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Origine :
www.cairn.info/revue-actuel-marx-2004-2-page-13.htm
http://www.cahiersdusocialisme.org/2010/08/24/%C2%AB-marx-sans-guillemets-%C2%BB/
1 « Il est certain que Marx, même si on admet que Marx
va disparaître maintenant, réapparaîtra un jour.
Ce que je souhaite […] ce n’est pas tellement la défalsification,
la restitution d’un vrai Marx, mais, à coup sûr,
l’allègement, la libération de Marx par rapport
à la dogmatique de parti qui l’a à la fois enfermé,
véhiculé et brandi pendant si longtemps » (1994a,
p. 457).
2 La relation que Foucault entretient avec Marx est une relation
compliquée [1] Il faut déjà dire que les ouvrages
dans lesquels Foucault consacre un nombre substantiel de pages à
Marx ne sont guère nombreux ; et même dans ces ouvrages,
les commentaires demeurent marginaux. En fait, les descriptions
les plus élaborées qu’il fait de sa relation
à Marx se trouvent dans ses réactions à des
questions qui lui ont été posées au cours d’interviews
et de forums. De plus, certaines déclarations de Foucault
indiquent clairement qu’il prenait ses distances par rapport
à une certaine position marxiste. On pourrait donc penser
que Marx n’a aucune pertinence en ce qui concerne l’orientation
théorique de Foucault.
3 Cependant, il est possible de parvenir à une tout autre
conclusion. Étienne Balibar a écrit que l’œuvre
de Foucault se caractérise par une sorte de « véritable
combat » (1989, p. 55) avec Marx, cette lutte apparaissant
comme une des sources principales de sa productivité [2].
Selon Balibar, au cours de son développement théorique,
la position de Foucault a évolué, passant d’une
rupture avec le marxisme en tant que théorie à une
« alliance tactique » marquée par l’utilisation
de certains concepts marxistes ou, du moins, compatibles avec le
marxisme. Je suivrai Balibar dans son raisonnement ; en fait, j’aimerais
me pencher de plus près sur un de ces concepts, en l’occurrence
celui de gouvernementalité. Parallèlement, je ne pense
pas que Balibar ait raison d’affirmer que la différence
entre Marx et Foucault provienne de ce que ce dernier adhère
à un « matérialisme du corps ». En fait,
Balibar ne tient pas compte des changements théoriques importants
dans l’œuvre de Foucault, notamment après la publication
de La Volonté de Savoir (1976), changements qui ont mené
à l’émergence d’une problématique
du gouvernement bien plus proche d’une perspective marxiste
que ne le pensait Balibar.
La tête du Roi
4 L’œuvre de Foucault au cours de la première
moitié des années soixante-dix avait un point central
de référence : la critique de la représentation
« juridico-discursive » du pouvoir (Foucault 1976, p.
109). Sa thèse était que ce modèle de pouvoir
justifie à la fois les théories libérales de
la souveraineté et les conceptions dogmatiques marxistes
de la domination de classe. Tandis que les premières affirment
que l’autorité légitime est codifiée
dans le cadre de la loi et a ses racines dans une théorie
des droits, les dernières situent le pouvoir dans l’économie
et considèrent l’État comme un instrument de
la bourgeoisie. Le présupposé commun à ces
conceptions éminemment hétérogènes est
l’idée que le pouvoir est quelque chose qui pourrait
être possédé (par une classe, ou par l’État,
par une élite ou par le peuple), qu’il est avant tout
répressif dans son exercice et qu’il pourrait émaner
d’une source unique et centralisée comme l’État
ou l’économie (Foucault 1997, pp. 3-36 ; Hindess 1996).
