"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
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La liberté a fait son temps, l'intégrité est en mouvement


“L'enjeu général de notre époque actuelle et à venir est le mouvement, cette immédiateté de la communication dont le progrès a fait désormais sa matrice, transformant la société en un fond de roulement perpétuel qui lamine, de fait, toute assise durable et qui rend donc, vaine et non avenue, toute velléité de continuer de se libérer de celle-ci.”

Tout un chacun a un rapport à l'espace, au temps et au mouvement. De notre présence, de notre durée comme de notre mobilité, nous tirons chaque fois une sensation d'existence dont la formulation fait la spécificité des valeurs et des repères d'une trajectoire propre à une époque, tant individuellement que collectivement.
On peut bien sûr se demander sur quel mode des disciplines ou des activités très spécifiques peuvent se rencontrer. Les rencontres se manifestent souvent à travers l'usage de la métaphore. Que font les scientifiques du chaos quand ils recourent à des images poétiques pour décrire le plus finement possible des phénomènes physiques tels que “les affinités moléculaires”, “d'effet papillon” ou encore les “structures dissipatives” ? ...

Avant que le transport ne gagne en vitesse, que l'acheminement et l'échange des choses qui nous composent ne s'accélèrent, la présence de l'homme s'édifiait par rapport à l'étendue que son regard dominait et qu'il partageait ou se disputait avec autrui. L'espace, le territoire, et la communauté se distribuant en son sein garantissaient l'essence de ce lien commun, constitutif d'une société organisée autour du pouvoir politique (que celui-ci fut monarchique, totalitaire ou démocratique). Le renouvellement de la société se faisait par l'assaut de communautés soit extérieures ou soit opprimées et scellées dans la résistance ou la révolution.

Puis, modernité aidant, la vitesse de locomotion diminuant le temps des distances, celles-ci ne suffirent plus à la domination du regard. Les limites du territoire étaient franchies et le pouvoir politique se devait d'en atteindre d'autres pour garantir son assise sur la communauté. Ainsi se développèrent les guerres de plus en plus technologiques pour la conquête territoriale du monde. Mais à mesure que l'hégémonie politique (quel que soit le bord) ne cessait d'étendre ses frontières, l'empreinte du temps définissait de plus en plus la réalité des choses et des valeurs échangées. De sacrées ou d'usage, celles-ci devinrent de plus en plus périssables, le renouvellement de la société passant de plus en plus par le renouvellement des biens.

Sur cet axe temporel, l'économie marchande développa sa puissance, subordonnant peu à peu le politique à l'accélération de production et à la plus-value de ses échanges. Face à cette cadence économique de plus en plus soutenue, la communauté tâcha de résister par le ciment de conquêtes sociales, piégée qu'elle était cependant par l'argument du pouvoir politique lui assurant qu'elle travaillait là à sa richesse future. Malgré tout, à mesure que l'illusion marchande imposait sa course du temps à la communauté et déliait peu à peu celle-ci de son combat et de sa dignité collective, l'individu, lui, réagissait à l'omnipotence productive par la revendication de la liberté de son temps. 68, notamment, détournait le cap convenu des Trente Glorieuses. La résistance ne se fomentait plus tant dans l'assaut contre l'espace politique que dans l'expérience multiple de singularités scellées dans la liberté. Et celle-ci d'être alors véritablement éclatante et généreuse, puissante, badigeonnant la cité de toutes les couleurs du temps.

Mais fatalement, singularisant la liberté commune en un temps de plus en plus individuel, l'utopie résistante ne pouvait être que passagère, soit se perdant dans les déboires de la fuite (cf. la drogue), soit se faisant rattraper par l'accélération marchande d'une économie ravivée par les nouvelles couleurs de la cité (cf. la publicité). Parallèlement, la modernité et son ascension technologique, après avoir étendu les limites du territoire à celles, de plus en plus compressées, du temps, en arrivèrent à réduire notre espace-temps commun à l'ubiquité de notre mobilité. Et c'est là où nous en sommes aujourd'hui, sous l'égide d'une économie financière de la communication qui nous transporte et nous échange instantanément partout, où qu'on soit dans le monde.

