir-faire, de maintenir des solidarités
et des oppressions spécifiques, bref, de se préserver
des ingérences, des innovations ou des récupérations.
Cependant, les codes du langage intellectuel par les classes dominantes
ont pour particularité de s'imposer au-delà du milieu
spécifique où ils sont créés, sans pour
autant cesser d'être le monopole de groupes spécifiques.
Ce qui caractérise la domination durable de ces personnes
et de ces groupes, c'est le monopole de la légitimité
associée à leurs codes. C’est en d'autre termes
la détention de la «culture officielle», la «grande
culture», les «affaires sérieuses», «le
vrai bon goût» etc.
Celles et ceux qui tenteront d'accéder aux sphères
de pouvoir tâcheront d'écarter les codes et les valeurs
de la sphère dont illes sont issu-e-s, pour se conformer
aux canons qui les légitimeront dans la caste des dominants.
Illes renforceront par la même occasion la légitimité
de ces codes. A contrario, les personnes appartenant aux catégories
dominées verront leurs valeurs et leur codes placés
au bas de l'échelle hiérarchique du «plus ou
moins légitime» et ne pourront pas, au-delà
de leur petit milieu, affirmer le contrôle de leur environnement
et leur autonomie, face à celles et ceux qui sont en haut
de l'échelle.
A ce sujet, on peut jeter un oeil sur le bouquin de Pierre Bourdieu,
«Langage et pouvoir symbolique». 2
Sophie Roussel & Aude
1. extrait de «Pour la Science», no 234, avril 1997,
pp. 14-16
2. Ed Fayard, Points essais, 1991 et 2001
TRIBUNE: La théorie comme instrument de domination
2ème partie: l'activité théorique comme champ
séparé
De Sophie Roussel & Aude
18 12 2004
http://www.forumcivique.org/index.php
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Dans les groupes militants, activistes, politiquement engagés,
l'activité intellectuelle est valorisée comme moyen
utile voire indispensable de la lutte sociale: être cultivé-e,
avoir lu beaucoup de bouquins de référence en vogue,
écrire des articles, organiser des séminaires ou des
réunions sur des thèmes importants, publier un journal.
Malgré son importance, la critique du jargon théorique
reste superficielle. Ce que nous avons appelé le façadisme
théorique apparaît comme le symptôme d'un problème
culturel plus profond, sorte de partie émergée de
l'iceberg. Il semble en effet que le fait même d'envisager
une activité théorique comme champ séparé
des autres sphères de la vie serait la marque d une culture
de la domination.
Nous avons trouvé différents éclairages assez
marquants de cette conception dans des ouvrages de Christine Delphy,
Georges Lapierre et Claude Lévi Strauss.
Constitution et reproduction des castes intellectuelles
Pour commencer, constatons au travers d'extraits de Delphy à
quel point les personnes qui pratiquent l'activité théorique
se considèrent comme faisant partie d'une élite et
agissent en tant que caste.
Se penchant sur la place de l'activité théorique
dans un mouvement social, particulièrement dans son article
"le patriarcat, le féminisme et leurs intellectuelles",
elle décortique dans un premier temps en quoi la position
sociale d'intellectuel-le (intégré-e au système
universitaire dans ce cas-ci) entre en contradiction avec l'utilisation
de la pensée exprimée dans un but révolutionnaire.
"Je prendrai pour exemple le rôle joué par les
marxistes dans l'Université française et dans la classe
intellectuelle française en général. Si, aux
Etats-Unis, les intellectuels marxistes se comptent sur les doigts
de la main et courent des risques, tel n'est pas le cas en France.
Le marxisme est largement accepté dans l'Université
française. Je ne doute pas un instant de la bonne foi et
de la bonne volonté de nos penseurs marxistes. Ils appellent
sincèrement la révolution de leurs voeux et oeuvrent
pour elle dans leurs disciplines.
Mais quel est le résultat de leurs efforts et de leurs travaux
? La révolution est-elle plus avancée en France qu'aux
Etats-Unis ou en Espagne où le marxisme avait jusqu'à
récemment une odeur de soufre et n'était en tous cas
pas compatible avec une carrière universitaire ? Les analyses
de notre intelligentsia marxiste sont étonnamment révolutionnaires.