5 En critiquant le rôle central que les mécanismes
de la loi et la légitimation par consensus se sont vus accorder
par la conception juridique du pouvoir, Foucault, dans les écrits
qu’il a produits jusqu’à la moitié des
années soixante-dix, a perçu le mode central du pouvoir
essentiellement dans le cadre de la guerre et la lutte : «
l’hypothèse de Nietzsche », disait-il (voir,
par ex., Foucault 1997, pp. 15-19). Mais, même dans sa négation
du concept juridico-discursif du pouvoir, il ne sort pas du cadre
de cette problématique de légitimation et de loi.
En prétendant que la conception stratégique produirait
« exactement le contraire » (1997, p. 26) du modèle
juridique, Foucault accepte ledit modèle juridique simplement
en le niant : au lieu de consensus et de loi, il insiste sur la
contrainte et la guerre, au lieu de se placer du point de vue d’une
macro perspective de l’État et de se concentrer sur
les détenteurs de pouvoir, il préfère explorer
la microphysique du pouvoir et les stratégies anonymes. En
résumé, le but était de « coupé(r)
la tête du roi » (1976, p. 117) dans le cadre de l’analyse
politique, en déplaçant l’accent mis sur la
loi et la légitimation, la volonté et le consensus.
Mais en rejetant la thèse du modèle juridique et en
adoptant la position opposée, Foucault l’a inversée.
Au lieu de décapiter le roi, il n’a fait que renverser
la conception qu’il critiquait en remplaçant la loi
et le contrat par la guerre et la conquête. En d’autres
termes, la « décapitation » ne pouvait être
que le premier pas. Ayant dit cela, il nous faut à présent
répondre à la question suivante : « Comment
est-il possible que ce corps sans tête se comporte si souvent
comme s’il en avait bel et bien une ? » (Dean 1994,
p. 156 ; souligné dans le texte original) [3].
6 L’analytique foucaldienne du pouvoir au début des
années soixante-dix présente notamment deux problèmes.
L’un a trait au concept de sujet, l’autre à la
compréhension de l’État. Dans le premier cas,
d’une part, Foucault critique l’impact répressif
du pouvoir sur les individus et, d’autre part il considère
les sujets eux-mêmes comme les effets des mécanismes
du pouvoir. De même, dans son œuvre, l’accent est
mis principalement sur les corps ainsi que sur leur production et
leur formation au sein d’institutions disciplinaires. Ce processus
théorique soulève des questions quant au contenu de
catégories telles que celles de « domination »,
d’« assujettissement », etc. Foucault insiste
sur la pertinence, la nécessité, en fait, l’inévitabilité
de la résistance et, dans le même temps, il prétend
que les sujets ne sont que des instruments/ effets des réseaux
de pouvoir. Il avait raison d’indiquer les limites des conceptions
libérales qui opposent la liberté du sujet et le pouvoir
de l’État, mais les lecteurs pouvaient bien en retirer
l’impression qu’il ne faisait que remplacer l’autonomie
du sujet par son assujettissement hétéronome aux stratégies
du pouvoir.
7 Le second problème concerne le concept d’État.
Foucault oppose aux analyses de macro phénomènes de
société une « microphysique du pouvoir »,
qui s’attache à des pratiques locales et des institutions
particulières. Mais l’approche fondée sur la
micro politique, dans laquelle l’État est perçu
comme la résultante de rapports sociaux de pouvoir, ne suffit
pas à mettre en place la critique d’analyses centrées
sur l’État. La question demeure de savoir comment les
rapports de pouvoir sont codifiés et centralisés dans
la forme de l’État et comment l’État prend
également part à la structuration et à la reproduction
des rapports de pouvoir. La « microphysique du pouvoir »
laisse entier le problème de savoir comment les rapports
de pouvoir multiples et dispersés prennent une forme «
cohérente » ou « unifiée », comment
ils se traduisent en stratégies globales ou en hégémonies
sociales qui, à leur tour, peuvent agir sur les micro pouvoirs
sociétaux.