En effet, l'enjeu général de notre époque actuelle et à venir est le mouvement, cette immédiateté de la communication dont le progrès a fait désormais sa matrice, transformant la société en un fond de roulement perpétuel qui lamine, de fait, toute assise durable et qui rend donc, vaine et non avenue, toute velléité de continuer de se libérer de celle-ci. D'une économie politique d'exploitation et de rendement de l'espace-temps, on passe à une économie de communication et de placement sur le mouvement, conduisant inévitablement les richesses à s'alléger, à se détourner de leurs appuis productifs (cf. le chômage) pour être à même de redoubler de puissance en prenant le cours au bon moment. De la sorte, c'est tout l'écoulement logique de l'investissement, tant économique que symbolique et créatif, qui est détourné à sa source, muant la liberté d'entreprendre et sa projection d'énergie en une cupide opportunité à se prévaloir. Et, à bien des égards, la fatuité politique et la pauvreté et désespérance culturelles et artistiques de notre époque, trouvent là leur cause, dans l'incapacité d'un geste politique et artistique à sentir la pertinence de nouvelles prises d'armes susceptibles de nourrir une résistance existentielle commune.

.. Que fait le philosophe (cf. Deleuze, Abécédaire) lorsque, à travers le surf, il trouve ce qui lui manquait pour comprendre le mouvement, “sinon qu'il sort de la philosophie pour en revenir à la philosophie” ? Que fait encore le citoyen qui résiste avec un peuple chevillé au corps, quand il va chercher dans la danse, moins l'évasion, que la ressource d'en découdre avec ses anciennes servitudes ?

Pourtant ce délestage “post-moderne” de tant de valeurs nouées autour du sens commun de l'histoire et du libre arbitre de l'action individuelle, si vertigineux soit-il, peut être propice à un autre entendement de ce qui nous arrive. Lorsque, par son assomption économique, la liberté en est à nous épuiser, nous comme notre écosystème, excluant même une partie de la communauté qui en avait fait son rêve, n'y a-t-il pas lieu de renverser notre perception des choses ? À notre situation actuelle, tétanisée d'un côté par l'opportunisme marchand et par l'intégrisme sectaire de l'autre, il y aurait une logique: celle d'un espace-temps existentiel effectivement annihilé par notre étape moderne, confortant les plus dominateurs dans l'illusion de leur victoire sur le temps et renvoyant les plus vils et fragiles aux dogmes sécurisants de feu le territoire ou de dieu le rédempteur. Mais là, aussi risqué que cela puisse paraître, inutile de s'émouvoir. Laissons-les croire, les uns comme les autres, et puisons notre résistance ailleurs, notamment en détachant nos appuis de ce dont ils se gargarisent et galvaudent, en l'occurrence l'esprit de liberté et le sens de la communauté. Et jouons de ce mouvement dont personne ne dit rien encore, faute de bien le percevoir et le formuler, mais qui néanmoins s'immisce dans la mobilité effective et inédite de notre existence actuelle.

Que le mouvement l'emporte nous emporte -, nombre de faits ne cessent de le prouver. Que ce soit dans nos comportements, dans nos relations, dans nos modes de vie, dans les artifices technologiques qui les accompagnent, dans les aléas professionnels que sème le marché, il apparaît de plus en plus que c'est “être en mouvement” et non plus “tenir en place” qui prime désormais. Ce qui guide aujourd'hui notre action est, à tous les niveaux, la nécessité de répondre de façon appropriée, de s'intégrer justement dans les flux qui font désormais notre monde. Plus que d'assise ou de libre arbitre, c'est de réactivité à juste titre dont nous avons besoin.

La perception du mouvement à laquelle nous invitons n'est pas uniquement à saisir dans la caractéristique que celui-ci donne aux choses, leur apparition, leur changement, leur disparition, leur retour... Le mouvement, et d'autres l'ont entendu ainsi avant, agit aussi comme une dimension propre, au même titre que l'espace et le temps, se révélant comme le confluent de tout ce qui se passe, s'altère, se meurt ou rebondit à point nommé. Son flux imprévisible, ses séquences impromptues laissent entendre une alternance, une respiration des choses propice autant à rythmer une combativité, une sérénité de vie qu'à alimenter un fatalisme, voire un cynisme face à la tournure des événements. Par l'occurrence qui le marque à nos yeux, il se fait l'écho des éléments qu'il mobilise, qu'il intègre. Il est le paysage de leur passage, l'agitation de leur attirance, l'inspiration de leur évolution. En ce sens, il profile la cohésion de l'intégrité qui les noue et les déplace, tant ensemble que les uns par rapports aux autres. Par la globalité qui l'emporte, il devient donc l'instigateur de l'intégrité qui nous compose et nous meut. Cette dimension du mouvement dont on peut ressentir l'aspiration dans ce que nous fait vivre actuellement notre époque moderne, nous initie peu à peu à un geste conduit à juste titre: susceptible, chaque fois, d'accorder, d'inventer l'intégrité de notre mobilité, tant individuelle que commune.