Le seul problème est qu'elles sont écrites dans un
langage qui ne peut être compris que par une portion ridiculement
petite de la population. Certes, ils dénoncent les postulats
réactionnaires et l'idéologie capitaliste partout
où ils les voient; mais d'abord ils aiment de préférence
les débusquer dans d'autres travaux scientifiques plutôt
que dans la production idéologique destinée au grand
public; ensuite leurs dénonciations sont extrêmement
convaincantes... quand on les comprend. Et en général,
seuls leurs collègues peuvent les comprendre. De là
résulte le paradoxe qu'ils sont compris et appréciés
de ceux qu'ils considèrent comme leurs adversaires politiques,
c'est-à-dire leurs collègues réactionnaires,
tandis que ceux qu'ils prétendent défendre, au mieux,
les ignorent, au pire, les voient comme des mystificateurs donc
des ennemis. Quelles que soient leurs intentions, quel est le résultat
objectif de leur travail ?
Dans la mesure où il s'adresse aux intellectuels de droite
et exclut les non-intellectuels de gauche ce travail conforte objectivement
la cohésion de la classe intellectuelle dans son ensemble,
toutes positions politiques confondues, face aux couches non-intellectuelles
de la population."
Dans un deuxième temps, Delphy approfondit cette critique
en expliquant la mystification opérée par les intellectuel-le-s
quant à la portée de leur analyse.
"Car cela fait partie des intérêts objectifs
de la classe intellectuelle, dont nous faisons aussi partie [en
tant qu'intellectuelles féministes], de la logique de son
maintien en tant que classe, que de prétendre détenir
tous les fils, jusque et y compris l'origine des mouvements sociaux,
ce qui explique pourquoi cette classe ramène tout, y compris
la révolte, à ce qui est son domaine privé:
l'analyse. Or ne nous trompons pas: l'analyse a ses limites. Elle
peut nous dire le comment, à la rigueur le pourquoi de l'oppression;
mais elle ne peut pas plus prétendre à fonder la révolte
qui résulte de la conscience de l'oppression, qu'elle ne
peut établir la réalité de l'oppression, puisque
elle-même ne peut procéder qu'à partir du moment
où cette réalité est établie sinon elle
n'a pas d'objet.
L'oppression est à la fois une réalité et
une interprétation de la réalité: une perception
de la réalité comme insupportable, c'est-à-dire
précisément oppressive. Cette perception de la réalité
comme oppressive ne peut être fondée 'en raison', basée
sur une analyse qui au départ l'ignorerait puis la "découvrirait".
Au contraire les différentes analyses de la société,
de la réalité, procèdent à partir de
perceptions pré-existantes de ce qui est supportable et de
ce qui ne l'est pas, de ce qui est juste et de ce qui est injuste.
Il n'y a pas de science qui puisse nous dire que nous sommes opprimées.
L'oppression qui est la conscience devenue objective, parce que
partagée, d'être injustement traitées, n'a pas
plus de base scientifique que les notions de justice et d'équité.
Ceci nous devons nous le rappeler à tout moment; non seulement
nos analyses ne peuvent se substituer à la révolte,
mais nous devons garder présent à l'esprit que bien
au contraire ces analyses procèdent elles-mêmes de
la révolte et ne peuvent procéder que d'elle."
Fonction sociale de l'Ecriture: le fondement d'un assujettissement
La lecture de Lévi-Strauss, en interrogeant la fonction
sociale de l'écriture, questionne le support et la condition
d'existence de l'activité théorique.
"Les villages où j'ai séjourné dans les
collines de Chittagong au Pakistan oriental sont peuplés
d'illettrés; chacun a cependant son scribe qui remplit sa
fonction auprès des individus de la collectivité.
Tous connaissent l'écriture et l'utilisent au besoin, mais
du dehors et comme un médiateur étranger avec lequel
ils communiquent par des méthodes orales. Or, le scribe est
rarement un fonctionnaire ou un employé du groupe; sa science
s'accompagne de puissance, tant et si bien que le même individu
réunit souvent les fonctions de scribe et d'usurier, non
point seulement qu'il ait besoin de lire et d'écrire pour
exercer son industrie; mais parce qu'il se trouve aussi, à
double titre, être celui qui a prise sur les autres.
C'est une étrange chose que l'écriture. Il semblerait
que son apparition n'eût pu manquer de déterminer des
changements profonds dans les conditions d'existence de l'humanité;
et que ces transformations dussent être surtout de nature
intellectuelle. La possession de l'écriture multiplie prodigieusement
l'aptitude des hommes à préserver les connaissances.
On la concevrait volontiers comme une mémoire artificielle,
dont le développement devrait s'accompagner d'une meilleure
conscience du passé, donc d'une meilleure capacité
à organiser le présent et l'avenir.