8 Ce double problème de la subjectivité et de la
nature de l’Etat provient de la même source. En se plaçant
sur le terrain théorique de l’hypothèse de Nietzsche,
il est impossible d’expliquer la capacité qu’ont
les rapports de pouvoir à se systématiser et à
se reproduire. La question demeure de savoir s’il est possible
de rendre compte des rapports de pouvoir uniquement en termes de
guerre, de lutte et de conquête ou si leur stabilité
ne repose pas, d’une manière ou d’une autre,
sur « l’acceptation » ou le « consensus
» des sujets – un consensus qui ne serait pas nécessairement
« automatiquement » produit par la domination ou la
discipline.
De la discipline à la gouvernementalité
9 Il est évident qu’après Surveiller et punir
(1975), Foucault remet de plus en plus en question le paradigme
de la guerre pour ce qui est de l’analyse des rapports sociaux
[4]. Dans le même temps, il prend ses dis tances à
l’égard de sa focalisation sur les processus disciplinaires
– qui disciplinent l’analytique du pouvoir puisqu’elle
ne peut pas prendre en compte les rapports de pouvoir qui ne sont
ni juridiques ni disciplinaires. On ne peut plus appréhender
le pouvoir uniquement en termes de pouvoir disciplinaire, qui se
concentre sur le corps individuel et qui est l’objet et le
telos du dressage et de la normalisation. Il devient alors clair
qu’à l’intérieur de l’analytique
du pouvoir, il rencontre un obstacle qui l’oblige à
affiner ses instruments analytiques pour étudier le rapport
entre les processus de subjectivation et les formes de domination.
10 Dans cette crise théorique, Foucault se tourne à
nouveau vers l’œuvre de Marx. Dans le livre II du Capital,
il trouve « quelques éléments dont [il se servira]
pour l’analyse du pouvoir dans ses mécanismes positifs
» (1994b, p. 186, pp. 186-189). Foucault se montre particulièrement
laudatif à l’égard de la proposition de Marx
d’analyser le pouvoir en termes relationnels et techniques,
minorant de ce fait la conception juridique ainsi que le modèle
guerrier du pouvoir (p. 201) [5]. Cette déclaration faite
lors d’une conférence en 1976 marque le début
d’une réorientation qui finira par mener Foucault au
problème du « gouvernement ». Ce dernier apporte
une dimension nouvelle à son analyse généalogique
en l’amenant à explorer les rapports de pouvoir en
termes de conduite, de leadership et de « Führung »,
distinguant cette nouvelle perspective, à la fois, du discours
juridique et de « l’hypothèse de Nietzsche ».
11 L’intégration de la problématique du gouvernement
à l’œuvre de Foucault ne se réduit pas
à une réaction aux problèmes théoriques
que nous venons de décrire et à une tentative de les
résoudre. Cette notion de gouvernement reflète également
un changement dans le contexte politique et la conjoncture historique.
En 1978, dans une interview publiée sous le titre La Société
disciplinaire en crise, Foucault explique qu’il semble «
évident que nous devons nous séparer dans l’avenir
de la société de discipline d’aujourd’hui
» (1994c, p. 533). Foucault en est venu à reconnaître
l’aspect inadéquat ou, tout au moins, limité
de ses analyses qui, dans la première moitié des années
soixante-dix, s’orientaient vers la discipline comme technique
dominante de pouvoir. Dès le milieu des années soixante-dix
– c’est-à-dire précisément dès
le moment où les premières failles évidentes
apparurent dans le modèle fordiste de régulation –
nous pouvons observer une distanciation croissante par rapport au
modèle disciplinaire, qui apparaît à présent
à Foucault comme une forme de pouvoir singulièrement
« peu économique » et « archaïque
» (1992, S. 32). Cette « autocritique » théorique
(1994e, p. 170 ; 1993, p. 203) se complète par une nouvelle
problématique centrée, elle, sur le concept de gouvernement
:
12 « Il me semble en effet qu’à travers la crise
économique actuelle et les grandes oppositions et conflits
qui se dessinent entre nations riches et pauvres (entre pays industrialisés
et non industrialisés), on peut voir la naissance d’une
crise de gouvernement. Par gouvernment, j’entends l’ensemble
des institutions et pratiques à travers lesquelles on guide
les hommes depuis l’administration jusqu’à l’éducation.