Quelle couleur, quelle note, quel geste politique donner à cette intégrité pour qu'elle nous porte dignement sur ce mouvement qui, désormais, nous oblige et nous anime ? Il est trop tôt pour le dire. Mais de même que le sens de la communauté a su sceller la collectivité pour partager un tant soit peu le territoire, que l'esprit de liberté a su singulariser le temps pour éveiller la communauté à sa diversité, et sans que ces combats soient périmés pour autant, la sensation d'intégrité entendue dans le mouvement qui nous compose et dont on dispose, a tout lieu de nous aider à mieux suivre et tracer une voie de passage face aux enjeux tant économiques et politiques qu'écologiques qui s'imposent à nous. Il s'agit là d'abord d'un pari existentiel, dès lors qu'on ne sent plus de substances effectives dans notre espace-temps actuel. Pari d'un équilibre dans le déséquilibre, d'une cohésion dans l'incertitude comme ne cesse par ailleurs de le découvrir la science face à la complexité agissante de ses champs d'investigation.

Dès lors qu'on a pris en compte la notion de flux, de mouvement, la variable s'avère être primordiale. C'est à elle alors que notre intégrité s'accroche pour résister. Et de ce point de vue la critique sociale, toujours en butte à la fructification des flux capitalistes, cependant de plus en plus fragilisés par la ligne de tension immédiate qui les meut, tirerait gage à bien apprécier l'efficience non plus de la revendication d'assises sociales, mais justement de l'induction de flux sociaux inédits et novateurs. Lorsque la flexibilité devient l'argument sociétal de l'opportunisme marchand, la mobilité du tissu social est a fortiori la réplique à tenir, à entretenir.

Sans doute ne l'a-t-on pas assez dit, mais l'inédit du mouvement social de décembre 95 fut surtout dans la forme qu'a pris l'assentiment de la communauté face aux questions de société que posèrent indirectement les grèves de transport en commun. C'était bien l'incidence angoissante des flux de la mondialisation qui était, alors, dans tous les esprits. Et étonnement, face au chaos quotidien dû à l'immobilisation des transports, la cité a réagi par une mobilité détournée, sentant dans le mouvement quotidien de ses échanges, de ses rencontres, l'intégrité qui l'aidait à résister à sa fatigue et à ne pas tomber dans la violence. Bien que difficile à cerner, la formulation de cette résistance par la cohésion, surprenante et souvent contradictoire, de flux propres à la vie de la cité, face à l'incertitude des événements, se poursuit à plus d'un titre chaque fois que la collectivité est amenée à s'exprimer soit tacitement devant une éruption sociale, soit démocratiquement à l'occasion d'un vote. Et si extrêmes que puissent être les dérives de ce rêve de cohésion, la volatilité de leur formulation devrait moins nourrir nos inquiétudes que nous inviter à sentir et à inventer justement la richesse de notre mobilité existentielle.

Mais pour qu'une nouvelle teneur existentielle s'inscrive et transcrive l'enthousiasme d'une époque en devenir, nul doute qu'il faille que la cité vive un moment d'allégresse. À celle-ci, alors, de rimer, comme souvent historiquement, avec jeunesse : une jeunesse, aujourd'hui, amenée inéluctablement à déjouer le piège avec lequel la société actuelle et son individualisme économique la cerne, en la faisant chanter au nom du chômage et en la ciblant au nom du marché. Et si elle peut être désabusée par la liberté dont se sont affranchis ses aînés et qui a fait son temps, elle a, dans la déterritorialisation, la virtualité et les réseaux que la modernité lui tisse actuellement, largement de quoi se surprendre, s'emporter et renverser et colorier les rues encombrées et polluées de la cité. À elle d'entendre le mouvement qui la déséquilibre mais la porte par l'intégrité politique que soulèvera sa mobilité. Affaire à suivre.

Gibus de Soultrait

P.S. Que ce texte puisse être lu aussi comme un hommage à Gilles Deleuze


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