Après avoir éliminé tous les critères
proposés pour distinguer la barbarie de la civilisation,
on aimerait au moins retenir celui-là: peuples avec ou sans
écriture, les uns capables de cumuler les acquisitions anciennes
et progressant de plus en plus vite vers le but qu'ils se sont assigné,
tandis que les autres impuissants à retenir le passé
au-delà de cette frange que la mémoire individuelle
suffit à fixer, resteraient prisonniers d'une histoire fluctuante
à laquelle manquerait toujours une origine et la conscience
durable du projet.
Pourtant, rien de ce que nous savons de l'écriture et de
son rôle dans l'évolution ne justifie une telle conception.
Une des phases les plus créatrices de l'histoire de l'humanité
se place pendant l'avènement du néolithique: responsable
de l'agriculture, de la domestication des animaux et d'autres arts.
Pour y parvenir, il a fallu que, pendant des millénaires,
de petites collectivités humaines observent, expérimentent,
et transmettent le fruit de leurs réflexions. Cette immense
entreprise s'est déroulée avec une rigueur et une
continuité attestées par le succès, alors que
l'écriture était encore inconnue. Si celle-ci est
apparue entre les IIIème et IVème millénaires
avant notre ère, on doit voir en elle un résultat
déjà lointain (et sans doute indirect) de la révolution
néolithique, mais nullement sa condition. A quelle grande
innovation est-elle liée ? Sur le plan de la technique, on
ne peut guère citer que l'architecture. Mais celle des Egyptiens
ou des Sumériens n'était pas supérieure aux
ouvrages de certains Américains qui ignoraient l'écriture
au moment de la découverte. Inversement, depuis l'invention
de l'écriture jusqu'à la naissance de la science moderne
le monde occidental a vécu quelques cinq milles années
pendant lesquelles ses connaissances ont fluctué plus qu'elles
ne se sont accrues. On a souvent remarqué qu'entre le genre
de vie d'un citoyen grec ou romain et celui d'un bourgeois européen
du XVIIIème siècle il n'y avait pas grande différence.
Au néolithique, l'humanité a accompli des pas de géant
sans le secours de l'écriture ? Avec elle, les civilisations
historiques de l'occident ont longtemps stagné. Sans doute
concevrait-on mal l'épanouissement scientifique des XIX et
XXèmes siècles sans écriture. Mais cette condition
nécessaire n'est sans doute pas suffisante pour l'expliquer.
Si l'on veut mettre en corrélation l'apparition de l'écriture
avec certains traits caractéristiques de la civilisation,
il faut chercher dans une autre direction. Le seul phénomène
qui l'ait fidèlement accompagnée est la formation
des cités et des empires, c'est-à-dire l'intégration
dans un système politique d'un nombre considérable
d'individus et leur hiérarchisation en castes et en classes.
Telle est, en tous cas, l'évolution typique à laquelle
on assiste, depuis l'Egypte jusqu'à la Chine, au moment où
l'écriture fait ses débuts: elle parait favoriser
l'exploitation des hommes avant leur illumination. Cette exploitation,
qui permettait de rassembler des milliers de travailleurs pour les
astreindre à des tâches exténuantes, tient mieux
compte de la naissance de l'architecture que la relation directe
envisagée tout à l'heure. Si mon hypothèse
est exacte, il faut admettre que la fonction primaire de la communication
écrite est de faciliter l'asservissement. L'emploi de l'écriture
à des fins désintéressées, en vue de
tirer des satisfactions intellectuelles et esthétiques, est
un résultat secondaire, si même souvent il ne se réduit
pas le plus souvent à un moyen pour renforcer, justifier
ou dissimuler l'autre".1
Séparation entre "nature" et "humanité":
l'impossibilité des rapports égalitaires
Enfin, le mythe de la raison de Georges Lapierre touche en quelque
sorte au coeur de cette inspection du rapport théorique au
monde. En critiquant fondamentalement rapport de séparation
entre nature et humanité, il dit que c'est cela qui dans
les fondements de notre vision culturelle du monde empêche
quasi totalement la possibilité d'envisager des rapports
égalitaires entre individu-e-s. Il est intéressant
de lire comment lui-même se sent dépassé par
l'ampleur des questionnements sur lesquels il se penche, ouvrant
plus de pistes qu'il ne pose de jalons sûrs.
Quelques passages...
"Seule une société fondée sur le travail
des esclaves, comme le fut par exemple la société
gréco-romaine, peut parler de nature dans le sens d'une séparation
entre un monde plein d'esprit, celui des citoyens, et un monde qui
en est dépourvu, celui des esclaves. Mais c'est finalement
depuis peu, avec l'argent et le type de rapports qu'il induit nécessairement,
que le concept moderne de nature prend tout son sens". (...)