C’est cet ensemble de procédures, de techniques, de
méthodes qui garantissent le guidage des hommes les uns par
les autres qui me semble aujourd’hui en crise […] Nous
sommes peut-être au début d’une grande crise
de réévaluation du problème du gouvernement
» (1994f, pp. 93-94).
13 Foucault utilise le concept de gouvernement dans un sens très
large, nettement tourné vers sa signification plus ancienne.
Le terme renvoie à un art du guidage des gens et recouvre
l’interaction de formes de savoir, de stratégies de
pouvoir et de modalités de subjectivation. Grâce au
néologisme « gouvernementalité », Foucault
désigne les rationalités, les formes de comportement
et les champs de pratique distincts qui visent, de diverses manières,
à contrôler les individus et les collectivités
et incluent eux-mêmes des formes de comportement individuel
comme les techniques de guidage des autres. En conséquence,
Foucault étend sa microphysique du pouvoir aux macrostructures
sociales et au phénomène de l’État. Il
s’intéresse également aux formes de la subjectivation
au-delà de l’assujettissement disciplinaire, formes
qu’il appelle « techniques de soi » et qui ne
sauraient être réduites à des complexes de pouvoir-savoir
(1994g ; 2001).
14 L’État qui, jusque là, représente
une référence négative dans sa théorie,
est à présent au centre de ses analyses. Déjà,
dans La Volonté de savoir, Foucault se penche sur deux registres
du biopouvoir : la discipline imposée à l’individu
est mise en regard avec la régulation du corps collectif,
celui de la population. Dans ses cours au Collège de France
de 1978 et 1979, à propos de la « gouvernementalisation
de l’Etat », il va plus loin encore (Foucault 1994h,
p. 656). Dans ces cours, Foucault explore les transformations des
techniques de pouvoir ainsi que leur concentration et leur centralisation
dans la forme de l’État moderne [6]. En conclusion
de cette série de cours, il développe une analyse
des discours et des programmes néolibéraux dont il
avait souligné la réalité politique et la pertinence
sociale avant l’élection de Thatcher et Reagan. Il
voit, tout particulièrement dans le travail de l’École
de Chicago, la tentative de développer un « nouvel
art de gouverner » qui, au-delà de la critique de l’État-Providence,
vise à étendre la forme économique au social,
opérant, non pas tant au moyen de la discipline qu’en
fonction de l’impératif de liberté (Foucault,
2003) [7].
L’hypothèse de Foucault
15 On a, à juste titre, considéré le concept
de gouvernement comme une « notion clé » (Allen
1991, p. 431) ou comme un « terme dérangeant »
(Keenan 1982, p. 36) dans l’œuvre de Foucault dans la
mesure où il joue, de diverses manières, un rôle
décisif dans son analytique du pouvoir. En effet, ce concept
de gouvernement permet une appréhension du pouvoir au-delà
d’une perspective centrée soit sur le consensus, soit
sur la violence et il met en rapport techniques de soi et techniques
de domination, la constitution du sujet et la formation de l’État.
Je vais à présent me pencher sur chacun de ces aspects.
16 En introduisant la problématique du gouvernement, Foucault
souligne le fait qu’avant tout, le pouvoir se préoccupe
de « conduite » et de « Führung »,
à savoir le fait de gouverner les formes du gouvernement
de soi, de structurer et de donner forme au champ d’une action
possible des sujets. Ce concept de pouvoir défini comme «
guidage » n’exclut pas les formes consensuelles ou le
recours à la violence, il signifie que coercition ou consensus
sont reformulés comme moyens parmi d’autres de gouvernement
; ce sont plutôt des « effets » ou des «
instruments » que le « principe » ou la «
nature » des rapports de pouvoir (Foucault 1994i, pp. 232-238).
« L’hypothèse de Foucault » – comme
je me propose de la nommer en contraste avec l’hypothèse
de Nietzsche – se caractérise par un questionnement
des conditions d’un consensus ou celles d’une acceptation.
En conséquence, le concept de gouvernementalité représente
une avancée théorique qui dépasse la problématique
du consensus et de la volonté, d’une part, et de la
conquête et de la guerre, d’autre part : « Le
mode de relations propre au pouvoir ne serait donc pas à
chercher du coté de la violence et de la lutte, ni du côté
du contrat et du lien volontaire (qui ne peuvent en être tout
au plus que des instruments) : mais du côté de ce mode
d’action singulier – ni guerrier ni juridique –
qui est le gouvernement » (Foucault 1994i, p. 237 ; c’est
moi qui souligne) [8].
17 Ceci nous amène au second aspect de la gouvernementalité.
La gouvernementalité est introduite par Foucault afin d’étudier
la capacité de l’individu « autonome »
à se contrôler et le lien entre cette capacité
et les formes du pouvoir politique et de l’exploitation économique.
À cet égard, l’intérêt que porte
Foucault au processus de subjectivation ne signifie pas qu’il
abandonne la problématique du pouvoir mais révèle,
au contraire, une continuation et une correction de son travail
précédent qui le rendent plus précis et concret.
On peut effectivement parler de « rupture », mais cette
rupture ne se situe pas entre la généalogie du pouvoir
et une théorie du sujet, mais à l’intérieur
même de la problématique du pouvoir. Le concept de
pouvoir n’est pas abandonné mais devient l’objet
d’un « déplacement théorique » radical
(Foucault 1984a, p. 12). Foucault corrige les résultats d’études
précédentes dans lesquelles il explorait la subjectivité
essentiellement dans la perspective des « corps dociles »
et avait trop insisté sur les processus disciplinaires. À
présent, la notion de gouvernement est utilisée pour
explorer les rapports entre les techniques de soi et les techniques
de domination (voir Foucault 1994g, p. 785) :
18 « Je pense que si l’on veut analyser la généalogie
du sujet dans la civilisation occidentale, il faut prendre en considération,
non seulement les techniques de domination, mais aussi les techniques
de soi. Disons qu’il faut prendre en considération
l’interaction entre ces deux types de techniques – les
techniques de domination et les techniques de soi. Il faut prendre
en considération les points où les techniques de domination
des individus les uns par les autres ont recours à des procédures
par lesquelles l’individu agit sur lui-même. Et, à
l’inverse, il faut prendre en considération les points
où les techniques de soi sont intégrées dans
des structures de coercition et de domination. Le point de contact,
là où le guidage des individus par d’autres
se relie à la manière dont ils se conduisent, est
ce que l’on peut, à mon sens, appeler le gouvernement.
Gouverner les gens, au sens large du terme, gouverner les gens n’est
pas une manière de forcer les gens à faire ce que
le gouvernant désire ; c’est toujours un équilibre
changeant qui comprend une certaine complémentarité
et des conflits entre des techniques qui assurent la coercition
et des procédures par lesquelles le soi se construit et se
modifie lui même » (Foucault 1993, pp. 203-4).
Le néolibéralisme comme rationalité
politique
19 Bien sûr, l’analytique de la gouvernementalité
de Foucault était plus une esquisse fragmentaire qu’une
théorie accomplie. Son aboutissement manque de systématicité,
et il faudra en retrouver la plus grande partie dans des conférences
non encore publiées. Cependant, une perspective critique
est ébauchée et pourrait présenter un grand
intérêt pour la théorie matérialiste
dans son analyse des formes contemporaines, néolibérales
de gouvernement. Permettez-moi en conclusion d’expliquer en
quelques mots pourquoi je trouve le concept de gouvernementalité
utile pour saisir les transformations sociales qui s’opèrent
aujourd’hui.