"Avec les Indiens Jivaro, nous avons affaire à une
attitude inclusive, qui les fait entrer dans une relation de sujet
à sujet avec les plantes et les animaux, ce qui signifie
qu'ils reconnaissent la qualité de sujet à ce qui
n'est pas eux, à celui qui est totalement différent
d'eux mais avec lequel ils entrent en rapport. De notre côté,
nous avons une attitude exclusive qui dénie la qualité
de sujet à tout ce qui est autre. Cet autre se trouve immédiatement
placé dans un rapport de subordination." (...)
"Une relation d'égalité et de réciprocité
entre deux sujets est finalement assez rare chez nous, à
tel point qu'un tel rapport n'est pas inscrit dans notre langue."2
(...)
Nous sommes d'accord, ce qu'il appelle la "civilisation"
commence avec la société esclavagiste, c'est-à-dire
une société où l'asservissement est devenu
un élément incontournable de la vie sociale, mais
cela ne signifie pas pour autant que la raison date de ce moment-là.
La pensée positive, oui, qui distingue un univers spirituel
d'un univers qui ne l'est pas. "(...) Est-ce l'esclave qui
a fourni l'idée de la nature ou au contraire est-ce la différence
entre humain et non-humain qui va servir à percevoir la différence
entre maître et esclave ?
Poser ce genre de question, c'est déjà croire que
la pensée est quelque chose (un sentiment, un état,
une activité) d'abstrait, une capacité naturelle,
une "nature", osons le mot, qui fonctionnerait indépendamment
d'une réalité sociale. C'est d'ailleurs ce que dit
Lévi-Strauss, qui veut aller chercher la culture dans les
neurones, ce qu'il appelle 'réintégrer la culture
dans la nature'. Ma thèse est la suivante: c'est la réalité
sociale qui est la pensée, réalité et pensée
ne sont même pas imbriquées l'une dans l'autre, elles
ne font même pas corps l'une et l'autre; la pensée
est la réalité sociale, la réalité sociale
est la pensée. Ce n'est là qu'une seule et même
chose. La division en clans ou en moitiés, qui est une réalité
sociale, est la pensée de la division, elle est sa réalité.
L'organisation sociale, c'est-à-dire l'ordonnancement des
échanges, est la pensée réalisée ou,
mieux encore, la réalité de la pensée. La seule
réalité. Il n'y en a pas d'autres, la pensée
est la réalité, c'est une seule et même chose."
Surgissent ainsi au fur et à mesure de cette réflexion
une série de questions fondamentales
Pourquoi écrire, pourquoi penser les choses en dehors
de leur utilité immédiate, pourquoi créer de
l'abstraction ?
Est-il possible d'envisager une activité théorique
critique/clairvoyante (autre que la poésie ou la narration)
qui serait un moyen d'émancipation ? Notre manière
actuelle d'envisager la théorie constitue-t-elle un frein
à l'extension de la subversion ?
Que faire avec tout cela ? Comment se détacher de
nos schémas culturels de la domination pour aller vers autre
chose ?
Ironisons un peu, pour finir, sur cette tentative d'écriture:
il peut paraître paradoxal de critiquer l'activité
théorique par le biais d'un texte assez théorique,
basé sur des références "savantes",
formulé en des termes assez abstraits et sophistiqués,
suffisamment long pour que beaucoup ne tentent même pas sa
lecture, etc. Cette remarque nous inclue d'emblée dans la
critique; elle nous permet aussi de rappeler que nous ne rejetons
pas en bloc la "pensée complexe", mais que nous
appelons à débusquer ses impasses et à la renouveler.
L'activité théorique serait supposée nous éclairer
sur ce que nous faisons, pourquoi et comment. Idéalement,
ces choix devraient être effectués en fonction de la
meilleure connaissance possible de la situation, découler
logiquement des éléments connus. La question d'améliorer
notre manière de réfléchir ensemble reste donc
une préoccupation majeure. Pour ce faire, il s'agit de continuer
à creuser nos outils de réflexion et de communication.
Mais surtout, méfions-nous de ne pas (re)créer
un club d'intellectuel-le-s certifié-e-s intelligentes et
valables.
Et que ces interrogations prospectives ne nous obnubilent pas au
point d'oublier d'habiter l'instant.
Sophie Roussel & Aude
1. extrait de Tristes tropiques, Claude Lévi-Strauss, collection
Terre Humaine, 1955; la suite est fort intéressante, à
lire dans le bouquin si vous avez envie de creuser
2. cf. "Digressions indiscrètes à propos d'un
problème de traduction"
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