20 Tout d’abord, pour Foucault, l’État lui-même
est une « technique de gouvernement », dans la mesure
où ce sont « les tactiques de gouvernement qui permettent
à chaque instant de définir ce qui doit relever de
l’État et ce qui ne doit pas en relever, ce qui est
public et ce qui est privé, ce qui est étatique et
ce qui est non étatique. Donc, […] l’État
dans sa survie et l’État dans ses limites ne doivent
se comprendre qu’à partir des tactiques générales
de la gouvernementalité » (Foucault 1994h, p. 656 ;
1984b). La perspective de la gouvernementalité permet le
développement d’une forme dynamique d’analyse
qui ne se limite pas à discourir sur le « retrait du
politique » ou la « domination du marché »
mais lit la soi-disant « fin de la politique » elle-même
comme un programme politique. La crise du keynesianisme et la mise
au rebut des formes d’intervention de l’État-providence
mènent, non pas tant à une perte de sa capacité
à gouverner de la part de l’État, qu’à
une réorganisation ou une restructuration des techniques
de gouvernement. Cette position théorique rend possible une
analyse plus complexe des formes néolibérales de gouvernement
qui incluent, non seulement une intervention directe par le biais
d’appareils d’État spécialisés
et investis d’autorité, mais également le développement
de techniques indirectes spécifiques permettant de mener
et de contrôler les individus. La stratégie qui consiste
à rendre les sujets individuels « responsables »
(mais aussi les sujets collectifs tels que les familles, les associations,
etc.) mène, en ce qui concerne les risques sociaux comme
la maladie, le chômage, la pauvreté, etc., ainsi que
la vie en société, à un transfert de responsabilité
dans le domaine de la responsabilité du sujet et transforme
ladite responsabilité en un problème de « souci
de soi ». Cette forme d’individualisation n’apparaît
donc pas comme quelque chose qui se trouve hors de l’État.
De même, les différences entre l’État
et la société civile, la régulation nationale
et les instances transnationales ne représentent pas le fondement
et les limites des pratiques de gouvernement, mais fonctionnent
plutôt comme leurs éléments et leurs effets.
21 Ceci m’amène à mon second point. Foucault
comprend les techniques néolibérales de gouvernement
comme une transformation du social plutôt que comme sa destination
finale. Le concept de gouvernementalité permet d’attirer
l’attention sur la constitution de formes et de niveaux de
l’État jusqu’alors inconnus tels que la mise
en place de systèmes de négociation, de mécanismes
d’auto-organisation et des stratégies d’investiture
de pouvoir. Dans le même temps, cette perspective théorique
permet de saisir la réarticulation des identités et
des subjectivités. Elle met l’accent, non seulement
sur le lien intégral entre micro et macro niveaux politiques
(par exemple la nécessité d’institutions et
de corps collectifs « dégraissés » et
les impératifs personnels concernant la beauté ou
les régimes amaigrissants stricts), mais également
sur la relation étroite entre les instances « idéologiques
» et « politico-économiques » (par exemple
la sémantique de la souplesse et l’introduction de
nouvelles structures de production). Cela nous permet de mieux mettre
en lumière les effets de la gouvernementalité néolibérale
en termes d’(auto) régulation et de domination. D’une
part, ces effets entraînent la simple reproduction d’asymétries
sociales existantes ou leur confusion idéologique, mais apparaissent
d’autre part comme le produit d’un réencodage
de mécanismes sociaux d’exploitation et de domination
sur la base d’une nouvelle topographie du domaine social.
22 Troisième point : à partir du concept de gouvernementalité,
on peut aussi démontrer que privatisation et dérégulation
n’obéissent pas tant à des impératifs
économiques qu’à des stratégies politiques.
Paradoxalement, la critique du néolibéralisme lui-même
retombe souvent sur les modèles économiques de l’argumentation.
Le concept de gouvernementalité s’avère utile
quand il s’agit de corriger le diagnostic du néo-libéralisme
comme une expansion de l’économie dans la politique,
diagnostic qui considère comme acquise la séparation
entre le marché et l’État. L’argument
est qu’il existe une économie « pure »
ou « anarchique » qu’il faut « réguler
» ou « civiliser » par le biais d’une réaction
politique de la société. Dans sa critique de l’économie
politique, Marx a déjà démontré qu’une
telle position est intenable. La réflexion de Foucault sur
la gouvernementalité s’inscrit dans cette tradition.
La transformation des rapports entre l’économie et
la politique ne doit donc pas être pensée comme résultant
de lois économiques objectives, mais analysée dans
le cadre de la perspective d’une transformation des rapports
de pouvoir sociaux. Foucault montre que « l’art du gouvernement
» ne se limite pas au domaine du politique en tant que distinct
de l’économie ; selon lui, la constitution d’un
espace repéré de manière conceptuelle et pratique,
et régi par des lois autonomes et une rationalité
propre est, en elle-même, un élément économique
du gouvernement [9]. En un mot, au lieu de se concentrer sur le
pouvoir de l’économie, l’analyse de la gouvernementalité
remet l’accent sur « l’économie du pouvoir
».
Conclusion
23 La réflexion de Foucault sur la gouvernementalité
néolibérale montre que le soi-disant « désinvestissement
de l’État » est en fait un prolongement du gouvernement
; le néolibéralisme n’est pas la fin mais une
transformation de la politique, qui restructure les rapports de
pouvoir à l’intérieur de la société.
Ce à quoi nous assistons aujourd’hui n’est pas
une diminution ou une réduction de la souveraineté
de l’État et de ses capacités gestionnaires,
mais un déplacement des techniques de gouvernement de l’officiel
vers le non officiel et l’apparition de nouveaux acteurs dans
la sphère du gouvernement (les ONG, par exemple), déplacement
qui révèle des transformations fondamentales dans
la nature même de l’Etat et un rapport nouveau entre
les acteurs de l’État et de la société
civile. Cela comprend, d’une part, le déplacement de
formes de pratiques précédemment définies en
termes d’État-nation vers des niveaux supranationaux,
et, d’autre part, le développement de formes de sub-politique
« en dessous » de la politique au sens traditionnel.
En d’autres termes, la différence entre État
et société, politique et économie ne fonctionne
pas comme un fondement ou une limite, mais comme un élément
et un effet de techniques néolibérales de gouvernement
bien spécifiques.
24 L’analytique du gouvernement élaborée par
Foucault offre une perspective théorique et critique qui
fait écho à des recherches très similaires
et des développements récents dans le cadre de la
théorie marxiste. J’en citerai quelques-uns : tout
d’abord, le concept de gouvernementalité pourrait être
rattaché à ces théories de l’État
qui s’inscrivent dans la tradition gramscienne et en appellent
à la notion d’hégémonie pour remplacer
la distinction politique entre l’État et la société
civile (Jessop 1990 ; Demirovic 1997). En second lieu, il existe
des parallèles frappants entre le travail de Foucault sur
la discipline et les techniques de soi et les remarques d’Althusser
sur le processus de l’interpellation, le concept d’idéologie
et la formation de la subjectivité (Montag 1995 ; Butler
1997). Enfin, le discours de Foucault sur l’économie
comme pratique gouvernementale est très proche de ce que
disent ceux dont les recherches vont dans la direction d’un
« décentrage de l’économie » et
d’un « matérialisme postmoderne » (Milberg
1991 ; Gibson-Graham 1996 ; Callari/Ruccio 1996).
25 Foucault a déclaré un jour qu’il existe
une « fidélité » qui est « la plus
touchante des trahisons » (1994l, p. 687) dans la mesure où
elle se contente de préserver une théorie sans insister
sur la question qu’elle formule et le problème qu’elle
tente de résoudre. À cet égard, Foucault demeure
« fidèle » aux intuitions originales de Marx
en complétant et en élargissant la critique de l’économie
politique par « une critique de la raison politique »
(Foucault 1994j) :
26 « Il m’arrive souvent de citer des concepts, des phrases,
des textes de Marx, mais sans me sentir obligé d’y
joindre la petite pièce authentificatrice, qui consiste à
faire une citation de Marx, à mettre soigneusement la référence
en bas de page et à accompagner la citation d’une réflexion
élogieuse. Moyennant quoi, on est considéré
comme quelqu’un qui connaît Marx, qui révère
Marx et qui se verra honoré par les revues dites marxistes.
Je cite Marx sans le dire, sans mettre de guillemets, et comme ils
ne sont pas capables de reconnaître les textes de Marx, je
passe pour être celui qui ne cite pas Marx. Est-ce qu’un
physicien, quand il fait de la physique, éprouve le besoin
de citer Newton ou Einstein ? » (1994k, p. 752).
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Notes
[1] Certains passages contiennent des versions retravaillées
de textes précédemment publiés (voir Lemke
2002).
[2] Dans une veine similaire, Alessandro Fontana et Mauro Bertani
perçoivent un « dialogue ininterrompu » (1999,
p. 250) et Roberto Nigro décrit un « Auseinandersetzung
» permanent avec Marx (le terme allemand recouvre le double
sens de confrontation et de combat) qui se trouve au cœur de
l’œuvre de Foucault (2001, p. 433).
[3] Deux penseurs marxistes, Michel Pêcheux et Nicolas Poulantzas,
furent parmi les premiers à signaler ces problèmes
théoriques et à tenter de formuler une critique productive
de la conception du pouvoir par Foucault (Poulantzas 1977 ; Pêcheux
1984).
[4] Voir, par ex., 1994d, p. 206 : « Le rapport de forces
dans l’ordre de la politique est-il une relation de guerre
? Personnellement, je ne me sens pas prêt pour l’instant
à répondre d’une façon définitive
par oui ou par non. Il me semble seulement que la pure et simple
affirmation d’une “lutte” ne peut servir d’explication
première et dernière pour l’analyse des rapports
de pouvoir ».
[5] Voir à ce sujet l’interprétation de Roberto
Nigro : « Le Marx de Foucault décrit le surgissement
d’un champ social à travers des règles de pure
immanence. Tous les éléments qui produisent un champ
social s’y produisent eux-mêmes en le produisant »
(2001, p. 444).
[6] Un résumé de ces cours dépasserait largement
le cadre de cette étude (voir Lemke 1997 ; 2001 ; Gordon
1991).
[7] Pour une exposition des cours de Foucault sur la gouvernementalité
néo-libérale, voir Lemke 2001 ; cf. Bonnafous-Boucher
2001.
[8] Michel Senellart démontre de manière convaincante
que la notion de gouvernement dans l’œuvre de Foucault
se caractérise par cette double négation (Senellart
1993, pp. 287-288 ; voir également Keenan 1982).
[9] Voir Foucault 1994h, p. 642 : « Quesnay parle d’un
bon gouvernement comme d’un “gouvernement économique”
; on trouve chez Quesnay le moment où apparaît cette
notion de gouvernement économique, qui est au fond une tautologie,
puisque l’art de gouverner, c’est précisément
l’art d’exercer le pouvoir dans la forme et selon le
modèle de l’économie. Mais si Quesnay dit “gouvernement
économique” c’est que déjà le mot
“économie” […] est en train de prendre
son sens moderne, et il apparaît à ce moment-là
que l’essence même de ce gouvernement, c’est-à-dire
de l’art d’exercer le pouvoir dans la forme de l’économie,
va avoir pour l’objet principal ce que nous appelons maintenant
l’économie ».Cf. Meuret sur ce point.
Thomas Lemke « « Marx sans guillemets » : Foucault,
la gouvernementalité et la critique du néolibéralisme
», Actuel Marx 2/2004 (n° 36), p. 13-26.
URL : www.cairn.info/revue-actuel-marx-2004-2-page-13.htm.
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